Savez-vous ce que c'est qu'une mère ? Savez-vous ce que c'est que d'être enfant, pauvre, faible, misérable, affamé, seul au monde ; et de sentir que vous avez auprès de vous, autour de vous, au-dessus de vous, marchant quand vous marchez, s'arrêtant quand vous vous arrêtez, souriant quand vous pleurez, un ange qui est là, qui vous apprend à parler, qui vous apprend à rire, qui vous apprend à aimer ; qui réchauffe vos doigts dans ses mains, votre corps dans ses genoux, votre âme dans son coeur, qui vous donne sa vie, à qui vous dites : « Ma mère ! », et qui vous dit : « Mon enfant ! » ?
VICTOR HUGO.
Puissent ces lignes tomber sous les yeux d'un
jeune homme, et l'arrêter au bord d'une
sérieuse défaillance. S'il savait
quelle amertume c'est pour l'âme, plus tard, sur
le chemin de la
vie,
de songer qu'on n'a point été un
mauvais homme, qu'on n'a rien d'essentiel à
se reprocher, et pourtant qu'on a fait pleurer sa
mère.
Voilà plus de vingt ans que la
mienne est morte, et j'avais tout de même le
coeur d'un fils ; car ce jour-là,
quelque chose de délicieux s'est
éteint en moi, et dès lors, je ne me
suis plus senti jeune.
FRANÇOIS COPPÉE.
(Lettre de Denis Cochin, historien, membre de l'Académie française, ministre de « l'Union sacrée » en 1914).
Londres, 1er septembre 1871.
Cher papa,
J'ai vingt ans, et c'est la seconde fois que je
passe loin de vous mon jour de naissance ;
j'ai eu dix-neuf ans à Vienne.
Je trouve très singulier d'être
si vieux : je ne me crois pas encore en
âge d'avoir vingt ans, c'est-à-dire de devenir
décidément un jeune homme, même
un homme.
On parle toujours des charmes de cette
époque de la vie ; qu'en
pensez-vous ? Si c'est là le beau
moment, il faut que les autres soient bien laids.
C'est pour moi l'indécision avec son
obscurité et son impuissance ; et ce
n'est pas l'indécision paisible d'un
promeneur dans les carrefours du bois de Boulogne,
ou d'un âne entre deux chardons ; c'est
l'indécision souffrante du gueux tire
à quatre chevaux, qui se demande quelle
jambe ou quel bras partira d'abord. On est vraiment
écartelé entre les vieilles illusions
et les jeunes doutes, sans compter les passions de
toutes sortes qui finissent par attaquer même
les natures aussi peu nerveuses et peu ardentes que
la mienne.
Dieu m'a accordé heureusement un
grand fond de bonne humeur et la précieuse
faculté de m'endormir sans rêves en
moins de cinq minutes, à toute heure du
jour. J'y recours souvent et je plains les jeunes
gens qui ne possèdent pas ce salutaire
remède.
Le mal et le remède font ressembler
ma pauvre tête à la lune des nuits
pluvieuses, enveloppée de brouillards
gris.
L'autre jour, par un vent à vous
arracher de la tête non seulement le chapeau,
mais presque les cheveux, nous
traversions les interminables landes de
bruyères du comté de Wiclow. Ce pays
est tout en collines couronnées de nuages
lourds, et en vallées comme des fonds
d'encrier, où gisent des petits lacs du
violet le plus foncé. C'était une
tourmente visible et sensible sans couleurs
éclatantes et presque sans bruit, une
agitation poignante et silencieuse, un frisson
universel parmi des objets incolores.
Ce mouvement sans beauté, cette
inquiétude sans motif et sans suite, cette
colère sans retentissement m'a
rappelé le stérile et inopportun
bouillonnement de la première jeunesse.
C'est aussi un désir qui n'a point de but ou
bien une colère de muet ; le coeur se
soulève et la langue fait défaut.
Combien on sent le besoin de se comprendre et de
s'épandre ! Combien on brûle de
se communiquer à d'autres, soit par
l'éloquence, soit mieux encore par la
charité, soit enfin convenez-en, par
l'amour !
Vous ne m'en voudrez pas, cher père,
de me découvrir tout entier à vous.
Vous ne doutez pas de moi, et vous avez
raison ; aussi je ne crains pas de tout vous
dire. Je suis bien heureux que vous m'ayez appris
à croire en Dieu, car pour tout le reste je
barbote horriblement ; et sans la perche de
salut que la religion me tend, je me croirais dans
un idiotisme et une bestialité
insondables...
(A cette lettre de confidence, Denis Cochin reçut de son père la réponse que l'on va lire).
CABINET DU PREFET DE SEINE-ET-OISE
Versailles, le 5 septembre 1871.
Mon cher Denis,
Ta lettre m'a fort touché. Tu as bien
raison de croire que je ne doute pas de toi, et de
me prendre pour ami. J'ai traversé tes
accès de vague et de mélancolie
indécise ; il n'y a que les nobles
âmes qui passent par là, mais elles ne
restent nobles qu'à condition d'en sortir.
Oui, à vingt ans, on brûle de se
répandre par la parole, la science,
l'éloquence et aussi par l'amour. Mais
moitié de ce désir vient d'en haut,
moitié d'en bas ; nous avons des ailes
et des pattes, un front haut et un bas-ventre, des
pensées sublimes et des sens grossiers. Il
faut de plus en plus mettre l'âme en
liberté et le corps en servitude, douce
servitude, celle du travail et de la pureté.
À cette condition, l'amour vient à
son heure, plus tendre et sans limites, parce qu'il
est une victoire ; la science est plus utile,
et, dépourvue d'orgueil, elle ne cache pas
Dieu.
L'âge de vingt ans est le plus beau
parce qu'il est celui des fraîches
impressions, de la pleine santé, de
l'absence de responsabilités. Mais il faut
partir de ce beau moment, un peu
nébuleux comme le réveil du matin,
pour agir et vouloir. Tes rêves, à
toi, sont souvent l'indice d'une nature exquise,
faite pour les arts et la piété, qui
est un don de même famille, une forme de
l'admiration ; ils sont aussi quelquefois un
sommeil un peu paresseux et ton défaut est
de te laisser aller au fil de l'eau, et au hasard
des détours du fleuve, sans ramer.
Fortifie ta volonté, prends le parti
décidé du combat contre les sens, du
triomphe obscur en la présence de
Dieu ; puis, cette ceinture mise autour de tes
reins jouis de tout, mais en prenant des notes qui
aideront la réflexion. Tu es
privilégié : fortune suffisante,
relations élevées, succès
facile, santé prospère, esprit actif,
plaisirs nombreux ; avec tout cela bonne
conscience et foi simple ; le vague plaintif
serait coupable. Mais quand tu l'éprouveras,
mets ta tête sur l'épaule de ta
mère ou sur la mienne, jamais tu ne nous
trouveras, tu le sais, indifférents ou
sévères ; nous t'aimons
tant.
Le temps me manque pour te répondre
plus longuement et m'épancher avec toi. Nous
vivrons beaucoup ensemble au retour et il en jouis
bien d'avance. J'attends avec impatience de tes
nouvelles de Londres.
Ton père,
AUGUSTIN COCHIN.
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