M. le Curé.
-Bien que la question de l'Eucharistie soit d'une
haute gravité, je ne puis vous accorder
aujourd'hui que peu de temps pour continuer notre
entretien. Je vais faire quelques visites pour
inviter mes paroissiens à
célébrer dignement la fête du
Saint-Sacrement.
J'ose croire que les protestants
ne
l'ont point rejetée, c'est la fête de
Notre Seigneur et non celle de l'un des saints
canonisés...
M.
A. -
Les protestants n'ont pas réservé un
jour particulier pour célébrer la
fête de Jésus-Christ immolé,
car pour eux elle revient tous les jours dans leur
culte de famille ; ils ont comme vous les
fêtes de Noël, de Pâques... mais
à l'exemple des apôtres ils n'ont
point institué la
Fête-Dieu.
M.
le
Curé. - Vous dites vrai ; la
primitive Église s'est
bornée à désigner le Dimanche
comme jour du Seigneur. Notre fête actuelle
date seulement du XIIIe siècle.
M.
A..
- Cela coïncide avec la mise en pratique du
dogme de la Transsubstantiation : la
nouveauté de la fête est une preuve de
la nouveauté du dogme. Vous connaissez
l'histoire de cette
fête ?....
M.
le
Curé. - On célébra
d'abord - je ne sais au juste quand -
l'anniversaire de l'institution de l'Eucharistie le
Jeudi saint ; la pensée de la Passion
qui commençait le lendemain empêchait
de se livrer complètement à la joie.
Au XIIe siècle...
M.
A. -
Vous sautez par-dessus les siècles avec une
habileté surprenante !
M.
le
Curé. - Je veux être exact et
ne vous dire que ce que nous savons de source
certaine. Au XIIe siècle, des
hérésies s'étant
élevées contre la présence
réelle matérielle, du Christ dans
l'hostie, l'Eglise jugea opportun d'établir
une fête particulière en l'honneur de
ce mystère.
M.
A. -
Permettez-moi une remarque. Au XIIe siècle
il n'y avait pas de protestants, donc les
hérésies dont vous parlez ont surgi
dans le sein de l'Eglise romaine, il s'agit.
précisément des moines, de
l'archidiacre, etc., qui se sont
élevés contre le dogme de la
transsubstantiation préconisé par
Paschase Radbert. Votre fête a donc une base
très contestable.
M.
le
Curé. - Ajoutez plutôt à
cela que Notre Seigneur a fait
demander sa fête par sa mère à
une religieuse du diocèse de Liège
(1). C'était en 1247, cette
sainte femme appelée Julienne vit en songe
une échancrure à la lune ; la
vierge Marie lui expliqua que c'était le
signe qu'une fête manquait à l'Eglise
et Notre Seigneur révéla que
c'était la sienne.
Alors l'évêque Robert
et le légat Hugo proclamèrent
à Liège la Fête du
Saint-Sacrement ; les papes Urbain Il (1264),
Clément V (1311), et Jean XXII (1316)
décrétèrent sa diffusion dans
toute la chrétienté.
M.
A. -
Avouez que, si avant le XIIIe siècle on
avait cru à la présence
matérielle du corps de Christ, on aurait
évidemment pensé à cette
fête.
Les grands conciles
oecuméniques se seraient
prononcés ; mais je vous l'ai dit
« à dogme nouveau, fête
nouvelle ».
M.
le
Curé. - Si le corps du Christ n'est
pas matériellement. dans le saint ciboire
que l'on promène processionnellement le jour
de la Fête-Dieu, les fidèles qui
s'agenouillent, qui se signent, qui courbent la
tête, sur son passage, auraient un culte
superstitieux... Vous avez soulevé une
question très grave.
M.
A. -
Elle n'est pas la seule. Le dogme de la
Transsubstantiation a fait naître la loi du
jeûne eucharistique.
M.
le
Curé. - Cette loi est d'une
sévérité telle qu'elle n'admet
pas de légèreté dans la
matière. Depuis minuit, il faut n'avoir rien
pris comme boisson, nourriture ou remède,
même en très petite quantité.
On ne pourrait communier par exemple, si l'on avait
bu volontairement quelques gouttes d'eau
(2).
M.
A. -
Dans quel but a-t-on édicté des
mesures aussi
sévères ?
M.
le
Curé. - Pour ne point profaner le
corps du Seigneur, ce qui se produirait
indubitablement s'il se trouvait dans le corps avec
quelque autre nourriture.
M.
A. -
Vous avouez malgré vous que le jeûne
eucharistique est un fruit du dogme de la
Transsubstantiation. Notre Seigneur n'a jamais
institué le jeûne
eucharistique.
M.
le
Curé. - Vous avez raison. C'est
pendant qu'ils soupaient que Jésus a
rompu le pain et donné le calice
(3). Dans
les
premiers siècles on communiait aussi
après avoir mangé, pour imiter la
conduite de Notre Seigneur. Dans la suite, l'Eglise
établit le jeûne eucharistique par
respect pour le corps de Notre Seigneur
Jésus-Christ (4).
M.
A. - Dans la suite, c'est-à-dire au XIIIe siècle,
lorsque le dogme
de la Transsubstantiation ont été
défini à Latran.
L'Eglise romaine a
préféré son dogme à
l'intégrité de
l'Écriture ; un sacrement est une chose
sacrée, nul n'a le droit d'en modifier
à son gré l'institution, sans
être infidèle.
M.
le
Curé. - Comme prêtre, je suis
tenu de me soumettre aux décrets de nos
saints conciles.
M.
A. -
Comme chrétien, vous devez obéir
à Dieu plutôt qu'aux hommes et ne pas
supprimer non plus le calice dans la communion des
fidèles.
M.
le
Curé. - Il y avait à craindre
que les communiants ne laissassent tomber à
terre quelques gouttes du précieux sang
(5).
M.
A. -
Mais cette observation s'applique également
au prêtre ; l'officiant peut aussi
laisser échapper quelques gouttes du
calice ! Vous verrez que cette loi nouvelle
découle encore du dogme du XIIIe
siècle.
Au Ve siècle, le pape
Gélase I disait que communier sans le calice
était un sacrilège
(6).
M.
le
Curé. - Il disait cela aux
prêtres.
M.
A. -
Selon les Éditions romaines de l'ouvrage de
Gratien ; mais recourez au texte original et
vous verrez que Gélase parlait à
tous les fidèles.
Les Pères et les docteurs de
l'Eglise : Jérôme, Tertullien,
Jean Chrysostome, Grégoire le Grand ont
donné la communion aux chrétiens de
leur paroisse sous les deux
espèces.
M.
le
Curé. - En confidence, je puis vous
dire, car je sais que vous ne me trahirez point,
que la question du calice ne s'est posée
qu'après la controverse de Paschase
Radbert.
M.
A. -
Vous voyez donc que la Fête-Dieu, le
Jeûne eucharistique, la suppression du calice
n'ont été admis dans l'Eglise de Rome
que comme conséquence du dogme de la
Transsubstantiation. Même le calice n'a
été refusé aux fidèles
qu'à partir du Concile de Constance, en 1415
(15me Session).
M.
le
Curé. - Je sais encore que le Concile
de Bâle, en 1433, a autorisé les
Bohèmes et les Moraves à conserver le
calice.
M.
A. -
On avait essayé de tremper du pain dans du
vin pour réunir les deux espèces en
une seule !
M.
le
Curé. - On y a bientôt
renoncé.
M.
A. -
Cela rappelait trop la scène de la
désignation du traître Juda, lorsque
le Christ lui donna du pain trempé. Le pape
Jules Il a tenté de revenir à
l'institution évangélique
(1550).
M.
le
Curé. - Il sentait gronder la
Réforme, mais ses efforts ont
été vains ; deux années
plus tard, le Concile de Trente devait trancher la
question.
M.
A. -
C'est précisément ce qu'il n'a pas
fait. Le 16 juillet 1552, il déclare
anathème quiconque demande le
rétablissement de la communion sous les deux
espèces pour les fidèles ; dix
années s'écoulent ; en septembre
1562, quelques prélats remettent la question
sur le tapis, et ce même Concile, au lieu de
répondre et de trancher le débat par
l'anathème prononcé, fait de grandes
concessions :
« Si pour quelques
raisons
honnêtes et convenables à la
charité chrétienne, il semblait qu'il
fallait concéder l'usage du calice à
quelque nation ou royaume, et s'il le faut
concéder sous quelques conditions et quelles
elles sont.... que l'affaire soit rapportée
tout entière à notre
Saint-Père, afin que, selon sa
singulière prudence, il fasse ce qu'il
jugera être profitable à la
République chrétienne et salutaire
à ceux qui demandent l'usage du calice
(7). »
M.
le
Curé. - Dans la pratique usuelle, les
fidèles communient sans le
calice.
M.
A. -
Les hommes ont-ils le droit de changer quoi que ce
soit à un sacrement
M.
le
Curé. - Non, mais..
M.
A. -
Mais il est nécessaire d'obéir
à Jésus-Christ. Le soir de
l'institution de la Sainte Cène, Notre Seigneur a
dit :
« Buvez en tous »
(8) ;
supprimer le calice est une
infidélité au premier
chef.
M.
le
Curé. - Avec le sens spirituel que
vous défendez, toutes les contradictions,
toutes les difficultés que le dogme de la
Transsubstantiation soulève, disparaissent,
cela est vrai. Mais si vous gardez cette position,
vous faites de la communion un mémorial, et
rien de plus ; vous affaiblissez ainsi le
sacrement.
M.
A. -
La Cène est plus qu'un simple
mémorial ; si, d'une part, elle est
pour nous la mémoire de la vie, de la
passion, de la mort et de la résurrection de
Notre Seigneur ; d'autre part, elle est un
acte par lequel le chrétien, en
réponse à sa foi, entre en communion
avec son Sauveur, reçoit le
bénéfice de la miséricorde
acquise au monde par le divin Crucifié. En
renouvelant cet acte sacré, le fidèle
annonce à toutes les nations de la terre que
Jésus a tout consommé, que son sang
purifie de tout péché, et cela
jusqu'au retour glorieux du Christ
(9).
M.
le
Curé. - Votre conception de la
Cène est fort belle, il n'y manque qu'une
chose : la présence réelle du
corps de Notre Seigneur.
M.
A. -
Jésus, notre Sauveur, est présent,
réellement présent, par son
Saint-Esprit. C'est cette
présence réelle et non
matérielle qui donne au Sacrement toute sa
puissance,
M.
le
Curé. - Vous croyez donc que, en
prenant le pain et le vin avec foi et repentance,
le chrétien reçoit spirituellement le
Christ par le Saint-Esprit, et que l'hypocrite, qui
mange le pain et boit le vin indignement, ne
discernant pas le corps du Seigneur, mange et boit
sa propre condamnation ?...
(10 ).
M.
A. -
C'est bien là ce que je crois. Ajoutez que
ce sacrement ainsi compris constitue pour le
racheté de Jésus-Christ une
appropriation de la vie divine de son Sauveur, un
témoignage rendu à la mort
rédemptrice du Fils de l'homme,
acceptée en rémission de ses
péchés .....
M.
le
Curé. - Combien ce sacrement est
parfait ! Quelle
révélation ! ...
... Vous m'ouvrez des horizons
infinis où mon âme, au lieu de trouver
des ténèbres et des doutes,
s'éclaire de la lumière
divine...
Oh ! mais... les
anathèmes des Conciles !...
Que puis-je ?...
O mon Dieu !
Éclairez-moi par votre parole sainte, car
votre Parole est Vérité
(Jean
17-17).
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