Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

Enfin des nouvelles !

-------

Je t'invoque au jour de ma détresse Car tu m'exauces...
(Ps, 86, 7.)
 
Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse.
(2Cor.12.9.)


Le lendemain, comme la neige tombait, abondante, Soulignant, par contraste, la saleté de nos vêtements, on nous fit sortir par un chemin détourné, à travers des rizières, pour gagner enfin la porte d'entrée et donner l'impression que nous arrivions de loin. Le juge nous remit des lettres de nos épouses ! Impossible de dire l'empressement que nous avons mis à les lire ; depuis cinq mois nous étions sans nouvelles et nous ne savions pas ce qu'il était advenu de nos bien-aimés depuis notre séparation.

C'est seulement alors que nous avons été rassurés sur le sort de Miss Emblen ; la certitude de sa libération nous fut un grand soulagement. Une lettre de M. Robinson nous, donnait des nouvelles de nos amis de Kwelchow. M. Becker écrivait à Ho-Long ; il se basait sur des liens d'amitié, formés autrefois, alors que ce dernier avait visité sa station et inspecté l'orphelinat, l'hôpital et l'école. Comme, à ce moment-là, Ho-Long l'avait beaucoup admiré pour sa charité à l'égard des pauvres, M. Becker se disait assuré que le général ne causerait aucun mal à ceux qui pratiquaient les mêmes oeuvres d'amour, et qu'il consentirait à nous relâcher contre le prix de notre pension. M. Becker avait aussi sauvé la vie du neveu de Ho-Long ; et le docteur Eitel (de la Mission intérieure de la Chine) avait sauvé celle du frère du général. Mais ils se mirent à rire en disant : « Ne fondez aucun espoir sur cette ancienne amitié pour M. Becker, car avec le nouveau régime, les liens d'affection comme aussi ceux de la famille, viennent après les principes communistes. »

À cette époque, la lettre suivante avait été adressée aux généraux pour essayer de les attendrir :

 

Mission Intérieure de la Chine
1531 Sinza Rd. Shanghai W.

2. 7.1.1935.

À Ho-Long et Hsiao-Keh,
généraux des armées communistes en Chine,


Messieurs,
Jusqu'ici, nous ne nous sommes adressées ni à vous ni à vos officiers, car nous pensions qu'il n'est guère convenable pour nous, femmes étrangères, de vous écrire ; mais étant donné les circonstances, nous nous sentons pressées de le faire.

Nous sommes venus en Chine dans le seul but de faire du bien au peuple chinois et spécialement d'être bons envers les pauvres. De plus, nous n'avons jamais agi contre les intérêts de quelle classe que ce fût, car notre désir est de nous montrer bienveillants envers tous. Il y a plus de trois mois, le général Hsiao-Keh vint à Kiuchow, au cours de ses opérations militaires et il nous fit prisonnières avec d'autres personnes. Nous sommes reconnaissantes qu'il nous ait relâchées peu après, en même temps que deux enfants. Nous sommes très heureuses aussi d'apprendre, par nos maris, MM. Hayman et Bosshardt, qu'ils ont été traités avec bienveillance pendant cette période de captivité.

Mais nous voudrions vous rappeler que depuis des mois, deux épouses angoissées attendent leur élargissement ; M. Hayman a quatre fils qui sont profondément attristés de n'avoir pas rencontré leur père pendant les fêtes du Nouvel an. Nous n'avons aucun droit à vous demander leur libération ; nous ne pouvons pas davantage fixer le montant d'une rançon ou d'une récompense, mais nous voudrions faire appel à votre bonté et à votre générosité, à vous qui êtes aussi pères, en faveur des femmes et des enfants, longtemps séparés de leurs bien-aimés, en vous suppliant de donner à vos officiers l'ordre de les relâcher le plus vite possible.
Et nous appellerons sur vous la bénédiction divine en retour de votre bonté.
Sincèrement à vous,

Rhoda Hayman
Rose Bosshardt.

Les délégués entrèrent, et, en nous entretenant avec eux en présence du juge, nous apprîmes que plusieurs essais infructueux avaient été tentés pour nous atteindre ; en ce faisant, les messagers avaient enduré bien des souffrances et ils eurent même le malheur de tomber entre les mains d'une bande de brigands. En voyant le piteux état de nos chaussures, ils se déchaussèrent pour nous donner leurs bas et leurs souliers. Ayant une forte pointure, j'eus le bonheur de pouvoir mettre les galoches de l'un d'entre eux, qui m'allaient parfaitement. Oui, il était remarquable de constater encore une fois la bonté de Dieu. Il connaissait le numéro de mes souliers aussi bien que le nombre des cheveux de ma tête. Tandis que nous emportions nos cadeaux, un des rouges fut envoyé à notre suite, et chargé de fouiller ces chaussures avant notre arrivée au quartier.

La fenêtre de notre nouvelle prison était fermée par des planches, ce qui la rendait très sombre, mais elle avait un bon lit chinois, un brasier de pierre et une grande armoire. Précédemment, les gardiens (une centaine environ), faisaient la ronde générale, mais nous avions maintenant une petite escouade de quatre hommes, chargés tour à tour de notre surveillance. Ils apportaient généralement du combustible, ainsi nous avions presque toujours du feu. Tout d'abord, en nous permit d'aller dans une chambre contiguë, mieux éclairée, où le capitaine des gardes avait établi son quartier. Là, nous pouvions lire et travailler.

Un jour, le capitaine et le secrétaire rentrèrent d'une conférence ; l'expression de leur visage nous apprit immédiatement qu'il y avait quelque chose d'anormal. J'étais occupé à crocheter.
- Dès maintenant vous devez rester dans votre chambre, dit le capitaine d'un air renfrogné.
- Mais, objectai-je, j'ai beaucoup de travail et notre chambre est trop sombre.
- Alors, laissez de côté le travail, reprit-il laconiquement.

Le secrétaire nous suivit, tandis que nous nous retirions, et il nous apporta une casserole de thé, nous montrant ainsi sa sympathie, mais quant à la raison de cette mesure de rigueur, c'était un mystère.

Maintenant, nous passions la plus grande partie de notre temps à prier et à nous rappeler des passages des Écritures, ainsi que des cantiques. Nous trouvâmes bientôt cinq cents versets. Comme aide-mémoire, nous choisissions certains sujets, tels que le sacrifice, la sainteté, l'amour, la patience et nous cherchions à classer par ordre alphabétique tous les versets se rapportant à ces sujets respectifs. Chercher et classer de la même façon les noms des plantes, des animaux et les noms propres de la Bible, nous fit aussi passer de très heureux moments.

Nous n'avions pas de montre, mais dans notre chambre obscure une compensation nous était accordée ; par une fente du toit les rayons du soleil formaient un petit cercle sur la paroi et, suivant la position du cercle, nous pouvions savoir l'heure qu'il était entre onze heures du matin et trois heures de l'après-midi.

Comme notre chambre était contiguë à celle du capitaine, nous pouvions entendre les questions posées aux jeunes recrues ; il en arrivait beaucoup à cette époque et la plupart étaient de jeunes paysans. Après leur avoir demandé leurs noms, leur âge, s'ils étaient illettrés ou non, S'ils étaient fumeurs d'opium, etc., on leur posait cette question :
- Pourquoi désirez-vous devenir un soldat de l'armée rouge ?
- Parce que nous n'avons pas assez à manger ! Telle était invariablement leur réponse.

Cette raison leur semblait suffisante pour justifier leur entrée dans l'armée rouge, surtout quand ils recevaient ensuite la promesse d'être non seulement bien nourris, mais encore bien vêtus. On leur demandait aussi s'ils avaient des dettes, - ils en avaient tous, - alors on les adjurait de ne pas les payer. Une autre question était celle-ci : « Êtes-vous prêt à combattre les propriétaires fonciers, à nous renseigner exactement sur eux et sur tous les oppresseurs du pauvre ? » À cela tous répondaient « oui ! »

À mesure que le temps passait, la nourriture recueillie sur place se faisait rare. Chaque jour des camarades étaient chargés de faire des excursions à huit ou quinze kilomètres à la ronde pour procurer des vivres à l'armée. Quand la distance à parcourir était trop grande, ils partaient un matin pour ne rentrer que le lendemain. Ils devaient tous être armés, car de petites bandes de brigands opéraient dans les campagnes avoisinantes. Ils eurent quelques escarmouches avec ces bandes et, une fois, un des leurs fut tué. Mais le moment vint où la nourriture, même ainsi procurée, ne suffisait plus et, dès lors, on ne nous donna plus que deux repas chaque jour. Le premier était composé de gruau de riz et le second de riz bouilli ou séché, qu'on mangeait avec des légumes ou de la viande. Peu de temps avant de quitter ce campement, nous n'avions plus que du gruau. À cause de cela probablement, et à cause aussi de la présence des troupes du gouvernement, il devint nécessaire de quitter cette fertile contrée où se trouvaient de superbes rizières ; mais, à notre départ, elles avaient été si bien mises à contribution, qu'on aurait cru au passage des sauterelles.

À la fin de mars, des préparatifs de départ furent faits. Les mots d'ordre habituels furent peints à l'intérieur et à l'extérieur de tous les bâtiments ; on invitait les soldats des armées gouvernementales à se joindre aux rouges, car eux aussi appartenaient à la classe des petits paysans et des artisans. Un matin, longtemps avant le point du jour, on nous apporta notre déjeuner ; après avoir rassemblé à la hâte notre maigre bagage, nous avons recommencé notre vie errante à travers le pays. Avant l'aube, nous avions parcouru environ huit kilomètres ; c'est ainsi que l'armée rouge s'éloigna silencieusement de Taowo qui avait été son cantonnement pendant plusieurs mois. On n'entendait pas un mot. Le silence impressionnant enveloppant cette armée qui s'éloignait comme un voleur, était presque surnaturel, surtout à cette heure matinale. Cela faisait penser à la fuite silencieuse du serpent !...

Nous avions marché pendant quelques jours quand nous arrivâmes à Lungchiachai (village de la famille du Dragon), localité où se tenait le marché, et au dehors de laquelle nos quartiers furent établis.

Un petit grenier nous fut assigné en guise de prison ; il était tellement exigu qu'il nous fallut placer notre lit en diagonale. Un des coins de cette pièce était muré, ce qui nous laissait peu de place ; mais une ouverture conduisant dans la cour, nous permettait de contempler au delà, un magnifique paysage ; après notre sombre prison, c'était un privilège, qui compensait l'exiguïté du logis. À la nuit cette ouverture fut soigneusement fermée par des planches, mais on eut soin de nous laisser un espace suffisant pour la ventilation.

Chaque fois que l'armée rouge fait une halte de quelque durée, elle choisit une pièce qu'on appelle la « chambre de Lénine ». Comme il n'y avait rien de convenable pour cela en cet endroit, il fallut bien en improviser une. C'était très simple. Le toit était formé d'une natte posée sur huit pieux ; des branches de lierre suspendues à des perches de bambou formaient les parois. Le tout fut décoré de verdure et de fleurs de papier. Les portraits de Marx et de Lénine étaient placés en face de l'entrée.

Nous étions là depuis cinq jours environ, quand un employé nous apporta une plume et de l'encre pour nous faire écrire quelques nouvelles lettres, mais sous sa dictée et non selon nos propres pensées ; à la fin, il fallut dire à M. Becker qu'il devait donner vingt dollars au courrier, qui n'était au camp que pour négocier la rançon d'un propriétaire campagnard. Plus tard, nous avons appris que ce courrier s'appelait M. Ting ; M. Becker le chargea d'engager de nouveaux pourparlers en notre faveur, et il eut, lui aussi, à souffrir beaucoup pour nous. Puis le messager ajouta en hésitant : « Vous devez payer l'amende d'ici un mois ; si ce n'est pas fait le 9 mai, vous subirez la peine capitale ! » C'était la première fois que nous étions officiellement menacés de mort, ou qu'une limite de temps nous était fixée.

Le lendemain matin, il fallut se préparer à partir avec l'armée. Jusqu'alors, nous avions toujours eu quelqu'un pour porter nos bagages consistant en une couverture de voyage, un drap de flanellette, un couvre-pieds fait de différents morceaux d'étoffe, une mince couverture piquée, quelques vêtements de rechange et des chaussures. Nous-mêmes, nous étions chargés de nos havresacs, contenant un bol, des « chopsticks » (bâtonnets servant de fourchettes), une brosse à dents et d'autres menus objets, utiles en cours de route. On nous avertit que dorénavant nous serions chargés de nos propres bagages. Alors nous avons roulé chacun une couverture autour de nous, et, de ce qui restait, nous avons fait un seul ballot que nous portions tour à tour. Au premier abord il nous sembla que ce fardeau ne nous fatiguerait pas beaucoup, mais vers la fin de la journée, en gravissant péniblement, ainsi chargé, une colline escarpée, je tombai presque évanoui. Un sérieux affaiblissement du coeur fut la conséquence de cet effort, et, dès lors, à chaque montée, j'étais saisi d'angoisse à cause de la difficulté que j'avais à respirer. À ce moment-là, le gardien prit la chose au sérieux et me dispensa de porter ma charge, mais M. Hayman fut obligé de le faire en certaines occasions. Quoique j'eusse été parfois presque empêché de descendre une côte, par de violentes douleurs dans les mollets, cependant, à part quelques troubles digestifs, je n'avais encore jamais été réellement malade, et le gardien se montra très sympathique.

Le temps était si changeant, qu'il était difficile de savoir au juste comment s'habiller. Si nous n'endossions pas tous nos vêtements, il fallait les porter. Nous avions encore de lourds habits d'hiver, que nous appréciions beaucoup dans la fraîcheur du matin et du soir, mais qui étaient trop chauds dans la journée. Finalement, comme il nous était difficile de suivre la colonne, il nous fallut jeter sur le chemin plusieurs articles, y compris l'habit ouaté de M. Hayman. En quittant Longchiachai nous avons remarqué, sur un parcours de quinze kilomètres environ, que les champs étaient incultes et dépourvus de végétation. Les rouges avaient donné les rizières aux pauvres. Le nom de la personne a qui le champ avait été assigné était écrit sur une petite étiquette de bambou fichée dans le sol de chaque lot. Les principes communistes étaient ainsi mis en pratique. Mais qu'allaient faire ces pauvres gens après le départ de leurs bienfaiteurs de passage, quand les légitimes propriétaires revendiqueraient leurs droits ? Peu après cette région de quinze kilomètres environ, nous avons vu de nouveau des champs bien cultivés et productifs. Le contraste était frappant et l'on ne pouvait s'empêcher de penser au dénuement prochain dans lequel allaient être laissés ces pauvres auxquels les communistes prétendent s'intéresser.

Vers le soir du second jour, des soldats blessés furent apportés sur des civières. Bientôt on entendit la fusillade, et on nous fit faire halte. On nous fit savoir que nous ne pouvions pas continuer notre route, car nous étions arrêtés par un engagement avec les troupes gouvernementales. Ainsi on chercha des logements pour la nuit dans les maisons du voisinage.

Le jour suivant on nous fit changer de direction. Ce fut l'une des plus pénibles journées que nous ayons eues jusqu'alors. Comme je l'ai déjà dit, les collines faisaient ma terreur, et il m'arrivait souvent de rester sur place. Il fallait constamment gravir de nouvelles pentes, alors les gardiens me tiraient ou me poussaient tour à tour, tandis que j'insistais pour que l'on m'accordât quelques instants de repos. À plusieurs reprises je tombai sur le sol presque sans connaissance. Voyant que je restais en arrière, le capitaine des gardes nous attendit. Faisant mine d'être fâché, il me battit un peu avec une branche d'arbre. Souvent, lorsque quelqu'un est malade, les rouges l'attribuent à de la mauvaise volonté. Plus tard, on parut comprendre enfin que ma faiblesse n'était pas feinte. Cependant je fus de nouveau forcé de continuer ; alors absolument épuisé et désespéré, je demandai au capitaine de prendre son revolver et de me tuer. Ce fut la seule occasion où, à bout de forces et d'énergie, je fus tenté d'abandonner la lutte. Je me disais à peu près ceci : « La rançon demandée dépasse de beaucoup ce qu'on peut obtenir ; on ne nous laisse plus qu'un mois de grâce, pourquoi ne pas en finir au plus vite ? » Quoi qu'il en soit, mon raisonnement était empreint d'une certaine lâcheté. Cependant, j'étais assuré que ma femme et mes bien-aimés, s'ils savaient à quel point j'étais épuisé, me pardonneraient.

Les gardiens se montraient moins durs et me poussaient en avant avec moins de rigueur. Une fois, je tombai sur le sol ; ils me traînèrent dans un champ et me laissèrent tranquille. J'étais à demi évanoui et j'entendais leurs réflexions : « Il vit encore ! » - « Il respire ! » Alors ils préparèrent une civière qu'ils firent porter par deux hommes. Néanmoins, je dus marcher tout le reste du chemin. Au sommet de la colline, on m'ordonna de descendre l'autre versant, en m'assurant toutefois que, si je ne pouvais pas marcher, on me porterait. Après avoir parcouru un kilomètre environ, nous avons rejoint la compagnie qui se reposait tout en prenant un repas de riz froid. M. Hayman fut très heureux de me revoir, et en échangeant nos réflexions, je découvris que lui aussi avait passé par de très mauvais moments.

Bonne nouvelle, nous allions nous arrêter pour la nuit ! On nous assigna notre logement dans la maison d'un propriétaire, située au bas d'une colline escarpée. Grâce au court répit que nous venions d'avoir il me fut possible de m'y rendre assez facilement. On nous conduisit dans un galetas où il n'y avait pas de paille, mais nous étions si fatigués, que nous nous sommes couchés à même le plancher. On fit exprès pour nous du gruau de riz et nous l'avons mangé avec un peu de sucre. Très peu de temps après nous pouvions entendre des cris aigus poussés par des porcs qu'on saignait. La viande n'était pas encore refroidie, qu'il nous sembla discerner une certaine agitation ; les soldats préparaient leurs paquetages. On nous appela tous dans la cour et le juge, très excité, nous annonça que les rouges venaient de remporter une grande victoire ; par conséquent, au lieu de rester ici à nous reposer, nous allions partir pour rejoindre nos camarades victorieux.

Imaginez ce que nous éprouvions à l'idée de nous remettre en route ! En pensant à la pente escarpée qu'il faudrait grimper, notre courage nous abandonna presque ; heureusement, on vint nous informer qu'un cheval serait mis à notre disposition. Plus tard une mule fut prêtée à M. Hayman. Nous avancions lentement sur un chemin rocailleux et la nuit nous atteignit avant que nous fussions sortis de ce pas difficile ; pour comble d'infortune la pluie se mit à tomber et nous pataugions dans la boue. Longtemps après minuit, nous arrivâmes dans un village où les possibilités de logement étaient bien réduites. On nous conduisit dans l'arrière-cuisine d'une maison et on nous apporta deux petites chaises, ce qui nous parut tout d'abord très aimable. Le capitaine des gardes était avec nous ; il était si fatigué qu'il prit une porte, la plaça sur le fourneau et s'y étendit immédiatement. Nous ne cessions de demander nos lits, mais en vain, et finalement l'un des gardiens nous dit qu'on ne pourrait rien nous fournir d'autre que nos chaises dont nous devions nous contenter. Nos bagages n'étaient pas encore arrivés, et nous n'avions d'autre couverture que celle que nous avions mise sur la selle et qui était mouillée. Il faisait froid, nous étions trempés, impossible de dormir, en frissonnant nous attendîmes le matin. Les pauvres cuisiniers étaient encore plus mal partagés que nous ; ils furent occupés toute la nuit à cuire les porcs qu'ils avaient tués dans la ferme et qu'ils avaient emportés avec eux. Avant le point du jour, ils nous apportèrent un grand bol de viande à prendre avec notre riz, mais ils y avaient mis trop de poivre rouge pour notre goût.

Peu après l'aube nous étions de nouveau en route et je me demandais comment je passerais cette nouvelle journée, mais on m'avait préparé un cheval. Après avoir longé une vallée sur un parcours d'environ un kilomètre et demi, on gravit une colline où il nous fut permis de faire halte. Pendant une demi-heure, nous avons pu nous réchauffer aux délicieux rayons d'un beau soleil ; après cela ordre fut donné à tous les prisonniers de se réunit dans une maison voisine. On nous fit partager le quartier des gardiens et un grenier nous fut assigné.

Nous en fûmes très reconnaissants, de même que pour le repos du jour suivant, bien que la nourriture fût presque immangeable. Le riz qui avait été pris aux troupes du gouvernement était moisi et n'excitait guère notre appétit. Le lendemain nous amena à Lancha. Je voyageais à cheval la plus grande partie du temps, mais sitôt qu'il me fallait faire quelques pas, je m'affaissais. Le Juge le remarqua sans doute, car il ordonna de nous donner, a M. Hayman et à moi, du poulet pour notre souper, afin de nous redonner un peu de force. Dans la cuisine de cette maison se trouvait un vieux couple prenant le repas du soir, composé seulement de porridge : « Nous sommes les amis des pauvres », dit l'un des gardiens, cherchant à capter les bonnes grâces de ces gens. « Tout ce que nous vous demandons, c'est de nous laisser la paix. Tout d'abord, des soldats boxers, ensuite les troupes gouvernementales, et enfin vous voilà ! » s'exclama le vieillard. Les rouges étaient abasourdis d'être placés sur le même pied que les autres militaires.

Nous étions debout devant la maison où nous devions loger, attendant que nos chambres nous fussent assignées, quand on amena un prisonnier étroitement surveillé et solidement lié de cordes. Nous apprîmes plus tard que c'était le major Swen des troupes du gouvernement, récemment capturé avec une centaine de ses hommes du 58e régiment ; plus tard, nous eûmes l'occasion de faire plus ample connaissance avec lui.

Entre cette localité Lancha et notre prochaine étape, Sangchih, nous avons passé par Hochiehkwan, village spécialement intéressant pour nos gardiens, car c'était le lieu de naissance du général Ho-Long. La grande maison de construction à demi-étrangère, qui nous fut indiquée comme ayant été la sienne, était maintenant en ruine ; il n'en restait que les murs, car elle avait été incendiée par les troupes du gouvernement. Le jour suivant, nous arrivions à Sangchih, petite ville fortifiée, située à l'extrémité nord-ouest de la province de Hunan. La compagnie de nos gardiens établit ses quartiers dans l'habitation d'un homme autrefois très riche, maison située au centre de la ville et ouvrant sur l'une des principales rues. Il y avait là deux greniers dont l'un nous fut assigné. Le jour suivant, trois nouveaux prisonniers nous furent adjoints. C'étaient les négociateurs d'un propriétaire. L'un d'eux était un petit homme au bras déformé se terminant par un seul long doigt. Il avait l'habitude de « prédire » au moyen de brins de paille, si son sort serait heureux ou non. Comme nous remerciions Dieu de n'avoir pas à recourir à de tels moyens ! Nous n'avions pas la permission de parler à ces hommes. Une douzaine de sous-officiers de l'armée blanche étaient enfermés dans la chambre voisine, tandis que dans une autre pièce se trouvaient des officiers, y compris le major Swen. Deux autres chambres étaient occupées par des prisonniers criminels et des propriétaires campagnards.

Je tombai malade dès notre arrivée, la fièvre monta rapidement, et pendant des jours je fus sans appétit. J'avais une douleur aiguë au côté droit et M. Hayman essaya des frictions (1). Mon état devint si critique, que le gardien s'alarma sérieusement et me demanda ce que j'aimerais avoir à manger. Nous avions vu des pamplemousses dans la rue, mais nous n'avions pas d'argent pour en acheter ; quand il apprit qu'un de ces fruits me ferait plaisir, on me procura plusieurs belles oranges, qui étaient très coûteuses en ce moment-là. On me donna aussi quelques bonbons, et une fois tout un bol de pâté de viande. En cet endroit la nourriture était bien pauvre. On mangeait encore du riz moisi, dont la vue seule me rendait malade.

Un matin, pendant cette période, M. Hayman fut appelé à rencontrer les messagers de M. Becker, qui avaient été envoyés de nouveau à notre recherche. Il fut seul autorisé à les voir et il dut lire les lettres en présence des juges. On nous donna deux draps et un peu de poudre insecticide envoyés par M. Becker ; quant aux provisions de bouche et aux périodiques, on les confisqua. En réponse aux lettres reçues, on nous en dicta d'autres où nos geôliers modifiaient le montant de la rançon ; au lieu des 750.000 dollars exigés jusqu'ici, on n'en demandait plus que 100.000, soit 50.000 pour chacun. Un mois était donné pour satisfaire à ces exigences, et la menace de mort fut supprimée, car l'arrivée des négociateurs prouvait que les pourparlers duraient toujours.

M. Liu, le magistrat auxiliaire vint nous voir. Constatant l'exiguïté de notre logement et l'odeur insupportable qu'on y respirait, il nous fit changer de chambre.
Un docteur chinois me fut envoyé. Il portait des lunettes et avait un air très savant. Son premier soin fut de me tâter le pouls des deux côtés. La maladie n'est pas dangereuse, déclara-t-il. Puis, demandant une plume et de l'encre, il écrivit une prescription. Un homme porta l'important petit papier à la pharmacie et il en revint muni d'une douzaine de petits paquets, emballés chacun séparément et liés ensemble en forme de pyramide. Le remède se composait d'écorce d'orange séchée, d'herbes, de racines, de réglisse sèche et de dattes chinoises. La « soupe » qui en fut le résultat, me fut donnée à boire. Le pot fut de nouveau rempli d'eau, son contenu bouilli une seconde fois pour préparer la seconde dose prescrite. Si la médecine ne me fit pas grand bien, elle ne me fit en tous cas aucun mal !...

Nous n'avions aucune idée de la longueur du séjour que nous ferions en cet endroit, c'est pourquoi nous étions continuellement sur le qui-vive ; cela nous causait beaucoup de souci, car l'état de notre santé était loin d'être brillant. Un matin, avant l'aube, grande animation autour de nous. Les uns mangeaient, les autres emballaient ; comprenant qu'on s'apprêtait au départ, nous avons demandé au gardien si nous devions aussi préparer nos bagages. Il nous répondit évasivement et nous dit que nous ne devions pas encore nous lever. Plus tard nous avons appris que le capitaine et la moitié de ses hommes partaient pour une reconnaissance dans le voisinage. Les gardiens laissés au cantonnement étaient chargés de surveiller les prisonniers. Ils étaient eux-mêmes sous les ordres du secrétaire, jeune homme intelligent, âgé de vingt ans environ. Le grand juge et sa femme étaient partis avec les éclaireurs, mais le juge Hwang, qui suivait ordinairement l'avant garde, avait la responsabilité de tout le campement. Ce fut un soulagement pour nous d'apprendre que nous ne serions pas obligés de nous mettre en route, malades comme nous l'étions et nous avons remercié le Seigneur pour sa miséricorde.

De notre grenier, on nous transporta dans une longue pièce étroite, dont le sol était de terre battue, et située derrière la salle de réception. Le temps était humide et dans les jours de pluie, une partie de notre logis était transformé en marécage. Nous avions un lit de bambou bien élevé au-dessus du sol, une armoire, une table et une chaise. La plupart du temps, nous prenions nos repas, assis sur le plancher. Cette position me fatiguait extrêmement, et souvent je me mettais à genoux sur le sol, au lieu de m'y accroupir. C'est pourquoi la chaise me procura un véritable soulagement, car je n'arrivais pas à m'asseoir à la manière des Hindous, tandis que M. Hayman, lui, le faisait facilement. Il est né à Ceylan et c'est peut-être pour cela qu'il était si adroit !

Pendant la période de convalescence passée dans cette chambre, j'avais très peu d'appétit ; nous avons donc prié le juge de nous fournir un peu d'argent qui nous permît d'acheter des « extras » ; il nous l'accorda et pendant quelque temps, nous pûmes nous procurer des oeufs, du poisson frit et des haricots fermentés, ce qui nous aida à manger notre ration de riz.

C'est à cette époque qu'une école fut pillée et les camarades apportèrent un beau jour de nouveaux livres d'études non encore employés. La plupart de ces manuels furent déchirés et employés à des usages tout à fait vils. Nous avons réussi à nous en procurer quelques-uns, et nous étions intéressés de voir les nouvelles méthodes d'enseignement. Les gardiens semblaient absolument incapables de comprendre la signification des images, et ils venaient souvent nous demander de les leur expliquer. Plusieurs d'entre eux avaient un grand désir de nous faire écrire leurs noms chinois en caractères latins. Pour leur faire plaisir, nous prîmes l'habitude d'écrire chaque nom de trois manières : en grandes majuscules, en petits caractères d'imprimerie et en écriture ordinaire. Quelques-uns nous priaient de leur enseigner l'alphabet, l'a, b, chi, comme ils disaient. Le commandant était très désireux d'apprendre, mais après la lettre g, il refusa catégoriquement de continuer.

Les camarades étaient aussi très occupés pendant le temps de repos. À côté des exercices de soldat et de tir, des leçons de lecture et d'écriture, chaque section tenait fréquemment une réunion improvisée. En observant ces séances on aurait pu croire qu'elles étaient, sous bien des rapports, une copie des réunions de nos « sociétés d'activité chrétienne ». Un peu avant de se réunir, on faisait choix d'un sujet dont on communiquait le titre à tous les camarades ; chaque membre était plus ou moins tenu de parler sur la pensée principale, ou sur l'une de ses subdivisions. Les sujets se rapportaient tous, naturellement, au communisme. Par exemple : Pourquoi le parti du peuple est-il contre nous ? Parfois les titres choisis étaient ridicules. Souvent, quand la troupe était en marche, les hommes, en plaisantant, signalaient tel incident qui pourrait devenir le sujet d'une discussion dans une de leurs prochaines réunions. Mais pour le jeune homme modeste ou timide, et surtout pour une jeune recrue, ces assemblées étaient loin d'être une partie de plaisir. On leur demandait aussi leurs expériences personnelles, alors qu'ils étaient opprimés par les propriétaires. Quand chaque camarade avait dit son mot, le chef de section reprenait le point principal du sujet et donnait la conférence. Pendant sa harangue (répétition monotone des causeries précédentes), nous remarquions que la plupart des hommes étaient royalement ennuyés. Pour conclure son discours, l'orateur réveillait l'attention de ses auditeurs par un chant.

Quelques-unes de leurs mélodies étaient celles de nos cantiques. Par exemple, ils chantaient sur l'air de « Jésus aime les enfants », les paroles suivantes : « Tuez ! tuez ! tuez ! jusqu'à ce que le sang coule à travers le monde ! » Un autre était sur l'air de « Debout soldats du Christ ». Un de leurs chants prenait à partie Chiang-Kai-Shek (2) qu'ils rendaient responsable des invasions japonaises. Un autre glorifiait le drapeau rouge ou louait les bienfaits de l'hygiène. Dans un autre, la pensée maîtresse était celle-ci : « Frappez les propriétaires fonciers ; leurs biens doivent retourner à la communauté ; les affaires doivent être traitées selon les principes du droit. » - « Anti-impérialisme, anti-militarisme », tel était aussi le titre d'un autre chant, car d'après leur point de vue, seules les troupes du gouvernement sont militaristes. La mélodie de chaque chanson était d'abord exercée en solfiant (en nommant les notes). Ensuite on donnait les paroles. Chacun partait sur un ton différent, mais cela ne semblait les gêner en aucune façon !...

Les camarades étaient tenus d'écrire des compositions sur certains sujets donnés ; après les avoir reçus, les travaux étaient affichés sur un tableau gaîment festonné de papiers de couleur. Tous étaient forcés de prendre part à ce travail, qu'ils en fussent capables ou non. Parfois nous avons remarqué que tel ou tel payait un camarade pour faire la composition à sa place. Nous étions souvent témoins de l'agitation et de la confusion de ceux qui commençaient à apprendre la lecture et l'écriture ; cette obligation les rendait très malheureux. D'autres prenaient un orgueilleux plaisir à leur tâche et décoraient leurs feuilles d'illustrations et de dessins communistes. Un camarade doué d'aptitudes spéciales dans ce genre avait été surnommé « l'artiste ».

Nous avons découvert que plusieurs des camarades étaient membres actifs du véritable parti communiste. Il était absolument séparé des autres et seuls les membres avaient le droit d'assister aux réunions. Nous n'avons jamais pu savoir ce qui se passait dans ces assemblées. Ce parti avait son comité de propagande, fort empressé à recruter de nouveaux membres et chargé d'exercer une « activité personnelle ». Nous pouvions voir parfois un membre de ce comité emmener un camarade, s'asseoir avec lui sur la margelle d'un puits ou ailleurs et chercher à le décider à présenter sa candidature. Quand le pauvre diable, répondant en même temps à toutes les objections pouvant être formulées, disait : « O puh tong » (je n'y comprends rien), ce qui était l'excuse habituelle, le membre du comité de propagande recommençait ses explications.

Pour en revenir au chant, je me souviens d'un incident qui se passa à Tayung. Le secrétaire nous apporta la traduction du chant « Le drapeau rouge » qu'on venait justement de commencer à enseigner aux hommes. Les caractères chinois devaient être chantés dans la gamme tonique, et dans le refrain se trouvaient six caractères qu'il n'arrivait pas à déchiffrer. Étant dans l'embarras, il nous demanda de lui en expliquer la signification. Après avoir pesé, comparé, considéré ces caractères, cherchant à en extraire le sens exact, après que le secrétaire fut parti, quelle ne fut pas notre stupéfaction de découvrir que c'était une transcription phonétique du mot « Internationale » (Yin-teh-na-hsiung-na-li). Loin d'être harmonieux, ces chants faisaient pourtant une heureuse diversion aux continuels jurements et aux conversations ordurières qui nous rendaient la vie amère. Une femme prisonnière, dont le langage n'avait rien de fin, surtout quand elle était provoquée, était elle-même excédée par cette vulgarité excessive ; elle ne put s'empêcher, une fois, de leur faire cette sortie : « Votre langage naturel est celui que nous n'employons que quand nous sommes aveuglés par la rage ! » La plupart de leurs jurons sont des malédictions à l'adresse des ancêtres de celui qu'ils veulent insulter.

Notre temps s'écoulait à peu près de la même manière qu'à Taowo : communion spirituelle, travaux manuels et gymnastique. Chasser et tuer la vermine nous occupait beaucoup chaque jour, et nous étions devenus très habiles dans ce sport. Pour remédier à nos troubles intestinaux, je résolus de crocheter des ceintures abdominales qui nous soulagèrent quelque peu. Et de quoi étaient faites ces ceintures ? Notre Seigneur pourvoyait aux moindres détails. Les camarades n'avaient pas la patience de détricoter les différents vêtements qu'ils désiraient nous faire transformer. Ils nous les apportaient tels quels. Parfois il restait un peu de laine ou de coton et nous avions la permission de nous en servir pour nous-mêmes. Ils ne se souciaient pas non plus des petits brins de laine qu'ils pouvaient avoir. On nous les abandonnait et en les ajoutant les uns aux autres, nous pouvions en tirer parti. Un camarade me donna même de la laine en suffisance pour lui fabriquer un chausson de lit, il me promettait de m'apporter ce qu'il fallait pour compléter la paire, mais il ne le fit jamais ; à la fin, il nous fit cadeau du chausson solitaire que je défis pour confectionner une ceinture. M. Hayman s'employait à détricoter les anciens vêtements, tandis que je crochetais les nouveaux ; par plaisanterie, je disais aux spectateurs qu'il était mon apprenti et qu'après trois ans d'études, il me fournirait une année de service volontaire. Les gardiens semblaient goûter l'humour de ces remarques banales.

À Taowo, il y avait des abris contre les attaques aériennes, mais de notre chambre obscure, nous ne les avions pas vus. De plus, dans leurs raids au-dessus de la ville, les avions n'avaient jamais lancé de bombes, mais ici, à Sangchih, il n'en était pas de même. Des aéroplanes apparaissaient fréquemment et nous bombardaient ; alors les soldats commençaient par faire enlever toutes la lessive séchant au soleil et qui révélait le lieu de notre campement ; puis ils se hâtaient de gagner leurs abris, en nous laissant généralement exposés au danger dans la maison. Pour construire ces abris, ils employaient des armoires, des tables, de longues portes etc., sans égard pour les belles sculptures qui les ornaient. Au lieu d'être une tranchée, un de ces abris s'élevait plutôt au-dessus du sol. C'était une construction édifiée dans la cour dont le plafond et les côtés étaient formés par des armoires remplies de boue. Le tout était recouvert d'un immense tas de terre. Dans ces occasions-là, la plupart des camarades étaient pris de panique. Un jour, je me trouvais dans l'un de ces refuges ; un soldat était près de moi, ses mains reposant sur mes épaules. Tandis que l'avion s'approchait en commençant à tournoyer au-dessus de nous, toujours plus près, avec un bruit d'enfer, je sentais mon homme trembler, comme s'il avait été secoué par un accès de fièvre. Une fois, une bombe éclata sur la maison du juge, voisine de la nôtre. Notre logis fut ébranlé et une certaine quantité de boue accrochée aux tuiles tomba sur notre lit. Quand l'avion se fut éloigné, les gardiens, comme de vrais enfants, se précipitèrent au dehors pour ramasser des morceaux de shrapnels.

Le magistrat auxiliaire Wang était un homme de petite taille et le plus aimable de toute la bande ; il n'était pas sans éducation ; il avait une certaine autorité et plus d'une fois il usa de bons procédés envers nous. À cette époque, il vint un jour me demander un service. Chaque matin, les hommes pliaient leurs vêtements de rechange et faisaient leur paquetage afin d'être prêts à toute éventualité. Un shrapnel avait atteint et transpercé de part en part le paquetage du magistrat ; le meilleur de ses vêtements, un excellent chandail portait six grandes déchirures. Il me demanda de bien vouloir le lui raccommoder, mais ce travail me semblait impossible à exécuter. Alors je lui proposai de le défaire et d'en confectionner un nouveau ; il consentit et promit de me fournir de la laine pour l'allonger. Après cela, les autres me demandèrent de leur en fabriquer aussi, ce que je n'avais jamais fait auparavant, mais je pus les satisfaire avec l'aide du Seigneur. J'employais toujours la même maille.

La cruauté naturelle de nos ravisseurs se montrait dans les traitements qu'ils faisaient subir aux bêtes comme aux hommes. Pendant un temps, ils nous confièrent la garde d'un singe ; ils venaient souvent pour s'amuser à tourmenter le pauvre animal et ils l'emmenaient aussi dehors pour le taquiner. Un jour, nous avons trouvé un petit journal chinois des écoles du dimanche, tombé près du singe. Un garçon s'en était servi pour agacer l'animal qui avait réussi à le lui arracher. Cette publication, nous dit-on, avait appartenu à un soldat de l'armée blanche (qui avait probablement été exécuté). Nous avions justement demandé à Dieu de nous envoyer une Bible ou au moins quelques portions de sa Parole, et ce petit périodique nous arriva comme une ondée rafraîchissante tombant sur un sol desséché, car il contenait des textes de l'Écriture Sainte.

D'immenses chapeaux furent confectionnés pour le major Swen et d'autres officiers prisonniers. Affublés de ces couvre-chefs, on les faisait parader dans les rues en disant aux gens que c'étaient des chefs impérialistes. De notre chambre nous pouvions voir ce qui se passait dans le compartiment voisin. Le plancher avait été enlevé et le sol était simplement de terre nue comme le nôtre. Pendant les premiers jours il fut garni d'une mince couche de paille, mais le tout fut bientôt saturé par la pluie. La situation des prisonniers était pitoyable et nos coeurs étaient remplis de compassion pour eux, car on leur infligeait de cruels traitements. Quelques-uns d'entre eux étaient tourmentés par une toux terrible. À la fin, leurs ravisseurs eux-mêmes en eurent pitié et leur apportèrent des planches afin qu'ils fussent mieux couchés.

Le cinq du cinquième mois, il se passa de nouveau quelque chose d'inattendu. D'après certains signes, nous sentions qu'on se préparait pour un nouveau départ. Au matin de ce jour-là, un grand nombre de prisonniers avaient été amenés, pris probablement dans les campagnes avoisinantes ; un départ était généralement précédé d'une diminution du nombre des prisonniers, diminution qui se faisait par la libération, l'exécution, ou le transfert dans une autre compagnie ; j'en fis donc la remarque à M. Hayman d'où nous conclûmes que nos prévisions étaient erronées. Les nouveaux venus furent placés dans une pièce voisine de la nôtre et en y jetant un coup d'oeil ils me parurent si nombreux qu'ils étaient entassés comme un troupeau. Ce soir-là, nous gagnâmes notre lit sans méfiance, mais dès qu'il fit sombre, on nous appela et l'ordre fut donné de nous préparer à reprendre la route. Je me demandais si j'allais pouvoir marcher, car depuis ma maladie, j'étais encore assez faible.

On nous aligna dans la cour avec les autres captifs, tandis que les nouveaux venus étaient mis sous la surveillance d'une autre section de gardiens. À cause de l'obscurité, le secrétaire témoignait d'une certaine nervosité, car il avait la responsabilité des captifs étrangers ; on nous encorda. Cette méthode consistait simplement à passer nos bras dans deux boucles d'une corde attachée dans le dos et dont l'extrémité flottait librement sur une certaine longueur. Le gardien pouvait facilement la saisir et nous retenir s'il le désirait. Le mouvement du bras n'était en aucune façon entravé et nous ne souffrions pas du tout de nos liens. Les autres prisonniers étaient menottés ou avaient les mains attachées derrière le dos. Cette manière d'être encordés avait un seul inconvénient, celui d'être brusquement secoués par l'irrégularité de la marche. Parfois, notre gardien nous serrait de moins près. Nous appelions cela « raccrocher le récepteur téléphonique ».

Après une assez longue attente on nous fit sortir de la ville par la porte qui nous y avait conduits et de là nous atteignîmes le bord de la rivière. Ici nouvelle halte ; quatre prisonniers trop faibles pour pouvoir marcher furent sortis des rangs et mis à mort. De leur nombre était un vieillard et une dame âgée. Cette dernière était grande et mince, sa tête était ornée de cheveux blancs. L'exécution eut lieu en notre présence ; nous avons dû regarder dans une autre direction pour ne pas voir tomber les têtes. Les corps furent jetés à la rivière. Tandis que ces pauvres gens tombaient littéralement à côté de nous, un texte que le Seigneur m'avait souvent rappelé, me vint à la pensée : « Que mille tombent à ton côté et dix mille à ta droite, tu ne seras pas atteint ».

Nous avons ensuite poursuivi notre chemin. L'obscurité ne permettant pas une marche rapide, il nous fut possible de suivre le mouvement. L'aube nous trouva à huit kilomètres environ de notre destination. Nous refaisions le même chemin qu'à notre arrivée, passant de nouveau par le lieu d'origine de Ho-Long.

On nous conduisit dans une ferme où nous sommes restés plusieurs jours. Notre chambre était au second étage et nous avions une étroite véranda. Cinq soldats de l'armée blanche étaient enfermés dans la pièce voisine. De leur nombre était le major Swen déjà mentionné ; un autre était un homme de cinquante-deux ans, conseiller des troupes gouvernementales. Il était anticommuniste et croyait que la religion contribue au bien être du peuple. Il parlait librement de l'Évangile et je crois qu'il l'avait entendu prêcher.

Notre halte dura plusieurs jours, pendant lesquels il y eut plusieurs exécutions. Le major Swen devint très pâle, quand il vit conduire à la mort quelques-uns de ses hommes. Un des beaux souvenirs de ce temps de repos, c'est qu'il nous fut permis de prendre un bain, privilège rarement accordé. Le dimanche soir, il nous fallut rassembler nos bagages après quoi on nous aligna dans la cour, mais seulement pour nous dire qu'après tout, nous ne partirions pas. Ainsi le lendemain fut encore un jour de repos. C'était aussi l'anniversaire de mon mariage, et dans sa bonté Dieu permit que nous ayons ce jour-là, indirectement des nouvelles de nos bien-aimés. Une lettre de M. Becker était arrivée dans laquelle il offrait 3.000 dollars pour notre pension. Par cette lettre nous avons eu connaissance de l'intérêt de tous nos amis et des efforts tentés en vue de notre élargissement. Elle contenait aussi la liste des noms de ceux qui avaient contribué à payer les dépenses nécessitées par les pourparlers et à satisfaire aux exigences imprévues que pourraient formuler nos ravisseurs. Nous étions profondément touchés par cette sollicitude et par les sacrifices de nos amis. Des larmes remplirent nos yeux quand on nous raconta ce que fit une petite fille de Changsha, qui à l'église avait entendu parler de notre situation ; elle parvint à gagner un dollar et elle l'envoya pour contribuer à notre libération. Le dollar était joint à la lettre et il fut donné aux rouges. Il ne nous fut pas permis d'avoir les provisions et la littérature qui nous avaient été envoyées, mais M. Hayman eut l'autorisation de voir les « Notes Mensuelles ». Ainsi nous eûmes des bribes de nouvelles, nous apprenant que Miss Emblen était partie en congé et que John et Betty Stam avaient subi le martyre.

Le lendemain eut lieu le départ, mais après avoir parcouru à peu près deux kilomètres, nouvel arrêt. Quelques gardiens furent chargés d'aller quérir aux environs des branches d'arbres de différentes sortes, afin d'en faire des couronnes pour les prisonniers et pour eux-mêmes. Les chevaux furent aussi décorés. On agissait ainsi pour tromper les aviateurs. C'était la première fois que j'étais témoin de ce camouflage qui, plus fard devint habituel.

Tout en marchant, le jour suivant, nous avons pu constater une fois de plus le rude effort imposé aux prisonniers de l'armée rouge. Par un ordre envoyé d'un bout à l'autre de la colonne en passant de bouche en bouche, nous apprîmes que les officiers de la province de Hupeh ne pouvaient pas suivre. À midi nous eûmes un moment de repos. Quelques hommes mangeaient du riz froid qu'ils avaient apporté avec eux, on nous donna de la purée de haricots qui n'avait pas beaucoup de goût, mais qui nous donna la force de continuer. Tandis que nous mangions, un prisonnier exténué fut apporté sur une civière. Il était sérieusement malade. Il luttait pour avoir un peu d'air et quand son ami le major Swen vint le voir, le pauvre captif était inconscient et incapable de reconnaître ceux qui l'entouraient. Ils le portèrent encore sur une distance de quinze kilomètres environ, jusqu'au village où précédemment nous avions reçu deux chaises en guise de lit. Nous espérions rester là au moins pour la nuit, mais ordre fut donné de continuer, ce que nous avons dû faire, après avoir pris une heure de repos, sur la colline en dehors du village. Entre temps la civière nous rejoignit, et les rouges voyant l'état désespéré de l'officier, le tuèrent et je crois, l'enterrèrent.

M. Hayman avait porté ses bagages pendant tout le jour, mais on nous avait débarrassés de notre literie et de mes propres effets, dont on avait chargé d'autres captifs. Nous avons encore parcouru huit kilomètres ce jour-là ; ils nous parurent particulièrement pénibles, à cause de notre déception de n'avoir pas pu passer la nuit au village. M. Hayman défaillait et je portai son paquet pendant quelques centaines de mètres, c'est-à-dire jusqu'à notre destination. En arrivant dans une grande ferme où nous devions passer la nuit, M. Hayman était si épuisé qu'il s'affaissa sur le sol. Je me mis à l'éventer et il se ranima peu à peu.

Le jour suivant, on nous fit partir pour une localité appelée Chungpao, à l'extrême frontière de la province de Hupeh ; là on nous apprit que l'armée rouge avait remporté une grande victoire, qu'elle avait fait prisonniers le général Chang du 41e régiment, deux majors et un ou deux milliers de soldats.




1) C'était le début d'une pleurésie dont les effets se font encore sentir, même après le retour de M. Bosshardt en Suisse. 

2) Lé président de la République chinoise. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant