Mes enfants, lorsque vous vous endormez le soir,
une belle étoile, parfois, brille juste en
face de votre lit, par-dessus le toit voisin sur
lequel elle semble se poser. Son front calme
s'appuie aux fenêtres de votre chambre ;
elle vous regarde et vous sourit comme une amie.
Familière et douce, elle caresse vos
cheveux. On dirait qu'elle est à vous, et
cela est si vrai que bien des enfants ont
« leur étoile ».
Quand vous serez plus grands, si vous
marchez vers cet astre familier suspendu au-dessus
de la chaumière prochaine, vous le verrez
reculer vers la colline ; si vous gravissez la
colline, il reculera plus loin, se posant au sommet
des montagnes qui bordent votre horizon ; si
vous gravissez la montagne, l'étoile
brillera sur la mer ; si vous prenez le chemin
des mers, par delà les
flots bleus et les flots noirs, elle planera dans
l'infini. Et l'on vous dira que le petit diamant
pur et scintillant, dont le reflet
pénétrait le soir dans votre chambre,
est un monde gigantesque dont la grandeur et
l'ancienneté défient
l'imagination.
La Patrie est comme cette
étoile.
Avec les petits enfants, elle se fait
petite, mais elle grandit avec nous. À
mesure que le regard porte plus loin, que
l'intelligence s'élève, que le coeur
s'élargit, la Patrie nous apparaît
plus vaste.
D'abord, c'est un coin de rue, puis un
village ou une ville, puis une banlieue, un
district, une province, puis tout un territoire.
D'abord ce sont quelques personnes de votre
parenté immédiate, puis c'est une
nation. D'abord ce sont quelques contemporains qui
vivent près de nous, puis ce sont des
multitudes d'êtres qui nous ont
précédés et d'autres qui nous
succéderont. Avec nous, la Patrie
grandit ; mais le plus illustre même ne
saurait la concevoir et l'embrasser dans sa
totalité. Il ne tire de son génie que
la faculté de voir la Patrie plus grande
encore.
La Suisse n'est pas un de ces pays qui existent
nécessairement, comme l'Espagne ou
l'Angleterre. Elle n'est pas non plus une de ces
nations qui, fortes de l'unité de sang et de
race, aspirent fatalement à devenir un tout,
comme l'Allemagne ou l'Italie.
La Suisse n'existe que parce que les Suisses
le veulent ; les Suisses ne le voudront
qu'autant qu'ils auront intérêt
à le vouloir ; ils n'auront
intérêt à le vouloir que par la
liberté. Toute question de liberté
touche pour nous à une question d'existence.
La nature nous a octroyé ce dangereux
privilège de ne pouvoir être que si
nous savons être libres.
... Une majorité germanique
respectant une minorité romande ; une
majorité protestante respectant une
minorité catholique ; un certain nombre
d'États relativement populeux et forts,
lancés à pleines voiles dans le
courant de la vie moderne, respectant la lenteur de
ces vieilles démocraties pastorales, pour
qui les siècles peuvent être des
années : voilà l'exemple que la
Suisse doit donner au monde, voilà la
mission que lui a imposée la nature.
Il vaut la peine de vivre dans un pays
destiné à une si belle
expérience.
EUGÈNE RAMBERT.
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