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Notre vie était devenue plus calme. Nous
avions le privilège de pouvoir prier
ensemble et c'était un encouragement pour
tous les deux. On nous avait laissé un
Nouveau Testament et un exemplaire du
« Pain quotidien ». Pendant nos
pérégrinations nous avions toujours
profité des moments de repos pour lire les
Écritures et chanter des cantiques. Chaque
dimanche nous chantions le chant bien connu :
« Grand Dieu, nous te
bénissons ». Nos gardiens aimaient
à nous entendre et souvent ils nous
demandaient de leur faire ce plaisir. Nous avions
passablement de liberté et chaque jour on
nous permettait de nous laver les mains et le
visage dans une eau qui, il est vrai, avait
déjà servi au même usage,
à une vingtaine de camarades. Par un jour
ensoleillé, on nous accorda l'autorisation
de prendre un bain et de laver nos vêtements.
Nous n'étions pas consignés
strictement dans nos chambres, nous pouvions nous
promener librement dans la cour. À cette
époque, il y eut plusieurs belles
journées, ce dont nous fûmes
très reconnaissants.
Noël approchait et nous soupirions
d'autant plus après la liberté. Peu
de temps après notre installation, j'avais
remarqué que la porte de derrière
était très légèrement
assujettie par trois simples clous, deux à
gauche et un à droite. La
pensée de la fuite surgit de nouveau dans
nos coeurs. L'approche des fêtes ne faisait
qu'augmenter ce désir de rejoindre nos
bien-aimés pour passer Noël avec eux.
Notre gardien était un peu insouciant, et
souvent occupé ailleurs. Chaque soir, avant
la tombée de la nuit, les hommes devaient se
rendre à l'appel ; alors le capitaine
mettait ses registres à jour ; puis il
haranguait ses soldats et chantait avec eux.
C'était le 17 décembre ; les
hommes répondaient à l'appel et notre
gardien était assis auprès du feu
dans la chambre voisine. Profitant du
crépuscule nous sortîmes sans bruit.
Heureusement pour nous, il n'y avait pas de maison
à passer, et en quelques pas nous
fûmes au jardin. Un simple mur nous
séparait de la route, il fut bien vite
escaladé ; pendant ce temps nous
entendions encore le chant de nos gardiens ;
nous pouvions donc franchir une appréciable
distance avant que notre absence fût
remarquée.
Le froid était très vif.
C'était un soir sans lune et nous nous
égarions dans l'obscurité. Quelle ne
fut pas notre détresse quand nous nous
retrouvâmes au même endroit,
après avoir marché une partie de la
nuit. Il faisait noir comme dans un four ; une
pluie fine et froide nous transperçait,
tandis que nous frissonnions, arrêtés
au bord de la route, en attendant l'aurore.
Avisant une maison, nous y sommes
entrés malgré le danger ; on
nous donna aimablement à déjeuner,
mais nos hôtes se réjouissaient
certainement de nous voir partir ; car, nous
dirent-ils, ils craignaient pour le jour même
l'arrivée des rouges. Ils nous
indiquèrent la route à suivre. Les
habitants de la seconde maison où nous avons
frappé furent très
hospitaliers ; ils nous donnèrent
à manger et refusèrent d'accepter
notre paiement ; ils nous appelèrent
même « Pasteur ». Eux
aussi, cependant, craignaient d'être surpris,
sachant bien qu'à chaque instant des
communistes pouvaient surgir et perquisitionner
dans leur maison. Malgré leurs
appréhensions, ils nous donnèrent un
jeune homme, chargé de nous conduire vers un
temple où nous avions l'espérance de
nous cacher. Nous venions à peine
d'apercevoir l'édifice, que notre jeune guide prit
brusquement
congé de nous et s'enfuit à toutes
jambes. En prévision d'une attaque possible,
le temple était barricadé de tous les
côtés, et il nous fut difficile d'en
trouver l'entrée. Le vieux prêtre qui
en en avait la garde nous avait entendus ; il
sortit pour voir ce qui se passait. Il nous fit
entrer, mais apprenant notre histoire, il fut
frappé de terreur, car les rouges venaient
chaque jour à la recherche de quelque
suspect.
Pourtant il nous donna, pour la route,
une bonne provision de riz et de légumes,
puis il nous congédia après nous
avoir indiqué la bonne direction. Il faisait
grand jour et continuer notre route était
trop dangereux. Et puis le sol était trop
mouillé pour nous y coucher et dormir.
Avisant un endroit écarté et couvert,
nous nous mîmes à faire les cent pas
en priant pour la Mission. La nuit allait venir, il
fallait donc se remettre en marche, avant qu'il
fît tout à fait sombre. Mais
hélas ! comme la nuit
précédente, il nous fut impossible de
discerner notre route. À l'aube nous
n'étions encore qu'à huit
kilomètres du cantonnement de nos ennemis.
Comme la veille, nos pas nous conduisirent chez des
gens bienveillants qui nous donnèrent du riz
et des oeufs ; mais ils étaient
visiblement désireux de nous voir finir
notre repas et partir au plus vite, le frère
d'un de leurs voisins était capitaine dans
l'armée rouge, de sorte que leurs risques
étaient grands. Ce jour-là il nous
fut possible de nous cacher dans une petite caverne
et d'y dormir ; puis craignant de nous
égarer encore, nous ne tardâmes pas
à nous remettre en route. En traversant une
colline, nous avons rencontré une femme
chargée de deux seaux ; quand elle nous
aperçut, elle parut terrifiée, et en
criant elle se mit à courir vers une maison
située tout près de là. Nous
l'avons suivie et ses cris attirèrent un
homme curieux de voir ce qui se passait. Quand il
nous vit, il nous demanda : « Ne me
reconnaissez-vous pas ? Ne savez-vous pas qui
je suis ? » Il nous apprit alors
qu'il était justement le parent de
« Dodu Liao », celui-là
même qui avait essayé d'obtenir sa
libération. Il nous fit entrer et nous
offrit le repas du soir. Quelle étrange
situation ; nous
étions unis à ces gens par un
« lien » commun, car nous
étions tous persécutés par la
même main. Mais impossible de nous attarder
dans cette maison hospitalière, notre
présence l'exposait à de trop grands
dangers.
Tandis que nous avancions
péniblement, une femme rencontrée sur
le chemin nous assura qu'il n'y avait pas de rouges
dans la vallée située un peu plus
bas, et nous y sommes descendus. Nous avions un
urgent besoin de chaussures et pour tenter de nous
procurer des sandales, nous sommes entrés
dans une ferme. Ayant appris qu'une prime de 500
dollars était promise à quiconque
nous ramènerait vivants, le
propriétaire de cette ferme résolut
de signaler notre présence à nos
ennemis. Après l'avoir quitté nous
gravissions une colline quand, à
mi-côte, nous entendîmes crier
derrière nous. C'étaient les gens de
la ferme qui nous rappelaient pour nous dire que
nous n'étions pas sur la bonne route, que du
reste les rouges se trouvaient justement au sommet.
Ils nous conseillèrent donc de redescendre
et nous offrirent de nous abriter jusqu'à la
nuit. Nous ne savions quel parti prendre.
Finalement, cédant à leurs instances,
nous revînmes sur nos pas. Mais nos
soupçons ne tardèrent pas à
s'éveiller en constatant chez nos
hâtes une politesse excessive et quelque peu
suspecte ; de plus, ils n'avaient pas du tout
cette terreur que nous avions trouvée chez
tous ceux qui nous avaient déjà
secourus ; il valait donc mieux nous remettre
en marche.
Bientôt après, en nous
retournant, nous vîmes des hommes
armés, lancés à notre
poursuite. Après nous avoir saisis, ils nous
fouillèrent pour voir si nous avions de
l'argent et des armes. Ils nous prirent trois
dollars, notre Nouveau Testament et noire
« Pain quotidien ». Au
bout de quelques minutes, quelques-uns des gardiens
de notre campement arrivèrent aussi. Ils
nous dirent spontanément que nous ne serions
pas mis à mort. Cette simple remarque nous
montra le grand danger auquel nous exposait notre
malheureuse tentative. On nous fit arrêter
près d'un temple où une foule
étrange était assemblée, et on
nous donna le repas du soir. À notre
arrivée, le capitaine des
gardes, furieux, vint à nous et nous gifla.
Puis on nous conduisit devant le juge qui, lui
aussi, était dans une grande colère.
On nous mit dans la prison réservée
aux criminels (espions, receleurs, etc.), puis on
nous sépara. Au bout d'une demi-heure
environ, on nous fit comparaître devant le
général Hslao-Keh qui était
entouré de plusieurs chefs communistes, et
l'interrogatoire commença.
- Pourquoi vous êtes-vous
évadés ? demanda le
juge.
- Si vous aviez été
à ma place, répondis-je, n'en
auriez-vous pas fait autant ?
- Vous êtes un disciple de
Jésus-Christ ; Il a dit :
« Si un homme te frappe sur
une joue, tu dois lui présenter
l'autre » ; si on t'oblige à
faire un mille de chemin, tu dois en faire deux, et
cependant vous vous êtes enfuis. Moi, je ne
suis pas disciple de Jésus, mais de Marx, et
je mets en pratique ses doctrines.
Telle fut la réprimande du juge.
Nos gardiens faisaient toujours allusion à
ce point particulier du Sermon sur la montagne,
comme si notre Seigneur n'avait jamais dit que
cela. Ils n'aiment naturellement pas son
enseignement qui, disent-ils, pousse les gens
à s'humilier et c'est juste l'opposé
de ce qu'ils préconisent et
pratiquent.
Leur système reconnaît
trois classes de gens, bien qu'en principe tous les
hommes soient égaux. Dans la première
sont les paysans et les artisans ; puis
viennent les petits commerçants
tolérés provisoirement et
considérés comme un mal
nécessaire ; enfin, les derniers de
tous, ceux qui enseignent la religion, c'est
là un capital mort, comme ils disent. Nous
appartenions à cette troisième
classe, et à cause de cela nous n'avions
aucun droit à faire valoir. Cette position
nous rappelait les paroles de saint Paul :
« Nous sommes devenus comme les
balayures du monde, le rebut de tous jusqu'à
maintenant. »
Après cette enquête on nous
lia et, au lieu de nous mettre dans la prison
ordinaire, on nous conduisit dans une chambre au
plancher de bois. Dans chaque coin se trouvait un
petit tas de paille qui devait nous servir de lit,
tandis qu'une brique devait être notre
oreiller. Notre literie fut
répartie entre nous deux et il nous fut
interdit de parler. Lorsque nous désirions
changer de position, nous devions tout d'abord en
demander l'autorisation à notre gardien.
Pour cela nous devions faire usage de la formule
consacrée. Voici un exemple du dialogue
employé :
- Camarade, je désire dire
quelque chose !
- Que demandes-tu ?
- Puis-je me tourner ?
- Non, répondait d'un ton rogue
le cher camarade ; parfois il lançait
un « oui ». Nous avions les
mains liées derrière le dos et nous
dépendions de notre geôlier pour
être recouverts, quand nous avions
été autorisés à changer
de position. Une certaine fois, M. Hayman resta
découvert pendant longtemps.
Les gardiens sont groupés en
sections de dix hommes environ, conduits par un
chef. Plusieurs sections réunies forment une
compagnie placée sous le commandement d'un
capitaine. Chaque compagnie a son
hygiéniste, son secrétaire, son
conférencier, etc. Les communistes ont beau
crier « À bas les
classes », c'est une faute grave que de
donner à un fonctionnaire un titre
inférieur au sien propre ; tandis qu'il
est tout à fait admis de l'affubler de celui
d'un supérieur. L'un de ces chefs de
section, récemment arrivé dans notre
compagnie, était un tout jeune homme ;
il vint un soir auprès de nous, et, voyant
que j'étais trop étroitement
garrotté, sans mot dire il détendit
un peu la corde, ce qui me soulagea
beaucoup.
Le lendemain, le juge nous interrogea
séparément, cherchant à nous
accuser non seulement de tentative
d'évasion, mais aussi de nous être
livrés à l'espionnage. Il nous apprit
que nous serions jugés publiquement le
lendemain, sur la place du marché ;
nous devions donc prendre garde à nos
réponses qui devaient plaire aux camarades
et au public. Cet avertissement était pour
notre bien, car ce serait eux qui prononceraient la
sentence. On nous posa un nombre infini de
questions sur le lieu de notre naissance,
l'éducation que nous avions reçue,
notre manière de vivre en Chine, etc. Ils
s'informèrent aussi des
moindres détails de notre fuite, cherchant
à savoir qui nous avions rencontré,
où nous avions reçu de la nourriture.
Aucun de ceux qui nous avaient secourus si
aimablement n'ont été
inquiétés à cause de nous par
quelque imprudence de langage, pour autant que nous
le sachions.
- Maintenant, dit le juge en se tournant
vers moi, vous verrez ce que cela signifie
d'être jugé par le peuple.
Quelques jours après on nous
conduisit au tribunal. Une foule immense de
camarades et de civils se montant à
plusieurs milliers de personnes, avait
déjà envahi la place du
marché. Une estrade ornée de drapeaux
et de fleurs artificielles y était
installée ; elle servait aux
démonstrations publiques et aux jugements
des prisonniers. Elle était meublée
d'une table et de trois chaises sculptées
avec soin et destinées aux juges.
Le premier cas fut celui d'un camarade
qui, après avoir été
acheté, essaya de cacher un
propriétaire. On lui posa une ou deux
questions, puis se tournant vers la foule, le juge
lui demanda son verdict. Ils crièrent tous
d'une seule voix :
« Shah » (Tuez-le). Le pauvre
prisonnier faisait pitié ;
déjà très amaigri, il devint
mortellement pâle tout en essayant de risquer
quelques explications ; il fut
néanmoins emmené pour être mis
à mort.
Notre tour vint ensuite. On
commença par M. Hayman et je suivis. Le juge
était assis au fond de l'estrade. Il nous
fallut nous placer sur le devant, un par un, bien
en en face du public. Le magistrat posait ses
questions derrière nous et nous devions
répondre à la foule. C'était
une mise en scène ridiculement
théâtrale. On me donna l'ordre
absurde, non seulement de prononcer en anglais, mes
noms et prénoms, mais encore de les
épeler. Jugez de l'effet ! Tandis que
cet étranger bizarre articulait ces sons
plus bizarres encore,
R-o-d-o-l-f-A-l-f-r-e-d-B-o-s-s-h-a-r-d-t, la foule
fut prise d'un irrésistible fou rire. M.
Hayman dut prononcer quelques-uns des mots Miao
qu'il connaissait, au grand amusement de
l'auditoire.
La Parole de Dieu m'apportait de grandes
consolations, et c'est alors que
ces mots me furent rappelés avec une force
nouvelle et spéciale. « Quand
on vous mènera devant les synagogues, les
magistrats et les autorités, ne vous
inquiétez pas de la manière dont vous
vous défendrez, ni de ce que vous direz, car
le Saint-Esprit vous enseignera à l'heure
même ce qu'il faudra dire. » La
certitude que le Saint-Esprit était à
l'oeuvre pour tout diriger m'enlevait toute
crainte.
- Pourquoi êtes-vous venu en
Chine ? demanda le juge.
- Je suis venu pour vous annoncer le
seul vrai Dieu et pour vous appeler à la
repentance, répondis-je.
Bientôt le juge me ferma la bouche
en posant d'autres questions sur les trois chefs
d'accusations portées contre nous.
1° Nous avions été
trouvés possesseurs d'un appareil
photographique, pour prendre des vues des points
prétendus stratégiques du pays,
2° Nous portions des costumes
chinois, parlions la langue du peuple, nous allions
même jusqu'à étudier les
dialectes pour mieux dissimuler nos mauvais
desseins.
3° Enfin nous prêchions la
doctrine de Jésus qui enseigne de ne pas
résister au méchant. Nous
étions donc des espions au service de nos
gouvernements respectifs, cela ne faisait pas
l'ombre d'un doute.
Le public fut alors appelé
à prononcer son verdict. Un profond silence
tomba sur eux tous. Enfin une voix s'écria
« Shah » puis une autre
« Ca » (battez-les). Le juge se
leva précipitamment et nous ordonna de nous
retirer. Un peu plus tard on nous rappela pour nous
faire entendre la lecture de notre condamnation qui
avait été rédigée
d'avance. La rançon devait être
portée à 150.000 dollars. M. Hayman
devait subir un an de prison et moi dix-huit mois.
J'étais considéré comme
l'instigateur de notre escapade. Puis, quand nous
avions été repris au pied de la
colline, M. Hayman s'était rendu sans
résistance, tandis que moi j'avais
essayé de m'enfuir. On m'accusait aussi
d'avoir en cette occasion battu mes gardiens, ce
qui était faux. Deux autres prisonniers
furent jugés et emmenés ensuite pour
être exécutés avec le
précédent, après quoi on nous
fit réintégrer notre prison.
Pendant cette période de rigueur,
le juge nous faisait souvent
appeler séparément. Un jour il me dit
que le gardien de service au moment de notre fuite
avait été mis à mort et que
son sang était sur nos têtes ;
naturellement que nous méritions
d'être punis pour cela, car une vie avait
été sacrifiée inutilement. Il
me fit choisir entre trois modes de
châtiment. À porter chaque jour cent
charges d'eau ; ou bien recevoir cent coups de
fouet par jour ; enfin ne dormir que pendant
deux heures sur vingt-quatre. Je n'avais pas la
force de porter l'eau ; les deux autres
punitions auraient sans doute causé ma mort,
c'est pourquoi je ne voulus rien choisir, mais je
lui dis que s'il m'ordonnait de faire quelque chose
que je puisse exécuter, j'étais
prêt à consentir. Ce n'était
heureusement qu'une menace qui n'aboutit à
rien. En nous annonçant la mort de notre
ancien gardien, il désirait seulement
charger notre conscience de chrétien et par
ce moyen, augmenter nos souffrances. Il ne fut
naturellement pas d'accord quand je lui
déclarai que Dieu nous pardonnait. Quelque
temps après, on revit ce même gardien,
heureux et bien vivant !
Quand notre geôlier avait le dos
tourné, nous parvenions à nous
chuchoter quelques mots. Je me mis à
enseigner secrètement à M. Hayman les
signes de l'alphabet des sourds-muets ; il fut
l'élève le plus docile et apprit
rapidement. Même alors, nos conversations
étaient très sommaires car elles
devaient se faire en cachette du gardien. Un jour,
en se retournant brusquement, il nous surprit.
« Que diable inventez-vous
encore ? »
s'écria-t-il.
Noël arriva pendant ce temps
d'extrême rigueur. Dans nos tristes
circonstances, rien ne pouvait être plus
triste et déprimant. Il faisait froid, nous
n'avions pas de feu, notre seul passe-temps
consistait à rester assis sur le plancher.
Nos trois repas composés de riz et de
légumes étaient la seule diversion de
notre existence monotone ; de plus, il fallait
manger en silence. Oui, considéré par
les yeux de la chair, ce jour était morne,
lugubre, absolument dépourvu de joie. Mais
le Seigneur m'envoya un message d'amour en me
rappelant le mot « Emmanuel »,
Dieu avec nous, et tout fut transformé.
L'idée me vint de former les lettres de ce
nom merveilleux avec des brins de paille. Sans que
le gardien s'en doutât, ce mot servit
à nous réjouir tous les deux. Tout ce
qui nous entourait prit tout à coup une
apparence de joie et de paix. « Si
Dieu est pour nous, qui sera contre
nous ? » Nous avions ainsi la
certitude que notre captivité ne durerait
pas plus qu'Il ne le permettrait.
Deux ou trois jours après notre
jugement, le juge nous fit de nouveau
comparaître devant lui. Il avait un
éclair de bienveillance dans les yeux en
nous faisant cette proposition : Choisir
l'emprisonnement auquel nous avions
été condamnés, ou le payement
d'une amende de un dollar par jour de
détention, ce qui ferait 365 dollars pour M.
Hayman et 548 pour moi. Nous n'avons pas d'argent,
répondis-je en hésitant ; mais
il espérait parvenir à nous faire
payer l'amende, sachant bien qu'une
détention aussi longue nous ferait mourir
tous les deux.
Nous ne pouvons naturellement pas vous
laisser autant de liberté qu'avant votre
fuite, expliqua-t-il. Puis il nous demanda
d'écrire des lettres auxquelles il joignit
une copie de notre condamnation de même
qu'une liste d'objets qu'on demandait. Si on
pouvait leur procurer deux canons
antiaériens, le montant de la rançon
serait considérablement diminué. Puis
vint une nouvelle restriction : il nous fut
défendu de nous entretenir dans une autre
langue que le chinois.
Nous ne pouvions plus prier ensemble,
à cause de l'interdiction de parler.
Ardemment désireux de retrouver un peu de
notre ancienne et merveilleuse communion, je
proposai à M. Hayman de chuchoter notre
prière en anglais. Mais hélas !
notre gardien nous surprit. « Quelle
diablerie inventez-vous encore, vous
deux ? » demanda-il. Alors il nous
fit coucher à la manière chinoise,
appelée « tête à
queue » c'est-à-dire de
manière à ce que les pieds de l'un
fussent à côté de la tête
de l'autre. On nous obligea pendant des mois
à conserver cette position qui nous
était des plus désagréable
à tous deux.
Ainsi commença l'année
1935. Au matin du jour de l'an qui est aussi
l'anniversaire
de
ma naissance, nos pensées se
portèrent non seulement sur les
réjouissances de l'année
précédente, mais encore sur notre
avenir qui s'annonçait si sombre ; et
nous réalisions à quel point nous
avions besoin du secours de Dieu. Après
avoir prié pour rechercher
spécialement ce secours, je demandai au
Seigneur de me donner un message rassurant.
Aussitôt ces paroles du psaume 37e se
présentèrent à moi :
« Confie-toi en l'Éternel.
Attends-toi patiemment à l'Éternel,
et il t'accordera les désirs de ton coeur.
Recommande ton sort à l'Éternel, mets
en Lui toute ta confiance. Ne t'irrite pas contre
celui qui vient à bout de ses mauvais
desseins. » Je fis part de ce message
à mon compagnon et il en fut très
réjoui. L'idée d'une attente patiente
s'applique à une longue période, mais
j'étais loin de me figurer qu'il me faudrait
encore passer un Noël et un Nouvel an sous la
férule des rouges. Sur la paroi de notre
chambre nous avions gravé ces lettres :
A. D. (« Anno Domini ») 1935.
Notre gardien pouvait lire les chiffres, quant aux
initiales, il pensa qu'il ne s'agissait que des
festivités de la nouvelle année et il
n'en comprit pas le sens. Pour nous, elles avaient
cette précieuse signification,
« Année de notre
Seigneur ». En utilisant notre
calendrier, les rouges témoignaient à
leur insu de la venue de Christ. Ils
méprisaient le Nouvel an chinois et le
célébraient à la même
date que nous. La veille on avait
préparé la fête. Notre ration
fut un grand plat de porc gras ;
c'était délicieux et nous nous en
sommes régalés. De notre
fenêtre, nous pouvions observer ce qui se
passait dans la cour ; les camarades
étaient assis par groupes de huit (selon la
coutume chinoise) et ils savouraient leur repas de
fête. À cause du manque de tables, le
couvert était mis sur le sol ; mais
tout était très bien organisé,
ce qui était en contraste avec
l'irrégularité habituelle.
Peu de temps après cet
accroissement de liberté, on nous donna une
autre chambre en compagnie d'un troisième
prisonnier. Plus tard, un quatrième nous fut
adjoint. C'était un vieillard de
soixante-quinze ans, répondant au nom de
Liao. On le questionna immédiatement pour savoir
s'il était de
la famille de « Dodu Liao »
mais il se défendit d'avoir aucun lien de
parenté avec lui. Il habitait à
quelques pas de notre cantonnement et son fils se
faisait un plaisir de lui fournir la nourriture qui
lui convenait et à laquelle il était
accoutumé. Mais on ne la lui donnait que
rarement. Une fois, ce fut l'officier chargé
de la surveillance générale du
quartier des prisonniers, qui lui apporta cette
nourriture. Le pauvre vieillard en fut si heureux
que, selon la coutume chinoise, il s'inclina
profondément devant le fonctionnaire ;
en guise de récompense, il reçut un
violent soufflet. Le pauvre homme fut
complètement dérouté par ce
traitement, car il ne réalisait pas encore
que sa révérence était
anticommuniste, car elle marquait une distinction
des classes. De son côté, en agissant
ainsi, l'officier montrait le manque de respect du
parti à l'égard de la vieillesse, et
son hostilité pour toute politesse. D'autre
part, le pauvre vieillard cherchait à plaire
à ses gardiens dans les plus petites choses.
Suivant une antique coutume chinoise, il avait
encore des ongles très longs. Pourquoi vos
ongles sont-ils si longs ? C'est vieux jeu et
antihygiénique, demanda un gardien. Le
docile vieillard se mit aussitôt en devoir de
les couper. Il fut retenu prisonnier
jusqu'après le Nouvel an chinois. En ce jour
de fête, les membres de sa famille lui
envoyèrent quelques plats du traditionnel
porc gras, et, généreusement, il
partagea avec nous. C'était un fumeur
d'opium et par grâce spéciale, on
permettait à sa famille de lui envoyer une
certaine ration de cette drogue. Dès le
début de notre captivité, nous avions
été étonnés de
rencontrer tant de Chinois qui n'étaient pas
adonnés à cette funeste pratique. Les
cuisiniers et les coolies avaient la permission de
fumer. Quelques-uns de nos gardiens qui
n'étaient pas guéris de leur passion,
demandaient parfois en secret à M. Liao de
leur passer sa pipe. Au bout d'un certain temps le
pauvre vieux fut exécuté.
Permettez-moi de vous présenter
quelques-uns de nos geôliers de cette
époque. Il y avait celui qu'entre nous nous
appelions « Tapageur ».
À peine arrivé parmi nous, il se montra
bruyant ; qu'il
fût midi ou minuit, il hurlait les chants de
la compagnie, les chantant toujours faux, marquant
la mesure en frappant de son fusil sur le plancher.
Une certaine rudesse semblait caractériser
toutes ses actions et toutes ses paroles.
Puis il y avait celui que nous appelions
« Lao-hsiung »
« butor ». En arrivant pour
prendre son service, il avait l'habitude de beugler
« ne bougez pas », sans
regarder si nous bougions ou non. Il venait
jusqu'à la porte de la chambre où
étaient les autres prisonniers, leur
décrochait un regard farouche à
travers l'ouverture servant à leur passer
leurs repas et leur donnait ses ordres d'une voix
retentissante. Parfois il pénétrait
dans la cellule pour battre un pauvre
inculpé. Un soir, il rossa d'importance un
pauvre vieillard accusé d'avoir fait du
bruit (il avait probablement gémi dans son
délire ou sa souffrance) ; le lendemain
matin, le vieillard fut trouvé mort. Un
jour, il nous ordonna de rester absolument
immobiles pendant toute la nuit, et je protestai,
car plus aucun de nos gardiens ne l'exigeait de
nous. Pour toute réponse, il me frappa avec
le plat de son sabre ; alors je lui
déclarai que je me plaindrais au capitaine,
car il était interdit de nous traiter de
cette manière. Il essaya de dissimuler ses
craintes en continuant à hurler ses
insultes. Après avoir bien
réfléchi, je résolus de rester
parfaitement calme et de ne plus rien lui dire,
quoi qu'il fît ou criât. Ce
soir-là, j'étais couché
très tranquillement ; me croyant
endormi, il me passa par trois fois la main sur la
figure, afin de m'agacer. Je ne dis pas un mot. Au
bout de quelques jours, il modifia son attitude et
il nous traita un peu mieux.
Un troisième était
« Lao-hao » le
« bienveillant » qui
était très aimable avec nous. Mais sa
bonté était tempérée
par une habitude bizarre ; c'était
celle de chanter d'une voix de fausset en frappant
de son fusil sur le plancher en un rat-a-tap-tap
à contre temps. Je devais beaucoup prier et
faire acte de volonté pour empêcher
que ces coups monotones ne me fissent perdre le
contrôle de mes nerfs. Quelque temps
après, il me montra un diplôme que lui
décerna une école militaire dans
laquelle Hsiao-Keh avait enseigné. Ce
diplôme certifiait qu'il avait pris ses
degrés après un mois d'étude.
De notre chambre ouvrant directement sur la
cour, nous avions de nombreuses occasions de voir
la manière dont les prisonniers
étaient traités. Ceux qui
étaient repris après avoir
essayé de fuir, étaient amenés
dans la cour et battus sans pitié ; les
gardiens administraient les coups chacun à
son tour. Nous vîmes aussi les instruments de
torture en bambou ; ils étaient
appliqués le soir, à certains
prisonniers et retirés le matin. Il
n'était pas rare de voir ceux qui mouraient
de faim, de mauvais traitements ou de maladie,
emportés et mis en terre sans cercueil,
comme on l'aurait fait pour un chien. Un jour, deux
femmes arrivèrent au camp pour
négocier la rançon d'un des leurs, un vieillard
d'âge très avancé. Après
avoir été retenues pendant plusieurs
jours, elles durent être témoins d'une
scène ignoble. Leur parent était
mort ! On l'emportait pour l'enterrer, comme
on aurait emporté un porc pour le vendre au
marché. Le cadavre du pauvre homme
était lié à une longue perche,
par les mains et par les pieds !...
Frappées au coeur par ce cynisme, les
pauvres femmes sollicitèrent en vain
l'autorisation de donner à leur parent de
décentes funérailles. L'officier
montra l'endurcissement de son coeur en posant
cette incompréhensible question :
« Que vous est-il ? » et
la permission fut refusée.
Pendant une période, nous
pouvions voir presque chaque jour défiler
des captifs, hommes et femmes, conduits au lieu
d'exécution. Parfois les hommes
étaient nus jusqu'à la ceinture,
parfois ils n'avaient ni bas ni chaussures ;
toujours ils étaient solidement
garrottés. Leurs vêtements devenaient
la proie de leurs bourreaux. Ces spectacles nous
montraient à quel point la main du Seigneur
retenait celle de nos ennemis et contrôlait
leurs actions à notre égard. De notre
fenêtre nous pouvions suivre les soldats
pendant leurs heures de récréation.
C'était généralement le soir.
Par exemple, un capitaine appelait ses hommes pour
donner un concert improvisé ;
après leur avoir fait exécuter un
temps de marche autour de la cour, ordre
était donné de s'asseoir.
Le capitaine faisait appel à des
volontaires : l'un chantait, d'autres
disputaient un match de lutte. Après chaque
production des tonnerres d'applaudissements
éclataient. Souvent ils se livraient
à de simples jeux de société
tels que « semer un
mouchoir » ou « cochon
et sifflet ». Deux hommes entraient
dans le cercle ; on bandait les yeux de l'un
d'entre eux, l'autre sifflait de temps en temps et
devait éviter de se laisser attraper. Ils
trouvaient une joie presque puérile à
ces simples passe-temps. Ou bien c'était un
jeu de numérotation ; il fallait se
numéroter en ayant soin de remplacer cinq et
sept et leurs multiples par des syllabes telles que
« tric » et
« trac ». La moindre
erreur était saluée par des
explosions de rire. À côté de
ces jeux enfantins, ils en avaient de plus
difficiles, exigeant beaucoup
d'exercice. L'un était la danse des sabres
que plusieurs pratiquaient avec adresse. Ils
exécutaient en mesure des mouvements
rapides, faisant le simulacre d'abattre des
têtes. Ils s'exerçaient aussi à
l'escrime à la baïonnette. Ces
délassements nous intéressaient. Les
jeux de hasard sont un passe-temps favoris des
Chinois, mais ils étaient
sévèrement interdits aux camarades
rouges. Parfois ils se livraient à des
parties de
« basketball » mais sur
un autre emplacement.
L'oisiveté forcée et la
monotonie de notre existence étaient
toujours ma bête noire. Un jour je vis un
prisonnier occupé à défaire
une paire de chaussettes et je lui offris de
l'aider.
- Pourquoi faites-vous cela ? lui
demandai-je.
- Je veux fabriquer des
« oreilles » pour mes
sandales, dit-il.
Aussitôt ma pensée se
reporta à l'époque d'une maladie de
mon enfance. Pour remplir utilement le temps de ma
convalescence, ma mère m'apprit à
crocheter. Tiens, pensai-je, si je pouvais me
procurer un crochet et du fil, j'arriverais sans
doute à fabriquer quelques objets, et ce
travail serait une heureuse diversion. Mon
co-détenu m'offrit le coton qui lui
restait ; comment faire pour avoir un
crochet ? C'était bien simple, il
suffisait de tailler adroitement un
« chopstick »
(bâtonnet que les chinois emploient pour
manger). Nous étions sans souliers. Alors je
confectionnai une paire de chaussons de lit pour M.
Hayman. Notre gardien observait mon travail et le
trouvait très intéressant. On
m'apporta de la laine en me demandant d'en faire un
bonnet pour le trompette de la compagnie. Ce fut un
succès ; dès lors je ne fus plus
jamais inoccupé et le temps passa plus
rapidement. On me commanda des bonnets, des gants,
des mitaines, des ceintures, des jerseys.
Bientôt j'eus une longue liste de travail
à faire en avance. Tous ces articles
étaient confectionnés avec le
même point. Peut-être pouvez-vous vous
imaginer la forme étrange qu'avaient
quelques-uns de ces objets une fois
achevés.
Nous nous reposions toujours le
dimanche. Nous nous souvenions facilement des
dates, car nous priions régulièrement
chaque jour pour les provinces
désignées sur la liste de la Mission
intérieure de la Chine. Quand il fallut
expliquer pourquoi nous ne travaillions pas le
dimanche, en se moqua de nous en nous accusant de
superstition. Le dimanche, nos gardiens ne
faisaient pas l'exercice ; ils se bornaient
à nettoyer leurs fusils et à
exécuter d'autres petits travaux.
Peut-être avaient-ils compris la
nécessité d'un jour de repos, ou bien
était-ce dû au fait que dans les
troupes du gouvernement on observait le dimanche en
une certaine mesure. Même alors, ils
oubliaient souvent la date et venaient se
renseigner auprès de nous. Ils
étaient étonnés de notre
mémoire. Parfois, un chef même se
trompait, et après nous avoir
consultés, on les entendait dire en
partant : « Je vous l'avais bien
dit ! » Dès le commencement,
nous avions pris l'habitude de remercier Dieu avant
chaque repas. Quand ils nous demandèrent ce
que nous faisions, nous pûmes expliquer que
nous remercions notre Père céleste
pour notre nourriture. Malgré nos
explications souvent répétées,
ils étaient lents à comprendre. Une
fois un gardien essaya de prendre sur lui de nous
menacer d'une interdiction, mais il n'advint rien
de pareil. L'observation du dimanche et la
prière avant le repas nous valaient bien des
moqueries mais c'étaient de
précieuses occasions de rendre
témoignage devant ces hommes impies.
Notre lit était appuyé au
galandage, et un jour M. Hayman ayant entendu le
juge dire à quelqu'un :
« Vous êtes les chiens serviles des
étrangers ! », « Je
pense, me dit-il, que quelqu'un est venu pour nous
secourir. » Après avoir surpris
encore quelques phrases nous fûmes sûrs
qu'il en était ainsi. Notre espoir fut
confirmé quand, le soir, on nous fit changer
de chambre.
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