Il y a des petits réfugiés, non
seulement à Lausanne, mais dans maint
endroit de la Suisse. Si vous n'avez pas pu les
accueillir dans vos demeures comme vous l'aviez
vous savez pourtant qu'il y en a un bon nombre au
milieu de nous. Ils sont presque tous,
heureusement, avec leurs parents.
Un pauvre garçonnet pourtant est
arrivé ici avec une maman bien malade que le
bon Dieu lui a reprise au bout de peu de semaines.
Il n'a que six ans, le pauvre chéri, et il
aimait tendrement
« mère », comme il
l'appelait ; mais il a une consolation dans
son grand chagrin, c'est qu'il a été
recueilli dans un village de notre canton par des
parents adoptifs pleins de tendresse.
Deux autres, deux frères de treize et
onze ans, sont arrivés tout seuls avec un
convoi ; mais je les attendais, je savais
déjà leur histoire douloureuse. Ils
étaient les aînés d'une Joyeuse
bande de six enfants, habitant une belle maison
à Louvain, élevés avec soin
par des parents distingués. Quelque temps
avant la guerre, un grand malheur les avait
frappés : leur père était
mort et leur mère, au coeur tendre et
vaillant, était restée seule pour
s'occuper d'eux. Ils étaient très
riches, elle n'avait donc aucun souci
matériel : Albert et Léon
fréquentaient un excellent collège,
où ils travaillaient fort bien tous les
deux. Pour les vacances de l'été
1914, leur mère emmena les six enfants, dont
le plus petit avait à peine une
année, au bord de la mer, où ils
passèrent d'heureuses
semaines ; puis, tout à coup, des
nouvelles terribles leur parvinrent : la
guerre, Louvain en possession de l'ennemi, leur
belle maison brûlée, leur jardin
ravagé, leur fortune effondrée !
Alors la veuve s'est enfuie avec ses chers
trésors, et elle est venue à Paris
demander un asile à une soeur ; mais
cette soeur n'était pas en mesure de
pourvoir à l'éducation des deux
aînés et leur mère se
tourmentait de les voir sans occupation, tandis
qu'elle ne pouvait pas même les nourrir et
les habiller suffisamment. Elle avait sans doute
parlé à Dieu de ses angoisses, car
c'est une femme très pieuse, et la
réponse est venue à ses
prières : elle a appris que les Suisses
ouvraient leurs bras aux enfants belges ;
alors elle s'est adressée à nous et
nous avons pu confier les deux chers enfants
à l'École nouvelle de Glarisegg, dans
le canton de Thurgovie, qui nous avait fait savoir
qu'elle se chargerait gratuitement de
l'éducation de deux enfants belges. Voici
bien des mois qu'Albert et Léon sont
installés dans cette école, où
ils travaillent avec zèle et donnent de la
satisfaction à ceux qui s'occupent d'eux.
Tout à l'heure je vous ai promis de vous
dire comment j'avais employé l'argent
envoyé par la brave petite école du
dimanche villageoise ; eh bien, j'ai
acheté pour Noël un bon maillot de
laine, des livres, des jeux et du chocolat que j'ai
envoyés à Albert et à
Léon afin qu'ils ne fussent pas seuls, parmi
leurs camarades, à être privés
d'étrennes sur la terre
étrangère.
Les petits Belges lausannois, qui
fréquentent les uns nos écoles
primaires, d'autres nos écoles
supérieures ou notre collège
scientifique, vous sont peut-être connus. Ils
sont, en général, de bons
élèves et notre comité
reçoit avec joie des témoignages
encourageants de la part de leurs maîtres. Il
Y a quelques jours, nous avons trouvé une de
nos familles de réfugiés en joie
parce qu'un tout petit bonhomme,
à tête blonde et frisée, qui
est entré à l'école ce
printemps seulement, alors qu'il ne parlait encore
guère que le flamand, était le
troisième d'une classe de trente-cinq
élèves.
Tout à coup, au mois de juin,
à notre grand étonnement, la reine
des Belges nous a fait demander si nous pourrions
recevoir une cinquantaine d'enfants isolés.
Vous savez peut-être que le roi et la reine
se sont réfugiés dans la toute petite
parcelle de leur territoire que l'ennemi n'a pu
leur enlever ; là des quantités
de Belges ont été refoulés par
l'envahisseur à mesure que leurs villages
étaient dévastés ; ils
sont sans abri, avec un grand nombre d'enfants dont
quelques-uns ont perdu leurs parents. Il n'y a pas
de place pour les loger tous et ils sont sans cesse
menacés par les bombes qui éclatent
de toutes parts autour d'eux. Vous pouvez deviner
quelle a été notre réponse et
je me suis bientôt mise en route, avec une
autre dame du comité, pour aller à
Paris chercher quarante-cinq pauvres petits
fugitifs. Si vous les aviez vus arriver de la gare
pour nous rejoindre, au bureau où nous les
attendions, dans de grands automobiles tout
décorés de petits drapeaux belges et
poussant de joyeuses exclamations !
Bien des passants se sont
arrêtés les yeux pleins de larmes,
pour contempler ces pauvres petits qui nous
souriaient avec confiance... Quel voyage, mes
amis ! Empilés dans des wagons de
troisième classe, ils ont dormi dans les
plus inconfortables postures ; il a fallu en
étendre par terre dans les couloirs.
À chaque instant, l'un ou l'autre roulait de
la banquette étroite et tombait sur le
plancher noir de poussière ; puis il y
avait des gamins malicieux qui taquinaient leurs
voisins et les réveillaient ! Ce ne fut
pas une nuit de repos ! Malgré cela,
nos jeunes voyageurs étaient gais et pleins
d'entrain, lorsque le soleil levant est venu
briller à la
fenêtre du wagon ; bientôt, tous
ont été debout dans le couloir,
préparant les petits drapeaux belges qu'ils
voulaient agiter en criant : « Vive
la Suisse ! » après avoir
passé la frontière. Ces drapeaux ont
causé quelques douleurs, des hampes
s'étaient cassées dans le trajet, et
les larmes coulaient ! Enfin, on est
consolé, des cris d'admiration
éclatent au passage de la montagne ;
parmi les sapins et les pâturages
dorés par la lumière du matin, de
petits lacs étincellent au soleil et
charment les yeux un peu ensommeillés des
enfants flamands.
Plusieurs d'entre eux étaient
revêtus de costumes étranges ;
ils étaient partis en si triste état
que, à Calais, on s'était ému
de les voir si peu protégés contre le
froid ! Sans doute, les bonnes âmes de
ce lointain port de mer se sont imaginées
qu'en Suisse ils vivraient nécessairement
dans des neiges éternelles et on les avait
pourvus de gros cache-nez et de bonnets de laine.
Un garçon qui n'avait, en partant, qu'un
vieux pantalon et une mince chemise avait
reçu, pour sa part, un maillot de laine
rouge et noire avec un casque à mèche
assorti, ce qui lui donnait une apparence
singulière et, à la fin du voyage, le
pauvre vieux pantalon bien aminci par l'usage avait
cédé et le genou pointu du gamin
sortait au travers d'une grande
déchirure ! Je crois que le don de ces
cache-nez avaient rempli de joie et de
fierté l'âme de ces pauvrets, qui
n'avaient pas reçu de cadeaux depuis bien
longtemps, car ils ne voulaient pas s'en
séparer et pourtant la chaleur était
torride : à mesure que la
matinée s'avançait et que nous
descendions vers la plaine le soleil de juin
grillait les wagons où nous étions
enfermés. Cependant, rouges et suffoquants,
nos petits Flamands refusaient de déposer
les précieuses écharpes,
enroulées autour de leurs cous ; nous
n'avons réussi à les délivrer
qu'en leur proposant de les attacher autour de
leurs tailles comme des ceintures ; ce n'était
pas plus beau,
mais c'était moins congestionnant !
Vers le matin, une de nos fillettes, qui
répondait au nom bizarre et joli de
Godelieve, s'est trouvée mal de fatigue et
de manque d'air. Sa gaîté l'abandonna
tout à coup et elle pencha tristement sa
petite figure pâle. Godelieve avait une
soeur, son aînée d'une année,
qui avait veillé sur elle avec une tendresse
maternelle, tout le long du voyage, se serrant pour
que la cadette fût plus commodément
installée, l'entourant avec sollicitude dans
ses hardes, restant toujours tout près
d'elle. Quand cette brave enfant, qui avait onze ou
douze ans seulement, a vu que Godelieve
était souffrante, elle m'a appelée et
puis elle a fixé sur la petite de grands
yeux pleins de larmes : « Ma soeur
malade ! » disait-elle avec
angoisse. J'ai pu bien vite la rassurer et ranimer
Godelieve dont le malaise ne fut que passager. Nous
n'avons passé qu'une nuit ensemble, mais
nous nous étions liées d'une grande
amitié, Godelieve et sa soeur et moi, et
j'ai été heureuse de savoir que les
chères petites n'étaient pas
séparées et qu'elles étaient
bien placées dans le canton de
Fribourg...
Une autre malade, on appelle à
l'autre bout du wagon ! c'est Maria !
Mais j'oublie, vous ne savez pas encore qui est
Maria, il faut que je vous la présente.
Imaginez-vous une toute petite personne de trois ou
quatre ans, vêtue d'un pantalon gris
bouffant, d'une jaquette de laine tricotée
et d'un énorme capuchon qui tombait sur son
front. Nous l'avions bien vite
débarrassée du capuchon et nous avons
alors découvert ses cheveux blonds
coupés ras par une main très
malhabile et ses boucles d'oreille ;
c'était une étrange apparition. La
personne qui avait amené les enfants de La
Panne à Paris nous avait raconté que,
quelques semaines auparavant, cette frêle
créature avait été
trouvée toute seule à vingt
mètres des tranchées, par une
demoiselle anglaise qui va, avec un
dévouement héroïque, recueillir
les blessés sur les champs
de bataille, les femmes et les enfants qui fuient
affolés. Personne ne connaissait la petite
abandonnée ; à toutes les
questions qui lui furent posées, elle
répondait invariablement ;
« Je m'appelle Maria. Papa est mort,
maman blessée. » Jamais elle n'a
pu dire son nom de famille et l'on n'a pu
découvrir aucune trace des parents disparus.
Le plus grand garçon de la bande
s'était constitué le protecteur de
Maria ; il la tenait par la main pour
traverser la gare ; puis, voyant qu'elle ne
pouvait marcher assez vite, il l'avait
apportée dans ses bras et la tenait sur ses
genoux pour la faire dormir ; elle ne voulait
pas le quitter et l'appelait, s'il s'
éloignait un instant. Si je me rappelle
bien, son nom était Adolphe ; il
était grand et fort et c'était
touchant de voir avec quelle douceur il s'occupait
de sa petite protégée. Maria, vous
ai-je dit, était malade ; le long
voyage, le bon dîner à la gare
à Paris, c'était trop pour une si
petite fille ! En arrivant à Lausanne,
elle était encore si pâle et si
abattue que le Dr Machon, le grand ami des malades
belges, décida qu'elle devait être
envoyée tout de suite à l'Hospice de
l'enfance. Rassurez-vous, il y a longtemps qu'elle
est guérie, et cette indisposition nous a
permis de la garder à Lausanne, où
elle habite maintenant chez de braves gens ;
elle a une bonne maman, catholique c'était
forcé, qui remplace celle qu'elle a perdue,
et un papa qu'elle aime tendrement et qu'elle ne
veut plus quitter ; elle ne voudrait pour rien
ait monde retourner dans le pays où le canon
tonne et où elle a eu peur, toute seule au
milieu des balles et des obus ; mais vous
voyez comme le Bon Berger garde ses agneaux,
Il faut que je retourne à notre
voyage ; nous voici arrivés a Frasne,
les têtes enfantines se penchent aux
fenêtres : « Est-ce la
Suisse ? » Pas encore,
bientôt. Un soldat français monte la
garde : « Il y en a des gosses
là-dedans, » dit-il en
considérant toutes ces têtes
remuantes. Mais les passeports ! Un
employé monte dans le train, contemple notre
émouvant convoi, et nous dit :
« Ne descendez pas, Mesdames, restez avec
vos gosses. » Puis il a tout fait pour
nous faciliter le passage de la
frontière : « Moi aussi, je
suis des régions envahies ; je sais ce
que c'est ! »
Le train roule de nouveau rapidement :
« Vallorbe ! » Les petits
drapeaux belges s'agitent aux fenêtres et des
voix claires crient : « Vive la Souisse ! Vive
la Souisse ! » On descend ici,
car les petits voyageurs sont attendus avec
amour ; des mains charitables ont
dressé de longues tables sur le quai ;
le café au lait fumant, les petits pains,
forment un déjeuner appétissant et,
pendant que les enfants se restaurent, des dames
circulent avec des corbeilles pleines de chocolat
et de biscuits dont elles remplissent les poches de
leurs hôtes, qui sont ravis de l'accueil
reçu au seuil de la Suisse
hospitalière. J'ai goûté le
chocolat et les biscuits, car Godelieve a voulu
absolument partager avec moi sa provision !
À Lausanne, il a fallu se
séparer ; mes petits amis d'une nuit
ont rencontré des dames et des messieurs de
Fribourg et du Valais, venus pour les chercher, et
toute la bande s'est envolée, ne laissant en
arrière que Maria, le bébé des
tranchées, la petite flamande aux doux yeux
bleus dont le nom est inconnu.
Dès lors, d'autres convois d'enfants
sont arrivés en Suisse ; ce n'est pas
moi qui les ai amenés et je ne les ai pas
tous vas. On m'a raconté que, dans l'un de
ces convois il y avait un frère et une soeur
que l'on avait trouvés seuls dans un bateau
sur la rivière ; ils s'étaient
réfugiés, tremblants de peur, sur
cette embarcation qui les emportait à la
dérive !...
J'ai pourtant une fois conduit quelques
enfants de notre bureau à la villa
Saint-Roch, le « Home belge »,
où ils devaient passer une nuit, en
attendant d'aller plus loin.
Il y en avait de bien fatigués, des
malades même, et je leur ai dit :
« Vous pouvez vous coucher tout de suite,
si vous voulez, vos lits sont
prêts. » Alors une pauvre fillette
s'est mise à pleurer. - As-tu mal ? lui
ai-je demandé avec compassion. non, non,
mais il y a huit mois que nous n'avons pas
couchés dans un lit !... Vous comprenez
tout ce que ces enfants ont souffert : ils ont
dû fuir, épouvantés, loin de
leurs demeures prospères ; tout ce
qu'ils possédaient leur a été
enlevé. Pendant des mois, ils ont
été errants, fuyant d'un village dans
un autre, à mesure que l'ennemi se
rapprochait, n'ayant plus d'abri, devant dormir sur
le sol, leurs vêtements usés, leurs
chaussures en loques et rien pour les
remplacer ! Et puis, le fracas horrible des
obus, les blessés, les morts autour
d'eux !... Ils ont assisté à des
scènes, de terreur : une de nos petites
filles avait une partie de la main emportée
par un obus, quelques-uns étaient
affolés par le bruit continuel de la
canonnade, d'autres ont perdu leurs
parents !
Là où ils se sont
réfugiés enfin, groupés autour
de leur reine, le bombardement recommence sans
cesse et alors on les cache dans des
tranchées. Vous pensez peut-être qu'il
y a une compensation pour eux dans le fait qu'ils.
ont eu de très longues vacances ; mais
vous vous trompez : ces vacances sanglantes et
terribles sont un cauchemar pour eux et ils ont
soif de travail et de vie régulière.
Tous ceux qui sont chez nous réclament
l'école avec insistance et ne sont heureux
que lorsqu'on les y envoie ! Maintenant, la
reine a fait arranger des classes pour ceux qui
sont encore là-bas (il y en a environ 600)
et ils étudient, quand les avions qui
lancent des bombes leur en laissent la
possibilité !
Oui, ils ont souffert, beaucoup souffert,
nos petits amis de Belgique, c'est pourquoi il faut
les entourer de votre tendre
sympathie. - Ne les oubliez pas ; continuez
à travailler pour eux, ils en ont encore
besoin et puis priez, pour eux, de tout votre
coeur.
En remerciant Dieu qui vous a gardé
vos parents et vos heureux foyers, pensez à
toutes ces fillettes, à tous ces
garçons de votre âge qui sont
chassés, traqués,
épouvantés. Il faut, jusqu'à
ce qu'ils rentrent dans la patrie qui leur a
été, ravie, qu'ils trouvent dans
notre Suisse paisible une seconde patrie. J'en
connais, de nos chers petits Belges, de ceux qui
sont à Lausanne depuis bien des mois avec
leurs familles, j'en connais qui se sentent ici
chez eux et qui, consolant leurs parents auxquels
l'exil pèse durement, leur disent :
« Nous sommes si bien ici, nous voulons
rester en Suisse ! » Puissent-ils
tous aimer ainsi la Suisse, en attendant le jour
heureux où, la justice ayant
triomphé, ils pourront reprendre le chemin
de leur pays héroïque !
Mme EUGÈNE BRIDEL.
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