Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Une évasion et ses conséquences

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Nous sommes sans force devant cette multitude nombreuse qui s'avance contre nous, et nous ne savons que faire ; mais nos yeux Sont sur Toi.
(2 Chron. 20. 12.)
 
Je tourne constamment mes yeux vers l'Éternel, car Il fera sortir mes pieds du filet.
(Ps. 25. 15.)


Notre vie était devenue plus calme. Nous avions le privilège de pouvoir prier ensemble et c'était un encouragement pour tous les deux. On nous avait laissé un Nouveau Testament et un exemplaire du « Pain quotidien ». Pendant nos pérégrinations nous avions toujours profité des moments de repos pour lire les Écritures et chanter des cantiques. Chaque dimanche nous chantions le chant bien connu : « Grand Dieu, nous te bénissons ». Nos gardiens aimaient à nous entendre et souvent ils nous demandaient de leur faire ce plaisir. Nous avions passablement de liberté et chaque jour on nous permettait de nous laver les mains et le visage dans une eau qui, il est vrai, avait déjà servi au même usage, à une vingtaine de camarades. Par un jour ensoleillé, on nous accorda l'autorisation de prendre un bain et de laver nos vêtements. Nous n'étions pas consignés strictement dans nos chambres, nous pouvions nous promener librement dans la cour. À cette époque, il y eut plusieurs belles journées, ce dont nous fûmes très reconnaissants.

Noël approchait et nous soupirions d'autant plus après la liberté. Peu de temps après notre installation, j'avais remarqué que la porte de derrière était très légèrement assujettie par trois simples clous, deux à gauche et un à droite. La pensée de la fuite surgit de nouveau dans nos coeurs. L'approche des fêtes ne faisait qu'augmenter ce désir de rejoindre nos bien-aimés pour passer Noël avec eux. Notre gardien était un peu insouciant, et souvent occupé ailleurs. Chaque soir, avant la tombée de la nuit, les hommes devaient se rendre à l'appel ; alors le capitaine mettait ses registres à jour ; puis il haranguait ses soldats et chantait avec eux. C'était le 17 décembre ; les hommes répondaient à l'appel et notre gardien était assis auprès du feu dans la chambre voisine. Profitant du crépuscule nous sortîmes sans bruit. Heureusement pour nous, il n'y avait pas de maison à passer, et en quelques pas nous fûmes au jardin. Un simple mur nous séparait de la route, il fut bien vite escaladé ; pendant ce temps nous entendions encore le chant de nos gardiens ; nous pouvions donc franchir une appréciable distance avant que notre absence fût remarquée.

Le froid était très vif. C'était un soir sans lune et nous nous égarions dans l'obscurité. Quelle ne fut pas notre détresse quand nous nous retrouvâmes au même endroit, après avoir marché une partie de la nuit. Il faisait noir comme dans un four ; une pluie fine et froide nous transperçait, tandis que nous frissonnions, arrêtés au bord de la route, en attendant l'aurore.

Avisant une maison, nous y sommes entrés malgré le danger ; on nous donna aimablement à déjeuner, mais nos hôtes se réjouissaient certainement de nous voir partir ; car, nous dirent-ils, ils craignaient pour le jour même l'arrivée des rouges. Ils nous indiquèrent la route à suivre. Les habitants de la seconde maison où nous avons frappé furent très hospitaliers ; ils nous donnèrent à manger et refusèrent d'accepter notre paiement ; ils nous appelèrent même « Pasteur ». Eux aussi, cependant, craignaient d'être surpris, sachant bien qu'à chaque instant des communistes pouvaient surgir et perquisitionner dans leur maison. Malgré leurs appréhensions, ils nous donnèrent un jeune homme, chargé de nous conduire vers un temple où nous avions l'espérance de nous cacher. Nous venions à peine d'apercevoir l'édifice, que notre jeune guide prit brusquement congé de nous et s'enfuit à toutes jambes. En prévision d'une attaque possible, le temple était barricadé de tous les côtés, et il nous fut difficile d'en trouver l'entrée. Le vieux prêtre qui en en avait la garde nous avait entendus ; il sortit pour voir ce qui se passait. Il nous fit entrer, mais apprenant notre histoire, il fut frappé de terreur, car les rouges venaient chaque jour à la recherche de quelque suspect.

Pourtant il nous donna, pour la route, une bonne provision de riz et de légumes, puis il nous congédia après nous avoir indiqué la bonne direction. Il faisait grand jour et continuer notre route était trop dangereux. Et puis le sol était trop mouillé pour nous y coucher et dormir. Avisant un endroit écarté et couvert, nous nous mîmes à faire les cent pas en priant pour la Mission. La nuit allait venir, il fallait donc se remettre en marche, avant qu'il fît tout à fait sombre. Mais hélas ! comme la nuit précédente, il nous fut impossible de discerner notre route. À l'aube nous n'étions encore qu'à huit kilomètres du cantonnement de nos ennemis. Comme la veille, nos pas nous conduisirent chez des gens bienveillants qui nous donnèrent du riz et des oeufs ; mais ils étaient visiblement désireux de nous voir finir notre repas et partir au plus vite, le frère d'un de leurs voisins était capitaine dans l'armée rouge, de sorte que leurs risques étaient grands. Ce jour-là il nous fut possible de nous cacher dans une petite caverne et d'y dormir ; puis craignant de nous égarer encore, nous ne tardâmes pas à nous remettre en route. En traversant une colline, nous avons rencontré une femme chargée de deux seaux ; quand elle nous aperçut, elle parut terrifiée, et en criant elle se mit à courir vers une maison située tout près de là. Nous l'avons suivie et ses cris attirèrent un homme curieux de voir ce qui se passait. Quand il nous vit, il nous demanda : « Ne me reconnaissez-vous pas ? Ne savez-vous pas qui je suis ? » Il nous apprit alors qu'il était justement le parent de « Dodu Liao », celui-là même qui avait essayé d'obtenir sa libération. Il nous fit entrer et nous offrit le repas du soir. Quelle étrange situation ; nous étions unis à ces gens par un « lien » commun, car nous étions tous persécutés par la même main. Mais impossible de nous attarder dans cette maison hospitalière, notre présence l'exposait à de trop grands dangers.

Tandis que nous avancions péniblement, une femme rencontrée sur le chemin nous assura qu'il n'y avait pas de rouges dans la vallée située un peu plus bas, et nous y sommes descendus. Nous avions un urgent besoin de chaussures et pour tenter de nous procurer des sandales, nous sommes entrés dans une ferme. Ayant appris qu'une prime de 500 dollars était promise à quiconque nous ramènerait vivants, le propriétaire de cette ferme résolut de signaler notre présence à nos ennemis. Après l'avoir quitté nous gravissions une colline quand, à mi-côte, nous entendîmes crier derrière nous. C'étaient les gens de la ferme qui nous rappelaient pour nous dire que nous n'étions pas sur la bonne route, que du reste les rouges se trouvaient justement au sommet. Ils nous conseillèrent donc de redescendre et nous offrirent de nous abriter jusqu'à la nuit. Nous ne savions quel parti prendre. Finalement, cédant à leurs instances, nous revînmes sur nos pas. Mais nos soupçons ne tardèrent pas à s'éveiller en constatant chez nos hâtes une politesse excessive et quelque peu suspecte ; de plus, ils n'avaient pas du tout cette terreur que nous avions trouvée chez tous ceux qui nous avaient déjà secourus ; il valait donc mieux nous remettre en marche.

Bientôt après, en nous retournant, nous vîmes des hommes armés, lancés à notre poursuite. Après nous avoir saisis, ils nous fouillèrent pour voir si nous avions de l'argent et des armes. Ils nous prirent trois dollars, notre Nouveau Testament et noire « Pain quotidien ». Au bout de quelques minutes, quelques-uns des gardiens de notre campement arrivèrent aussi. Ils nous dirent spontanément que nous ne serions pas mis à mort. Cette simple remarque nous montra le grand danger auquel nous exposait notre malheureuse tentative. On nous fit arrêter près d'un temple où une foule étrange était assemblée, et on nous donna le repas du soir. À notre arrivée, le capitaine des gardes, furieux, vint à nous et nous gifla. Puis on nous conduisit devant le juge qui, lui aussi, était dans une grande colère. On nous mit dans la prison réservée aux criminels (espions, receleurs, etc.), puis on nous sépara. Au bout d'une demi-heure environ, on nous fit comparaître devant le général Hslao-Keh qui était entouré de plusieurs chefs communistes, et l'interrogatoire commença.
- Pourquoi vous êtes-vous évadés ? demanda le juge.
- Si vous aviez été à ma place, répondis-je, n'en auriez-vous pas fait autant ?
- Vous êtes un disciple de Jésus-Christ ; Il a dit :
« Si un homme te frappe sur une joue, tu dois lui présenter l'autre » ; si on t'oblige à faire un mille de chemin, tu dois en faire deux, et cependant vous vous êtes enfuis. Moi, je ne suis pas disciple de Jésus, mais de Marx, et je mets en pratique ses doctrines.

Telle fut la réprimande du juge. Nos gardiens faisaient toujours allusion à ce point particulier du Sermon sur la montagne, comme si notre Seigneur n'avait jamais dit que cela. Ils n'aiment naturellement pas son enseignement qui, disent-ils, pousse les gens à s'humilier et c'est juste l'opposé de ce qu'ils préconisent et pratiquent.

Leur système reconnaît trois classes de gens, bien qu'en principe tous les hommes soient égaux. Dans la première sont les paysans et les artisans ; puis viennent les petits commerçants tolérés provisoirement et considérés comme un mal nécessaire ; enfin, les derniers de tous, ceux qui enseignent la religion, c'est là un capital mort, comme ils disent. Nous appartenions à cette troisième classe, et à cause de cela nous n'avions aucun droit à faire valoir. Cette position nous rappelait les paroles de saint Paul : « Nous sommes devenus comme les balayures du monde, le rebut de tous jusqu'à maintenant. »

Après cette enquête on nous lia et, au lieu de nous mettre dans la prison ordinaire, on nous conduisit dans une chambre au plancher de bois. Dans chaque coin se trouvait un petit tas de paille qui devait nous servir de lit, tandis qu'une brique devait être notre oreiller. Notre literie fut répartie entre nous deux et il nous fut interdit de parler. Lorsque nous désirions changer de position, nous devions tout d'abord en demander l'autorisation à notre gardien. Pour cela nous devions faire usage de la formule consacrée. Voici un exemple du dialogue employé :
- Camarade, je désire dire quelque chose !
- Que demandes-tu ?
- Puis-je me tourner ?
- Non, répondait d'un ton rogue le cher camarade ; parfois il lançait un « oui ». Nous avions les mains liées derrière le dos et nous dépendions de notre geôlier pour être recouverts, quand nous avions été autorisés à changer de position. Une certaine fois, M. Hayman resta découvert pendant longtemps.

Les gardiens sont groupés en sections de dix hommes environ, conduits par un chef. Plusieurs sections réunies forment une compagnie placée sous le commandement d'un capitaine. Chaque compagnie a son hygiéniste, son secrétaire, son conférencier, etc. Les communistes ont beau crier « À bas les classes », c'est une faute grave que de donner à un fonctionnaire un titre inférieur au sien propre ; tandis qu'il est tout à fait admis de l'affubler de celui d'un supérieur. L'un de ces chefs de section, récemment arrivé dans notre compagnie, était un tout jeune homme ; il vint un soir auprès de nous, et, voyant que j'étais trop étroitement garrotté, sans mot dire il détendit un peu la corde, ce qui me soulagea beaucoup.

Le lendemain, le juge nous interrogea séparément, cherchant à nous accuser non seulement de tentative d'évasion, mais aussi de nous être livrés à l'espionnage. Il nous apprit que nous serions jugés publiquement le lendemain, sur la place du marché ; nous devions donc prendre garde à nos réponses qui devaient plaire aux camarades et au public. Cet avertissement était pour notre bien, car ce serait eux qui prononceraient la sentence. On nous posa un nombre infini de questions sur le lieu de notre naissance, l'éducation que nous avions reçue, notre manière de vivre en Chine, etc. Ils s'informèrent aussi des moindres détails de notre fuite, cherchant à savoir qui nous avions rencontré, où nous avions reçu de la nourriture. Aucun de ceux qui nous avaient secourus si aimablement n'ont été inquiétés à cause de nous par quelque imprudence de langage, pour autant que nous le sachions.
- Maintenant, dit le juge en se tournant vers moi, vous verrez ce que cela signifie d'être jugé par le peuple.

Quelques jours après on nous conduisit au tribunal. Une foule immense de camarades et de civils se montant à plusieurs milliers de personnes, avait déjà envahi la place du marché. Une estrade ornée de drapeaux et de fleurs artificielles y était installée ; elle servait aux démonstrations publiques et aux jugements des prisonniers. Elle était meublée d'une table et de trois chaises sculptées avec soin et destinées aux juges.

Le premier cas fut celui d'un camarade qui, après avoir été acheté, essaya de cacher un propriétaire. On lui posa une ou deux questions, puis se tournant vers la foule, le juge lui demanda son verdict. Ils crièrent tous d'une seule voix : « Shah » (Tuez-le). Le pauvre prisonnier faisait pitié ; déjà très amaigri, il devint mortellement pâle tout en essayant de risquer quelques explications ; il fut néanmoins emmené pour être mis à mort.

Notre tour vint ensuite. On commença par M. Hayman et je suivis. Le juge était assis au fond de l'estrade. Il nous fallut nous placer sur le devant, un par un, bien en en face du public. Le magistrat posait ses questions derrière nous et nous devions répondre à la foule. C'était une mise en scène ridiculement théâtrale. On me donna l'ordre absurde, non seulement de prononcer en anglais, mes noms et prénoms, mais encore de les épeler. Jugez de l'effet ! Tandis que cet étranger bizarre articulait ces sons plus bizarres encore, R-o-d-o-l-f-A-l-f-r-e-d-B-o-s-s-h-a-r-d-t, la foule fut prise d'un irrésistible fou rire. M. Hayman dut prononcer quelques-uns des mots Miao qu'il connaissait, au grand amusement de l'auditoire.

La Parole de Dieu m'apportait de grandes consolations, et c'est alors que ces mots me furent rappelés avec une force nouvelle et spéciale. « Quand on vous mènera devant les synagogues, les magistrats et les autorités, ne vous inquiétez pas de la manière dont vous vous défendrez, ni de ce que vous direz, car le Saint-Esprit vous enseignera à l'heure même ce qu'il faudra dire. » La certitude que le Saint-Esprit était à l'oeuvre pour tout diriger m'enlevait toute crainte.
- Pourquoi êtes-vous venu en Chine ? demanda le juge.
- Je suis venu pour vous annoncer le seul vrai Dieu et pour vous appeler à la repentance, répondis-je.

Bientôt le juge me ferma la bouche en posant d'autres questions sur les trois chefs d'accusations portées contre nous.
1° Nous avions été trouvés possesseurs d'un appareil photographique, pour prendre des vues des points prétendus stratégiques du pays,
2° Nous portions des costumes chinois, parlions la langue du peuple, nous allions même jusqu'à étudier les dialectes pour mieux dissimuler nos mauvais desseins.
3° Enfin nous prêchions la doctrine de Jésus qui enseigne de ne pas résister au méchant. Nous étions donc des espions au service de nos gouvernements respectifs, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

Le public fut alors appelé à prononcer son verdict. Un profond silence tomba sur eux tous. Enfin une voix s'écria « Shah » puis une autre « Ca » (battez-les). Le juge se leva précipitamment et nous ordonna de nous retirer. Un peu plus tard on nous rappela pour nous faire entendre la lecture de notre condamnation qui avait été rédigée d'avance. La rançon devait être portée à 150.000 dollars. M. Hayman devait subir un an de prison et moi dix-huit mois. J'étais considéré comme l'instigateur de notre escapade. Puis, quand nous avions été repris au pied de la colline, M. Hayman s'était rendu sans résistance, tandis que moi j'avais essayé de m'enfuir. On m'accusait aussi d'avoir en cette occasion battu mes gardiens, ce qui était faux. Deux autres prisonniers furent jugés et emmenés ensuite pour être exécutés avec le précédent, après quoi on nous fit réintégrer notre prison.

Pendant cette période de rigueur, le juge nous faisait souvent appeler séparément. Un jour il me dit que le gardien de service au moment de notre fuite avait été mis à mort et que son sang était sur nos têtes ; naturellement que nous méritions d'être punis pour cela, car une vie avait été sacrifiée inutilement. Il me fit choisir entre trois modes de châtiment. À porter chaque jour cent charges d'eau ; ou bien recevoir cent coups de fouet par jour ; enfin ne dormir que pendant deux heures sur vingt-quatre. Je n'avais pas la force de porter l'eau ; les deux autres punitions auraient sans doute causé ma mort, c'est pourquoi je ne voulus rien choisir, mais je lui dis que s'il m'ordonnait de faire quelque chose que je puisse exécuter, j'étais prêt à consentir. Ce n'était heureusement qu'une menace qui n'aboutit à rien. En nous annonçant la mort de notre ancien gardien, il désirait seulement charger notre conscience de chrétien et par ce moyen, augmenter nos souffrances. Il ne fut naturellement pas d'accord quand je lui déclarai que Dieu nous pardonnait. Quelque temps après, on revit ce même gardien, heureux et bien vivant !

Quand notre geôlier avait le dos tourné, nous parvenions à nous chuchoter quelques mots. Je me mis à enseigner secrètement à M. Hayman les signes de l'alphabet des sourds-muets ; il fut l'élève le plus docile et apprit rapidement. Même alors, nos conversations étaient très sommaires car elles devaient se faire en cachette du gardien. Un jour, en se retournant brusquement, il nous surprit. « Que diable inventez-vous encore ? » s'écria-t-il.

Noël arriva pendant ce temps d'extrême rigueur. Dans nos tristes circonstances, rien ne pouvait être plus triste et déprimant. Il faisait froid, nous n'avions pas de feu, notre seul passe-temps consistait à rester assis sur le plancher. Nos trois repas composés de riz et de légumes étaient la seule diversion de notre existence monotone ; de plus, il fallait manger en silence. Oui, considéré par les yeux de la chair, ce jour était morne, lugubre, absolument dépourvu de joie. Mais le Seigneur m'envoya un message d'amour en me rappelant le mot « Emmanuel », Dieu avec nous, et tout fut transformé. L'idée me vint de former les lettres de ce nom merveilleux avec des brins de paille. Sans que le gardien s'en doutât, ce mot servit à nous réjouir tous les deux. Tout ce qui nous entourait prit tout à coup une apparence de joie et de paix. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Nous avions ainsi la certitude que notre captivité ne durerait pas plus qu'Il ne le permettrait.

Deux ou trois jours après notre jugement, le juge nous fit de nouveau comparaître devant lui. Il avait un éclair de bienveillance dans les yeux en nous faisant cette proposition : Choisir l'emprisonnement auquel nous avions été condamnés, ou le payement d'une amende de un dollar par jour de détention, ce qui ferait 365 dollars pour M. Hayman et 548 pour moi. Nous n'avons pas d'argent, répondis-je en hésitant ; mais il espérait parvenir à nous faire payer l'amende, sachant bien qu'une détention aussi longue nous ferait mourir tous les deux.

Nous ne pouvons naturellement pas vous laisser autant de liberté qu'avant votre fuite, expliqua-t-il. Puis il nous demanda d'écrire des lettres auxquelles il joignit une copie de notre condamnation de même qu'une liste d'objets qu'on demandait. Si on pouvait leur procurer deux canons antiaériens, le montant de la rançon serait considérablement diminué. Puis vint une nouvelle restriction : il nous fut défendu de nous entretenir dans une autre langue que le chinois.

Nous ne pouvions plus prier ensemble, à cause de l'interdiction de parler. Ardemment désireux de retrouver un peu de notre ancienne et merveilleuse communion, je proposai à M. Hayman de chuchoter notre prière en anglais. Mais hélas ! notre gardien nous surprit. « Quelle diablerie inventez-vous encore, vous deux ? » demanda-il. Alors il nous fit coucher à la manière chinoise, appelée « tête à queue » c'est-à-dire de manière à ce que les pieds de l'un fussent à côté de la tête de l'autre. On nous obligea pendant des mois à conserver cette position qui nous était des plus désagréable à tous deux.

Ainsi commença l'année 1935. Au matin du jour de l'an qui est aussi l'anniversaire de ma naissance, nos pensées se portèrent non seulement sur les réjouissances de l'année précédente, mais encore sur notre avenir qui s'annonçait si sombre ; et nous réalisions à quel point nous avions besoin du secours de Dieu. Après avoir prié pour rechercher spécialement ce secours, je demandai au Seigneur de me donner un message rassurant. Aussitôt ces paroles du psaume 37e se présentèrent à moi : « Confie-toi en l'Éternel. Attends-toi patiemment à l'Éternel, et il t'accordera les désirs de ton coeur. Recommande ton sort à l'Éternel, mets en Lui toute ta confiance. Ne t'irrite pas contre celui qui vient à bout de ses mauvais desseins. » Je fis part de ce message à mon compagnon et il en fut très réjoui. L'idée d'une attente patiente s'applique à une longue période, mais j'étais loin de me figurer qu'il me faudrait encore passer un Noël et un Nouvel an sous la férule des rouges. Sur la paroi de notre chambre nous avions gravé ces lettres : A. D. (« Anno Domini ») 1935. Notre gardien pouvait lire les chiffres, quant aux initiales, il pensa qu'il ne s'agissait que des festivités de la nouvelle année et il n'en comprit pas le sens. Pour nous, elles avaient cette précieuse signification, « Année de notre Seigneur ». En utilisant notre calendrier, les rouges témoignaient à leur insu de la venue de Christ. Ils méprisaient le Nouvel an chinois et le célébraient à la même date que nous. La veille on avait préparé la fête. Notre ration fut un grand plat de porc gras ; c'était délicieux et nous nous en sommes régalés. De notre fenêtre, nous pouvions observer ce qui se passait dans la cour ; les camarades étaient assis par groupes de huit (selon la coutume chinoise) et ils savouraient leur repas de fête. À cause du manque de tables, le couvert était mis sur le sol ; mais tout était très bien organisé, ce qui était en contraste avec l'irrégularité habituelle.

Peu de temps après cet accroissement de liberté, on nous donna une autre chambre en compagnie d'un troisième prisonnier. Plus tard, un quatrième nous fut adjoint. C'était un vieillard de soixante-quinze ans, répondant au nom de Liao. On le questionna immédiatement pour savoir s'il était de la famille de « Dodu Liao » mais il se défendit d'avoir aucun lien de parenté avec lui. Il habitait à quelques pas de notre cantonnement et son fils se faisait un plaisir de lui fournir la nourriture qui lui convenait et à laquelle il était accoutumé. Mais on ne la lui donnait que rarement. Une fois, ce fut l'officier chargé de la surveillance générale du quartier des prisonniers, qui lui apporta cette nourriture. Le pauvre vieillard en fut si heureux que, selon la coutume chinoise, il s'inclina profondément devant le fonctionnaire ; en guise de récompense, il reçut un violent soufflet. Le pauvre homme fut complètement dérouté par ce traitement, car il ne réalisait pas encore que sa révérence était anticommuniste, car elle marquait une distinction des classes. De son côté, en agissant ainsi, l'officier montrait le manque de respect du parti à l'égard de la vieillesse, et son hostilité pour toute politesse. D'autre part, le pauvre vieillard cherchait à plaire à ses gardiens dans les plus petites choses. Suivant une antique coutume chinoise, il avait encore des ongles très longs. Pourquoi vos ongles sont-ils si longs ? C'est vieux jeu et antihygiénique, demanda un gardien. Le docile vieillard se mit aussitôt en devoir de les couper. Il fut retenu prisonnier jusqu'après le Nouvel an chinois. En ce jour de fête, les membres de sa famille lui envoyèrent quelques plats du traditionnel porc gras, et, généreusement, il partagea avec nous. C'était un fumeur d'opium et par grâce spéciale, on permettait à sa famille de lui envoyer une certaine ration de cette drogue. Dès le début de notre captivité, nous avions été étonnés de rencontrer tant de Chinois qui n'étaient pas adonnés à cette funeste pratique. Les cuisiniers et les coolies avaient la permission de fumer. Quelques-uns de nos gardiens qui n'étaient pas guéris de leur passion, demandaient parfois en secret à M. Liao de leur passer sa pipe. Au bout d'un certain temps le pauvre vieux fut exécuté.

Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de nos geôliers de cette époque. Il y avait celui qu'entre nous nous appelions « Tapageur ». À peine arrivé parmi nous, il se montra bruyant ; qu'il fût midi ou minuit, il hurlait les chants de la compagnie, les chantant toujours faux, marquant la mesure en frappant de son fusil sur le plancher. Une certaine rudesse semblait caractériser toutes ses actions et toutes ses paroles.
Puis il y avait celui que nous appelions « Lao-hsiung » « butor ». En arrivant pour prendre son service, il avait l'habitude de beugler « ne bougez pas », sans regarder si nous bougions ou non. Il venait jusqu'à la porte de la chambre où étaient les autres prisonniers, leur décrochait un regard farouche à travers l'ouverture servant à leur passer leurs repas et leur donnait ses ordres d'une voix retentissante. Parfois il pénétrait dans la cellule pour battre un pauvre inculpé. Un soir, il rossa d'importance un pauvre vieillard accusé d'avoir fait du bruit (il avait probablement gémi dans son délire ou sa souffrance) ; le lendemain matin, le vieillard fut trouvé mort. Un jour, il nous ordonna de rester absolument immobiles pendant toute la nuit, et je protestai, car plus aucun de nos gardiens ne l'exigeait de nous. Pour toute réponse, il me frappa avec le plat de son sabre ; alors je lui déclarai que je me plaindrais au capitaine, car il était interdit de nous traiter de cette manière. Il essaya de dissimuler ses craintes en continuant à hurler ses insultes. Après avoir bien réfléchi, je résolus de rester parfaitement calme et de ne plus rien lui dire, quoi qu'il fît ou criât. Ce soir-là, j'étais couché très tranquillement ; me croyant endormi, il me passa par trois fois la main sur la figure, afin de m'agacer. Je ne dis pas un mot. Au bout de quelques jours, il modifia son attitude et il nous traita un peu mieux.
Un troisième était « Lao-hao » le « bienveillant » qui était très aimable avec nous. Mais sa bonté était tempérée par une habitude bizarre ; c'était celle de chanter d'une voix de fausset en frappant de son fusil sur le plancher en un rat-a-tap-tap à contre temps. Je devais beaucoup prier et faire acte de volonté pour empêcher que ces coups monotones ne me fissent perdre le contrôle de mes nerfs. Quelque temps après, il me montra un diplôme que lui décerna une école militaire dans laquelle Hsiao-Keh avait enseigné. Ce diplôme certifiait qu'il avait pris ses degrés après un mois d'étude.



De notre chambre ouvrant directement sur la cour, nous avions de nombreuses occasions de voir la manière dont les prisonniers étaient traités. Ceux qui étaient repris après avoir essayé de fuir, étaient amenés dans la cour et battus sans pitié ; les gardiens administraient les coups chacun à son tour. Nous vîmes aussi les instruments de torture en bambou ; ils étaient appliqués le soir, à certains prisonniers et retirés le matin. Il n'était pas rare de voir ceux qui mouraient de faim, de mauvais traitements ou de maladie, emportés et mis en terre sans cercueil, comme on l'aurait fait pour un chien. Un jour, deux femmes arrivèrent au camp pour négocier la rançon d'un des leurs, un vieillard d'âge très avancé. Après avoir été retenues pendant plusieurs jours, elles durent être témoins d'une scène ignoble. Leur parent était mort ! On l'emportait pour l'enterrer, comme on aurait emporté un porc pour le vendre au marché. Le cadavre du pauvre homme était lié à une longue perche, par les mains et par les pieds !... Frappées au coeur par ce cynisme, les pauvres femmes sollicitèrent en vain l'autorisation de donner à leur parent de décentes funérailles. L'officier montra l'endurcissement de son coeur en posant cette incompréhensible question : « Que vous est-il ? » et la permission fut refusée.

Pendant une période, nous pouvions voir presque chaque jour défiler des captifs, hommes et femmes, conduits au lieu d'exécution. Parfois les hommes étaient nus jusqu'à la ceinture, parfois ils n'avaient ni bas ni chaussures ; toujours ils étaient solidement garrottés. Leurs vêtements devenaient la proie de leurs bourreaux. Ces spectacles nous montraient à quel point la main du Seigneur retenait celle de nos ennemis et contrôlait leurs actions à notre égard. De notre fenêtre nous pouvions suivre les soldats pendant leurs heures de récréation. C'était généralement le soir. Par exemple, un capitaine appelait ses hommes pour donner un concert improvisé ; après leur avoir fait exécuter un temps de marche autour de la cour, ordre était donné de s'asseoir.
Le capitaine faisait appel à des volontaires : l'un chantait, d'autres disputaient un match de lutte. Après chaque production des tonnerres d'applaudissements éclataient. Souvent ils se livraient à de simples jeux de société tels que « semer un mouchoir » ou « cochon et sifflet ». Deux hommes entraient dans le cercle ; on bandait les yeux de l'un d'entre eux, l'autre sifflait de temps en temps et devait éviter de se laisser attraper. Ils trouvaient une joie presque puérile à ces simples passe-temps. Ou bien c'était un jeu de numérotation ; il fallait se numéroter en ayant soin de remplacer cinq et sept et leurs multiples par des syllabes telles que « tric » et « trac ». La moindre erreur était saluée par des explosions de rire. À côté de ces jeux enfantins, ils en avaient de plus difficiles, exigeant beaucoup d'exercice. L'un était la danse des sabres que plusieurs pratiquaient avec adresse. Ils exécutaient en mesure des mouvements rapides, faisant le simulacre d'abattre des têtes. Ils s'exerçaient aussi à l'escrime à la baïonnette. Ces délassements nous intéressaient. Les jeux de hasard sont un passe-temps favoris des Chinois, mais ils étaient sévèrement interdits aux camarades rouges. Parfois ils se livraient à des parties de « basketball » mais sur un autre emplacement.

L'oisiveté forcée et la monotonie de notre existence étaient toujours ma bête noire. Un jour je vis un prisonnier occupé à défaire une paire de chaussettes et je lui offris de l'aider.
- Pourquoi faites-vous cela ? lui demandai-je.
- Je veux fabriquer des « oreilles » pour mes sandales, dit-il.

Aussitôt ma pensée se reporta à l'époque d'une maladie de mon enfance. Pour remplir utilement le temps de ma convalescence, ma mère m'apprit à crocheter. Tiens, pensai-je, si je pouvais me procurer un crochet et du fil, j'arriverais sans doute à fabriquer quelques objets, et ce travail serait une heureuse diversion. Mon co-détenu m'offrit le coton qui lui restait ; comment faire pour avoir un crochet ? C'était bien simple, il suffisait de tailler adroitement un « chopstick » (bâtonnet que les chinois emploient pour manger). Nous étions sans souliers. Alors je confectionnai une paire de chaussons de lit pour M. Hayman. Notre gardien observait mon travail et le trouvait très intéressant. On m'apporta de la laine en me demandant d'en faire un bonnet pour le trompette de la compagnie. Ce fut un succès ; dès lors je ne fus plus jamais inoccupé et le temps passa plus rapidement. On me commanda des bonnets, des gants, des mitaines, des ceintures, des jerseys. Bientôt j'eus une longue liste de travail à faire en avance. Tous ces articles étaient confectionnés avec le même point. Peut-être pouvez-vous vous imaginer la forme étrange qu'avaient quelques-uns de ces objets une fois achevés.

Nous nous reposions toujours le dimanche. Nous nous souvenions facilement des dates, car nous priions régulièrement chaque jour pour les provinces désignées sur la liste de la Mission intérieure de la Chine. Quand il fallut expliquer pourquoi nous ne travaillions pas le dimanche, en se moqua de nous en nous accusant de superstition. Le dimanche, nos gardiens ne faisaient pas l'exercice ; ils se bornaient à nettoyer leurs fusils et à exécuter d'autres petits travaux. Peut-être avaient-ils compris la nécessité d'un jour de repos, ou bien était-ce dû au fait que dans les troupes du gouvernement on observait le dimanche en une certaine mesure. Même alors, ils oubliaient souvent la date et venaient se renseigner auprès de nous. Ils étaient étonnés de notre mémoire. Parfois, un chef même se trompait, et après nous avoir consultés, on les entendait dire en partant : « Je vous l'avais bien dit ! » Dès le commencement, nous avions pris l'habitude de remercier Dieu avant chaque repas. Quand ils nous demandèrent ce que nous faisions, nous pûmes expliquer que nous remercions notre Père céleste pour notre nourriture. Malgré nos explications souvent répétées, ils étaient lents à comprendre. Une fois un gardien essaya de prendre sur lui de nous menacer d'une interdiction, mais il n'advint rien de pareil. L'observation du dimanche et la prière avant le repas nous valaient bien des moqueries mais c'étaient de précieuses occasions de rendre témoignage devant ces hommes impies.

Notre lit était appuyé au galandage, et un jour M. Hayman ayant entendu le juge dire à quelqu'un : « Vous êtes les chiens serviles des étrangers ! », « Je pense, me dit-il, que quelqu'un est venu pour nous secourir. » Après avoir surpris encore quelques phrases nous fûmes sûrs qu'il en était ainsi. Notre espoir fut confirmé quand, le soir, on nous fit changer de chambre.


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