Le
lendemain, comme la neige tombait,
abondante, Soulignant, par contraste, la
saleté de nos vêtements, on nous fit
sortir par un chemin détourné,
à travers des rizières, pour gagner
enfin la porte d'entrée et donner
l'impression que nous arrivions de loin. Le juge
nous remit des lettres de nos épouses !
Impossible de dire l'empressement que nous avons
mis à les lire ; depuis cinq mois nous
étions sans nouvelles et nous ne savions pas
ce qu'il était advenu de nos
bien-aimés depuis notre
séparation.
C'est seulement alors que nous avons
été rassurés sur le sort de
Miss Emblen ; la certitude de sa
libération nous fut un
grand soulagement. Une lettre de M. Robinson nous,
donnait des nouvelles de nos amis de Kwelchow. M.
Becker écrivait à Ho-Long ; il
se basait sur des liens d'amitié,
formés autrefois, alors que ce dernier avait
visité sa station et inspecté
l'orphelinat, l'hôpital et l'école.
Comme, à ce moment-là, Ho-Long
l'avait beaucoup admiré pour sa
charité à l'égard des pauvres,
M. Becker se disait assuré que le
général ne causerait aucun mal
à ceux qui pratiquaient les mêmes
oeuvres d'amour, et qu'il consentirait à
nous relâcher contre le prix de notre
pension. M. Becker avait aussi sauvé la vie
du neveu de Ho-Long ; et le docteur Eitel (de
la Mission intérieure de la Chine) avait
sauvé celle du frère du
général. Mais ils se mirent à
rire en disant : « Ne fondez aucun
espoir sur cette ancienne amitié pour M.
Becker, car avec le nouveau régime, les
liens d'affection comme aussi ceux de la famille,
viennent après les principes
communistes. »
À cette époque, la lettre
suivante avait été adressée
aux généraux pour essayer de les
attendrir :
Mission Intérieure de la Chine
1531 Sinza Rd. Shanghai W.
2. 7.1.1935.
À Ho-Long et Hsiao-Keh,
généraux des armées
communistes en Chine,
Messieurs,
Jusqu'ici, nous ne nous sommes
adressées ni à vous ni à vos
officiers, car nous pensions qu'il n'est
guère convenable pour nous, femmes
étrangères, de vous
écrire ; mais étant donné
les circonstances, nous nous sentons
pressées de le faire.
Nous sommes venus en Chine dans le seul but
de faire du bien au peuple chinois et
spécialement d'être bons envers les
pauvres. De plus, nous n'avons jamais agi contre
les intérêts de quelle classe que ce
fût, car notre désir est de nous
montrer bienveillants envers tous. Il y a plus de
trois mois, le général Hsiao-Keh vint
à Kiuchow, au cours de ses opérations militaires et
il nous fit prisonnières avec d'autres
personnes. Nous sommes reconnaissantes qu'il nous
ait relâchées peu après, en
même temps que deux enfants. Nous sommes
très heureuses aussi d'apprendre, par nos
maris, MM. Hayman et Bosshardt, qu'ils ont
été traités avec bienveillance
pendant cette période de
captivité.
Mais nous voudrions vous rappeler que depuis
des mois, deux épouses angoissées
attendent leur élargissement ; M.
Hayman a quatre fils qui sont profondément
attristés de n'avoir pas rencontré
leur père pendant les fêtes du Nouvel
an. Nous n'avons aucun droit à vous demander
leur libération ; nous ne pouvons pas
davantage fixer le montant d'une rançon ou
d'une récompense, mais nous voudrions faire
appel à votre bonté et à votre
générosité, à vous qui
êtes aussi pères, en faveur des femmes
et des enfants, longtemps séparés de
leurs bien-aimés, en vous suppliant de
donner à vos officiers l'ordre de les
relâcher le plus vite possible.
Et nous appellerons sur vous la
bénédiction divine en retour de votre
bonté.
Sincèrement à vous,
Rhoda Hayman
Rose Bosshardt.
Les délégués
entrèrent, et, en nous entretenant avec eux
en présence du juge, nous apprîmes que
plusieurs essais infructueux avaient
été tentés pour nous
atteindre ; en ce faisant, les messagers
avaient enduré bien des souffrances et ils
eurent même le malheur de tomber entre les
mains d'une bande de brigands. En voyant le piteux
état de nos chaussures, ils se
déchaussèrent pour nous donner leurs
bas et leurs souliers. Ayant une forte pointure,
j'eus le bonheur de pouvoir mettre les galoches de
l'un d'entre eux, qui m'allaient parfaitement. Oui,
il était remarquable de constater encore une
fois la bonté de Dieu. Il connaissait le
numéro de mes souliers aussi bien que le
nombre des cheveux de ma tête. Tandis que nous
emportions nos cadeaux,
un
des rouges fut envoyé à notre suite,
et chargé de fouiller ces chaussures avant
notre arrivée au quartier.
La fenêtre de notre nouvelle prison
était fermée par des planches, ce qui
la rendait très sombre, mais elle avait un
bon lit chinois, un brasier de pierre et une grande
armoire. Précédemment, les gardiens
(une centaine environ), faisaient la ronde
générale, mais nous avions maintenant
une petite escouade de quatre hommes,
chargés tour à tour de notre
surveillance. Ils apportaient
généralement du combustible, ainsi
nous avions presque toujours du feu. Tout d'abord,
en nous permit d'aller dans une chambre
contiguë, mieux éclairée,
où le capitaine des gardes avait
établi son quartier. Là, nous
pouvions lire et travailler.
Un jour, le capitaine et le
secrétaire rentrèrent d'une
conférence ; l'expression de leur
visage nous apprit immédiatement qu'il y
avait quelque chose d'anormal. J'étais
occupé à crocheter.
- Dès maintenant vous devez rester
dans votre chambre, dit le capitaine d'un air
renfrogné.
- Mais, objectai-je, j'ai beaucoup de
travail et notre chambre est trop sombre.
- Alors, laissez de côté le
travail, reprit-il laconiquement.
Le secrétaire nous suivit, tandis que
nous nous retirions, et il nous apporta une
casserole de thé, nous montrant ainsi sa
sympathie, mais quant à la raison de cette
mesure de rigueur, c'était un
mystère.
Maintenant, nous passions la plus grande
partie de notre temps à prier et à
nous rappeler des passages des Écritures,
ainsi que des cantiques. Nous trouvâmes
bientôt cinq cents versets. Comme
aide-mémoire, nous choisissions certains
sujets, tels que le sacrifice, la sainteté,
l'amour, la patience et nous cherchions à
classer par ordre alphabétique tous les
versets se rapportant à ces sujets
respectifs. Chercher et classer de la même
façon les noms des plantes, des animaux et
les noms propres de la Bible,
nous fit aussi passer de très heureux
moments.
Nous n'avions pas de montre, mais dans notre
chambre obscure une compensation nous était
accordée ; par une fente du toit les
rayons du soleil formaient un petit cercle sur la
paroi et, suivant la position du cercle, nous
pouvions savoir l'heure qu'il était entre
onze heures du matin et trois heures de
l'après-midi.
Comme notre chambre était
contiguë à celle du capitaine, nous
pouvions entendre les questions posées aux
jeunes recrues ; il en arrivait beaucoup
à cette époque et la plupart
étaient de jeunes paysans. Après leur
avoir demandé leurs noms, leur âge,
s'ils étaient illettrés ou non, S'ils
étaient fumeurs d'opium, etc., on leur
posait cette question :
- Pourquoi désirez-vous devenir un
soldat de l'armée rouge ?
- Parce que nous n'avons pas assez à
manger ! Telle était invariablement
leur réponse.
Cette raison leur semblait suffisante pour
justifier leur entrée dans l'armée
rouge, surtout quand ils recevaient ensuite la
promesse d'être non seulement bien nourris,
mais encore bien vêtus. On leur demandait
aussi s'ils avaient des dettes, - ils en avaient
tous, - alors on les adjurait de ne pas les payer.
Une autre question était celle-ci :
« Êtes-vous prêt à
combattre les propriétaires fonciers,
à nous renseigner exactement sur eux et sur
tous les oppresseurs du pauvre ? »
À cela tous répondaient
« oui ! »
À mesure que le temps passait, la
nourriture recueillie sur place se faisait rare.
Chaque jour des camarades étaient
chargés de faire des excursions à
huit ou quinze kilomètres à la ronde
pour procurer des vivres à l'armée.
Quand la distance à parcourir était
trop grande, ils partaient un matin pour ne rentrer
que le lendemain. Ils devaient tous être
armés, car de petites bandes de brigands
opéraient dans les campagnes avoisinantes.
Ils eurent quelques escarmouches avec ces bandes
et, une fois, un des leurs fut tué. Mais le
moment vint où la nourriture, même ainsi
procurée, ne suffisait plus et, dès
lors, on ne nous donna plus que deux repas chaque
jour. Le premier était composé de
gruau de riz et le second de riz bouilli ou
séché, qu'on mangeait avec des
légumes ou de la viande. Peu de temps avant
de quitter ce campement, nous n'avions plus que du
gruau. À cause de cela probablement, et
à cause aussi de la présence des
troupes du gouvernement, il devint
nécessaire de quitter cette fertile
contrée où se trouvaient de superbes
rizières ; mais, à notre
départ, elles avaient été si
bien mises à contribution, qu'on aurait cru
au passage des sauterelles.
À la fin de mars, des
préparatifs de départ furent faits.
Les mots d'ordre habituels furent peints à
l'intérieur et à l'extérieur
de tous les bâtiments ; on invitait les
soldats des armées gouvernementales à
se joindre aux rouges, car eux aussi appartenaient
à la classe des petits paysans et des
artisans. Un matin, longtemps avant le point du
jour, on nous apporta notre déjeuner ;
après avoir rassemblé à la
hâte notre maigre bagage, nous avons
recommencé notre vie errante à
travers le pays. Avant l'aube, nous avions parcouru
environ huit kilomètres ; c'est ainsi
que l'armée rouge s'éloigna
silencieusement de Taowo qui avait
été son cantonnement pendant
plusieurs mois. On n'entendait pas un mot. Le
silence impressionnant enveloppant cette
armée qui s'éloignait comme un
voleur, était presque surnaturel, surtout
à cette heure matinale. Cela faisait penser
à la fuite silencieuse du
serpent !...
Nous avions marché pendant quelques
jours quand nous arrivâmes à
Lungchiachai (village de la famille du Dragon),
localité où se tenait le
marché, et au dehors de laquelle nos
quartiers furent établis.
Un petit grenier nous fut assigné en
guise de prison ; il était tellement
exigu qu'il nous fallut placer notre lit en
diagonale. Un des coins de cette pièce
était muré, ce qui nous laissait peu
de place ; mais une ouverture conduisant dans
la cour, nous permettait de contempler au
delà, un magnifique paysage ;
après notre sombre prison,
c'était un privilège, qui compensait
l'exiguïté du logis. À la nuit
cette ouverture fut soigneusement fermée par
des planches, mais on eut soin de nous laisser un
espace suffisant pour la ventilation.
Chaque fois que l'armée rouge fait
une halte de quelque durée, elle choisit une
pièce qu'on appelle la
« chambre de
Lénine ». Comme il n'y avait
rien de convenable pour cela en cet endroit, il
fallut bien en improviser une. C'était
très simple. Le toit était
formé d'une natte posée sur huit
pieux ; des branches de lierre suspendues
à des perches de bambou formaient les
parois. Le tout fut décoré de verdure
et de fleurs de papier. Les portraits de Marx et de
Lénine étaient placés en face
de l'entrée.
Nous étions là depuis cinq
jours environ, quand un employé nous apporta
une plume et de l'encre pour nous faire
écrire quelques nouvelles lettres, mais sous
sa dictée et non selon nos propres
pensées ; à la fin, il fallut
dire à M. Becker qu'il devait donner vingt
dollars au courrier, qui n'était au camp que
pour négocier la rançon d'un
propriétaire campagnard. Plus tard, nous
avons appris que ce courrier s'appelait M.
Ting ; M. Becker le chargea d'engager de
nouveaux pourparlers en notre faveur, et il eut,
lui aussi, à souffrir beaucoup pour nous.
Puis le messager ajouta en hésitant :
« Vous devez payer l'amende d'ici un
mois ; si ce n'est pas fait le 9 mai, vous
subirez la peine capitale ! »
C'était la première fois que nous
étions officiellement menacés de
mort, ou qu'une limite de temps nous était
fixée.
Le lendemain matin, il fallut se
préparer à partir avec
l'armée. Jusqu'alors, nous avions toujours
eu quelqu'un pour porter nos bagages consistant en
une couverture de voyage, un drap de flanellette,
un couvre-pieds fait de différents morceaux
d'étoffe, une mince couverture
piquée, quelques vêtements de rechange
et des chaussures. Nous-mêmes, nous
étions chargés de nos havresacs,
contenant un bol, des
« chopsticks » (bâtonnets
servant de fourchettes), une brosse à dents
et d'autres menus objets, utiles en cours de route.
On nous avertit que dorénavant nous serions
chargés de nos propres bagages. Alors nous avons
roulé chacun
une couverture autour de nous, et, de ce qui
restait, nous avons fait un seul ballot que nous
portions tour à tour. Au premier abord il
nous sembla que ce fardeau ne nous fatiguerait pas
beaucoup, mais vers la fin de la journée, en
gravissant péniblement, ainsi chargé,
une colline escarpée, je tombai presque
évanoui. Un sérieux affaiblissement
du coeur fut la conséquence de cet effort,
et, dès lors, à chaque montée,
j'étais saisi d'angoisse à cause de
la difficulté que j'avais à respirer.
À ce moment-là, le gardien prit la
chose au sérieux et me dispensa de porter ma
charge, mais M. Hayman fut obligé de le
faire en certaines occasions. Quoique j'eusse
été parfois presque
empêché de descendre une côte,
par de violentes douleurs dans les mollets,
cependant, à part quelques troubles
digestifs, je n'avais encore jamais
été réellement malade, et le
gardien se montra très sympathique.
Le temps était si changeant, qu'il
était difficile de savoir au juste comment
s'habiller. Si nous n'endossions pas tous nos
vêtements, il fallait les porter. Nous avions
encore de lourds habits d'hiver, que nous
appréciions beaucoup dans la fraîcheur
du matin et du soir, mais qui étaient trop
chauds dans la journée. Finalement, comme il
nous était difficile de suivre la colonne,
il nous fallut jeter sur le chemin plusieurs
articles, y compris l'habit ouaté de M.
Hayman. En quittant Longchiachai nous avons
remarqué, sur un parcours de quinze
kilomètres environ, que les champs
étaient incultes et dépourvus de
végétation. Les rouges avaient
donné les rizières aux pauvres. Le
nom de la personne a qui le champ avait
été assigné était
écrit sur une petite étiquette de
bambou fichée dans le sol de chaque lot. Les
principes communistes étaient ainsi mis en
pratique. Mais qu'allaient faire ces pauvres gens
après le départ de leurs bienfaiteurs
de passage, quand les légitimes
propriétaires revendiqueraient leurs
droits ? Peu après cette région
de quinze kilomètres environ, nous avons vu
de nouveau des champs bien cultivés et
productifs. Le contraste était frappant et
l'on ne pouvait s'empêcher de penser au dénuement
prochain dans
lequel allaient être laissés ces
pauvres auxquels les communistes prétendent
s'intéresser.
Vers le soir du second jour, des soldats
blessés furent apportés sur des
civières. Bientôt on entendit la
fusillade, et on nous fit faire halte. On nous fit
savoir que nous ne pouvions pas continuer notre
route, car nous étions arrêtés
par un engagement avec les troupes
gouvernementales. Ainsi on chercha des logements
pour la nuit dans les maisons du voisinage.
Le jour suivant on nous fit changer de
direction. Ce fut l'une des plus pénibles
journées que nous ayons eues jusqu'alors.
Comme je l'ai déjà dit, les collines
faisaient ma terreur, et il m'arrivait souvent de
rester sur place. Il fallait constamment gravir de
nouvelles pentes, alors les gardiens me tiraient ou
me poussaient tour à tour, tandis que
j'insistais pour que l'on m'accordât quelques
instants de repos. À plusieurs reprises je
tombai sur le sol presque sans connaissance. Voyant
que je restais en arrière, le capitaine des
gardes nous attendit. Faisant mine d'être
fâché, il me battit un peu avec une
branche d'arbre. Souvent, lorsque quelqu'un est
malade, les rouges l'attribuent à de la
mauvaise volonté. Plus tard, on parut
comprendre enfin que ma faiblesse n'était
pas feinte. Cependant je fus de nouveau
forcé de continuer ; alors absolument
épuisé et
désespéré, je demandai au
capitaine de prendre son revolver et de me tuer. Ce
fut la seule occasion où, à bout de
forces et d'énergie, je fus tenté
d'abandonner la lutte. Je me disais à peu
près ceci : « La
rançon demandée dépasse de
beaucoup ce qu'on peut obtenir ; on ne nous
laisse plus qu'un mois de grâce, pourquoi ne
pas en finir au plus vite ? » Quoi
qu'il en soit, mon raisonnement était
empreint d'une certaine lâcheté.
Cependant, j'étais assuré que ma
femme et mes bien-aimés, s'ils savaient
à quel point j'étais
épuisé, me pardonneraient.
Les gardiens se montraient moins durs et me
poussaient en avant avec moins de rigueur. Une
fois, je tombai sur le sol ; ils me
traînèrent dans un champ et me
laissèrent tranquille. J'étais
à demi évanoui et j'entendais leurs
réflexions :
« Il vit encore ! » -
« Il respire ! » Alors ils
préparèrent une civière qu'ils
firent porter par deux hommes. Néanmoins, je
dus marcher tout le reste du chemin. Au sommet de
la colline, on m'ordonna de descendre l'autre
versant, en m'assurant toutefois que, si je ne
pouvais pas marcher, on me porterait. Après
avoir parcouru un kilomètre environ, nous
avons rejoint la compagnie qui se reposait tout en
prenant un repas de riz froid. M. Hayman fut
très heureux de me revoir, et en
échangeant nos réflexions, je
découvris que lui aussi avait passé
par de très mauvais moments.
Bonne nouvelle, nous allions nous
arrêter pour la nuit ! On nous assigna
notre logement dans la maison d'un
propriétaire, située au bas d'une
colline escarpée. Grâce au court
répit que nous venions d'avoir il me fut
possible de m'y rendre assez facilement. On nous
conduisit dans un galetas où il n'y avait
pas de paille, mais nous étions si
fatigués, que nous nous sommes
couchés à même le plancher. On
fit exprès pour nous du gruau de riz et nous
l'avons mangé avec un peu de sucre.
Très peu de temps après nous pouvions
entendre des cris aigus poussés par des
porcs qu'on saignait. La viande n'était pas
encore refroidie, qu'il nous sembla discerner une
certaine agitation ; les soldats
préparaient leurs paquetages. On nous appela
tous dans la cour et le juge, très
excité, nous annonça que les rouges
venaient de remporter une grande victoire ;
par conséquent, au lieu de rester ici
à nous reposer, nous allions partir pour
rejoindre nos camarades victorieux.
Imaginez ce que nous éprouvions
à l'idée de nous remettre en
route ! En pensant à la pente
escarpée qu'il faudrait grimper, notre
courage nous abandonna presque ; heureusement,
on vint nous informer qu'un cheval serait mis
à notre disposition. Plus tard une mule fut
prêtée à M. Hayman. Nous
avancions lentement sur un chemin rocailleux et la
nuit nous atteignit avant que nous fussions sortis
de ce pas difficile ; pour comble d'infortune
la pluie se mit à tomber et nous pataugions
dans la boue. Longtemps après minuit, nous
arrivâmes dans un village où les possibilités
de logement étaient bien réduites. On
nous conduisit dans l'arrière-cuisine d'une
maison et on nous apporta deux petites chaises, ce
qui nous parut tout d'abord très aimable. Le
capitaine des gardes était avec nous ;
il était si fatigué qu'il prit une
porte, la plaça sur le fourneau et s'y
étendit immédiatement. Nous ne
cessions de demander nos lits, mais en vain, et
finalement l'un des gardiens nous dit qu'on ne
pourrait rien nous fournir d'autre que nos chaises
dont nous devions nous contenter. Nos bagages
n'étaient pas encore arrivés, et nous
n'avions d'autre couverture que celle que nous
avions mise sur la selle et qui était
mouillée. Il faisait froid, nous
étions trempés, impossible de dormir,
en frissonnant nous attendîmes le matin. Les
pauvres cuisiniers étaient encore plus mal
partagés que nous ; ils furent
occupés toute la nuit à cuire les
porcs qu'ils avaient tués dans la ferme et
qu'ils avaient emportés avec eux. Avant le
point du jour, ils nous apportèrent un grand
bol de viande à prendre avec notre riz, mais
ils y avaient mis trop de poivre rouge pour notre
goût.
Peu après l'aube nous étions
de nouveau en route et je me demandais comment je
passerais cette nouvelle journée, mais on
m'avait préparé un cheval.
Après avoir longé une vallée
sur un parcours d'environ un kilomètre et
demi, on gravit une colline où il nous fut
permis de faire halte. Pendant une demi-heure, nous
avons pu nous réchauffer aux
délicieux rayons d'un beau soleil ;
après cela ordre fut donné à
tous les prisonniers de se réunit dans une
maison voisine. On nous fit partager le quartier
des gardiens et un grenier nous fut
assigné.
Nous en fûmes très
reconnaissants, de même que pour le repos du
jour suivant, bien que la nourriture fût
presque immangeable. Le riz qui avait
été pris aux troupes du gouvernement
était moisi et n'excitait guère notre
appétit. Le lendemain nous amena à
Lancha. Je voyageais à cheval la plus grande
partie du temps, mais sitôt qu'il me fallait
faire quelques pas, je m'affaissais. Le Juge le
remarqua sans doute, car il ordonna de nous donner,
a M. Hayman et à moi, du poulet pour notre
souper, afin de nous redonner un
peu de force. Dans la cuisine de cette maison se
trouvait un vieux couple prenant le repas du soir,
composé seulement de porridge :
« Nous sommes les amis des
pauvres », dit l'un des gardiens,
cherchant à capter les bonnes grâces
de ces gens. « Tout ce que nous vous
demandons, c'est de nous laisser la paix. Tout
d'abord, des soldats boxers, ensuite les troupes
gouvernementales, et enfin vous
voilà ! » s'exclama le
vieillard. Les rouges étaient abasourdis
d'être placés sur le même pied
que les autres militaires.
Nous étions debout devant la maison
où nous devions loger, attendant que nos
chambres nous fussent assignées, quand on
amena un prisonnier étroitement
surveillé et solidement lié de
cordes. Nous apprîmes plus tard que
c'était le major Swen des troupes du
gouvernement, récemment capturé avec
une centaine de ses hommes du 58e
régiment ; plus tard, nous eûmes
l'occasion de faire plus ample connaissance avec
lui.
Entre cette localité Lancha et notre
prochaine étape, Sangchih, nous avons
passé par Hochiehkwan, village
spécialement intéressant pour nos
gardiens, car c'était le lieu de naissance
du général Ho-Long. La grande maison
de construction à
demi-étrangère, qui nous fut
indiquée comme ayant été la
sienne, était maintenant en ruine ; il
n'en restait que les murs, car elle avait
été incendiée par les troupes
du gouvernement. Le jour suivant, nous arrivions
à Sangchih, petite ville fortifiée,
située à l'extrémité
nord-ouest de la province de Hunan. La compagnie de
nos gardiens établit ses quartiers dans
l'habitation d'un homme autrefois très
riche, maison située au centre de la ville
et ouvrant sur l'une des principales rues. Il y
avait là deux greniers dont l'un nous fut
assigné. Le jour suivant, trois nouveaux
prisonniers nous furent adjoints. C'étaient
les négociateurs d'un propriétaire.
L'un d'eux était un petit homme au bras
déformé se terminant par un seul long
doigt. Il avait l'habitude de
« prédire » au moyen de
brins de paille, si son sort serait heureux ou non.
Comme nous remerciions Dieu de n'avoir pas à
recourir à de tels moyens ! Nous n'avions pas
la permission
de
parler à ces hommes. Une douzaine de
sous-officiers de l'armée blanche
étaient enfermés dans la chambre
voisine, tandis que dans une autre pièce se
trouvaient des officiers, y compris le major Swen.
Deux autres chambres étaient occupées
par des prisonniers criminels et des
propriétaires campagnards.
Je tombai malade dès notre
arrivée, la fièvre monta rapidement,
et pendant des jours je fus sans appétit.
J'avais une douleur aiguë au côté
droit et M. Hayman essaya des frictions
(1). Mon
état devint si critique, que le gardien
s'alarma sérieusement et me demanda ce que
j'aimerais avoir à manger. Nous avions vu
des pamplemousses dans la rue, mais nous n'avions
pas d'argent pour en acheter ; quand il apprit
qu'un de ces fruits me ferait plaisir, on me
procura plusieurs belles oranges, qui
étaient très coûteuses en ce
moment-là. On me donna aussi quelques
bonbons, et une fois tout un bol de
pâté de viande. En cet endroit la
nourriture était bien pauvre. On mangeait
encore du riz moisi, dont la vue seule me rendait
malade.
Un matin, pendant cette période, M.
Hayman fut appelé à rencontrer les
messagers de M. Becker, qui avaient
été envoyés de nouveau
à notre recherche. Il fut seul
autorisé à les voir et il dut lire
les lettres en présence des juges. On nous
donna deux draps et un peu de poudre insecticide
envoyés par M. Becker ; quant aux
provisions de bouche et aux périodiques, on
les confisqua. En réponse aux lettres
reçues, on nous en dicta d'autres où
nos geôliers modifiaient le montant de la
rançon ; au lieu des 750.000 dollars
exigés jusqu'ici, on n'en demandait plus que
100.000, soit 50.000 pour chacun. Un mois
était donné pour satisfaire à
ces exigences, et la menace de mort fut
supprimée, car l'arrivée des
négociateurs prouvait que les pourparlers
duraient toujours.
M. Liu, le magistrat auxiliaire vint nous
voir. Constatant l'exiguïté de notre
logement et l'odeur insupportable qu'on y
respirait, il nous fit changer de chambre.
Un docteur chinois me fut envoyé. Il
portait des lunettes et avait un air très
savant. Son premier soin fut de me tâter le
pouls des deux côtés. La maladie n'est
pas dangereuse, déclara-t-il. Puis,
demandant une plume et de l'encre, il
écrivit une prescription. Un homme porta
l'important petit papier à la pharmacie et
il en revint muni d'une douzaine de petits paquets,
emballés chacun séparément et
liés ensemble en forme de pyramide. Le
remède se composait d'écorce d'orange
séchée, d'herbes, de racines, de
réglisse sèche et de dattes
chinoises. La « soupe » qui en
fut le résultat, me fut donnée
à boire. Le pot fut de nouveau rempli d'eau,
son contenu bouilli une seconde fois pour
préparer la seconde dose prescrite. Si la
médecine ne me fit pas grand bien, elle ne
me fit en tous cas aucun mal !...
Nous n'avions aucune idée de la
longueur du séjour que nous ferions en cet
endroit, c'est pourquoi nous étions
continuellement sur le qui-vive ; cela nous
causait beaucoup de souci, car l'état de
notre santé était loin d'être
brillant. Un matin, avant l'aube, grande animation
autour de nous. Les uns mangeaient, les autres
emballaient ; comprenant qu'on
s'apprêtait au départ, nous avons
demandé au gardien si nous devions aussi
préparer nos bagages. Il nous
répondit évasivement et nous dit que
nous ne devions pas encore nous lever. Plus tard
nous avons appris que le capitaine et la
moitié de ses hommes partaient pour une
reconnaissance dans le voisinage. Les gardiens
laissés au cantonnement étaient
chargés de surveiller les prisonniers. Ils
étaient eux-mêmes sous les ordres du
secrétaire, jeune homme intelligent,
âgé de vingt ans environ. Le grand
juge et sa femme étaient partis avec les
éclaireurs, mais le juge Hwang, qui suivait
ordinairement l'avant garde, avait la
responsabilité de tout le campement. Ce fut
un soulagement pour nous d'apprendre que nous ne
serions pas obligés de nous mettre en route,
malades comme nous l'étions et nous avons
remercié le Seigneur pour sa
miséricorde.
De notre grenier, on nous transporta dans
une longue pièce
étroite, dont le sol était de terre
battue, et située derrière la salle
de réception. Le temps était humide
et dans les jours de pluie, une partie de notre
logis était transformé en
marécage. Nous avions un lit de bambou bien
élevé au-dessus du sol, une armoire,
une table et une chaise. La plupart du temps, nous
prenions nos repas, assis sur le plancher. Cette
position me fatiguait extrêmement, et souvent
je me mettais à genoux sur le sol, au lieu
de m'y accroupir. C'est pourquoi la chaise me
procura un véritable soulagement, car je
n'arrivais pas à m'asseoir à la
manière des Hindous, tandis que M. Hayman,
lui, le faisait facilement. Il est né
à Ceylan et c'est peut-être pour cela
qu'il était si adroit !
Pendant la période de convalescence
passée dans cette chambre, j'avais
très peu d'appétit ; nous avons
donc prié le juge de nous fournir un peu
d'argent qui nous permît d'acheter des
« extras » ; il nous
l'accorda et pendant quelque temps, nous
pûmes nous procurer des oeufs, du poisson
frit et des haricots fermentés, ce qui nous
aida à manger notre ration de riz.
C'est à cette époque qu'une
école fut pillée et les camarades
apportèrent un beau jour de nouveaux livres
d'études non encore employés. La
plupart de ces manuels furent
déchirés et employés à
des usages tout à fait vils. Nous avons
réussi à nous en procurer
quelques-uns, et nous étions
intéressés de voir les nouvelles
méthodes d'enseignement. Les gardiens
semblaient absolument incapables de comprendre la
signification des images, et ils venaient souvent
nous demander de les leur expliquer. Plusieurs
d'entre eux avaient un grand désir de nous
faire écrire leurs noms chinois en
caractères latins. Pour leur faire plaisir,
nous prîmes l'habitude d'écrire chaque
nom de trois manières : en grandes
majuscules, en petits caractères
d'imprimerie et en écriture ordinaire.
Quelques-uns nous priaient de leur enseigner
l'alphabet, l'a, b, chi, comme ils disaient.
Le commandant était très
désireux d'apprendre, mais après la
lettre g, il refusa catégoriquement de
continuer.
Les camarades étaient aussi
très occupés pendant le temps de repos. À
côté des exercices de soldat et de
tir, des leçons de lecture et
d'écriture, chaque section tenait
fréquemment une réunion
improvisée. En observant ces séances
on aurait pu croire qu'elles étaient, sous
bien des rapports, une copie des réunions de
nos « sociétés
d'activité chrétienne ». Un
peu avant de se réunir, on faisait choix
d'un sujet dont on communiquait le titre à
tous les camarades ; chaque membre
était plus ou moins tenu de parler sur la
pensée principale, ou sur l'une de ses
subdivisions. Les sujets se rapportaient tous,
naturellement, au communisme. Par exemple :
Pourquoi le parti du peuple est-il contre
nous ? Parfois les titres choisis
étaient ridicules. Souvent, quand la troupe
était en marche, les hommes, en plaisantant,
signalaient tel incident qui pourrait devenir le
sujet d'une discussion dans une de leurs prochaines
réunions. Mais pour le jeune homme modeste
ou timide, et surtout pour une jeune recrue, ces
assemblées étaient loin d'être
une partie de plaisir. On leur demandait aussi
leurs expériences personnelles, alors qu'ils
étaient opprimés par les
propriétaires. Quand chaque camarade avait
dit son mot, le chef de section reprenait le point
principal du sujet et donnait la conférence.
Pendant sa harangue (répétition
monotone des causeries précédentes),
nous remarquions que la plupart des hommes
étaient royalement ennuyés. Pour
conclure son discours, l'orateur réveillait
l'attention de ses auditeurs par un chant.
Quelques-unes de leurs mélodies
étaient celles de nos cantiques. Par
exemple, ils chantaient sur l'air de
« Jésus aime les
enfants », les paroles suivantes :
« Tuez ! tuez ! tuez !
jusqu'à ce que le sang coule à
travers le monde ! » Un autre
était sur l'air de « Debout
soldats du Christ ». Un de leurs chants
prenait à partie Chiang-Kai-Shek
(2) qu'ils
rendaient responsable des invasions japonaises. Un
autre glorifiait le drapeau rouge ou louait les
bienfaits de l'hygiène. Dans un autre, la
pensée maîtresse était
celle-ci : « Frappez les
propriétaires fonciers ; leurs biens doivent
retourner
à la communauté ; les affaires
doivent être traitées selon les
principes du droit. » -
« Anti-impérialisme,
anti-militarisme », tel était
aussi le titre d'un autre chant, car d'après
leur point de vue, seules les troupes du
gouvernement sont militaristes. La mélodie
de chaque chanson était d'abord
exercée en solfiant (en nommant les notes).
Ensuite on donnait les paroles. Chacun partait sur
un ton différent, mais cela ne semblait les
gêner en aucune façon !...
Les camarades étaient tenus
d'écrire des compositions sur certains
sujets donnés ; après les avoir
reçus, les travaux étaient
affichés sur un tableau gaîment
festonné de papiers de couleur. Tous
étaient forcés de prendre part
à ce travail, qu'ils en fussent capables ou
non. Parfois nous avons remarqué que tel ou
tel payait un camarade pour faire la composition
à sa place. Nous étions souvent
témoins de l'agitation et de la confusion de
ceux qui commençaient à apprendre la
lecture et l'écriture ; cette
obligation les rendait très malheureux.
D'autres prenaient un orgueilleux plaisir à
leur tâche et décoraient leurs
feuilles d'illustrations et de dessins communistes.
Un camarade doué d'aptitudes
spéciales dans ce genre avait
été surnommé
« l'artiste ».
Nous avons découvert que plusieurs
des camarades étaient membres actifs du
véritable parti communiste. Il était
absolument séparé des autres et seuls
les membres avaient le droit d'assister aux
réunions. Nous n'avons jamais pu savoir ce
qui se passait dans ces assemblées. Ce parti
avait son comité de propagande, fort
empressé à recruter de nouveaux
membres et chargé d'exercer une
« activité
personnelle ». Nous pouvions voir parfois
un membre de ce comité emmener un camarade,
s'asseoir avec lui sur la margelle d'un puits ou
ailleurs et chercher à le décider
à présenter sa candidature. Quand le
pauvre diable, répondant en même temps
à toutes les objections pouvant être
formulées, disait : « O
puh tong » (je n'y comprends rien),
ce qui était l'excuse habituelle, le membre
du comité de propagande recommençait
ses explications.
Pour en revenir au chant, je me souviens
d'un incident qui se passa à Tayung. Le
secrétaire nous apporta la traduction du
chant « Le drapeau
rouge » qu'on venait justement de
commencer à enseigner aux hommes. Les
caractères chinois devaient être
chantés dans la gamme tonique, et dans le
refrain se trouvaient six caractères qu'il
n'arrivait pas à déchiffrer.
Étant dans l'embarras, il nous demanda de
lui en expliquer la signification. Après
avoir pesé, comparé,
considéré ces caractères,
cherchant à en extraire le sens exact,
après que le secrétaire fut parti,
quelle ne fut pas notre stupéfaction de
découvrir que c'était une
transcription phonétique du mot
« Internationale »
(Yin-teh-na-hsiung-na-li). Loin d'être
harmonieux, ces chants faisaient pourtant une
heureuse diversion aux continuels jurements et aux
conversations ordurières qui nous rendaient
la vie amère. Une femme prisonnière,
dont le langage n'avait rien de fin, surtout quand
elle était provoquée, était
elle-même excédée par cette
vulgarité excessive ; elle ne put
s'empêcher, une fois, de leur faire cette
sortie : « Votre langage naturel est
celui que nous n'employons que quand nous sommes
aveuglés par la rage ! » La
plupart de leurs jurons sont des
malédictions à l'adresse des
ancêtres de celui qu'ils veulent
insulter.
Notre temps s'écoulait à peu
près de la même manière
qu'à Taowo : communion spirituelle,
travaux manuels et gymnastique. Chasser et tuer la
vermine nous occupait beaucoup chaque jour, et nous
étions devenus très habiles dans ce
sport. Pour remédier à nos troubles
intestinaux, je résolus de crocheter des
ceintures abdominales qui nous soulagèrent
quelque peu. Et de quoi étaient faites ces
ceintures ? Notre Seigneur pourvoyait aux
moindres détails. Les camarades n'avaient
pas la patience de détricoter les
différents vêtements qu'ils
désiraient nous faire transformer. Ils nous
les apportaient tels quels. Parfois il restait un
peu de laine ou de coton et nous avions la
permission de nous en servir pour nous-mêmes.
Ils ne se souciaient pas non plus des petits brins
de laine qu'ils pouvaient avoir. On nous les
abandonnait et en les ajoutant les uns aux autres,
nous pouvions en tirer parti. Un camarade me donna
même de
la laine en suffisance pour lui fabriquer un
chausson de lit, il me promettait de m'apporter ce
qu'il fallait pour compléter la paire, mais
il ne le fit jamais ; à la fin, il nous
fit cadeau du chausson solitaire que je
défis pour confectionner une ceinture. M.
Hayman s'employait à détricoter les
anciens vêtements, tandis que je crochetais
les nouveaux ; par plaisanterie, je disais aux
spectateurs qu'il était mon apprenti et
qu'après trois ans d'études, il me
fournirait une année de service volontaire.
Les gardiens semblaient goûter l'humour de
ces remarques banales.
À Taowo, il y avait des abris contre
les attaques aériennes, mais de notre
chambre obscure, nous ne les avions pas vus. De
plus, dans leurs raids au-dessus de la ville, les
avions n'avaient jamais lancé de bombes,
mais ici, à Sangchih, il n'en était
pas de même. Des aéroplanes
apparaissaient fréquemment et nous
bombardaient ; alors les soldats
commençaient par faire enlever toutes la
lessive séchant au soleil et qui
révélait le lieu de notre
campement ; puis ils se hâtaient de
gagner leurs abris, en nous laissant
généralement exposés au danger
dans la maison. Pour construire ces abris, ils
employaient des armoires, des tables, de longues
portes etc., sans égard pour les belles
sculptures qui les ornaient. Au lieu d'être
une tranchée, un de ces abris
s'élevait plutôt au-dessus du sol.
C'était une construction
édifiée dans la cour dont le plafond
et les côtés étaient
formés par des armoires remplies de boue. Le
tout était recouvert d'un immense tas de
terre. Dans ces occasions-là, la plupart des
camarades étaient pris de panique. Un jour,
je me trouvais dans l'un de ces refuges ; un
soldat était près de moi, ses mains
reposant sur mes épaules. Tandis que l'avion
s'approchait en commençant à
tournoyer au-dessus de nous, toujours plus
près, avec un bruit d'enfer, je sentais mon
homme trembler, comme s'il avait été
secoué par un accès de fièvre.
Une fois, une bombe éclata sur la maison du
juge, voisine de la nôtre. Notre logis fut
ébranlé et une certaine
quantité de boue accrochée aux tuiles
tomba sur notre lit. Quand l'avion se fut
éloigné, les gardiens, comme de vrais
enfants,
se précipitèrent au dehors pour
ramasser des morceaux de shrapnels.
Le magistrat auxiliaire Wang était un
homme de petite taille et le plus aimable de toute
la bande ; il n'était pas sans
éducation ; il avait une certaine
autorité et plus d'une fois il usa de bons
procédés envers nous. À cette
époque, il vint un jour me demander un
service. Chaque matin, les hommes pliaient leurs
vêtements de rechange et faisaient leur
paquetage afin d'être prêts à
toute éventualité. Un shrapnel avait
atteint et transpercé de part en part le
paquetage du magistrat ; le meilleur de ses
vêtements, un excellent chandail portait six
grandes déchirures. Il me demanda de bien
vouloir le lui raccommoder, mais ce travail me
semblait impossible à exécuter. Alors
je lui proposai de le défaire et d'en
confectionner un nouveau ; il consentit et
promit de me fournir de la laine pour l'allonger.
Après cela, les autres me demandèrent
de leur en fabriquer aussi, ce que je n'avais
jamais fait auparavant, mais je pus les satisfaire
avec l'aide du Seigneur. J'employais toujours la
même maille.
La cruauté naturelle de nos
ravisseurs se montrait dans les traitements qu'ils
faisaient subir aux bêtes comme aux hommes.
Pendant un temps, ils nous confièrent la
garde d'un singe ; ils venaient souvent pour
s'amuser à tourmenter le pauvre animal et
ils l'emmenaient aussi dehors pour le taquiner. Un
jour, nous avons trouvé un petit journal
chinois des écoles du dimanche, tombé
près du singe. Un garçon s'en
était servi pour agacer l'animal qui avait
réussi à le lui arracher. Cette
publication, nous dit-on, avait appartenu à
un soldat de l'armée blanche (qui avait
probablement été
exécuté). Nous avions justement
demandé à Dieu de nous envoyer une
Bible ou au moins quelques portions de sa Parole,
et ce petit périodique nous arriva comme une
ondée rafraîchissante tombant sur un
sol desséché, car il contenait des
textes de l'Écriture Sainte.
D'immenses chapeaux furent
confectionnés pour le major Swen et d'autres
officiers prisonniers. Affublés de ces
couvre-chefs, on les
faisait
parader dans les rues en disant aux gens que
c'étaient des chefs impérialistes. De
notre chambre nous pouvions voir ce qui se passait
dans le compartiment voisin. Le plancher avait
été enlevé et le sol
était simplement de terre nue comme le
nôtre. Pendant les premiers jours il fut
garni d'une mince couche de paille, mais le tout
fut bientôt saturé par la pluie. La
situation des prisonniers était pitoyable et
nos coeurs étaient remplis de compassion
pour eux, car on leur infligeait de cruels
traitements. Quelques-uns d'entre eux
étaient tourmentés par une toux
terrible. À la fin, leurs ravisseurs
eux-mêmes en eurent pitié et leur
apportèrent des planches afin qu'ils fussent
mieux couchés.
Le cinq du cinquième mois, il se
passa de nouveau quelque chose d'inattendu.
D'après certains signes, nous sentions qu'on
se préparait pour un nouveau départ.
Au matin de ce jour-là, un grand nombre de
prisonniers avaient été
amenés, pris probablement dans les campagnes
avoisinantes ; un départ était
généralement
précédé d'une diminution du
nombre des prisonniers, diminution qui se faisait
par la libération, l'exécution, ou le
transfert dans une autre compagnie ; j'en fis
donc la remarque à M. Hayman d'où
nous conclûmes que nos prévisions
étaient erronées. Les nouveaux venus
furent placés dans une pièce voisine
de la nôtre et en y jetant un coup d'oeil ils
me parurent si nombreux qu'ils étaient
entassés comme un troupeau. Ce
soir-là, nous gagnâmes notre lit sans
méfiance, mais dès qu'il fit sombre,
on nous appela et l'ordre fut donné de nous
préparer à reprendre la route. Je me
demandais si j'allais pouvoir marcher, car depuis
ma maladie, j'étais encore assez
faible.
On nous aligna dans la cour avec les autres
captifs, tandis que les nouveaux venus
étaient mis sous la surveillance d'une autre
section de gardiens. À cause de
l'obscurité, le secrétaire
témoignait d'une certaine nervosité,
car il avait la responsabilité des captifs
étrangers ; on nous encorda. Cette
méthode consistait simplement à passer nos
bras dans deux boucles d'une corde attachée
dans le dos et dont l'extrémité
flottait librement sur une certaine longueur. Le
gardien pouvait facilement la saisir et nous
retenir s'il le désirait. Le mouvement du
bras n'était en aucune façon
entravé et nous ne souffrions pas du tout de
nos liens. Les autres prisonniers étaient
menottés ou avaient les mains
attachées derrière le dos. Cette
manière d'être encordés avait
un seul inconvénient, celui d'être
brusquement secoués par
l'irrégularité de la marche. Parfois,
notre gardien nous serrait de moins près.
Nous appelions cela « raccrocher le
récepteur
téléphonique ».
Après une assez longue attente on
nous fit sortir de la ville par la porte qui nous y
avait conduits et de là nous
atteignîmes le bord de la rivière. Ici
nouvelle halte ; quatre prisonniers trop
faibles pour pouvoir marcher furent sortis des
rangs et mis à mort. De leur nombre
était un vieillard et une dame
âgée. Cette dernière
était grande et mince, sa tête
était ornée de cheveux blancs.
L'exécution eut lieu en notre
présence ; nous avons dû regarder
dans une autre direction pour ne pas voir tomber
les têtes. Les corps furent jetés
à la rivière. Tandis que ces pauvres
gens tombaient littéralement à
côté de nous, un texte que le Seigneur
m'avait souvent rappelé, me vint à la
pensée : « Que mille
tombent à ton côté et dix mille
à ta droite, tu ne seras pas
atteint ».
Nous avons ensuite poursuivi notre chemin.
L'obscurité ne permettant pas une marche
rapide, il nous fut possible de suivre le
mouvement. L'aube nous trouva à huit
kilomètres environ de notre destination.
Nous refaisions le même chemin qu'à
notre arrivée, passant de nouveau par le
lieu d'origine de Ho-Long.
On nous conduisit dans une ferme où
nous sommes restés plusieurs jours. Notre
chambre était au second étage et nous
avions une étroite véranda. Cinq
soldats de l'armée blanche étaient
enfermés dans la pièce voisine. De
leur nombre était le major Swen
déjà mentionné ; un autre
était un homme de cinquante-deux ans,
conseiller des troupes gouvernementales. Il
était anticommuniste et
croyait que la religion contribue au bien
être du peuple. Il parlait librement de
l'Évangile et je crois qu'il l'avait entendu
prêcher.
Notre halte dura plusieurs jours, pendant
lesquels il y eut plusieurs exécutions. Le
major Swen devint très pâle, quand il
vit conduire à la mort quelques-uns de ses
hommes. Un des beaux souvenirs de ce temps de
repos, c'est qu'il nous fut permis de prendre un
bain, privilège rarement accordé. Le
dimanche soir, il nous fallut rassembler nos
bagages après quoi on nous aligna dans la
cour, mais seulement pour nous dire qu'après
tout, nous ne partirions pas. Ainsi le lendemain
fut encore un jour de repos. C'était aussi
l'anniversaire de mon mariage, et dans sa
bonté Dieu permit que nous ayons ce
jour-là, indirectement des nouvelles de nos
bien-aimés. Une lettre de M. Becker
était arrivée dans laquelle il
offrait 3.000 dollars pour notre pension. Par cette
lettre nous avons eu connaissance de
l'intérêt de tous nos amis et des
efforts tentés en vue de notre
élargissement. Elle contenait aussi la liste
des noms de ceux qui avaient contribué
à payer les dépenses
nécessitées par les pourparlers et
à satisfaire aux exigences imprévues
que pourraient formuler nos ravisseurs. Nous
étions profondément touchés
par cette sollicitude et par les sacrifices de nos
amis. Des larmes remplirent nos yeux quand on nous
raconta ce que fit une petite fille de Changsha,
qui à l'église avait entendu parler
de notre situation ; elle parvint à
gagner un dollar et elle l'envoya pour contribuer
à notre libération. Le dollar
était joint à la lettre et il fut
donné aux rouges. Il ne nous fut pas permis
d'avoir les provisions et la littérature qui
nous avaient été envoyées,
mais M. Hayman eut l'autorisation de voir les
« Notes Mensuelles ». Ainsi
nous eûmes des bribes de nouvelles, nous
apprenant que Miss Emblen était partie en
congé et que John et Betty Stam avaient subi
le martyre.
Le lendemain eut lieu le départ, mais
après avoir parcouru à peu
près deux kilomètres, nouvel
arrêt. Quelques gardiens furent
chargés d'aller quérir aux environs des branches
d'arbres de
différentes sortes, afin d'en faire des
couronnes pour les prisonniers et pour
eux-mêmes. Les chevaux furent aussi
décorés. On agissait ainsi pour
tromper les aviateurs. C'était la
première fois que j'étais
témoin de ce camouflage qui, plus fard
devint habituel.
Tout en marchant, le jour suivant, nous
avons pu constater une fois de plus le rude effort
imposé aux prisonniers de l'armée
rouge. Par un ordre envoyé d'un bout
à l'autre de la colonne en passant de bouche
en bouche, nous apprîmes que les officiers de
la province de Hupeh ne pouvaient pas suivre.
À midi nous eûmes un moment de repos.
Quelques hommes mangeaient du riz froid qu'ils
avaient apporté avec eux, on nous donna de
la purée de haricots qui n'avait pas
beaucoup de goût, mais qui nous donna la
force de continuer. Tandis que nous mangions, un
prisonnier exténué fut apporté
sur une civière. Il était
sérieusement malade. Il luttait pour avoir
un peu d'air et quand son ami le major Swen vint le
voir, le pauvre captif était inconscient et
incapable de reconnaître ceux qui
l'entouraient. Ils le portèrent encore sur
une distance de quinze kilomètres environ,
jusqu'au village où
précédemment nous avions reçu
deux chaises en guise de lit. Nous espérions
rester là au moins pour la nuit, mais ordre
fut donné de continuer, ce que nous avons
dû faire, après avoir pris une heure
de repos, sur la colline en dehors du village.
Entre temps la civière nous rejoignit, et
les rouges voyant l'état
désespéré de l'officier, le
tuèrent et je crois,
l'enterrèrent.
M. Hayman avait porté ses bagages
pendant tout le jour, mais on nous avait
débarrassés de notre literie et de
mes propres effets, dont on avait chargé
d'autres captifs. Nous avons encore parcouru huit
kilomètres ce jour-là ; ils nous
parurent particulièrement pénibles,
à cause de notre déception de n'avoir
pas pu passer la nuit au village. M. Hayman
défaillait et je portai son paquet pendant
quelques centaines de mètres,
c'est-à-dire jusqu'à notre
destination. En arrivant dans une grande ferme
où nous devions passer la nuit, M. Hayman était si
épuisé qu'il s'affaissa sur le sol.
Je me mis à l'éventer et il se ranima
peu à peu.
Le jour suivant, on nous fit partir pour une
localité appelée Chungpao, à
l'extrême frontière de la province de
Hupeh ; là on nous apprit que
l'armée rouge avait remporté une
grande victoire, qu'elle avait fait prisonniers le
général Chang du 41e régiment,
deux majors et un ou deux milliers de soldats.
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