Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES SOURCES

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FAMILLE

Maman !

Savez-vous ce que c'est qu'une mère ? Savez-vous ce que c'est que d'être enfant, pauvre, faible, misérable, affamé, seul au monde ; et de sentir que vous avez auprès de vous, autour de vous, au-dessus de vous, marchant quand vous marchez, s'arrêtant quand vous vous arrêtez, souriant quand vous pleurez, un ange qui est là, qui vous apprend à parler, qui vous apprend à rire, qui vous apprend à aimer ; qui réchauffe vos doigts dans ses mains, votre corps dans ses genoux, votre âme dans son coeur, qui vous donne sa vie, à qui vous dites : « Ma mère ! », et qui vous dit : « Mon enfant ! » ?

VICTOR HUGO.

Puissent ces lignes tomber sous les yeux d'un jeune homme, et l'arrêter au bord d'une sérieuse défaillance. S'il savait quelle amertume c'est pour l'âme, plus tard, sur le chemin de la vie, de songer qu'on n'a point été un mauvais homme, qu'on n'a rien d'essentiel à se reprocher, et pourtant qu'on a fait pleurer sa mère.

Voilà plus de vingt ans que la mienne est morte, et j'avais tout de même le coeur d'un fils ; car ce jour-là, quelque chose de délicieux s'est éteint en moi, et dès lors, je ne me suis plus senti jeune.

FRANÇOIS COPPÉE.


 
Entre père et fils.

(Lettre de Denis Cochin, historien, membre de l'Académie française, ministre de « l'Union sacrée » en 1914).

Londres, 1er septembre 1871.

Cher papa,

J'ai vingt ans, et c'est la seconde fois que je passe loin de vous mon jour de naissance ; j'ai eu dix-neuf ans à Vienne.
Je trouve très singulier d'être si vieux : je ne me crois pas encore en âge d'avoir vingt ans, c'est-à-dire de devenir décidément un jeune homme, même un homme.

On parle toujours des charmes de cette époque de la vie ; qu'en pensez-vous ? Si c'est là le beau moment, il faut que les autres soient bien laids. C'est pour moi l'indécision avec son obscurité et son impuissance ; et ce n'est pas l'indécision paisible d'un promeneur dans les carrefours du bois de Boulogne, ou d'un âne entre deux chardons ; c'est l'indécision souffrante du gueux tire à quatre chevaux, qui se demande quelle jambe ou quel bras partira d'abord. On est vraiment écartelé entre les vieilles illusions et les jeunes doutes, sans compter les passions de toutes sortes qui finissent par attaquer même les natures aussi peu nerveuses et peu ardentes que la mienne.

Dieu m'a accordé heureusement un grand fond de bonne humeur et la précieuse faculté de m'endormir sans rêves en moins de cinq minutes, à toute heure du jour. J'y recours souvent et je plains les jeunes gens qui ne possèdent pas ce salutaire remède.

Le mal et le remède font ressembler ma pauvre tête à la lune des nuits pluvieuses, enveloppée de brouillards gris.
L'autre jour, par un vent à vous arracher de la tête non seulement le chapeau, mais presque les cheveux, nous traversions les interminables landes de bruyères du comté de Wiclow. Ce pays est tout en collines couronnées de nuages lourds, et en vallées comme des fonds d'encrier, où gisent des petits lacs du violet le plus foncé. C'était une tourmente visible et sensible sans couleurs éclatantes et presque sans bruit, une agitation poignante et silencieuse, un frisson universel parmi des objets incolores.

Ce mouvement sans beauté, cette inquiétude sans motif et sans suite, cette colère sans retentissement m'a rappelé le stérile et inopportun bouillonnement de la première jeunesse. C'est aussi un désir qui n'a point de but ou bien une colère de muet ; le coeur se soulève et la langue fait défaut. Combien on sent le besoin de se comprendre et de s'épandre ! Combien on brûle de se communiquer à d'autres, soit par l'éloquence, soit mieux encore par la charité, soit enfin convenez-en, par l'amour !

Vous ne m'en voudrez pas, cher père, de me découvrir tout entier à vous. Vous ne doutez pas de moi, et vous avez raison ; aussi je ne crains pas de tout vous dire. Je suis bien heureux que vous m'ayez appris à croire en Dieu, car pour tout le reste je barbote horriblement ; et sans la perche de salut que la religion me tend, je me croirais dans un idiotisme et une bestialité insondables...

 

(A cette lettre de confidence, Denis Cochin reçut de son père la réponse que l'on va lire).

CABINET DU PREFET DE SEINE-ET-OISE

Versailles, le 5 septembre 1871.

Mon cher Denis,

Ta lettre m'a fort touché. Tu as bien raison de croire que je ne doute pas de toi, et de me prendre pour ami. J'ai traversé tes accès de vague et de mélancolie indécise ; il n'y a que les nobles âmes qui passent par là, mais elles ne restent nobles qu'à condition d'en sortir. Oui, à vingt ans, on brûle de se répandre par la parole, la science, l'éloquence et aussi par l'amour. Mais moitié de ce désir vient d'en haut, moitié d'en bas ; nous avons des ailes et des pattes, un front haut et un bas-ventre, des pensées sublimes et des sens grossiers. Il faut de plus en plus mettre l'âme en liberté et le corps en servitude, douce servitude, celle du travail et de la pureté. À cette condition, l'amour vient à son heure, plus tendre et sans limites, parce qu'il est une victoire ; la science est plus utile, et, dépourvue d'orgueil, elle ne cache pas Dieu.

L'âge de vingt ans est le plus beau parce qu'il est celui des fraîches impressions, de la pleine santé, de l'absence de responsabilités. Mais il faut partir de ce beau moment, un peu nébuleux comme le réveil du matin, pour agir et vouloir. Tes rêves, à toi, sont souvent l'indice d'une nature exquise, faite pour les arts et la piété, qui est un don de même famille, une forme de l'admiration ; ils sont aussi quelquefois un sommeil un peu paresseux et ton défaut est de te laisser aller au fil de l'eau, et au hasard des détours du fleuve, sans ramer.

Fortifie ta volonté, prends le parti décidé du combat contre les sens, du triomphe obscur en la présence de Dieu ; puis, cette ceinture mise autour de tes reins jouis de tout, mais en prenant des notes qui aideront la réflexion. Tu es privilégié : fortune suffisante, relations élevées, succès facile, santé prospère, esprit actif, plaisirs nombreux ; avec tout cela bonne conscience et foi simple ; le vague plaintif serait coupable. Mais quand tu l'éprouveras, mets ta tête sur l'épaule de ta mère ou sur la mienne, jamais tu ne nous trouveras, tu le sais, indifférents ou sévères ; nous t'aimons tant.

Le temps me manque pour te répondre plus longuement et m'épancher avec toi. Nous vivrons beaucoup ensemble au retour et il en jouis bien d'avance. J'attends avec impatience de tes nouvelles de Londres.

Ton père,

AUGUSTIN COCHIN.

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