Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

Capturés

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Invoque-moi au jour de la détresse ;
Je te délivrerai, et tu me glorifiera
(Ps. 50. 15.)
 
Je ne mourrai pas, je vivrai,
Et je raconterai les oeuvres de l'Éternel.
(Ps. 118. 17.)


En août 1934, ma femme et moi, nous avons quitté Chenyüan (province de Kweichow), pour passer un mois d'étude à Panghai, station de M. et Mme Albutt. À cette époque, M. Albutt était à Anshun, secondant le personnel enseignant de l'école biblique. On avait décidé de clôturer les cours par quelques jours de prière, auxquels tous les missionnaires de la région étaient invités. Ainsi nous nous mîmes en route en compagnie de Mme Albutt.

Nous n'attendions rien de très particulier de ces réunions, mais nous comprîmes bientôt que Dieu nous y avait conduits pour nous y bénir d'une façon spéciale. Ma femme reçut du Seigneur ce message précis : « Tout pouvoir m'est donné dans le ciel et sur la terre... et, voici je suis tous les jours avec vous, jusqu'à la fin du monde. » À moi, il me donna cette parole : « Plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés. »

Je venais précisément de recevoir un livre, « Kidnapped ln China », que des amis allemands m'avaient envoyé. C'est le récit des expériences de deux missionnaires se rattachant à la Mission de Bâle, enlevés par les communistes dans la province de Kwangtung. Les incidents racontés dans ce livre m'impressionnèrent vivement et je dis à ma femme : « Jamais je ne supporterais une épreuve pareille ! » Leur captivité fut de seize mois. Nous en parlions souvent, nous demandant si jamais il nous serait possible de vivre aussi longtemps en n'ayant pour toute nourriture que celle des Chinois et en étant réduits à leur pauvre manière de vivre.

Quand vint pour nous le moment de rentrer à la maison, on ne parlait que d'agitation politique, mais nous ne savions pas exactement de quoi il s'agissait ; nous ne comprenions pas davantage quels étaient les mouvements des troupes gouvernementales à ce moment-là. Pour rentrer, nous devions choisir entre deux chemins ; la grande route ou une voie moins importante. On nous conseilla de prendre cette dernière, qui, non seulement était considérée comme plus sûre, mais qui nous permettrait de passer le dimanche avec M. et Mme Hayman et leur famille. En chemin, nous fûmes rejoints par un prêtre catholique qui nous apprit que les rouges avançaient dans la région ; bien que la route fût libre jusqu'à Kiuchow (la station de M. et Mme Hayman, située à deux jours et demi de voyage de la nôtre), on ne savait rien de précis sur ce qui se passait au delà. Que faire ? Il valait mieux atteindre la ville au plus tôt, dans l'espoir que là nous aurions des nouvelles.

Ainsi fut fait ! Nous eûmes à Kiuchow une bonne journée de dimanche, calme et bénie ; un service de baptême eut lieu en dehors de ville, au bord de la rivière. Le lendemain, après le repas de midi, nous quittions M. et Mme Hayman, pour faire encore ce jour-là, la première demi-journée de notre voyage de retour. C'était le premier octobre ; il y avait exactement douze ans que j'avais quitté l'Angleterre pour venir travailler en Chine. M. Hayman nous accompagna un peu au delà les portes de la ville et nous nous séparâmes.

Deux voies se présentaient de nouveau ! Fallait-il prendre l'ancienne route, plus longue, ou le petit chemin. Nous avions la certitude que le choix était dans la main du Seigneur. Notre cuisinier préférait de beaucoup le petit chemin ; on y signalait la présence de soldats du gouvernement et ce fait donnait une certaine sécurité.

Nous avions l'intention de passer la nuit dans un petit village situé au haut d'une colline peu élevée ; nous n'en étions plus très éloignés, quand soudain, des hommes surgirent de derrière les buissons bordant le sentier et fondirent sur nous comme sur une proie. Ma femme était en avant dans sa chaise à porteurs. Des mains avides se saisirent des objets qui l'entouraient, mais elle réussit à sauver nos Bibles. Alors, un des hommes chargea son revolver, avec l'intention bien évidente de s'en servir !... Très calmement, elle déclara qu'il n'était point nécessaire de tirer, mais qu'il pouvait prendre ce qui lui plaisait. Il nous était très difficile de nous faire comprendre, car le dialecte de ces hommes diffère beaucoup de celui de notre province.

Le costume des rouges est singulier ! Leur coiffure à longue visière ressemble à la casquette des jockeys. Leur uniforme est des plus hétéroclites, même dans une compagnie. Et cela se comprend ! On fait une incursion dans une ville, on se livre au pillage et l'on s'empare des vêtements d'autrui pour les endosser. C'est pourquoi ces soldats sont vêtus de bleu, de jaune, de gris, de vert, de noir !... Dès le début, je pus rendre témoignage à mon Maître et dire à ces hommes qu'ils auraient un jour à rendre compte de leurs crimes au Seigneur, à moins qu'ils ne se repentent de leurs péchés et ne changent de vie !

Ils me lièrent par un bras et me firent descendre la colline à leur suite. Ma femme nous rejoignit un peu plus fard, portée dans sa chaise. Jusqu'à ce moment, nous ne connaissions pas l'identité de nos assaillants. En descendant la colline, je vis de nombreuses personnes, circulant aux abords d'un village ; j'eus alors l'impression que nos ravisseurs étaient probablement des brigands et que parmi tous ces gens se trouvaient des prisonniers, pour lesquels on exigeait une rançon. Cependant, à mesure que nous avancions, les mots d'ordre, inscrits sur les murailles avoisinantes, m'apprirent que nous étions tombés aux mains des communistes. Ces mots d'ordre étaient peints en couleurs ou écrits simplement à la chaux ; plusieurs étaient en immenses caractères et pouvaient être lus de loin. Un de mes gardiens me demanda si je savais qui il était, et il parut tout fier de pouvoir dire qu'il était un rouge. Des femmes se trouvaient au milieu d'eux ; toutes avaient les cheveux coupés, et étaient vêtues comme des hommes. On donna l'ordre de me délier et nous fûmes bien traités. On nous conduisit dans une écurie où nous devions passer la nuit en compagnie de plusieurs soldats. L'ordre fut donné de nous rendre ce qui nous appartenait ; on nous redonna presque tout, même les dollars en argent que nous avions pour nos frais de voyage.

Un des chefs me demanda qui j'étais, puis il m'intima l'ordre de le suivre. De nouveau, je lui parlai du Dieu que je sers, sur quoi il me répondit : « Qui est-Il, votre Dieu, pour vous laisser tomber entre nos mains ? » « Peut-être, répondis-je, m'a-t-Il envoyé pour vous parler de Lui et pour que vous sachiez qu'Il est le Dieu vivant. »

Bientôt je fus appelé à comparaître devant le grand juge. Il m'ordonna d'écrire des lettres à mon consul, à M. Gibb, directeur de la Mission Intérieure de la Chine, à M. Robinson, surintendant de notre province, aux membres de mon église de Chenyüan, pour leur demander une rançon. On exigeait 100.000 dollars par personne ! Après cet interrogatoire on nous donna pour la nuit un meilleur logis que l'écurie. Le village et ses abords étaient envahis par les soldats, dont le nombre atteignait bien 15.000 ; chaque coin et recoin était occupé.

Le juge qui m'avait interrogé avait sa femme auprès de lui ; elle écoutait avec attention tout ce que nous disions. J'en profitai donc pour témoigner de notre obéissance au Seigneur Jésus. Au premier abord, elle me parut bien endurcie, mais ensuite elle se montra bienveillante ; elle semblait avoir reçu une bonne éducation. Quand je leur dis que ma femme ne pourrait pas supporter leurs marches forcées, ni partager leur rude existence, elle me répondit : « Pourquoi pas ? je suis une femme, moi aussi ! Elle devra bien s'aguerrir, comme moi ! » Quand je parlais de questions spirituelles, son mari ne comprenait pas toujours ; elle lui donnait cette simple explication : Oh ! il dit des mots « diaboliques. » Ma femme et une jeune chinoise, domestique des Hayman dormirent sur un étroit petit lit fait de planches inégales ; moi, je m'installai dans la chaise à porteurs. Longtemps avant l'aube, on nous apporta notre déjeuner, un plat de riz bouilli et une cuvette remplie de choux, mais nous n'avions pas grand appétit. Avant le jour il fallut se remettre en marche. Nous avions avec nous une jeune chinoise, notre cuisinier et quatre coolies. Deux d'entre eux portaient nos bagages, les deux autres étaient chargés de la chaise à porteurs. Elle était heureusement couverte, ce qui protégeait un peu ma femme de la curiosité publique. Il pleuvait et les premiers kilomètres furent parcourus lentement. Nous retournions à la station de M. et Mme Hayman ; et reconnaissant la route et réalisant notre situation, nous ne pouvions que prier pour eux.

Au moment d'entrer dans la ville, on nous arrêta en pleins champs, car on entendait encore la fusillade de l'avant-garde. À neuf heures du matin, la ville fut envahie et on nous conduisit dans une maison où, bientôt après, M. et Mme Hayman et Miss Emblen furent amenés. À peine étions-nous réunis que le général Hsiao Keh, le juge et deux officiers, - dont l'un était vêtu du manteau de pluie de M. Hayman, - entrèrent pour discuter la rançon des missionnaires récemment capturés. Le prix à payer pour la libération d'un étranger est de 100.000 dollars ; cependant, à cause des deux enfants des Hayman, (le bébé de huit mois et la petite Frances figée de trois ans) le juge fut d'avis de maintenir les 500.000 dollars pour les cinq adultes et d'en demander 50.000 pour chaque enfant, mais le général de la sixième armée, Hsiao Keh, insista pour exiger la même rançon pour les enfants que pour les grandes personnes. Le prix de 700.000 dollars fut donc maintenu.

Cette armée arrivait dans le Kweichow, via Hunan, Kiangsi, Kwangtung, Kwangsi. Mais elle était en continuelle liaison, par sans-fil, avec le général Ho-Long, commandant de la seconde armée. Les rouges ne forcent pas les coolies à les servir ; nous pouvions donc disposer des nôtres pour porter nos bagages. Notre cuisinier partit à la recherche de chaises, mais il revint en disant que celles des Hayman avaient été mises en pièces.

Le matin vint ; il pleuvait à verse. On nous avertit qu'il faudrait partir au point du jour. Nous eûmes recours au juge, demandant la permission de laisser les dames en arrière, mais comme nous représentions trois différents pays, (la Nouvelle-Zélande, le Canada et la Suisse), ils exigèrent un ressortissant de chaque contrée. Bien que Mme Hayman, les enfants et ma femme fussent relâchés, Miss Emblen fut obligée de venir avec nous. Le prix de la rançon restait fixé à 700.000 dollars ; nous répondions à nous trois pour ceux qui restaient en arrière.

On nous donna très peu de temps pour rassembler nos bagages et pour prendre congé. « Tout est bien, dis-je à ma femme, demande aux amis de prier ! » Cependant je croyais fermement que quelques jours suffiraient pour tout arranger. Elle, au contraire, avait l'impression que nous ne nous reverrions peut-être jamais ici-bas. (Voir à la fin du livre ce qui leur arriva.)

La chaise à porteurs fut hâtivement préparée pour Miss Emblen ; mais elle avait été forcée de prendre les devants et avait dû marcher dans la boue, pendant huit kilomètres, avant d'être rejointe. Notre cuisinier vint avec nous, comme volontaire, afin de nous aider en chemin. Les rouges étaient pressés ; ils nous traînaient presque à leur suite.

Le premier jour, nous fîmes environ vingt-cinq kilomètres. Nos ravisseurs étaient grisés par le grand succès qu'ils venaient de remporter à Kiuchow. Ils avaient tué des porcs et s'étaient régalés de viande fraîche et de tous les fins morceaux qu'on trouve dans une ville, tels que les algues et les oeufs. Les uns s'étaient emparés de bérets de laine pour dames et les avaient posés sur leurs chapeaux ; les autres étaient chaussés de neuf, d'autres enfin s'abritaient sous de jolis parasols de papier aux vives couleurs. L'un d'entre eux s'était même affublé d'un tapis d'autel pris dans une église catholique et le portait en guise de pèlerine. La route était jonchée de vêtements et d'articles de literie, vieux et neufs, dont on s'était débarrassé ; c'était l'image de la plus complète confusion.

À notre arrivée dans un village on nous conduisit au bureau de la propagande. Le personnel de ce bureau est chargé de répandre, dans chaque localité, les mots d'ordre communistes, peints en rouge, en blanc ou en bleu. Ce sont pour la plupart, de vieux clichés connus tels que : « À bas les propriétaires, possesseurs de notre terre et capitalistes ! » - « Le gouvernement des Soviets est le seul espoir de la Chine ! » - « Ne payez pas vos dettes aux riches ! » - « La religion est l'opium du peuple ! » Plusieurs de leurs inscriptions étaient dirigées contre Chiang Kai Shek, par exemple : « Prenez Chiang Kai Shek vivant ! » D'autres étaient anti-japonaises. Ce groupe était aussi chargé de la distribution de tracts imprimés par eux-mêmes et de l'affichage des proclamations décrivant exactement ce qu'est l'armée rouge.

À l'arrivée dans ce village on nous offrit aimablement quelque nourriture, des bols de riz sucré avec du lait chaud. On nous fit asseoir en face de la rue et on nous étiqueta comme suit : Celui-ci est un Anglais ; celui-ci est un Suisse ; Miss Emblen qui était en arrière, fut amenée une heure plus tard et étiquetée à son tour. Les gens arrivaient en foule, étonnés de ce spectacle : Trois étrangers prisonniers !... En plus, un grand nombre de caricatures nous représentaient, nous accusant d'être venus espionner la Chine pour le compte des pays impérialistes, en prétendant que nous dissimulions tout cela sous de bonnes actions. Quelqu'un haranguait continuellement la foule bigarrée des spectateurs. Des remarques étaient faites sur nos gros nez, nos cheveux jaunes, nos étranges yeux pâles, qui pouvaient percer trois pieds de terre compacte, mais étaient incapables de rien discerner à travers l'eau claire. Tout d'abord, on ne nous appelait que « gros nez », « nez crochu », « diable étranger » ou « impérialiste » et quelques-uns de nos gardiens continuèrent ainsi jusqu'au moment de notre libération. Ensuite on nous appela « Étrangers » puis « Maîtres étrangers ». Plus tard on parut se douter que, comme tout le monde, nous avions aussi nos noms et on nous appela M. Cheng et M. Bo ; enfin nous sommes devenus Lao Cheng et Lao Bo. Lao équivaut à « vénérable » et c'est un titre qu'ils emploient entre eux. Le changement était intéressant à observer. Ceux qui nous connaissaient le mieux, abandonnèrent peu à peu les épithètes injurieuses, et réprimandaient même ceux qui s'en servaient. Au premier abord, ces façons méprisantes éveillaient en nous un ressentiment naturel, et nous nous sentions offensés, mais le Seigneur me montra le moyen de me vaincre moi-même. Chaque fois qu'un homme me tournait en ridicule, je le regardais bien en face en pensant : « Le Seigneur t'aime et mourut pour toi ! » Alors je constatais que je pouvais l'aimer, moi aussi. Je ne me rappelle pas d'avoir été Insulté de nouveau après avoir fait usage de ce moyen.

Le « conférencier » répétait continuellement à son auditoire toujours nouveau que les rouges venaient de remporter une grande victoire sur les étrangers et que leurs sociétés religieuses étaient obligées de payer une formidable rançon. On engageait les gens à traverser la rue pour écouter un gramophone, puis à revenir voir les étrangers. Après avoir passé deux ou trois heures dans cette situation, on nous emmena pour la nuit. Les rouges nous installèrent aussi bien qu'ils le purent, dans une maison où se trouvait un tas de graine qui devait nous servir de lit, ainsi qu'à nos deux domestiques. Un bol de lard, dans lequel baignait un rouleau d'étoffe en guise de mèche, nous servit de lampe et brûla toute la nuit. Un gardien armé était avec nous, naturellement. Le lendemain nous étions de nouveau en route et nous nous dirigions vers une ville où nous devions faire halte. Miss Emblen était toujours assez en arrière, mais elle arriva avant la nuit. Nous étions logés dans un temple où une chambre à coucher nous fut assignée ; elle était située derrière le sanctuaire principal et, bien que forcés de dormir par terre, nous avions un feu de charbon de bois. Là, je fus appelé par Hsiao-Keh, jeune homme de vingt-cinq ans ; il me présenta une carte géographique en français de la province de Kweichow et me demanda de la lui traduire. Je constatai à quel point le général était enthousiasmé pour le régime communiste et combien il était désireux de l'établir dans cette contrée qu'il espérait transformer en un pays vraiment communiste. Là aussi, nous avons pu constater le dévouement des femmes affiliées au parti ; dans la rue elles prêchaient leurs doctrines aux autres femmes qu'elles rencontraient. Tandis que nous passions, nous entendions des paroles telles que celle-ci : « Ces étrangers sont des espions au service des impérialistes. » L'ardeur de ces gens à propager leurs doctrines nous enseigna une leçon. « Insiste en temps et hors de temps. »

À notre halte suivante, un magistrat auxiliaire vint s'asseoir avec nous. J'avais en mains une Bible chinoise et il parut très intéressé quand je me mis à lire le Psaume deuxième, lui faisant remarquer combien il est insensé de chercher à combattre contre Dieu. « Celui qui siège dans les cieux rit. » Là-dessus, il prit la Bible et relut lui-même le psaume tout entier.

Ainsi, nous nous adaptions peu à peu à notre nouvelle vie ; le plus souvent nous avions un repas avant l'aube, nous voyagions tous les jours, sans prendre de repos même le dimanche ; nous avions notre place marquée vers le centre de la colonne, avec tous les prisonniers, et en compagnie du juge, de sa femme et de leurs gardes de corps ; soir après soir une chambre nous était assignée pour la nuit. Vers cette époque nous fûmes complètement séparés des autres prisonniers. Nos coeurs en étaient attristés et inquiets, car presque chaque jour, nous pouvions voir, gisant le long du chemin, les corps de ceux qui avaient été exécutés. Généralement, une accusation sommaire était à côté du cadavre, elle flottait parfois sur l'eau d'une rizière ; ailleurs elle était fixée sur un bâton de bambou fiché en terre ou simplement posée sur le corps. Certains prisonniers détenus en vue d'une rançon, étaient liés de cordes et traînés par leurs gardiens. Bon nombre d'entre eux étaient des femmes.

Un soir, nous approchions d'un village avec l'intention d'y passer la nuit ; Miss Emblen était encore avec nous. Tout à coup on entendit le bruit d'une fusillade. La colonne s'arrêta et l'ordre fut donné de reculer. La nuit tombait, mais on marchait toujours et sans arrêt. Quand il fit trop sombre pour pouvoir avancer, on nous ordonna de passer la nuit sur le penchant de la colline. C'était affreux ! Pas de terrain plat, néanmoins nous réussîmes à dormir un peu. Au point du jour, nous étions de nouveau en marche.

Un soir nous arrivâmes à ce que nous pensions être notre destination ; pas de riz ! on nous donna seulement quelques petites pommes de terre en robe de chambre, sans sel. Après un repos de deux heures, il fallut se remettre en route. Nous étions très inquiets au sujet de Miss Emblen qui ne nous avait pas encore rejoints ; notre inquiétude redoubla quand sa chaise arriva sans elle. Notre seule consolation était de penser que notre fidèle cuisinier, Su-En-Lin était avec elle et lui aiderait si elle était encore en vie. La route était très difficile, mais on nous força d'avancer jusqu'à l'aube. Le gardien de Miss Emblen nous rejoignit enfin et nous apprit qu'elle avait été relâchée. Comme c'était souvent leur manière de s'exprimer quand quelqu'un avait été exécuté, notre inquiétude ne fut en rien diminuée. Ce fut un immense soulagement quand, plusieurs mois plus tard, des lettres provenant de sources authentiques nous apprirent que le gardien avait dit vrai.

Un jour, on nous fit partir d'un village, mais après une semaine de marches forcées, faites de jour et parfois aussi la nuit, on nous fit revenir au même village ; les troupes du gouvernement étaient signalées dans le voisinage. C'est dans cette même localité que, le onzième jour de notre captivité, une jeune servante des Hayman, Li Kung-Ching, avait été relâchée. Les communistes la chargèrent de porter des lettres à nos amis, les informant qu'au lieu d'argent, ils désiraient des munitions, des fournitures électriques pour leurs appareils de sans-fil et une immense quantité de médecines étrangères. Profitant de l'occasion, nous pûmes écrire des lettres personnelles à nos épouses et les remettre secrètement à la jeune fille.

Elle avait beaucoup souffert pendant ces douze jours de captivité ; elle avait été obligée de marcher tout le temps, insultée et brutalisée par ses gardiens. Nous ne l'avions jamais considérée comme une chrétienne très convaincue ; mais nous avons été réjouis de constater que sa confiance en Dieu fut affermie par l'épreuve au lieu d'être amoindrie. Elle rendait son témoignage à la maîtresse de la maison, la pressant de se confier au Dieu vivant. Les autorités refusant de croire à nos déclarations, persistèrent à la prendre pour la fille d'un fonctionnaire et la menacèrent de la bastonnade et même de la mort. Il était évident que ses forces n'auraient pas supporté longtemps cette situation ; aussi la nouvelle de sa libération nous remplit-elle de joie, de même que la pensée de pouvoir lui confier nos messages.

En nous réveillant un matin, on nous apprit qu'un de nos coolies avait disparu. Excédé par cette vie si dure, il avait déserté. À l'origine, nos coolies portaient chacun une charge complète, tandis que ceux des rouges n'en avaient qu'une demi. Pendus sages par l'expérience, nous mîmes celui qui nous restait au même régime. Plus tard, son fardeau fut encore réduit de moitié par nos officiers qui s'approprièrent ce qui leur plaisait de nos bagages. Pour protéger nos vêtements de l'humidité du climat, nous avions une importante provision de papier huilé ; on le prit tout, sauf une feuille. Plus tard, cela même aurait été considéré comme un luxe.

Une nuit, tandis que nous marchions, l'ordre fut donné d'éteindre toutes les lumières et de cesser toute conversation. La colonne avançait en silence dans une obscurité profonde. La marche était douloureuse et lente ; chaque homme tenait l'épaule de celui qui le précédait, tout en cherchant à assurer son pied sur le sentier rocailleux. Voici la cause de cette précaution : nous avions atteint une brèche formée dans la montagne, et nous risquions d'être aperçus par les troupes gouvernementales, cantonnées dans un village voisin. Quand la zone dangereuse fut passée, on ralluma les lanternes et les torches de bambou. Ici et là, la lumière d'une torche vacillait, menaçant de s'éteindre ; son porteur l'agitait alors avec vigueur afin de la rallumer. Cette longue colonne éclairée de lanternes et de flambeaux qu'on agitait ainsi de temps en temps, présentait, dans les ténèbres, une apparence fantastique. Parfois, il nous semblait être arrivés à destination ; mais en atteignant le haut d'une colline, nous pouvions voir nos compagnons descendre l'autre versant et la tête de la colonne commencer à gravir une nouvelle pente. Nous étions si fatigués que nous priâmes notre gardien de nous permettre de nous reposer un peu dans une des maisons bordant la route ; nous étions au début de notre captivité et remplis d'illusions, nous ne comprenions pas encore qu'il fallait avancer avec les autres.

Le village, but de l'étape, était bien trop petit pour abriter tout le monde ; pour la première et la dernière fois, on nous logea sous une tente dressée près d'une maison. Le sol était très inégal. On nous apporta de la paille et une natte de bambou en lieu et place de matelas. Nous étions harassés et nous avions plus besoin de sommeil que de nourriture ; à peine étions-nous étendus que nous nous endormions. Peu de temps après on nous éveilla pour nous donner un repas que nous pensions être le déjeuner, mais c'était le souper.

Un départ matinal n'ayant pas été jugé nécessaire cette fois-là on nous donna notre déjeuner après le lever du soleil. Tandis que nous attendions l'ordre de départ, trois gardiens, conduisant chacun un prisonnier solidement lié, passèrent près de notre tente. Après nous avoir dépassés, les soldats ordonnèrent à leurs captifs de se mettre à genoux. Nous nous détournâmes. Quelques instants plus tard, les soldats repassèrent en essuyant le sang qui souillait leurs sabres. On ne donne même pas à ces pauvres malheureux le temps de se préparer à rencontrer leur Dieu ! L'un de ces gardiens était un jeune homme de dix-sept ans ; on l'appela bientôt parmi nous « le bourreau ».

Une autre fois, tandis que nous avancions dans la nuit tombante, nous rencontrâmes de l'opposition de la part des troupes du gouvernement ; nous fûmes forcés de faire volte-face et de chercher à nous loger dans quelques maisons éparses sur le penchant d'une colline. Il y en avait trop peu pour recevoir tout le monde. Les gardiens se construisirent des abris de fortune. On nous conduisit dans une chambre où il y avait un lit dont les planches avaient été prises pour en improviser un pour le juge et sa femme, auxquels on donnait naturellement toujours ce qu'il y avait de mieux. Nous n'avions d'autre alternative que de dormir sur le sol de terre battue. Des coups de feu nous réveillèrent, et il fallut s'apprêter prestement à reprendre notre marche. Nous avancions rapidement afin de sortir au plus vite de la zone de feu ; mais, même alors, à quelques pas de nous, un homme eut un pied blessé. À la nuit nous arrivions au village, par une pluie battante. Étant sans parapluie, nous étions trempés jusqu'aux os ; nos gardiens aussi du reste ; ils allumèrent un grand feu de bois, et ils nous invitèrent à quitter nos vêtements pour les faire sécher.

Ce jour-là, ils avaient tué un boeuf ; le lendemain matin, au moment du départ, un des gardiens nous remit un bol rempli de tranches de boeuf cru, que nous acceptâmes avec gratitude. Après la tombée de la nuit, on se reposa pendant une heure environ ; comme il faisait très frais, les soldats allumèrent du feu. On nous fit savoir que nous aurions a parcourir une grande distance avant l'aube du lendemain. N'ayant pas eu de dîner, nous avions grand faim ; aussi nos pensées se portèrent-elles tout naturellement sur notre grand bol de viande crue. Il fut placé sur le feu et, au bout de peu de temps, nous nous régalions d'un excellent ragoût. C'était délicieux et quelques-uns de nos gardiens nous aidèrent à le manger. Le lendemain, l'homme qui nous avait donné ce boeuf réapparut, cette fois pour venir chercher son bien qu'il nous avait seulement confié pour le porter à sa place. Malgré sa surprise, il ne fut pas trop fâché.

En ce temps-là, mes souliers étaient presque inutilisables. Après notre régal de boeuf, je dus parcourir, chaussé d'un seul soulier, les huit kilomètres qui nous séparaient de notre prochain campement. Je mentionnai le fait au capitaine des gardes qui me promit de me procurer des chaussures ; mais il oublia sa promesse ! Au départ, le lendemain, mon pied droit était emballé dans un morceau de drap. Quand le juge le remarqua, il demanda si l'on ne voulait pas me donner des souliers. Il n'était pas facile de trouver quelque chose, car la plupart de mes camarades n'étaient pas mieux fournis que moi. Il y avait des semaines qu'on était en route, et on n'avait jamais fait de haltes assez longues pour permettre de fabriquer des sandales. Plusieurs de nos compagnons souffraient tellement que cela leur arrachait des larmes. À la fin on me procura une paire de galoches, cédées bien à contre-coeur par leur légitime propriétaire.

Tout en marchant nous chantions souvent des cantiques, et nous aimions particulièrement ceux-ci : « Chaque jour, à chaque heure, oh ! j'ai besoin de toi » et « Compte les bienfaits de Dieu ». Après avoir été tellement dépouillés, nous réalisions combien de bénédictions nous avions reçues de Dieu dans le passé, et combien nous en recevions encore. Chaque soir, nous avions des sujets de le louer pour toutes ses grâces, dont une des plus merveilleuses était de nous donner à mesure toutes les forces qu'il nous fallait pour aller de l'avant. Chaque jour, nous pouvions lire ouvertement notre Nouveau Testament, où nous trouvions un grand réconfort ; nous étions reconnaissants de ce que nul ne se fût avisé de nous interdire ce plaisir. Nous avions tous les jours notre moment de prière en commun, alors de nombreux passages des Écritures se présentaient à nous avec une force nouvelle ; cela aussi nous était un précieux encouragement. Le « Daily Light » (en français « pain quotidien ») était merveilleusement adapté à nos circonstances. En nous souvenant que l'Éternel avait arrêté le soleil dans sa course, qu'Il avait fait surnager le fer et ouvert un chemin à travers la mer Rouge, nous avions de nouveau la certitude qu'il Lui était facile de nous délivrer. Nous avions conscience d'être entourés de ses armées, et quoique incapables de les distinguer par les yeux de la chair, nous étions certains d'être les « prisonniers du Seigneur ».

DAILY LIGHT

5 octobre. - Invoque-moi au jour de la détresse ; je te délivrerai et tu me glorifieras. Ps. 50. 15.
6 octobre. - Car le Seigneur tout-puissant est entré dans son règne. Apoc. 19. 6.
Je connais que tu peux tout. Job 42. 2. - Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. Luc 18. 27.
Je ne te laisserai point, et je ne t'abandonnerai point. Héb. 13. 5.
Ne crains rien, car je suis avec toi ; ne promène pas des regards inquiets, car je suis ton Dieu ; je te fortifie, je viens à ton secours, je te soutiens de ma droite triomphante. Es. 41. 10.

Après avoir voyagé pendant vingt-sept jours consécutifs, une halte d'une journée nous fut enfin accordée. Durant cette période, il nous arriva par deux fois de marcher pendant un jour, une nuit et un autre jour, sans arrêt. À cette époque, nous étions dans la province de Szechwan ; je me rappelle avoir dit au capitaine des gardes que, pendant tout ce temps, nous n'avions eu que trois fois, ce qu'il convient d'appeler un vrai repas ; une fois, après avoir tué une vache, nos gardiens en partagèrent la viande avec nous ; une autre fois, nous étions logés dans une maison où il nous fut possible d'obtenir une cinquantaine de biscuits d'avoine pour un demi-dollar ; enfin, en ce premier jour de repos, un paysan qui passait nous avait vendu deux livres de miel. Là, on nous permit, pour la première fois, de laver nos vêtements et de prendre un bain ; en ce faisant, nous avons constaté à quel point nous étions infestés de vermine. Ce jour de repos fut aussi un jour de grandes réjouissances pour les rouges ; ils le célébrèrent au son de la fanfare et bannières déployées. La cause ?... C'est que nous avions rejoint les hommes du général Ho-Long, commandant de la seconde armée. Ses soldats étaient plus pauvrement vêtus que les nôtres, mais dans leurs rangs, on voyait plus de drapeaux et de banderoles rouges. En se rejoignant, les communistes arrivaient à doubler leurs forces, mais notre situation semblait plus grave que jamais.

Nous espérions pouvoir nous reposer de nouveau à Yuyang, ville de la province de Szechwan ; mais au lieu de cela, on traversa la cité avec précipitation et on s'en éloigna en toute hâte, car les troupes du gouvernement étaient signalées dans le voisinage. Nous étions naturellement très déçus, et après cette longue journée de marche, nous étions à bout de forces ; on dut sans doute le remarquer, car nous entendîmes la femme du juge dire qu'on devait nous donner un cheval qui servirait alternativement à nous deux. Ainsi pendant les trois jours suivants et jusqu'à notre arrivée dans une ville de la province de Hupeh, nous eûmes une mule que nous montions tour à tour. Nous pouvions donc chevaucher pendant un tiers de chaque journée, mais notre muletier était extrêmement désagréable.

C'est en ce temps-là que je compris quelle était la méthode des communistes pour procéder au pillage. Nous étions arrivés dans la maison d'un propriétaire campagnard ; quand les rouges apprirent que ces gens étaient riches, ils se servirent de tout ce qui leur plaisait, puis ils appelèrent les pauvres et leur permirent de prendre les provisions. Quant à nos gardiens, ils s'approprièrent tout ce qui, dans cette maison, pouvait leur être utile. « Quelle est votre ligne de démarcation entre un paysan et un propriétaire ? » demandai-je. Voici leur réponse : « Si un homme cultive son propre terrain, c'est un paysan ; mais si, pour cela, il emploie des ouvriers, c'est un oppresseur ! » Nous sommes restés plus d'un jour dans ce lieu et les rouges festoyèrent, tuant des porcs, des canards, des poulets.

Un adolescent, accusé d'espionnage, fut amené captif et obligé à tresser des sandales pour les soldats. Par moments, il éclatait en pleurs, suppliant ses ravisseurs de faire chercher sa mère, qui pourrait sûrement donner la preuve de son innocence. Toute la journée et jusque tard dans la nuit, il travailla tout en tremblant de froid ; les rouges l'avaient dépouillé de tous ses vêtements de valeur. Le lendemain matin, il fut exécuté par ceux-là mêmes pour lesquels il avait travaillé la veille.

Le lendemain, nous fûmes remis aux soins de la seconde armée, et pendant le mois qui suivit, on nous adjoignit cinq prisonniers qu'il fallait traiter avec une considération spéciale. Un de ces captifs était un enfant de quatorze ans, pris à Pensui, la station d'où M. Howard Smith avait été enlevé à la même époque. Ce garçon avait souvent assisté aux réunions d'enfants, tenues dans la chapelle située en face du magasin de ses parents. On demandait 1000 dollars pour son rachat. Nos gardiens précédents nous avaient assuré que dans la seconde armée, nous aurions des chevaux, mais il n'en fut rien. On nous donna des sandales en étoffe, qui valaient mieux, cependant, que nos chaussures. Pendant les premiers jours, nous marchions à nuit close et l'on nous encordait comme les autres prisonniers. À la première halte, on nous logea dans une ferme ; peu après notre : arrivée, un prisonnier, homme d'âge moyen, prétendu très riche, qui s'était évadé, fut ramené ; après des mois de captivité, son apparence n'avait plus rien de présentable. Pendant qu'on le poursuivait, il avait été légèrement blessé à la tête et aux mains ; malgré cela, il reçut la bastonnade. Les autres prisonniers furent logés dans un grenier. Quant à nous, on nous conduisit dans une chambre avec un lit pour y dormir.

Dans la colonne de marche, nous étions à la file indienne, immédiatement après le porte-drapeau, avec un gardien entre chacun d'entre nous. La bannière était rouge avec une étoile noire, au centre de laquelle le marteau et la faucille - insigne des travailleurs - se détachaient en blanc. Quand le drapeau était roulé, il était protégé par une housse en tissu imperméable, sur laquelle une scène de la Nativité était peinte à l'huile ; je crois que cette housse avait été volée dans la salle évangélique de Pensui. Cette peinture représentait Bethléem, les bergers avec leurs brebis et l'étoile. Tout d'abord il me semblait étrange de suivre ainsi le drapeau rouge, mais quand il était roulé, et que je pouvais voir l'autre étoile, j'étais consolé en pensant qu'en réalité je ne suivais que la brillante étoile du matin. En entendant les propos obscènes de nos gardiens, en constatant leurs actions, je m'écriais souvent : « Oh ! combien je suis heureux d'être un chrétien, heureux de ce que le Saint-Esprit m'a ouvert les yeux pour me faire mesurer toute l'horreur du péché et le grand besoin que j'ai d'un Sauveur. »

Le mot « route » en chinois, n'a pas le même sens que chez nous. Souvent, ce n'est qu'un étroit sentier pierreux, rendu très glissant en un jour de pluie. Pendant notre première journée de marche avec ces hommes, nous avons gravi une colline escarpée dont la descente, sur l'autre versant, fut rendue très difficile par la boue et les pierres glissantes. Nos geôliers furent bons et prévenants ; ils s'arrêtaient même pour nous aider à franchir les plus mauvais pas. Par un temps pluvieux, ces chemins boueux et détrempés sont particulièrement fatigants, surtout après le passage de quelques milliers d'hommes et de chevaux, qui les avaient transformés en fondrières. Les chutes étaient fréquentes et nous n'en étions pas exempts ; nos vêtements imprégnés de boue en étaient la preuve. Nous constations de plus en plus que les communistes ignorent totalement la pitié. Un incident nous en convainquit encore davantage. En passant, nous remarquâmes un rocher sur lequel était gravé la lettre « Ai » qui signifie amour. Nous nous en étonnions, quand l'un de nos gardiens qui lisait couramment, nous en demanda la signification. C'est une preuve que ce caractère « amour » se trouve très rarement dans leurs livres. Nous, au contraire, quand nous commençons à enseigner la lecture à nos chrétiens illettrés, c'est le premier caractère que nous leur apprenons à connaître.

Au bout de quelques jours, nous arrivâmes à Yungshun, province de Hunan ; c'est une grande ville avec préfecture, où les catholiques romains ont une importante station, formée de plusieurs bâtiments ; les protestants y sont représentés par des missionnaires finlandais. Tous les étrangers s'étaient enfuis. Un jour, un camarade nous apporta quelques imprimés en anglais. C'étaient des revues américaines et des journaux missionnaires catholiques ; il y avait aussi quelques livres intéressants. Ces publications nous procurèrent plusieurs bonnes heures de délassement. Quelle joie de revoir des écrits imprimés en anglais !

Pendant ce repos, nous eûmes, en somme, une vie facile. Notre logement était propre et bien tenu ; notre lit était installé sur une longue table assez haute pour nous préserver des désagréments du sol. Mais à cause du nombre des prisonniers, nous ne pouvions avoir toute l'intimité désirable.

Il y avait avec nous cinq prisonniers de marque. Tout d'abord le petit garçon pris en même temps que M. Howard Smith et dont nous n'avons jamais connu le sort final. Il y avait l'homme qui avait tenté de s'enfuir et qui avait été flagellé malgré ses blessures. Un troisième était un jeune homme de vingt et un ans, membre d'une très riche famille et qui s'appelai Liao ; à cause d'une légère tendance à l'embonpoint, les rouges le surnommèrent « Liao le dodu ». Il était prisonnier depuis une année, ce qui nous paraissait alors considérable. Sa famille avait déjà versé 7000 dollars pour sa rançon, mais les rouges exigeaient davantage. Pendant. cette étape, un de ses parents, agissant comme médiateur, vint pour négocier, si possible, sa libération. Quand un gardien vint le chercher, nous fûmes étonnés de l'indifférence du pauvre Liao. Notre propre négociateur n'était encore jamais venu, mais il nous semblait que s'il apparaissait, nous serions submergés par la joie. Nous apprîmes plus tard que cette apparente indifférence venait de ce qu'il estimait son cas désespéré. Le messager apportait aussi à Liao des nouvelles de sa famille ; le malheureux captif était père d'un petit garçon qu'il n'avait jamais vu.

Un jour que nous étions en marche, un cavalier passa près de nous. C'était un homme de belle prestance, à la moustache noire, et âgé d'environ quarante-cinq ans. Il aperçut le jeune Liao et l'interpella : « Hé ! dodu Liao, tu ferais bien de te hâter de payer une plus forte rançon, sans cela nous ferons dégringoler ta tête. » Ce fut notre première entrevue avec le général Ho-Long. Le pauvre jeune homme fut encore détenu pendant quelques mois, puis il fut exécuté.

En plus de ces cinq, et parmi les captifs retenus en vue d'obtenir une rançon se trouvaient une institutrice et deux jeunes filles au-dessous de vingt ans. Tandis que les prisonniers étaient amenés dans la chambre voisine, nous entendions les interrogatoires et les coups qui leur étaient infligés.

Les stations missionnaires étaient aussi pillées, naturellement, et nous recevions parfois de leurs dépouilles. Nous pensions que nos frères regretteraient moins leurs pertes s'ils savaient !... Dans le butin se trouvaient plusieurs boites de lait condensé non sucré, du beurre, du « bovril » et des tomates conservées. Nous pouvions aussi acheter des fruits, des oeufs et certains mets faits avec de la farine ; ce fut donc, plus ou moins, un temps de répit et de prospérité. Un infirmier de la Croix-Rouge vint même une fois pour soigner nos pieds blessés et meurtris ; ce fut un réel soulagement. Nous étions étonnés et intéressés de voir avec quelle adresse les hommes fabriquaient des sandales, et confectionnaient divers vêtements. En travaillant, ils devaient écouter la lecture des principes communistes ; ils devaient aussi apprendre à reconnaître les caractères.

On avait espéré pouvoir prolonger notre halte, mais l'approche des troupes du gouvernement nous obligea à nous remettre en route. Tandis que nous franchissions la porte de la ville, un camarade nous tendit un petit panier de sucre (il y en avait peut-être deux livres). Pendant plusieurs jours, notre marche parut quelque peu incertaine. Parfois on nous faisait avancer au milieu de la nuit. Ou bien nous pensions partir pour couvrir une bonne étape, mais après un parcours de deux ou trois kilomètres, on nous faisait bivouaquer pendant toute une demi-journée. Par contre, un jour où, très fatigués, nous pensions avoir devant nous une bonne nuit de repos, il fallut se lever au bout d'une heure et se remettre en marche. Après avoir parcouru quelques kilomètres, on nous ordonna une nouvelle halte dans l'obscurité, mais nous pûmes passer une partie de la nuit dans une maison. C'était un temps d'incertitude ; on ne savait jamais ce qu'il fallait faire et nos conducteurs ne paraissaient pas le savoir mieux que nous.

Une fois les rouges engagèrent un combat contre les blancs (1) (soldats chinois du gouvernement), et ils remportèrent une très grande victoire. Ils avaient encerclé leurs adversaires en pleine montagne et fait un grand nombre de prisonniers. Ainsi donc après plusieurs jours il nous fut possible de rentrer à Yungshun. Les rouges ont pour principe de mettre en bière et d'enterrer leurs morts, mais serrés de près par les troupes gouvernementales, ils ne peuvent parfois pas le faire. Aussi la plaine qu'il fallut traverser, pour regagner Yungshun, était-elle un vrai champ de carnage.

Au retour, nous fûmes logés dans la maison que nous avions occupée en partant ; la maîtresse de maison nous avait traités avec beaucoup de bienveillance, mais nous ne l'avons pas revue, elle avait probablement dû s'enfuir. Pas de feu ! et pas de souper non plus, car il était trop fard pour se procurer des vivres. Cependant, nous avions encore une boîte de crème non sucrée, du beurre et un peu de sucre ; nous avons obtenu en mélangeant ces précieux ingrédients, ce que nous avons appelé plaisamment « des glaces ».

Après avoir passé un jour à Yungshun, il fallut partir pour Tayung, qu'on atteignit après une longue étape. Nous aurions pu entrer dans la ville le samedi soir, mais à la nuit tombante, il nous fallut descendre un rocher escarpé et dangereux en temps ordinaire, mais rendu plus dangereux encore par la pluie qui se mit à tomber ; nous avancions donc lentement. À minuit, nous tombions de fatigue et nous étions encore à quelques kilomètres de la ville ; on nous donna heureusement l'ordre de chercher un refuge jusqu'au lendemain. Le dimanche matin nous prîmes le chemin de la ville. Pour y arriver, il fallait traverser une rivière en petits bateaux. Les prisonniers furent de nouveau encordés, afin d'éviter toute surprise, et c'est de cette manière humiliante qu'il nous fallut défiler dans les rues. Notre halte dura plusieurs jours ; nous étions en compagnie de quelques autres prisonniers. L'un d'entre eux était un vieillard de soixante-dix ans, homme de haute naissance qui avait autrefois exercé les fonctions de magistrat à Chekiang. Nous lui avons parlé du Sauveur, mais nous ne savons pas s'il a accepté Christ ou non. Deux mois après, il fut mis à mort. Les froids approchaient et nous n'avions pas de vêtements chauds pour les affronter. On nous en fournit ; c'étaient de longues robes chinoises, produit du pillage effectué dans de riches maisons. Les journées passées dans cette ville, furent un temps de repos. Un soir, alors que nous étions déjà couchés, on vint nous dire que nous partions le lendemain. Un moment après on nous informa que seule, la seconde armée partirait. Quant aux prisonniers ils seraient seulement transférés dans un autre quartier.

Au milieu de la nuit, on nous fit entrer dans le long corridor d'une maison où le corps de garde de la sixième armée avait son cantonnement. Nous n'avions pas de paille ; il fallut prendre des journaux en guise de matelas et en étendre deux feuilles seulement sur les dalles froides et dures ; un courant d'air glacé traversait le corridor. À l'une des extrémités un prisonnier était lié de telle manière qu'il ne pouvait bouger : c'était une vraie torture ! Dans une pièce voisine, on avait réuni plus d'une vingtaine de captifs. Le lendemain matin, nul ne se soucia de nous donner à déjeuner, et à midi, nul ne se soucia, non plus, de nous préparer à dîner. De bonne heure l'après-midi, on nous ordonna de rassembler nos bagages car on allait nous emmener ailleurs. De nouveau, nous fûmes encordés et tous les prisonniers furent conduits à trois kilomètres de la ville.



Quel pitoyable cortège ! Un homme riche qui, en essayant de fuir avait escaladé la muraille d'une ville et s'était foulé la cheville, était porté sur une civière par ses domestiques. Les autres, des vieillards, hommes et femmes, des enfants, garçons et fillettes, étaient au nombre de cinquante à soixante. À la nuit on nous arrêta dans une maison de campagne. Nous étions très nombreux et il se passa du temps avant que nos logements nous fussent assignés. Nous devions partager un grenier de un mètre cinquante sur trois, avec deux autres hommes. Une barrière coupait la pièce par le milieu ; comme nous ne pouvions pas installer nos lits dans le sens de la longueur, il nous fut impossible de nous étendre et cette position nous occasionnait la crampe. L'un de nos compagnons était un vieillard de plus de quatre-vingts ans ; il était fou et il était très agité. Plus tard, sans respect pour son grand âge, il fut emmené dehors, lié et battu, sous prétexte de lui rendre la raison ! L'autre était l'homme à la cheville foulée. Il se montra très aimable, mais n'accepta pas l'Évangile. Nous avons tout lieu de croire que, plus tard, il fut exécuté.

Dans une chambre voisine, se trouvaient d'autres prisonniers qui furent traités cruellement. Ils étaient couchés, les mains liées derrière le dos ; ils pleuraient en demandant grâce, ou en protestant ; pour les faire tenir tranquilles, on les battait. On leur défendait de bouger ou de parler. Chaque jour ils ne recevaient que deux maigres rations de riz (froid le plus souvent) ; et ils maigrissaient à vue d'oeil. On ne leur donnait pas d'eau pour se laver, et souvent après avoir été battus, ils avaient des traces de sang sur la figure pendant plusieurs jours. Je dormis peu pendant les premières nuits, dérangé par les gémissements et le bruit qu'on entendait dans la chambre voisine. Un jour, grande agitation, un aéroplane survolait notre campement. C'était un fait nouveau ! Peut-être nous apportait-il un rayon d'espoir ? On nous redemanda d'écrire des lettres officielles ; elles étaient toujours sévèrement censurées. Chaque mot, chaque expression étaient examinés de près à l'aide du dictionnaire et on nous en demandait la signification exacte. Parfois nous recevions l'ordre d'écrire les mêmes lettres plusieurs fois. Le lendemain, nouvelle apparition des avions, alors on leva le camp.

Encore deux ou trois jours, et nous arrivâmes à Taowo, notre nouveau cantonnement qui fut notre résidence pendant plusieurs mois. En franchissant le portail de l'habitation assignée à notre compagnie, je dis à M. Hayman : « Je me demande quand nous repasserons cette porte ? », car un lieu semblable ne fournirait certes que peu d'occasions de fuir. La cour était immense, et des chambres se trouvaient sur les quatre côtés. Elle était assez spacieuse pour permettre aux soldats d'y faire l'exercice et de jouer. Maintenant, nous étions séparés des autres prisonniers qui furent répartis dans six chambres différentes ; une grande pièce dont le sol était de terre battue nous fut assignée. Elle ne contenait qu'un lit. Pas de sommier, ni de matelas, des cordes tressées étaient tendues sur un cadre de bois posé sur des pierres pour le maintenir au-dessus du sol. On nous donna de la paille et nous fûmes bientôt installés. C'était un luxe d'avoir enfin un lit à « ressorts » !...


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