M. le Curé. - Je suis encore tout
tremblant à la suite d'un rêve affreux que j'ai eu la nuit dernière.
Je vous ai vu, pioche en main, démolissant sans trêve ni merci un
monument plusieurs fois séculaire.
Chaque pierre qui tombait portait une inscription
qui me rappelait chacun de nos entretiens, sur l'une je lisais :
« Autorité des Papes et des Conciles », sur une autre :
« primauté de saint Pierre » et succession
apostolique » ailleurs « Papauté, ses privilèges, son
infaillibilité », plus loin « Ordres monastiques, pouvoirs
surnaturels du clergé ... »
C'était un amoncellement de ruines qui remplaçait
un chef-d'oeuvre antique, jadis majestueux et plein de grandeur, et
dont vous ne laissiez subsister que quelques murailles lézardées, des
colonnes branlantes et des statues mutilées...
Votre voix rendue plus sonore par le silence de la
nuit, articulait cette imprécation :
- « Puissé-je.....
- Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seul en être cause et mourir de plaisir ! ... »
M. A. - Votre rêve est affreux !
Votre esprit était frappé des critiques que le système romain avait
provoquées..... Rassurez-vous cependant : ce n'est pas en
accumulant des ruines, en démolissant que l'on travaille à
l'avancement du règne de Dieu.
M. le Curé. - N'est-ce
pas précisément ce que vous avez fait ? N'avez-vous pas essayé de
saper dans ses fondements l'Eglise catholique romaine ?
M. A. - Vous avez mal
compris mon attitude. J'ai voulu au contraire conserver intact,
inattaquable, le fondement de l'Eglise catholique, c'est-à-dire de
l'église de Jésus-Christ.
Au cours des siècles il arrive que des monuments
admirables, des chefs-d'oeuvre d'une grande pureté, sont défigurés par
des constructions d'un autre style que l'on élève autour d'eux.
Lorsqu'on veut retrouver l'édifice dans sa conception première, dans
la beauté de son style propre, on ne démolit pas à tort et à travers,
on se contente d'abattre les constructions ajoutées.
M. le Curé. - Je vous
comprends. Vos critiques ont visé seulement ce qui - selon vous - a
été ajouté au christianisme par les Conciles et les Papes de Rome.
M. A. - Parfaitement.
- J'ajoute que, pour tirer l'humanité de son
indifférence, il faut lui proposer l'établissement réel de l'Église de
Jésus-Christ, la seule qui soit une, sainte, catholique et
apostolique, la seule par conséquent qui soit dépourvue d'erreurs et
d'abus.
M. le Curé. - Nous
revendiquons pour l'Eglise catholique romaine ces caractères de la
véritable église.
M. A. - Elle n'est pas
une, puisqu'il y a dans le monde chrétien : l'église orthodoxe
grecque avec 105.000.000 de fidèles ; l'église protestante avec
200.000.000 de croyants... Rome n'en compte que 195.000.000 (1).
M. le Curé. - Nous
n'avons pas les moyens de vérifier ces chiffres, mais je ne puis nier
qu'il y ait plus de chrétiens, grecs et protestants réunis, en dehors
de Rome, que soumis au Pape.
M. A. - L'Eglise
catholique romaine aurait peine à soutenir sa sainteté si on lui
rappelait les persécutions sanglantes qu'elle a ordonnées et
l'inconduite avérée de plusieurs de ses papes.
M. le Curé. - Il faut
planer plus haut que les misères de la vie et ses difficultés !
M. A. - L'Eglise de
Rome n'est pas catholique, c'est-à-dire universelle, non seulement
parce qu'elle n'enferme pas toute la chrétienté, mais encore parce que
ses dogmes actuels n'ont pas eu le consentement
unanime des Pères, ni l'approbation unanime des Conciles.
M. le Curé. - Elle
est catholique dans le but qu'elle veut atteindre : sa domination
universelle.
M. A. - Et cela l'empêche d'être apostolique, car
elle s'écarte tous les jours davantage de l'enseignement de Jésus et
des Apôtres.
M. le Curé. - Où
voulez-vous en venir ?
M. A. - À inviter tous
les catholiques, tous les prêtres, tous les évêques et le pape...
M. le Curé. - À
devenir protestants !...
M. A. - Non, mais à
rétablir dans toute sa simplicité et sa pureté primitive l'Eglise
chrétienne ; à éliminer tout ce qui ne peut s'appuyer d'un commun
accord et indiscutablement sur la Parole de Dieu ; à ne pas
compléter le dépôt sacré que les apôtres nous ont laissé par une
tradition plus ou moins digne de créance ...
M. le Curé. - Vous
n'atteindrez jamais ce résultat sans une autorité bien qualifiée. Vous
refusez d'admettre le Souverain Pontife et son infaillibilité !
Avec votre libre examen vous tomberez dans l'arbitraire, vous
interpréterez la Parole de Dieu à votre façon, vous aurez des sectes
et des divisions à l'infini. Voyez les protestants !...
M. A. - Ils sont moins
divisés et ont moins de divergences de vues que la multitude de vos
ordres religieux. Les franciscains et les dominicains ont lutté
souvent les uns contre les autres. Ce vieux cliché
des variations des églises protestantes est bien usé, car en somme on
se rend compte aujourd'hui que les différences sont peu importantes
entre les diverses communautés chrétiennes du protestantisme. La
plupart d'entre elles, reconnaissant Jésus-Christ pour Sauveur,
travaillent en commun dans une puissante unité de vues qui
s'appelle : L'Alliance Évangélique.
M. le Curé. - Mais ils
n'ont aucune autorité suprême ! Citez-moi un nom, un seul qui
soit à la tête de tout le protestantisme évangélique ?
M. A. - Le
protestantisme accepte avec une soumission absolue, une autorité
indiscutable, indiscutée, infaillible, éternelle ; il cite un
nom, un seul comme chef de l'Eglise.
« Jésus-Christ, dit-il, est le chef
de l'Église, qui est son corps, et dont il est aussi le Sauveur.
L'Église est soumise à Jésus-Christ. (2) »
M. le Curé. - Mais sur
la terre, accepte-t-il une autorité, celle d'un pape quelconque ?
M. A. - Non, parce que
le chef de l'Eglise de Rome est un homme comme les autres, il est
incapable de vivre sans péché, il a besoin du même Sauveur que toute
l'humanité. Il est faillible, même quand il parle ex-cathedra,
car enfin un pape qu'était-ce avant le vote du Conclave ? Un
simple cardinal, dont l'institution est ecclésiastique et non
divine (3) ; une majorité de
voix lui donne donc pouvoir suprême et infaillibilité !
M. le Curé. - Vous
vous attachez trop à l'homme et pas assez à l'institution. Votre
erreur de méthode vous place dans une fausse situation. La Papauté en
tant qu'institution divine est infaillible ; l'homme, comme
membre de l'humanité, peut errer ; devenu pape, il ne le peut
plus.
M. A. - Votre logique
me semble singulièrement en défaut ! Ce qui forme ce que vous
appelez « la Papauté », c'est la réunion des papes, et vous
dites : l'institution de la Papauté comporte l'infaillibilité,
donc les papes sont infaillibles ! c'est la conclusion de 1870.
Mais pour être plus vrais il aurait fallu que les prélats remontassent
le cours de l'histoire, prouvassent que tous les papes avant Pie IX
n'avaient jamais erré. Alors on aurait dit : « Tous les
papes se sont montrés infaillibles, donc la Papauté est
infaillible. »
M. le Curé. - Malgré
ses errements, la Papauté a préservé l'Eglise des hérésies et de
l'arbitraire !
M. A. -
Vraiment ? Alors expliquez-moi les variations des Conciles et des
Papes.
M. le Curé. - ...
M. A. - Constatons
plutôt que l'Eglise chrétienne, telle qu'elle est sortie des mains des
apôtres, n'a jamais connu la Papauté, ni son infaillibilité.... elle
ne s'en portait que mieux. Elle avait une autorité
suprême à laquelle elle se soumettait avec empressement.
M. le Curé. - C'était
saint Pierre, la pierre sur laquelle Jésus avait bâti son
Église !
M. A. - Faut-il
revenir sur ce que nous avons dit à ce sujet ? Ouvrez donc votre
Paroissien, vous verrez que jamais saint Pierre n'est pris comme une
autorité suprême dans l'Eglise apostolique. En revanche vous lirez que
la seule autorité reconnue, invisible mais agissante, dont la voix
fidèlement entendue a dirigé dans leur ministère les apôtres, les
diacres, les évêques, les prêtres, les pasteurs, c'est Jésus-Christ.
M. le Curé. - Il
n'était plus là ! Lorsqu'il dit à ses disciples :
« Je ne vous laisserai point orphelins, je
viendrai à vous » (4), il
annonçait qu'il conduirait lui-même l'Eglise dans la personne de son
vicaire.
M. A. - Vous avez une
étrange façon d'interpréter l'Écriture ! Lisez quelques lignes
plus bas et vous verrez de quelle manière s'effectue le retour de
notre Seigneur :
« Je vous ai dit ces choses pendant que Je
demeurais avec vous. Mais le Consolateur, l'Esprit Saint que mon
Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous
rappellera tout ce que je vous ai dit. » (5)
M. le Curé. - Qui vous
dit que le Saint-Esprit ne repose pas spécialement sur notre très
saint Père ?
M. A. L'Esprit de Dieu
ne se localise spécialement nulle part, ni en un lieu :
Rome ; ni dans un homme : le Pape. Il veut, de chacun de
nous, faire sa demeure sacrée....
M. le Curé. - Vous
blasphémez comme les incrédules !
M. A. Je n'ai rien dit
de moi-même, j'ai cité saint Paul : « Ne savez-vous pas,
dit-il, que vos membres sont le temple de l'Esprit-Saint, qui est en
vous, que vous avez reçu de Dieu, et qu'ainsi vous n'êtes plus à
vous-mêmes ? (6). »
Saint Paul n'écrivait pas cela au Pape ou au
clergé, mais à tous les chrétiens de Corinthe.
M. le Curé. - Pour
finir une discussion qui menace de se prolonger, citez-moi un texte,
un seul qui dise que le corps de l'Eglise ne peut avoir d'autre chef
que le Christ ; qu'aucune primauté n'existe en dehors de
lui ; et je vous poserai mes objections.
M. A. - Si votre
Paroissien avait prolongé de quatre versets sa citation du 24e
dimanche après la Pentecôte, il aurait eu ce passage :
« Jésus-Christ lui-même, disait saint
Paul à Colosses, est le chef du corps de l'Eglise ; il est le
principe, le premier-né d'entre les morts, afin
qu'en toutes choses il garde lui-même la primauté (7). »
M. le Curé. - Vous
êtes armé pour la bataille !
Eh bien, puisque Jésus-Christ est votre autorité
établie, comment le consulterez-vous pour connaître ses lois, ses
commandements ? Comment préserverez-vous l'Eglise des
hérésies ?
M. A. - Nous avons le
Canon des Saintes Écritures, c'est là que la doctrine de Jésus-Christ
est intacte, là que l'enseignement des apôtres est rapporté dans toute
sa pureté.
M. le Curé. - Mais il
ne contient pas tout ce que les apôtres ont prêché ! Ce dépôt
sacré a été conservé par la tradition.
M. A. - Saint Paul
écrivait aux Galates :
« Je vous déclare que l'Évangile que je
vous ai prêché ne vient point des hommes. Ce n'est point des hommes
que je l'ai reçu et appris, mais je le tiens de la révélation de
Jésus-Christ (8). »
On ne peut mieux dire pour rejeter la tradition des
hommes.
M. le Curé. -
Aujourd'hui la révélation de Jésus-Christ a lieu par le Pape.
M. A. - Vous avez
donc en bien faible estime l'Écriture Sainte ! Elle contient tout
ce qui est nécessaire pour notre salut, tout ce qui concerne le principe
d'organisation, de développement et de défense de l'Eglise. Pour
découvrir ses grandes richesses, il faut s'adresser non au pape, mais
à, Dieu : « Si donc vous, disait Jésus, tout méchant que
vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à
combien plus forte raison votre Père céleste donnera-t-il l'esprit
parfait à ceux qui le lui demandent (9). »
M. le Curé. - Je vous
le répète, le Pape possède cet esprit parfait.
M. A. - Je vous
rappelle aussi que, s'il est vrai qu'il l'ait reçu, il ne le possède
pas à titre exclusif, il appartient à tous ceux qui le demandent avec
foi.
Le vrai vicaire de Jésus-Christ sur la terre, le
seul catholique, c'est le Saint-Esprit.
M. le Curé. - Tout
cela c'est de la théorie. Je voudrais voir l'Eglise gouvernée selon
vos principes ! Quelle anarchie !
M. A. - Je vois avec peine que vous avez plus de
confiance dans votre système que dans la Parole de Dieu.
M. le Curé. - Voici
mon Paroissien, où voyez-vous que le Saint-Esprit remplace le prêtre
qui confesse, l'évêque qui exerce la justice, le Pape qui fait
fonction de juge souverain ?
M. A. - Je le vois le
4e dimanche après Pâques :
« Lorsque le Consolateur sera venu, il
convaincra le monde de péché, de la Justice et de jugement (10). »
M. le Curé. - J'estime
que les fidèles, livrés à eux-mêmes, auraient vite perdu le contact
avec le Saint-Esprit...
M. A. - Pour venir à
l'aide des chrétiens, le Seigneur a institué les ministères et non une
hiérarchie...
M. le Curé. - Donc,
vous admettez les fonctions déléguées à quelques-uns et vous repoussez
le pouvoir surnaturel ; vous reconnaissez la consécration de
certains fidèles, mais vous rejetez l'ordination et ses divins
pouvoirs ?
M. A. - Oui, parce que
l'Écriture Sainte ne les sanctionne point.
M. le Curé. - Mais si
l'esprit parfait est accordé à tous ceux qui le demandent, c'est
l'uniformité. Tous les chrétiens devraient être faits sur le même
modèle...
M. A. - Regardez les
fleurs des champs, c'est un même souffle divin qui les a créées et
pourtant quelle variété de formes, de couleurs, de nature ! ...
Ainsi, il y a diversité de dons, dit saint
Paul - diversité de ministères, mais un seul Esprit (11).
M. le Curé. - N'est-ce
point là le germe de notre hiérarchie ?
M. A. - Au contraire,
elle est ébranlée par ces paroles mêmes. Toutes les charges, tous les
ministères établis dans l'Eglise ne sont pas dus au choix des hommes,
ils ne sont conférés par aucune ordination avec délégation de pouvoirs
surnaturels, ils sont l'oeuvre immédiate de Dieu (12).
M. le Curé. - Eh bien,
dites-moi de quelle manière Dieu interviendrait dans la nomination
d'un curé ou d'un pasteur ?
M. A. - On reconnaît
un arbre à ses fruits. L'exemple d'une vie chrétienne, d'une
consécration à Dieu réalisée par le curé ou le pasteur seront les
gages de leur vocation.
M. le Curé. - Qui les
désignerait dans l'Eglise, pour occuper d'aussi graves
fonctions ?
M. A. - Eux-mêmes,
poussés par l'Esprit-Saint.
Avec la conception évangélique du sacerdoce nous
n'aurions pas connu de haines de parti, comme à Éphèse en 449, où
Flavien perdit la vie ; les hérésies n'auraient pas pris de
l'importance ; le grand schisme d'Orient n'aurait pas eu lieu, et
nous n'aurions jamais pu avoir en même temps plusieurs papes, à Rome,
à Avignon .....
M. le Curé. - Ces
errements regrettables n'ont point atteint le dogme
et n'ont fait aucun mal à l'Eglise.
M. A. - Et les
indifférents ? Et les incrédules ? Et les désabusés ?
D'où sont venus leurs doutes ? Si l'Eglise chrétienne avait vécu
toujours animée de l'Esprit de son Maître, sa situation serait autre.
Les sceptiques, au lieu d'accabler la religion de
leur mépris, prendraient au sérieux les vérités éternelles, ils se
rapprocheraient de la Parole de Dieu, ils écouteraient la Bonne
Nouvelle du salut de leur âmes...
M. le Curé. - Vous
voyez tout en beau ! Ce rêve - car ce ne peut être qu'un rêve -
est irréalisable....
M. A. - Réformez
l'Eglise dans le sens évangélique et vous verrez que : Ce qui
est impossible aux hommes est possible à Dieu (13).
M. le Curé. - Votre
rêve ne serait point une utopie ! Si l'Eglise de Rome étudiait
les réformes que vous proposez, si elle acceptait pour base l'Évangile
seul, elle produirait, dites-vous, dans le monde ce grand réveil
religieux !
M. A. - En vérité
je vous le dis, - c'est Jésus qui parle - celui qui croit en
moi fera lui-même les oeuvres que je fais :
il en fera même de plus grandes (14).
M. le Curé - Alors
prions, prions pour que ce souffle nouveau passe dans notre Église,
pour qu'elle s'humilie en reconnaissant ses erreurs, et que, la main
dans la main, unie aux protestants, aux orthodoxes, dans un même amour
pour les âmes, elle cherche non plus la domination mais la vérité.
Je Suis affaibli par l'âge, si je voyais de mes
yeux cette Réforme se produire, ma voix tremblante aurait encore la
force d'entonner l'hymne du vieillard Siméon :
« C'est maintenant, Seigneur, que selon
votre parole, vous laisserez mourir votre serviteur en paix. Car mes
yeux ont vu le Sauveur, que vous avez préparé à la face de tous les
peuples, pour être la lumière qui doit éclairer les nations, et la
gloire d'Israël votre peuple (15). »
Et tous les deux, dans une fervente prière, nous
avons dit à Dieu : « Que ton règne vienne. »
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