M. le Curé.
- J'étais troublé l'autre jour, sans
cela j'aurais eu l'esprit présent... Ce.
matin, après une nuit très
agitée, j'ai pu m'écrier comme
Archimède à Syracuse :
Eurêka ! J'ai trouvé. Votre
savant échafaudage, je le renverse d'un
mot : le pape est
infaillible !
M.
A. -
Je résiste encore à l'attaque !
Depuis quand cette infaillibilité
existe-t-elle ?
M.
le
Curé. - De tout temps, bien que le
dogme n'ait été défini qu'en
1870 au Concile du Vatican. Il résulte de la
constitution « Pastor
oeternus » de Pie IX que le pape est
infaillible
1° Par révélation
divine ;
2° Comme successeur de saint
Pierre ;
3° En sa qualité de
vicaire de Jésus-Christ.
M.
A. -
Avant saint Thomas d'Aquin (1226) aurait-on pu
parier avec votre exactitude ?
M.
le
Curé. - La question ne s'était
pas posée.
M.
A. -
Ne vous semble-t-il point que c'était au
moment même de la fondation de l'Eglise que l'infaillibilité
papale
eût été définie avec
vérité ? Il fallait combattre
les hérésies naissantes avec des
armes invincibles ; il était
nécessaire d'éviter les discussions
dans l'Eglise, les schismes comme ceux d'Orient et
d'Occident.
M.
le
Curé. - L'infaillibilité
existait, elle n'était pas formulée
et on la méconnaissait.
M.
A. -
Le roi très chrétien Saint-Louis au
XIIIe siècle, Charles VII au XVe, se sont
bien gardés de reconnaître
l'infaillibilité du pape !
(1).
M.
le
Curé. - C'est pour des raisons
purement politiques.
M.
A. -
Au XVIIIe siècle, les Jésuites et les
Jansénistes, les Ultramontains et les
Gallicans ont eu à cet égard des
débats fameux... Il ne s'agissait point de
raisons politiques mais plutôt exclusivement
religieuses.
M.
le
Curé. - La Révolution de 1789
a fort heureusement mis un terme à ces
discussions stériles.
M.
A. -
Mgr Clausel de Montals, évêque de
Chartres, disait que l'infaillibilité ex-cathedra était une
formule
inventée vers le VIIIe siècle.
(2)
M.
le
Curé. - C'était un
gallican ! Mais l'infaillibilité du
pape est restée la foi de la majorité
du peuple catholique, c'est pour cela que le dogme
a pu être formulé en 1870.
M.
A. -
J'ai là quelques vieux catéchismes
parus avant cette époque et je n'y
découvre aucune trace du dogme dont vous
parlez. En voici un paru en 1695 ; il traite,
au chapitre XII, de
« L'Infaillibilité de
l'Eglise » et non de celle du pape.
(3)
M.
le
Curé. - Et les
autres ?
M.
A. -
Les autres disent la même chose.
L'évêque de Grenoble en
1852 dit expressément :
« L'Eglise est
infaillible » et recommande de prier
pour le Pape (4).
M.
le
Curé. - Je n'ai jamais rien lu de
pareil dans notre diocèse.
M.
A. -
Cependant Mgr Féron, évêque de
Clermont en 1863, disait d'aimer le pape, de lui
rester attaché comme au centre de
l'unité catholique, mais il réservait
aussi l'infaillibilité à la
société des fidèles qui
professent la même foi, participent aux
mêmes sacrements, sont soumis à
l'autorité du Pape et des
évêques unis au Pape. C'est
l'infaillibilité de l'Église
chrétienne et non du Pape
(5).
M.
le
Curé. - Je n'avais jamais
remarqué cela !
M.
A. -
J'ai remarqué quelque chose de plus curieux
encore.
En 1845, Mgr Bouvier approuvait
une
explication du catéchisme de l'abbé
Guillois où l'infaillibilité
était reconnue 1° au Souverain
Pontife ; 2° aux évêques
avec Lui unis en concile ou sans concile :
« leur décision a la
même autorité, parce que
l'Église universelle, soit assemblée,
soit dispersée, est toujours
également
infaillible. »
En 1875 après le Concile du
Vatican, on publie une 13e édition sans
rien changer, sans mentionner
l'infaillibilité du pape
(6).
Aujourd'hui je lis dans votre
catéchisme ; après
l'infaillibilité de l'Eglise cette question
ajoutée depuis 1870 : Notre Saint
Père le Pape est-il infaillible ? Oui,
il est infaillible... (7).
M.
le
Curé. - C'est que, tant que le dogme
n'était pas formulé, on pouvait
l'omettre dans le catéchisme.
M.
A. -
Donc, avant 1870, Rome enseignait par ses
catéchismes que l'infaillibilité
papale n'était pas encore un article
de foi...
M.
le
Curé. .....
M.
A. -
Vous ne répondez rien ? Vous songez
qu'il a fallu un vote pour tout changer.
Sur 533 votants, 50 se sont
abstenus, 2 ont voté contre..., ces chiffres
sont éloquents !
M.
le
Curé. .....
M.
A. -
Vous vous taisez ? Si l'infaillibilité
du pape avait été d'institution
divine, personne ne l'aurait attaquée jamais
et l'on n'eût pas attendu 1870 ans pour la
définir.
M.
le
Curé. - Le pape possède
l'infaillibilité comme
Jésus-Christ...
M.
A.
Notre Seigneur disait à ses adversaires Qui
de vous me convaincra de péché ?
(8) »
C'est la véritable infaillibilité.
Ces paroles ne seraient-elles point un
blasphème sur les lèvres de Jean XII,
de Jean XXII, de Sixte IV, d'Alexandre VI
Borgia ? ...
M.
le
Curé. - Je ne songe pas à les
défendre, nos historiens Platina, Luitprand,
Baronius, les ont jugés très
sévèrement. Les papes sont des hommes
et non des dieux leur infaillibilité repose
sur leur charge de successeur de saint
Pierre.
M.
A. -
Permettez-moi d'observer que Simon Pierre n'a pas
été infaillible. On lui connaît
sept chutes, votre Paroissien en rapporte trois
(9).
M.
le
Curé. - Je les connais. Il s'est
rendu coupable de présomption quand le
Seigneur lui prédisait sa
lâcheté.
« Quand vous
seriez
pour tous les autres un sujet de scandale, vous ne
le serez jamais pour moi
(10). »
M. A. - Vous pourriez citer
encore
sa précipitation lorsqu'il tira son
épée et frappa Malchus à
l'oreille. Jésus lui fit de
sévères reproches
(11).
M.
le
Curé. - Il y a surtout le reniement.
M.
A. -
Accompagné d'imprécations. Pierre se
mit « à jurer, disant qu'il ne
connaissait point cet homme
(12). »
M.
le
Curé. - Nous n'avons plus rien
à lui reprocher depuis sa
réhabilitation ; Jésus sur les
bords du lac de Genesareth lui a dit par trois
fois :
« Pais, mes
agneaux,
pais mes brebis
(13). »
M.
A. -
Je me souviens encore que le jour de la
Pentecôte il a reçu le Saint-Esprit
comme les autres apôtres
(14).
M.
le
Curé. - Depuis ce moment son
infaillibilité a des bases
assurées.
M.
A. -
Si donc saint Pierre commet encore une faute grave,
votre dogme...
M.
le
Curé. - Quel piège me
tendez-vous ?
M.
A. -
Aucun, je vous rappelle seulement une circonstance
où la conduite de saint Pierre fut
répréhensible, longtemps après
la Pentecôte.
« Céphas
(c'est-à-dire Simon Pierre) étant
venu à Antioche, je lui résistai eu
face, parce qu'il était
répréhensible. Car avant que
quelques-uns, envoyés par Jacques, fussent
arrivés, il mangeait avec les gentils ;
mais quand ils furent venus, il se retirait et se
séparait, craignant ceux qui étaient
incirconcis (15). »
M.
le
Curé. - Distinguons. Saint Pierre
pouvait errer quant à la discipline mais
jamais en ce qui concerne sa charge de fondateur de
l'Église. Jésus lui avait
dit :
« Simon, j'ai
prié pour toi afin que ta foi ne
défaille point ; et toi quand tu seras
converti, confirme tes frères
(16). »
M.
A. -
Ces paroles furent prononcées avant le
reniement et avant la scène
d'Antioche. On ne peut donc les invoquer pour
prouver que la foi de Simon Pierre n'a point
défailli.
M.
le
Curé. - C'est la doctrine qu'il a
enseignée à ses successeurs qui est
infaillible. Le Pape n'a le privilège de
l'infaillibilité que quand il parle ex-cathedra, c'est-à-dire
du haut de
son siège apostolique.
M.
A. -
Je crains bien que sur ce terrain-là vous ne
vous heurtiez à quelque autre fait capable
de vous arrêter.
Saint Pierre n'a jamais
revendiqué pour lui l'infaillibilité
quant à la doctrine. Il s'est montré
hésitant dans les circonstances graves.
Ainsi appelé clairement par une vision
à se rendre auprès de l'officier
romain Corneille à Césarée, il
ne se décida à marcher
qu'après un appel
réitéré de l'Esprit, et
encore, lorsque saint Pierre entra dans la maison
de ce païen converti, il dissimula mal
l'embarras qu'il éprouvait.
« Vous savez,
vous,
quelle abomination c'est pour un homme Juif, que de
fréquenter ou même d'approcher un
étranger ; mais Dieu m'a montré
à ne traiter aucun homme d'impur ou de
souillé
(17). »
M.
le
Curé. - Ce sont des détails
que nos fidèles ignorent parce qu'ils ne les
trouvent pas dans leur Paroissien. Nous avons
convenu que nous ne discuterions qu'avec le livre
qui est entre les mains de tous.
M.
A. -
Soit. Je prends note toutefois que
l'infaillibilité de doctrine de saint Pierre
lui vient exclusivement du Saint-Esprit.
M.
le
Curé. - Cela est certain. Lorsque
l'Esprit saint ordonne, saint Pierre obéit.
Somme toute le pape dans son infaillibilité
relève plutôt de Jésus-Christ
et de l'Esprit-Saint.
M.
A. -
Donc, si votre point de vue est exact, toute
enseignement du pape
lui
est donné par l'Esprit-Saint et il est
conforme à celui de
Jésus-Christ...
M.
le
Curé. - C'est parfaitement
exact.
M.
A. -
Or, la doctrine chrétienne, objet de la
révélation divine, est-elle parfaite
on non ? Est-elle complète ou
non ? Est-elle variable ou
fixe ?
M.
le
Curé. - Vous connaissez comme moi
l'article 5 du Syllabus.
« Anathème à
qui dira la révélation divine est
imparfaite, et, par conséquent, soumise
à un progrès continuel et
indéfini qui réponde au
développement de la raison
humaine. »
M.
A. -
Que pourrons-nous conclure de là ? Que
tout enseignement qui ne pourra être
établi sur l'Évangile, qui ne sera
pas l'objet réel d'une
révélation divine, ne méritera
aucune créance. Un pape véritablement
infaillible ne définira donc aucun dogme
nouveau.
M.
le
Curé. - Vous voulez m'entraîner
sur une pente trop périlleuse...
M.
A. -
Nullement, je me borne à tirer les
conséquences du principe que vous avez
approuvé.
Ainsi le célibat des
prêtres, introduit en l'an 965 sous le pape
Jean XIII, qui ne fait point partie de la
révélation divine, est une
nouveauté et le pape qui l'a mise en vigueur
n'était donc pas infaillible ex-cathedra ; il en est de
même
de la confession auriculaire pratiquée
seulement en 1215, du dogme du Purgatoire
défini en 1439...
M.
le
Curé. - L'Esprit de Dieu peut agir
encore sur le chef de l'Eglise et lui faire de
nouvelles révélations.
M.
A. -
Je suis sûr que l'Esprit de Dieu exercerait
une influence puissante, aujourd'hui comme à
la Pentecôte, sur le pape et sur l'Eglise
entière, s'il rencontrait plus de foi. Mais
il ne révélerait pas de nouveaux
dogmes puisque la révélation divine
est parfaite et achevée selon
l'Écriture Sainte et l'aveu de Pie IX dans
le Syllabus.
M.
le
Curé. - Vous voulez limiter l'action
de Dieu !
M.
A. -
L'Esprit de Dieu n'agit pas par ordre lui venant
des hommes ; il ne rend pas infaillibles les
papes parce qu'il a plu à Pie IX de publier
la Constitution Pastor Oeternus.
« L'Esprit souffle où il veut,
a dit le Christ, et vous entendez sa voix ;
mais vous ne savez ni d'où il vient, ni
où il va
(18). »
M.
le
Curé. - C'est très
embarrassant ! Mon évêque dit
dans son Catéchisme que ce dogme est
enseigné par Jésus-Christ, c'est le
placer au berceau même du christianisme.
Ensuite, comme s'il s'était aperçu
que les textes bibliques étaient
insuffisants, il ajoute que ce dogme est contenu dans le dépôt de
la
tradition ! (19).
Je ne vois pas ce que la
tradition
vient faire ici, ou bien le dogme
de l'infaillibilité est divin ou bien il est
le produit de la politique
ultramontaine.
M. A. - L'appel à la
tradition prouve que, pour le Concile du Vatican,
la révélation divine était
imparfaite, inachevée, et qu'il fallait la
compléter par l'infaillibilité du
Pape !
M. le Curé. - En
présence de tant de contradictions
flagrantes, que voulez-vous que fasse un pauvre
curé comme moi !
Et le vieux curé, tout attristé, reprit silencieusement le chemin de son presbytère
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