En plaine, les moindres détails de
l'existence commune vous séparent ; en
montagne, tout vous rapproche. Vous buvez au
même verre, mangez au même plat,
partagez la même couche.
Mauvais montagnards, ceux qui
gardent pour eux les trésors de leur sac ou
cherchent à toute occasion à se caser
aussi douillettement que possible, fût-ce aux
dépens d'autrui ; gent
détestable, celle des pique-assiettes qui
sont les parasites des grimpeurs de bonne
volonté. En montagne, la loi du partage est
constante.
Nous transportons notre maison
avec
nous et nous prétendons exercer, jusque sur
la cime, le privilège de
l'hospitalité, invitant l'inconnu de la
veille à prendre place en ami à notre
foyer mouvant. Les vies là-haut, ne se
frôlent point, elles se
pénètrent. Demain,
déjà, nos voies se sépareront
peut-être à jamais, il
n'importe ; le coeur, près des sommets,
se donne, il ne se reprend plus.
La grimperie exige de ses
adeptes
cette réelle domination de soi qui
constitue, à elle seule, le ciment de toute
association ; n'en faut-il donc pas pour
refréner la tentation de vider la
dernière goutte de sa gourde afin de ne pas
éveiller
l'envie des camarades qu'enfièvre la fatigue
ou l'insolation ? Vous êtes
harassé, la mauvaise humeur emplit votre
esprit, le découragement vous étreint
et voilà qu'il faut refouler les
pensées sombres, tenir sa peur
secrète, être gai, de cette
gaîté franche qui fuse à tout
propos et transforme en sujets d'allégresse
les vicissitudes de l'expédition.
O la chaîne bénie qui
nous rend solidaires les uns des
autres !
Nous partageons les
anxiétés comme les douces
rêveries nées aux heures paisibles du
crépuscule, les émotions de la lutte
comme l'exaltation de la victoire. Donnons-nous la
main, amis, une page de notre vie s'est
écrite là-haut, jamais plus l'un de
nous ne la relira sans y associer ceux qui la
vécurent avec lui !
Là-haut, nos coeurs ont battu
à l'unisson et nous avons été
heureux. Mais qui est-ce qui nous retient d'en user
de même dans le domaine de notre vie de tous
les jours ? pourquoi ce qui est possible en
montagne deviendrait-il irréalisable en
plaine ? Est-ce question d'altitude, effet de
l'air subtil, charme prenant de l'Alpe ? Oui,
la montagne est un cadre exceptionnel dans la
sérénité, mais la force
d'aimer n'est point dans les roches, elle est toute
en nous.
L'alpinisme est une force qui
nous
lie.
(Fragment.)
Plus haut, le soleil !
En cabane, quatre heures du matin. L'un
après l'autre les touristes
s'éveillent. On entend pétiller le
feu. Pourtant nul ne se presse. C'est qu'un
épais brouillard s'est installé
victorieusement à la place du jour qui
vient.
Rien à faire pour aujourd'hui, si le
fâcheux ne s'en va pas. Il faut attendre. Les
connaisseurs affirment qu'on en a pour la
journée entière. Figures de
vaincus.
Cependant il y en a deux qui ne prennent pas
leur parti de la défaite, ce sont deux
fillettes. On leur a dit qu'on les mènerait
là-haut, elles veulent aller là-haut.
Elles vont, viennent de la fenêtre au
fourneau où le chef de caravane remue le
chocolat pour éviter la discussion.
« Il y a peut-être du soleil
plus haut ! » essaie timidement la
première.
« Je crois que le brouillard
diminue ! » insinue la seconde,
tandis que l'atmosphère s'épaissit
encore.
« Allons un petit bout, rien que
pour voir ! » conclut le duo.
Et voilà comment, sous le regard
narquois des autres hôtes de la cabane, la
petite caravane finit par s'embarquer. Les
fillettes ont une tête ! Après
tout on ne risque rien, la trace est
marquée, on en sera quitte pour redescendre
quand elles en auront assez.
... Trois cents mètres plus haut, il
y avait un éclatant lever de soleil. Ce fut
une course glorieuse
Imagination.
Soleil ardent sur le glacier. La
démoralisation est totale. On se
traîne, on n'en peut plus. Les plaisanteries
même ont l'air, recuit. Qu'attendre encore de
gens qui ont des mines de forçats
condamnés à la marche
obligatoire ?
Tout à coup, du haut de la pente une
pierre se détache, puis une autre. C'est
l'artillerie de la montagne ! Certains
projectiles s'arrêtent à quelques pas
de la caravane.
Regardez-les courir, ces fatigués,
ces éreintés
Quand le danger est pressant, Plus de
fatigue. On s'est cru à bout de forces.
Allons donc ! Pure imagination ; il y a
des réserves encore.
N'entendez-vous pas les pierres qui vont
écraser nos âmes, qui menacent nos
compagnons ? Ne faites pas semblant
d'être fatigués
Encore elle.
Il doit y avoir par là un passage
très dur. C'est un mur de glace, terrible,
qu'il faudra descendre. La perspective est
redoutable. Silence. Appréhension.
Vu de près, le fameux mur se trouve
être, cette année du moins, une pente
sans danger, où mord le crampon. Que de
soucis on aurait pu s'épargner, si on ne
s'était pas persuadé que
c'était si dur
Le bon moment.
C'est tout plaisir de marcher sur cette
neige durcit par le gel. Quelle fête pour les
yeux et le coeur !
Regardez maintenant ceux qui ont
manqué le bon moment. Comme ils
pataugent ! Lourdement leurs pieds s'enfoncent
dans la neige que le soleil amollit.
Il faut partir à l'heure
propice.
Essaie encore !
Ce n'est pas une bien haute montagne, mais
elle est rebelle. Il a fallu dix ans pour arriver
là-haut !
La première fois on a
été vaincu par le manque
d'entraînement ; le courage a fait
défaut. À recommencer !
Une autre fois, il y a eu tempête.
C'eût été imprudent de pousser
plus loin. À recommencer !
Puis sont venus des temps difficiles
où l'on a été attaché
à la plaine par la souffrance. Mais le
rêve est demeuré ; il faudra bien
arriver une fois là-haut.
Quel beau jour, quand enfin on pose le pied
sur le sommet ! On l'a eu, parce qu'on a voulu
l'avoir.
Presque sans le vouloir.
« Ce n'est pas la peine de se
morfondre tout le jour dans cette cabane. il pleut
encore, mais pas beaucoup. La montée est
sans danger. Allons un bout, pour
voir ! »
On ne voit rien, du reste. Les nuées
se traînent, la pluie recommence.
Abrités sous un roc, ils tiennent
conseil.
« Est-ce qu'on
redescend ? »
« Dommage ! Faisons encore un
bout, on en sera quitte pour se sécher au
retour. »
Encore un... et puis encore un... et puis on
s'est trouvé au sommet, presque sans le
savoir. Et là, il y a eu un spectacle de
toute beauté.
Ne vaut-il pas la peine, sans savoir si on
arrivera, de faire encore un bout ?
Fleurettes.
Pendant huit jours, il n'y a eu que de la
glace et des rocs. Ah ! ce fut une belle
course !
Encore une crevasse à franchir,
encore les rocs de la moraine. Maintenant c'est un
tapis multicolore : des fleurs, des fleurs
partout. Étendre son corps fatigué
dans toute cette fraîcheur, quelle
suavité !
Mon âme, tu dois aspirer à la
lutte, tu dois aimer le sublime. Mais tu n'es pas
faite pour vivre constamment dans le sublime et
pour lutter sans cesse en corps à corps avec
ces rocs.
Assieds-toi maintenant près de la
source, et repose-toi. Cueille la fleurette que
Dieu a placée pour toi au bord du
sentier.
Plus tard, restauré, tu reprendras ta
marche vers les sommets.
Chante !
Il est des gens honnêtes,
zélés, pieux, qui pensent bien faire
en bannissant de la vie toute fantaisie. Certes le
travail est chose sacrée, mais point ne
suffit encore d'oeuvrer sans relâche ;
l'homme ne vit pas de pain seulement.
« Il y a un travail sans entrain,
un plaisir dépourvu de sourire, une religion
privée d'âme, une vertu sans
grâce, un amour sans mystère, un art
sans rayonnement... Pourquoi ? Leur parfum
s'est évaporé, et le parfum, c'est la
poésie intime, mêlée à
tout l'être et à toute l'existence
comme un principe vivifiant. »
CH. WAGNER.
C'est notre joie et non notre tristesse qui peut honorer Dieu. Une foi sans joie est un autel sans parfum. »
A. VINET.
« Si certaine page de Beethoven était mieux connue de ceux qui souffrent et s'entr'égorgent, elle parviendrait à désarmer bien des ressentiments, elle ramènerait, sur des visages crispés, un suave, un ineffable sourire. »
« L'Éternel est ma force et mon
cantique », dit un psaume.
Il n'est vraiment notre force que s'il est
notre cantique. Si la pensée de Dieu
n'éveille pas en nos coeurs l'émoi et
le désir de le célébrer, c'est
que nous n'avons de lui qu'une connaissance tout
intellectuelle, superficielle et stérile. Il
aurait réellement tué son être
intérieur, celui qui n'éprouverait
jamais le besoin de crier à Dieu sa louange,
et qui resterait insensible à l'ouïe
d'un hymne à sa gloire.
Le cantique est donc l'écho de notre
vie personnelle, mais il devient à son tour
source de vie religieuse. Il s'est
révélé, au cours des
âges, comme l'un des plus sûrs
messagers de la foi. À chaque époque
où la foi renaît, le cantique reprend
vie et pousse des ailes. Songez à la
floraison morave, au printemps franciscain ;
et que furent les rendez-vous des premières
confréries chrétiennes, sinon, selon
la lettre de Pline à Trajan, « des
assemblées où, dès avant le
jour, on chantait à
Christ » ?
Ce rêve, de voir, par un matin de dimanche
tous les croyants sortir de leurs lieux de culte
divers, pour s'en aller sur quelque colline
entonner ensemble le cantique nouveau et partir
à la rencontre de leur Maître, lequel n'attend que
ce
mouvement
de leur part, pour venir au milieu d'eux, ce
rêve, nous n'accepterons pas qu'on nous
l'enlève. Précieusement gardons-le,
mais n'oublions pas qu'il n'est encore qu'un
rêve.
Et pour qu'il se réalise quelque
jour, pour que l'heure vienne, où l'Eglise
universelle triomphante entonne l'alléluia,
ne laissons pas le cantique s'enfuir de notre
vie...
... Les cantiques les plus précieux
de l'apanage chrétien, Jean-Sébastien
Bach les a entendus à son oreille, au
travers du tumulte des soucis domestiques,
d'embarras d'argent et de tracas professionnels
sans fin.
Avec Dieu dans le coeur, l'existence la plus
décolorée se métamorphose et
retentit de symphonies ineffables, et, quel que
soit le cadre de nos jours, on vit dans le sublime.
Savez-vous qu'il est souvent plus difficile
d'être chrétien au village qu'à
la ville ?
Certes, nous savons le danger des villes, et
tous ceux qui, venus intacts du village, s'y sont
perdus corps et biens. Ce que nous voulons relever
ici, pour encourager les jeunes campagnards, ce
sont certaines difficultés
indépendantes de leur volonté, dues
à la vie campagnarde, et qu'il faut
surmonter puisqu'on ne peut les supprimer.
D'abord une question de densité. Si,
dans une paroisse de dix mille habitants, un
millier remplissent le temple chaque dimanche, cela
constitue un auditoire impressionnant. Mais, selon
la même proportion, il n'y aura que cinquante
personnes au temple de votre village, ce qui
paraîtra peu de chose.
Dans la vaste paroisse urbaine, je puis
réunir une centaine de jeunes, et c'est un
beau groupement. Essayez de la même
proportion pour une population de cinq cents
habitants, il y a à peine de quoi fonder une
Union chrétienne.
Puis une question de publicité. En
ville, celui qui me rencontre
dans la rue ne se demande guère si je vais
au cinéma ou à l'église. Au
village, tout se sait, tout se raconte, tout se
commente. Et les premiers essais de vie religieuse,
qui, comme les débuts de toute vie,
devraient être enveloppés
d'intimité, sont immédiatement connus
et publiés. Il faut plus de courage pour
braver l'opinion sur un petit théâtre
que dans la grande foule.
Enfin une question de ressemblance. Je veux
dire par là qu'en ville, les
chrétiens ont les professions les plus
diverses, ce qui donne à leurs rencontres
plus de charme et de variété et ce
qui évite les conflits
d'intérêt. L'un demeure près du
lac, l'autre en banlieue. La joie de se rencontrer
au local unioniste ou à la salle du culte
est grande. Au village, par la force des choses, on
se voit tous les jours ; une rencontre n'a pas
l'attrait de l'imprévu. Chacun a une
occupation qui ressemble à celle des autres,
d'où moins de variété dans la
conversation. Surtout les intérêts
sont constamment mélangés, les causes
de conflits entre familles abondent, et il faut
beaucoup plus de courage et d'amour pour vivre en
paix avec tous, pour éviter toute dispute,
pour se sentir frères.
Amis de la campagne, c'est difficile, mais
ce n'est pas impossible. Essayez, il en vaut la
peine !
Ainsi qu'à une certaine heure, les
pêcheurs de Galilée virent leur
maître transfiguré, ses
vêtements blancs comme la neige et son visage
brillant comme le soleil, ainsi y a-t-il des heures
où notre vie mortelle nous apparaît
radieuse... Les amis absents et ceux qui sont
partis pour le dernier voyage nous apparaissent
réunis, brillants d'une joie immortelle,
toute trace de l'infirmité humaine
disparaît chez ceux qui nous sont chers.
Combien nous semblent beaux le mari,
l'épouse, la mère absente, le
père à cheveux blancs, la fille
à l'oeil brillant ! Vus à la
lumière du présent, tous ont des
torts, des défauts, mais dans l'absence,
nous ne voyons que leurs qualités
permanentes.
De notre lointain foyer, nous ne nous
rappelons ni un seul jour sombre, ni un seul soin
servile, rien que l'écho de ses hymnes
saintes et la sérénité de ses
beaux jours ; de notre père, ni une
parole impatiente ni un reproche injuste, rien que
sa mâle tendresse ; de notre
mère, nulle humaine faiblesse, mais
seulement son inépuisable amour ; de
notre frère, pas une taquinerie, pas une
impatience, mais la fière beauté de
ses meilleurs jours ;
de
notre soeur, de notre enfant, rien qui ne soit
gracieux et doux.
C'est là le véritable
idéal de la vie, le calme miroir dans lequel
nous voyons que, malgré toutes nos fautes,
nous tendons vers quelque chose de plus noble que
ce que nous sommes.
Lors de la résurrection, nous verrons
pour toujours nos amis comme ils nous apparaissent
dans ces heures de clairvoyance.
H. BEECHER-STOWE.
Le temps efface les impressions les plus vives,
comme il efface les traces les plus profondes, et
les effigies les plus marquées. La
poussée des instincts vulgaires, la
séduction des mauvais exemples, le sourire
des incrédules, s'unissent pour ternir les
enthousiasmes les plus sincères. Et les
rafales de la tentation viennent tout
bouleverser.
Garde précieusement les souvenirs,
les gravures, les livres qu'on t'a donnés
aux heures de la ferveur et de la confiance. Garde
la Bible sur la première page de laquelle une main
aimée, la main d'un disparu peut-être,
a inscrit pour toi quelque parole sacrée.
Environne-toi de ces choses. Elles te garderont
toi-même. Elles seront pour toi comme une
sainte compagnie. Elles resteront auprès de
toi comme les témoins muets et
éloquents des meilleurs moments de ta
vie.
Une jeune fille écrivait à son
pasteur que dans son exil, elle regardait souvent,
et souvent avec larmes, la modeste image suspendue
près de son lit, de l'église
où elle avait été à
l'école du dimanche, et où elle avait
terminé, en un jour de lumière, son
instruction religieuse. D'un pays lointain,
où les tentations étaient nombreuses,
un jeune homme écrivait :
« Chaque soir, je fais ma prière
à genoux devant les photographies de mon
père et de ma mère. » Et
celui qui recevait ces lignes se souvient toujours
lui-même de cette soirée où
inquiet des responsabilités qui venaient, le
coeur serré d'être si loin des siens,
il ouvrit sa malle, et aperçut une gravure
que ses parents y avaient glissée en secret
au moment du départ : une femme, debout
devant un champ de blé mûr, et
au-dessous, la parole adressée à
Néhémie : « Prends
courage et agis ».
Il y a trente ans de cela. Cette gravure, il
la possède encore ; que de fois, aux
heures solennelles et difficiles, elle lui a
apporté son message de réconfort et
d'espérance !
Un mot dangereux ! Il a tiré en bas
plus d'un homme qui aurait pu avoir du
succès, s'il avait pris l'habitude,
dès sa jeunesse, de tendre à la
perfection, de bien faire tout ce qu'il
faisait.
Il y a des multitudes de gens qui
croupissent dans la médiocrité, et
qui ont sombré juste en face du but, parce
qu'il se sont contentés de faire presque
bien toutes choses, d'apprendre presque leurs
devoirs, de presque finir ce qu'ils
entreprenaient.
Ils ne comprenaient pas le gouffre qui
sépare « presque » de
« tout à fait ». Ils
ressemblent au petit berger de l'anecdote. Son
père lui demandait s'il avait
retrouvé les brebis
égarées.
« Oui, papa... presque »
Un homme vint un jour chez son pasteur. Il avait
quelque chose sur la conscience, « une
chose qui me pèse jour et
nuit ».
- Qu'est-ce donc ?
- Je n'ose pas le dire. C'est trop
pénible
- Il faut cependant l'avouer ; sans
cela, vous n'aurez pas de repos
- J'ai volé !
- Quoi ?
- Une corde
- Eh ! bien, rapportez la corde
à qui vous l'avez prise, et dites-lui vos
regrets ; l'affaire s'arrangera
sûrement !
Peu de jours après, le voleur
reparut. Il n'avait toujours pas retrouvé la
tranquillité d'esprit. Le pasteur lui
demanda :
- M'avez-vous tout dit ?
- Non !
- Eh bien, dites-moi toute la
vérité, cette fois !
- C'est que... il y avait quelque chose au
bout de la corde.
- Qu'est-ce qu'il y avait ?
- Il, il.. y... avait... une
vache !
Il en va ainsi, souvent, de ceux qui se
mettent à faire des aveux. On avoue la
corde, mais on passe la vache sous silence.
Voilà pourquoi il n'y a pas de paix, pas de
victoire, pas de régénération
intérieure, pas de progrès dans la
vie divine.
Soyons sincères, devant Dieu et
devant les hommes !
On a dit que l'avenir de la plupart des jeunes
gens se décidait entre six et huit heures du
soir. C'est tout à fait exact, mais il faut
encore étendre la portée de cette
affirmation et dire que le sort de la plupart des
vies, l'avenir de tous les jeunes ménages,
la destinée des parents comme des enfants,
le bonheur de la famille, et même la
prospérité de la patrie se fixent
entre six et huit heures du soir.
- Pourquoi donc cela ?
- Tout simplement parce que c'est entre six
et huit heures que chacun détermine l'emploi
de la soirée et que, dans
le monde moderne, toute la vie individuelle et
sociale est comme suspendue à ces heures qui
peuvent être si tragiques ou si belles.
Au sortir de l'atelier, du bureau, du
magasin, au moment où s'ouvre la porte
libératrice, il y a une minute de
détente, un instant délicieux
où celui qui a eu, pendant tant d'heures,
l'impression d'être pris dans l'engrenage,
savoure sa liberté.
C'est l'instant psychologique où
retentissent tous les appels qui spéculent
sur cette liberté de l'homme les journaux
déployés donnent le
« carnet du jour » les affiches
violentes hurlent leurs promesses de joie
derrière le rideau qui crée
l'attrayant mystère, le cabaret aligne ses
tables propices au jass ; les orchestres de la
rue annoncent leurs confrères des dancings,
et tout le brouhaha de la rue n'est qu'une
insistante question que vas-tu faire, où
vas-tu aller ce soir ?
« Hélas la plupart des gens
ne parlent plus du soir, mais des soirées.
On remplit ce moment de la journée, unique,
qui pourrait être exquis et salutaire, de
plaisirs et d'excitations ; on le
remplit ? non, on le vide de sa valeur et de
son bienfait. »
C'est pour beaucoup, en effet, l'heure de la
séparation d'avec tout ce qui pourrait
constituer la véritable vie et créer
un peu de vrai bonheur : le mari se
sépare de sa femme et perd un peu de son
affection ; les enfants
se
séparent des parents et trouvent, de jour en
jour, plus fade le goût du foyer ; les
frères et soeurs se séparent et c'est
l'étranger, l'être banal, le
comédien, la danseuse, l'étoile de
cinéma, le loustic de restaurant, le
brasseur d'affaires, le monteur de coups, le
vulgaire camarade, l'ami de fortune, tous ces
êtres qui peuplent la soirée, qui
peuplent aussi le coeur et le dépeuplent des
affections sûres.
Où se sont amorcés les 2500
divorces qui sont prononcés, chaque
année, dans notre pays ?
- Dans des soirées mal
employées.
Où disparaît l'argent qui
assurerait la tranquille sécurité
matérielle du ménage ?
- Dans des soirées mal
employées.
Où se consume la force physique,
intellectuelle, spirituelle que demandent les
études, le commerce, la direction de la
famille et l'accomplissement du devoir ?
- Dans des soirées mal
employées.
Où les parents et les enfants
préparent-ils les chagrins qui brisent le
coeur ?
- Dans des soirées mal
employées.
Inutile d'allonger ; il n'est personne
qui ne sache ce que l'on peut inscrire dans ce
triste bilan, car il n'est personne qui ne souffre
de l'état de choses actuel. C'est la voix de
l'expérience humaine autant que la voix de la
sagesse chrétienne qui
crie : La soirée appartient à la
famille. Il faut la lui rendre.
Entre six et huit heures, mon frère,
au moment où tes regards sont si ardemment
sollicités par les spectacles de la
perpétuelle foire au milieu de laquelle nous
vivons, tu les porteras, par un énergique
effort de volonté, sur le foyer que tu as
fondé au meilleur jour de ta vie, mais
où la flamme de l'amour n'est Plus qu'un
lumignon qui fume ; tu iras à
l'épouse et aux enfants qui ont besoin de
toi et, par un sacrifice joyeusement consenti, tu
feras brûler le feu clair de la joie au
foyer.
Et toi, ma soeur, tu resteras au
foyer : il y a des mères qui doivent
rapprendre à rester chez elles et à
donner à leurs enfants cet amour dont ils ne
sentent jamais mieux le charme de la puissance
qu'aux heures du soir propices à
l'intimité, au jeu tranquille, aux
confidences, aux aveux, aux conversations où
la mère apparaît comme la
messagère de Dieu. Il faut, mères,
que vous soyez là, même quand l'enfant
dort, pour être l'invisible et sûre
présence qui enveloppe son coeur d'une paix
dont il vous bénira un jour.
Et il faut bien choisir, jeunes gens, entre
le bonheur et cette lâcheté qui
piétine sur le coeur des pères et des
mères et qui les sacrifie aux indignes
profiteurs de votre argent, de votre santé,
de vos forces. Ils ne peuvent
aller ensemble ; entre six et huit heures,
chaque jour, vous tournerez le dos à l'un ou
à l'autre.
Et surtout le dimanche soir : il n'est
point de jour comme lui, pourvoyeur de joie ou de
honte. 0 vous tous qui sentez trembler votre vie de
famille, sauvez votre dimanche soir, vous sauverez
une bonne part du reste avec
JULES VINCENT.
Ainsi dit la chanson, mais la chanson a tort.
Quand le soleil luit, quand les oiseaux sifflent
dans les branches des lilas fleuris, oui, il n'y a
rien de plus simple que de sourire à la vie.
Seulement, quand le chemin se fait sombre ;
quand les hommes sont hostiles et vous rabrouent
durement, quand l'existence s'impose à vous
comme une énigme indéchiffrable,
alors c'est autre chose.
C'est relativement facile d'aimer son
prochain dans la chaleur communicative d'un
banquet, mais on n'est pas toujours assis pour
festoyer. Non, ce n'est pas si
simple d'aimer ; c'est au contraire un art
très difficile. Il n'y a qu'à voir
les faits : on s'aime peu dans ce monde et
c'est la raison pour laquelle on y souffre tant.
Notre siècle s'est imaginé qu'il
suffisait de réunir des hommes pour les
rapprocher. Et qu'est-il arrivé ? Il
est arrivé ceci que l'époque du
trafic intense, des moyens de communication rapides
et nombreux, des congrès internationaux et
des matches internationaux est en même temps
l'époque qui a vu la plus cruelle des
guerres internationales.
Les hommes se rapprochent, mais à la
façon de deux pôles
électriques. Le résultat, c'est une
explosion : la haine aveugle, la guerre.
Plus ils se voient, les hommes, plus ils ont
de la peine à se comprendre. Ils se
connaissent trop pour pouvoir se respecter. Et
comme le dit la langue avec une profondeur
naïve : on se
« heurte », on se
« choque » et les points de
contact sont des points de
« frottement ».
Les sociétés de tous genres
foisonnent dans nos villes et nos villages. On veut
se voir ; il faut qu'on se voie. On fuit la
solitude comme la peste. On va mendier un peu de
distraction aux portes de tous les clubs. Et plus
l'on se
réunit, plus on a l'âme vide plus on
récolte d'ennui, malgré tout l'effort
que l'on fait pour se distraire de soi-même
et les uns des autres. Réunir les hommes, ce
n'est pas les rapprocher, ni les moraliser. Amasser
nos misères morales en un même lieu,
ce n'est pas les guérir. Au contraire, le
danger de contamination augmente. Les mauvaises
compagnies corrompent les bonnes moeurs.
Hélas, un homme ne risque-t-il pas
d'être pour un autre homme une mauvaise
compagnie quand il est dépité et
aigri, comme on l'est presque toujours à
notre époque agitée et malade ?
Afin de ne pas exercer de mauvaise influence les
uns sur les autres, il faut que Jésus marche
avec nous dans le chemin, entre nous, comme il
marcha le soir de la première Pâque
chrétienne entre les deux disciples
d'Emmaüs. C'est quand nous sommes
réunis « en son nom »
que nous sommes réellement unis, que nous
nous comprenons, et sommes capables de nous
aimer.
« Si nous marchons dans la
lumière, comme il est lui-même dans la
lumière, nous sommes mutuellement en
communion. » Enfin et seulement
alors !
La récompense sera que pour finir,
à force de nous y exercer, nous aimerons
facilement. Certainement, c'est très simple
d'aimer, ... en Jésus-Christ !
« Nous étions cinq ou six dans
la même chambre à coucher, et l'on ne
peut se faire une idée de la conduite de mes
camarades. Il y en avait encore quatre ou cinq dans
un cabinet attenant. Un seul d'entre eux avait
quelque moralité et certains
principes... »
Le petit apprenti drapier qui
écrivait ces lignes décida de
réunir ses camarades pour étudier la
Bible et prier. Quelque temps plus tard, le 6 juin
1844, la première Union chrétienne
était fondée.
Et depuis lors, la modeste phalange
mobilisée par George Williams est devenue
cohorte nombreuse, puis armée immense. Elle
est actuellement, dans le monde, la plus puissante
organisation de jeunesse masculine, et compte,
répartis dans tous les pays, 9746 sections
et 1 950 000 membres.
Ni des saints, ni des mômiers, ni des
sectaires.
Mais des jeunes qui veulent être
forts, avoir le coeur viril, la main loyale, le
regard clair. Des jeunes qui ne prennent point leur
parti du désarroi moral de ce siècle,
et gardent en eux l'ambition sainte et audacieuse
d'amener à Christ ceux de leur
génération.
X... revient de la retraite de A.... et affirme
que l'atmosphère y était unique. Y...
a participé au Congrès de B... et
raconte que la Stimmung y fut extraordinaire. Quant
à Z.... qui a fait le camp de C.... il est
enflammé d'un enthousiasme
rétrospectif qui le rend
sévère pour la paisible église
de son village à laquelle manquent
précisément cette atmosphère,
et cette Stimmung, et cet enthousiasme qui,
ailleurs, rendent Dieu si « sensible au
coeur ».
Voilà que l'été
s'achève, et plusieurs, qui ne sont
allés ni à la retraite de A.... ni au
congrès de B.... ni au camp de C..., ont un
regard d'irrésistible envie pour ces
veinards d'X, d'Y et de Z. C'est bon d'avoir
vécu des heures de commune
élévation, d'avoir passé
quelques jours dans le milieu et avec les amis
qu'on s'est choisis. En dehors de l'horizon
familier et des circonstances coutumières,
quand on est libéré des entraves
menues, Multiples et tenaces des routines et des
monotonies, qu'on voit un autre ciel et d'autres
visages, qu'on est loin du lieu de ses chutes, on
se découvre plus propre qu'on n'osait
l'espérer à la
pensée, à la prière et aux
préoccupations supérieures.
Voici que le lien s'établit d'une
âme à l'autre, comme par enchantement.
Sans effort on s'allie. Chacun pour l'autre devient
une force. Ce qu'on entend s'amplifie par la
vibration de mille cordes associées, et les
réponses d'En-Haut prennent figure de
révélations décisives. On
s'éveille pour voir le soleil glisser sur la
rosée, on s'endort dans la douceur des nuits
étoilées, et l'on s'écrie
comme l'unioniste à la fois coupable et
béni d'un temps lointain :
« C'est ici la Maison de Dieu !
c'est ici la porte des
cieux ! »
Que X Y et Z soient des
privilégiés, nul n'en saurait
douter.
Mais il faut reconnaître aussi qu'ils
ont leur particulière tentation, qui est de
s'imaginer que Dieu est proche seulement quand on
éprouve sa présence. Ils inclinent
à croire que l'Éternel n'habite qu'en
Sion, qu'il faut l'aller voir pour le
connaître vraiment, qu'Il n'agit jamais sans
preuves et qu'Il déserte les pauvres
demeures, les vieilles paroisses, les fâcheux
voisinages et les chantiers banals. Comme s'il Lui
fallait, pour bénir et pour aimer, notre
atmosphère, notre Stimmung et notre
enthousiasme !
Serait-ce encore marcher par la foi que de
suivre tous les jours une nuée
lumineuse ?
Je crois de toute mon âme au Dieu qui
n'apparaît aujourd'hui que pour nous aider
à marcher demain sans rien voir ; qui
ne donne à son peuple bien-aimé le
pays découlant de lait et de miel que pour
le conduire ensuite au désert où
« il parlera à son
coeur » ; qui règne assez
souverainement pour agir alors même que
l'ambiance nous semble défavorable, et qui
est d'autant Plus proche, parfois, que nous le
croyons plus absent.
Si Dieu nous fait sentir sa présence,
il faut l'en bénir grandement. Mais par la
foi qui est « une démonstration
des choses qu'on ne voit point », nous ne
doutons pas, lorsque vient le temps où Il
n'est plus guère sensible à notre
coeur.
Il nous appartient, aux jours ordinaires,
« d'espérer, comme Abraham, contre
toute espérance ». Autant dire que
notre foi ne repose pas d'abord sur nos raisons de
croire, à savoir sur nous-mêmes, mais
sur l'initiative souveraine et prévenante de
Dieu « qui opère en nous la
volonté et l'exécution ».
En effet, ceux-là seulement
découvrent leurs raisons de croire, qui
d'abord ont cru.
Alors, frères X, Y et Z, qui
êtes revenus au foyer, si vous avez
rencontré Dieu là-bas, croyez qu'Il
est encore au milieu de vous dans l'humble
église de vos pères, et qu'Il
parcourt éternellement « toutes
les villes et tous les villages,
prêchant l'Évangile du royaume et
guérissant toutes sortes de maladies et
d'infirmités ».
Et vous qui êtes restés, comme
Cendrillon, à tisonner dans l'ombre, vous
avez manqué sans doute des heures
éclatantes, mais vous ne devez pas vous
exagérer votre perte. Les collines,
retraites, conventions et camps, sont utiles,
bienfaisants, parfois merveilleux. Mais c'est Dieu
qui sauve, et je pense qu'Il était dans
votre mélancolie pour que vous ne cherchiez
de lumière qu'en Lui.
Aux uns, durant la vie de tous les jours, le
devoir de témoigner de ce qu'ils ont
vu ; aux autres, le pouvoir d'être de
ces « heureux qui n'ont pas vu et qui ont
cru ».
Le monde a besoin et des uns et des
autres.
(Extrait de
« Jeunesse ».)
MARC DU PASQUIER.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |