M. le Curé.
- Je suis heureux de ce que notre promenade nous
ait conduits au sommet de la colline, nous dominons
toute la plaine : voyez comme les
aspérités du sol disparaissent dans
l'ensemble. Élevons-nous aussi et demeurons
dans les plus hautes régions spirituelles,
nous verrons s'évanouir les contradictions
et les critiques. La grandeur du dogme de
l'Eucharistie est telle que nos observations des
jours derniers s'effacent devant lui, surtout quand
on le considère à son point le plus
sublime, c'est-à-dire dans le saint
sacrifice de la messe.
M.
A. -
Je ne refuse pas de m'élever bien haut avec
vous, le Christianisme nous offre un espace infini.
Mais je me sens retenu par toute sorte d'entraves
qui paralysent mon élan. Ainsi en ce qui
regarde la messe...
M.
le
Curé. - La messe ? C'est de
toutes les actions du Christianisme la plus
glorieuse à Dieu et la
plus utile au salut de l'homme. Jésus-Christ
y renouvelle le grand mystère de la
rédemption ; il s'y fait encore dans un
vrai sacrifice, quoique non sanglant, notre
victime, et vient en personne nous appliquer
à chacun en particulier les mérites
de ce sang adorable qu'il a répandu pour
nous tous sur la croix (1).
M.
A. -
Les apôtres n'ont jamais parlé du
Saint-Sacrifice de la messe, mais plutôt de
la Sainte-Cène renouvelée.
L'église orthodoxe grecque
célèbre une messe sans
sacrifice : le pain et le vin restent du pain
et du vin.
M.
le
Curé. - Les Pères de
l'Église m'approuvent.
M.
A. -
Ce n'est pas le cas pour Justin Martyr par exemple
au IIe siècle ; bien qu'il incline en
faveur de la présence matérielle, il
se garde de considérer la Cène
renouvelée comme un sacrifice.
M.
le
Curé. - Je puis vous citer encore
Tertullien et saint Augustin.
M.
A. -
À tort puisque ces grands théologiens
ont considéré l'Eucharistie comme un
mémorial et non comme un sacrifice
(2).
M.
le
Curé. - Cela n'empêche pas que
le mot messe était fort répandu au
IVe siècle.
M.
A. -
Évidemment, puisqu'on s'en servait dans l'église
latine pour
le renvoi des prosélytes avant la communion.
On disait : Ite missa est,
« Allez, vous pouvez vous
retirer. »
En 397, saint Ambroise fait du
mot
missa un substantif, non pour désigner un
sacrifice accompli à l'autel, mais pour
ordonner le renvoi des fidèles après
la communion.
M.
le
Curé. - Vos renseignements sont
très précis, mais il me semble que
les nombreuses litanies, oraisons, prières
et préfaces de nos paroissiens
témoignent fortement en faveur du sacrifice
de la messe.
M.
A. -
Savez-vous qu'il ne faut pas aller bien loin pour
découvrir la date exacte où votre
rituel a été
arrêté ! ...
M.
le
Curé. - Je suis peu au courant de ces
choses.
M.
A. -
Eh bien, je vais vous renseigner. Avant le VIe
siècle on lisait dans le culte public des
passages choisis de la Sainte-Écriture, on
les a appelés des péricopes.
Vous en trouverez la trace dans les citations de
l'Écriture dans votre paroissien.
Grégoire le Grand a
commencé à y ajouter quelques
invocations sous forme de litanie, vers la fin du
VIe siècle...
M.
le
Curé. - C'est lui qui, le premier, a
parlé de la Sainte-Cène comme sacrifice quotidien d'immolation
(3).
M.
A. -
Il ne considérait pas cela comme un dogme,
et l'Église non plus, car ce n'est qu'en
1415 au Concile de Constance, et en 1433 au Concile
de Bâle que la question a été
reprise.
M.
le
Curé. - On a déclaré
alors que le sacrifice de la messe était une
pratique générale dans les
paroisses.
M.
A. -
Mais on n'avait pas encore fixé le rituel.
À l'exemple, de Grégoire le Grand,
chaque évêque arrangeait le sien
à sa guise, et les plus estimés
faisaient adopter le leur par leurs
voisins.
M.
le
Curé. - Je me souviens, en effet,
d'avoir entendu parler du rituel anglican, du
rituel gallican, du rituel gothique, du rituel
mozarabique...
M.
A. -
Ce dernier a subi de curieuses transformations. Au
VIIIe siècle il se rattachait au rituel
gothique, au XIe il est devenu gallican, au XVIe le
cardinal Ximénès l'a
réformé à Tolède
où je le crois en usage encore.
M.
le
Curé. - D'où est sorti le
rituel actuel !
M.
A. -
Le Concile de Trente s'est préoccupé
d'en rédiger un seul pour toute la
chrétienté, mais les
évêques nommés dans ce but
n'ont pas pu s'entendre. Pie V s'est alors
décidé à confier la
rédaction définitive du rituel de la
messe à la sainte congrégation des
rites qui l'élabora en 1570.
M.
le
Curé. - C'est celui de notre
paroissien actuel ?...
M.
A.
Oui, sauf quelques légères modifications
introduites
par
Clément VIII (1604) et Urbain VIII
(1634).
M.
le
Curé. - En ce qui concerne notre
causerie, je relève que, dans ce rituel, on
a maintenu irrévocablement la messe comme un
sacrifice, celui du corps et du sang de Notre
Seigneur Jésus-Christ, sous les
espèces ou apparences du pain et du vin
(4) ; conformément aux canons
du
Concile de Trente
(5).
M.
A. -
Pour offrir un sacrifice il faut un sacrificateur,
alors le prêtre...
M.
le
Curé. - N'est qu'un instrument et non
un sacrificateur (6). Le Concile de
Trente nous
donne
quatre preuves qui légitiment notre dogme de
la messe envisagée comme sacrifice. Et voici
la première :
« Saint Paul
l'apôtre, à raison de
l'imbécillité et faiblesse de la
prêtrise lévitique... dit qu'il
fallait qu'il se levât un autre prêtre
selon l'ordre de Melchisédech. C'est
à savoir notre Seigneur Jésus-Christ
(7). »
Il en résulte que le Christ,
prêtre éternel selon l'ordre de
Melchisédech, offrit à Dieu son
Père son corps et son sang, sous les
espèces du pain et du
vin, il les donna à prendre à ses
apôtres, qu'il ordonnait alors prêtres
du Nouveau Testament et leur commanda ainsi
qu'à leurs successeurs en la prêtrise,
de l'offrir par ces paroles : Faites ceci en
mémoire de moi (8).
M.
A.
- Le prêtre, disiez-vous, n'est qu'un
instrument, mais vous lui donnez explicitement le
rôle de sacrificateur. Que vous dit
l'évêque au moment de votre
ordination ?
M.
le
Curé. Il nous applique les paroles du
psaume 109 : « Vous êtes
prêtre éternel, selon l'ordre de
Melchisédech
(9) ».
M.
A.
- Donc c'est bien la sacrificature que l'on
confère au prêtre ; c'est un
sacerdoce dont on le revêt, qui est semblable
à celui de Notre Seigneur, puisqu'on se sert
des mêmes paroles employées par saint
Paul parlant de Jésus...
M.
le
Curé. - On explique... c'est un cas
embarrassant que vous soulevez... on explique
ceci : le prêtre à l'autel sert
d'instrument et d'organe à
Jésus-Christ, c'est Jésus-Christ qui
parle par sa bouche, c'est Lui qui agit par ses
mains, c'est Lui qui s'offre et s'immole par son
ministère (10).
M.
A.
- L'opinion de votre évêque revient
à dire que le rôle du prêtre
à l'autel est un office, une charge remplie
pour et au nom de Notre Seigneur.
M.
le
Curé. - Sans doute et non un
rôle de sacrificateur.
M.
A. -
Je suis alors bien autorisé à ne pas
tenir compte de cet anathème du Concile de
Trente :
« Si quelqu'un dit...
qu'il n'y a aucune puissance de consacrer et offrir
le vrai corps et sang de Notre Seigneur... mais
qu'il y a seulement un Office et simple charge de
prêcher l'Évangile,
anathème !
(11) »
M.
le
Curé. - Les deux opinions au lieu de
se contredire se complètent.
M.
A. -
Il ne peut y avoir d'hésitation à ce
sujet. De deux choses l'une, ou bien le
ministère du prêtre est un office, une
charge, ou bien c'est un sacerdoce selon l'ordre de
Melchisédech.
M.
le
Curé. - Le prêtre c'est, entre
Dieu qui est dans le ciel et l'homme qui le cherche
sur la terre, un être, Dieu et homme, qui les
rapproche en les résumant
(12), donc
son
ministère, est un sacerdoce selon l'ordre de
Melchisédech.
M.
A. -
Eh bien, écoutez attentivement ceci, ce
sacerdoce-là n'appartient qu'à
Jésus-Christ, il n'a pas été
transmis aux apôtres ni à leurs
successeurs, l'auteur de l'épître aux
Hébreux s'écrie :
« Jésus qui vit
éternellement a un sacerdoce qui
« ne passera jamais à personne
(13) ».
M.
le
Curé. - Puisque cette première
preuve donnée par le Concile vous
paraît discutable, en voici une
seconde : « L'ancienne Pâque
des Juifs ayant été
célébrée, Dieu institua une
nouvelle Pâque, c'est à savoir
soi-même, que l'Eglise devait immoler par les
Prêtres sous des signes visibles en
mémoire de son départ de ce monde
à son Père. »
(14)
Le saint Sacrifice de la messe
ne
peut pas être désigné plus
clairement.
M.
A. -
La nouvelle Pâque, c'est celle de l'Agneau de
Dieu, Jésus-Christ, immolé sur
Golgotha, et non la consécration du pain et
du vin.
M.
le
Curé. - En disant :
« Faites ceci en mémoire de
moi », notre Seigneur a
ordonné de renouveler son
sacrifice.
M.
A. -
Permettez, Jésus a ordonné de
renouveler la mémoire de sa mort ; car
pour son oeuvre, pour la valeur de son sacrifice,
elle était achevée :
« Tout est
consommé », dit-il sur la
Croix (15).
M.
le
Curé. - Les apôtres n'ont point
interprété comme vous.
M.
A. -
Lisez l'épître aux
Hébreux :
« Jésus s'est
offert une fois pour expier les
péchés d'un grand nombre
(16). »
M.
le
Curé. - Prétendez-vous que le
prêtre n'ait ni le pouvoir ni la charge
d'offrir chaque jour à l'autel le saint
Sacrifice de la messe ?
M.
A. -
Aucun prêtre au monde, quelque saint qu'il
soit, n'est digne d'offrir à Dieu un pareil
sacrifice :
« Il nous
fallait -
dit l'épître aux Hébreux - un Pontife comme Jésus, saint.,
innocent,
sans tache, séparé des
pécheurs et plus élevé que les
Cieux, qui n'eût pas besoin chaque jour comme
les autres pontifes, d'offrir d'abord des victimes
pour ses propres péchés, et ensuite
pour ceux du peuple : c'est ce qu'a fait une
fois, en s'offrant Lui-même,
Jésus-Christ Notre Seigneur. »
(17)
M.
le
Curé. - Puisque vous vous appuyez sur
l'Écriture pour renverser ma deuxième
preuve et que vous n'admettez pas que le sacrifice
de Jésus puisse être renouvelé
dans la messe, je me propose de vous renseigner
plus exactement par la troisième
preuve.
« Jésus-Christ est
la pure et nette oblation, qui ne se peut souiller
ni gâter par aucune indignité et
malice de ceux qui l'offrent, laquelle aussi le
Seigneur prédit par le prophète
Malachie, qu'on l'offrirait pure et nette en tout
lieu à son nom
(18). »
Donc, quelle que soit
l'indignité du prêtre, le saint
Sacrifice de la messe est toujours celui de notre
Seigneur. Vous ne
pouvez
le nier sans abolir la prophétie.
M.
A. -
Il est regrettable que le Concile de Trente ait
établi une confusion entre les sacrifices de
l'ancienne Alliance et celui de
Jésus-Christ.
Le prophète Malachie
rappelait au peuple que les sacrifices
entachés de péchés et impurs
n'agréaient point à l'Éternel.
Il fallait donc un sacrifice unique,
véritablement pur, véritablement net,
c'est celui de Jésus.
En considérant qu'il a eu
lieu une fois pour toutes, je n'abolis point la
prophétie, je la considère comme
accomplie, selon les paroles mêmes du Christ
(19).
M.
le
Curé. - De sorte que, en ce qui
concerne les sacrifices, les oblations à
offrir à Dieu en tout lieu, vous les
déclarez éternellement accomplies par
le sacrifice unique de l'Agneau de Dieu, seule
oblation pure et parfaite, offerte sur le Calvaire
et agréable à
Dieu ?...
Eh bien, ma quatrième preuve
vous convertira à notre opinion.
L'apôtre saint Paul
écrivant aux Corinthiens, leur dit que ceux
qui sont souillés par la participation de la
table des diables, ne peuvent être
participants de la table du Seigneur, en l'un et en
l'autre, entendant l'autel
(20). il ne
peut y avoir d'autel
sans
sacrifice.
M.
A. -
C'est le Concile de Trente qui parle d'autel et non
l'apôtre, pour l'excellente raison qu'il n'y
avait point d'autel dans l'Eglise
chrétienne. On prenait un repas en commun
à l'issue duquel on recevait la Cène
selon l'institution et le commandement de
Jésus.
L'apôtre explique aux
Corinthiens que les nouveaux convertis d'entre les
païens ne peuvent à la fois assister
aux sacrifices en l'honneur des divinités du
paganisme et prendre part à la cène
des chrétiens. - Il les invite à
rompre définitivement avec les anciennes
pratiques de leur culte, car, selon ce qu'avait dit
Jésus : « Nul ne peut
servir deux maîtres (21) »
M.
le
Curé. Vous avez rendu bien faibles
les quatre preuves du Concile ! Persistez-vous
à vous passer du sacrifice
renouvelé ?
M.
A. -
Je vous en ai donné les raisons, et j'ajoute
cette citation du prophète Osée,
faite par Jésus :
« Allez donc,
et
apprenez ce que signifie cette parole : Je
veux la miséricorde et non le sacrifice
(22). »
M.
le
Curé. - Vous privez l'autel de tout
sacrifice, même non sanglant.
M.
A. -
Nous avons, vous dis-je, la Sainte-Cène,
dont je vous ai expliqué le sens spirituel,
profond. Ne nous contentons pas d'y
participer ; mais après
cela :
« Ne cessons
pas
d'offrir à Dieu par une hostie de louange,
qui est le fruit de nos lèvres qui
confessent son nom. Pratiquez la bienfaisance et la
libéralité ; ce sont les hosties
qui plaisent à Dieu...
(23) »
M.
le
Curé. - Mon pauvre ami, vous
êtes anathématisé !
« Si quelqu'un dit que le sacrifice de la
messe est seulement sacrifice de louange et
d'action de grâce... Anathème
(24) ! »
M.
A. -
Je n'ai fait que citer l'auteur de
l'épître aux Hébreux ;
qu'il s'agisse de la messe comme sacrifice ou de
l'hostie de louange agréable à Dieu.,
les anathèmes du Concile frappent les
auteurs sacrés !...
M.
le
Curé. Je ne vois que trop que nos
vénérables prélats n'avaient
point consulté la Bible lorsqu'ils ont
discuté !... Je n'ose pas vous dire
toute ma pensée ; l'anathème,
comme une épée de Damoclès,
est suspendu sur ma tête... Je suis trop
avancé en âge pour le
braver...
Mais, de grâce, à
demain, nous causerons encore de ce grave sujet.
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