Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Enfants suisses et enfants belges.

(Suite et fin.)

Il y a des petits réfugiés, non seulement à Lausanne, mais dans maint endroit de la Suisse. Si vous n'avez pas pu les accueillir dans vos demeures comme vous l'aviez vous savez pourtant qu'il y en a un bon nombre au milieu de nous. Ils sont presque tous, heureusement, avec leurs parents.

Un pauvre garçonnet pourtant est arrivé ici avec une maman bien malade que le bon Dieu lui a reprise au bout de peu de semaines. Il n'a que six ans, le pauvre chéri, et il aimait tendrement « mère », comme il l'appelait ; mais il a une consolation dans son grand chagrin, c'est qu'il a été recueilli dans un village de notre canton par des parents adoptifs pleins de tendresse.

Deux autres, deux frères de treize et onze ans, sont arrivés tout seuls avec un convoi ; mais je les attendais, je savais déjà leur histoire douloureuse. Ils étaient les aînés d'une Joyeuse bande de six enfants, habitant une belle maison à Louvain, élevés avec soin par des parents distingués. Quelque temps avant la guerre, un grand malheur les avait frappés : leur père était mort et leur mère, au coeur tendre et vaillant, était restée seule pour s'occuper d'eux. Ils étaient très riches, elle n'avait donc aucun souci matériel : Albert et Léon fréquentaient un excellent collège, où ils travaillaient fort bien tous les deux. Pour les vacances de l'été 1914, leur mère emmena les six enfants, dont le plus petit avait à peine une année, au bord de la mer, où ils passèrent d'heureuses semaines ; puis, tout à coup, des nouvelles terribles leur parvinrent : la guerre, Louvain en possession de l'ennemi, leur belle maison brûlée, leur jardin ravagé, leur fortune effondrée ! Alors la veuve s'est enfuie avec ses chers trésors, et elle est venue à Paris demander un asile à une soeur ; mais cette soeur n'était pas en mesure de pourvoir à l'éducation des deux aînés et leur mère se tourmentait de les voir sans occupation, tandis qu'elle ne pouvait pas même les nourrir et les habiller suffisamment. Elle avait sans doute parlé à Dieu de ses angoisses, car c'est une femme très pieuse, et la réponse est venue à ses prières : elle a appris que les Suisses ouvraient leurs bras aux enfants belges ; alors elle s'est adressée à nous et nous avons pu confier les deux chers enfants à l'École nouvelle de Glarisegg, dans le canton de Thurgovie, qui nous avait fait savoir qu'elle se chargerait gratuitement de l'éducation de deux enfants belges. Voici bien des mois qu'Albert et Léon sont installés dans cette école, où ils travaillent avec zèle et donnent de la satisfaction à ceux qui s'occupent d'eux. Tout à l'heure je vous ai promis de vous dire comment j'avais employé l'argent envoyé par la brave petite école du dimanche villageoise ; eh bien, j'ai acheté pour Noël un bon maillot de laine, des livres, des jeux et du chocolat que j'ai envoyés à Albert et à Léon afin qu'ils ne fussent pas seuls, parmi leurs camarades, à être privés d'étrennes sur la terre étrangère.

Les petits Belges lausannois, qui fréquentent les uns nos écoles primaires, d'autres nos écoles supérieures ou notre collège scientifique, vous sont peut-être connus. Ils sont, en général, de bons élèves et notre comité reçoit avec joie des témoignages encourageants de la part de leurs maîtres. Il Y a quelques jours, nous avons trouvé une de nos familles de réfugiés en joie parce qu'un tout petit bonhomme, à tête blonde et frisée, qui est entré à l'école ce printemps seulement, alors qu'il ne parlait encore guère que le flamand, était le troisième d'une classe de trente-cinq élèves.

Tout à coup, au mois de juin, à notre grand étonnement, la reine des Belges nous a fait demander si nous pourrions recevoir une cinquantaine d'enfants isolés. Vous savez peut-être que le roi et la reine se sont réfugiés dans la toute petite parcelle de leur territoire que l'ennemi n'a pu leur enlever ; là des quantités de Belges ont été refoulés par l'envahisseur à mesure que leurs villages étaient dévastés ; ils sont sans abri, avec un grand nombre d'enfants dont quelques-uns ont perdu leurs parents. Il n'y a pas de place pour les loger tous et ils sont sans cesse menacés par les bombes qui éclatent de toutes parts autour d'eux. Vous pouvez deviner quelle a été notre réponse et je me suis bientôt mise en route, avec une autre dame du comité, pour aller à Paris chercher quarante-cinq pauvres petits fugitifs. Si vous les aviez vus arriver de la gare pour nous rejoindre, au bureau où nous les attendions, dans de grands automobiles tout décorés de petits drapeaux belges et poussant de joyeuses exclamations !

Bien des passants se sont arrêtés les yeux pleins de larmes, pour contempler ces pauvres petits qui nous souriaient avec confiance... Quel voyage, mes amis ! Empilés dans des wagons de troisième classe, ils ont dormi dans les plus inconfortables postures ; il a fallu en étendre par terre dans les couloirs. À chaque instant, l'un ou l'autre roulait de la banquette étroite et tombait sur le plancher noir de poussière ; puis il y avait des gamins malicieux qui taquinaient leurs voisins et les réveillaient ! Ce ne fut pas une nuit de repos ! Malgré cela, nos jeunes voyageurs étaient gais et pleins d'entrain, lorsque le soleil levant est venu briller à la fenêtre du wagon ; bientôt, tous ont été debout dans le couloir, préparant les petits drapeaux belges qu'ils voulaient agiter en criant : « Vive la Suisse ! » après avoir passé la frontière. Ces drapeaux ont causé quelques douleurs, des hampes s'étaient cassées dans le trajet, et les larmes coulaient ! Enfin, on est consolé, des cris d'admiration éclatent au passage de la montagne ; parmi les sapins et les pâturages dorés par la lumière du matin, de petits lacs étincellent au soleil et charment les yeux un peu ensommeillés des enfants flamands.

Plusieurs d'entre eux étaient revêtus de costumes étranges ; ils étaient partis en si triste état que, à Calais, on s'était ému de les voir si peu protégés contre le froid ! Sans doute, les bonnes âmes de ce lointain port de mer se sont imaginées qu'en Suisse ils vivraient nécessairement dans des neiges éternelles et on les avait pourvus de gros cache-nez et de bonnets de laine. Un garçon qui n'avait, en partant, qu'un vieux pantalon et une mince chemise avait reçu, pour sa part, un maillot de laine rouge et noire avec un casque à mèche assorti, ce qui lui donnait une apparence singulière et, à la fin du voyage, le pauvre vieux pantalon bien aminci par l'usage avait cédé et le genou pointu du gamin sortait au travers d'une grande déchirure ! Je crois que le don de ces cache-nez avaient rempli de joie et de fierté l'âme de ces pauvrets, qui n'avaient pas reçu de cadeaux depuis bien longtemps, car ils ne voulaient pas s'en séparer et pourtant la chaleur était torride : à mesure que la matinée s'avançait et que nous descendions vers la plaine le soleil de juin grillait les wagons où nous étions enfermés. Cependant, rouges et suffoquants, nos petits Flamands refusaient de déposer les précieuses écharpes, enroulées autour de leurs cous ; nous n'avons réussi à les délivrer qu'en leur proposant de les attacher autour de leurs tailles comme des ceintures ; ce n'était pas plus beau, mais c'était moins congestionnant ! Vers le matin, une de nos fillettes, qui répondait au nom bizarre et joli de Godelieve, s'est trouvée mal de fatigue et de manque d'air. Sa gaîté l'abandonna tout à coup et elle pencha tristement sa petite figure pâle. Godelieve avait une soeur, son aînée d'une année, qui avait veillé sur elle avec une tendresse maternelle, tout le long du voyage, se serrant pour que la cadette fût plus commodément installée, l'entourant avec sollicitude dans ses hardes, restant toujours tout près d'elle. Quand cette brave enfant, qui avait onze ou douze ans seulement, a vu que Godelieve était souffrante, elle m'a appelée et puis elle a fixé sur la petite de grands yeux pleins de larmes : « Ma soeur malade ! » disait-elle avec angoisse. J'ai pu bien vite la rassurer et ranimer Godelieve dont le malaise ne fut que passager. Nous n'avons passé qu'une nuit ensemble, mais nous nous étions liées d'une grande amitié, Godelieve et sa soeur et moi, et j'ai été heureuse de savoir que les chères petites n'étaient pas séparées et qu'elles étaient bien placées dans le canton de Fribourg...

Une autre malade, on appelle à l'autre bout du wagon ! c'est Maria ! Mais j'oublie, vous ne savez pas encore qui est Maria, il faut que je vous la présente. Imaginez-vous une toute petite personne de trois ou quatre ans, vêtue d'un pantalon gris bouffant, d'une jaquette de laine tricotée et d'un énorme capuchon qui tombait sur son front. Nous l'avions bien vite débarrassée du capuchon et nous avons alors découvert ses cheveux blonds coupés ras par une main très malhabile et ses boucles d'oreille ; c'était une étrange apparition. La personne qui avait amené les enfants de La Panne à Paris nous avait raconté que, quelques semaines auparavant, cette frêle créature avait été trouvée toute seule à vingt mètres des tranchées, par une demoiselle anglaise qui va, avec un dévouement héroïque, recueillir les blessés sur les champs de bataille, les femmes et les enfants qui fuient affolés. Personne ne connaissait la petite abandonnée ; à toutes les questions qui lui furent posées, elle répondait invariablement ; « Je m'appelle Maria. Papa est mort, maman blessée. » Jamais elle n'a pu dire son nom de famille et l'on n'a pu découvrir aucune trace des parents disparus. Le plus grand garçon de la bande s'était constitué le protecteur de Maria ; il la tenait par la main pour traverser la gare ; puis, voyant qu'elle ne pouvait marcher assez vite, il l'avait apportée dans ses bras et la tenait sur ses genoux pour la faire dormir ; elle ne voulait pas le quitter et l'appelait, s'il s' éloignait un instant. Si je me rappelle bien, son nom était Adolphe ; il était grand et fort et c'était touchant de voir avec quelle douceur il s'occupait de sa petite protégée. Maria, vous ai-je dit, était malade ; le long voyage, le bon dîner à la gare à Paris, c'était trop pour une si petite fille ! En arrivant à Lausanne, elle était encore si pâle et si abattue que le Dr Machon, le grand ami des malades belges, décida qu'elle devait être envoyée tout de suite à l'Hospice de l'enfance. Rassurez-vous, il y a longtemps qu'elle est guérie, et cette indisposition nous a permis de la garder à Lausanne, où elle habite maintenant chez de braves gens ; elle a une bonne maman, catholique c'était forcé, qui remplace celle qu'elle a perdue, et un papa qu'elle aime tendrement et qu'elle ne veut plus quitter ; elle ne voudrait pour rien ait monde retourner dans le pays où le canon tonne et où elle a eu peur, toute seule au milieu des balles et des obus ; mais vous voyez comme le Bon Berger garde ses agneaux,

Il faut que je retourne à notre voyage ; nous voici arrivés a Frasne, les têtes enfantines se penchent aux fenêtres : « Est-ce la Suisse ? » Pas encore, bientôt. Un soldat français monte la garde : « Il y en a des gosses là-dedans, » dit-il en considérant toutes ces têtes remuantes. Mais les passeports ! Un employé monte dans le train, contemple notre émouvant convoi, et nous dit : « Ne descendez pas, Mesdames, restez avec vos gosses. » Puis il a tout fait pour nous faciliter le passage de la frontière : « Moi aussi, je suis des régions envahies ; je sais ce que c'est ! »

Le train roule de nouveau rapidement : « Vallorbe ! » Les petits drapeaux belges s'agitent aux fenêtres et des voix claires crient : « Vive la Souisse ! Vive la Souisse ! » On descend ici, car les petits voyageurs sont attendus avec amour ; des mains charitables ont dressé de longues tables sur le quai ; le café au lait fumant, les petits pains, forment un déjeuner appétissant et, pendant que les enfants se restaurent, des dames circulent avec des corbeilles pleines de chocolat et de biscuits dont elles remplissent les poches de leurs hôtes, qui sont ravis de l'accueil reçu au seuil de la Suisse hospitalière. J'ai goûté le chocolat et les biscuits, car Godelieve a voulu absolument partager avec moi sa provision ! À Lausanne, il a fallu se séparer ; mes petits amis d'une nuit ont rencontré des dames et des messieurs de Fribourg et du Valais, venus pour les chercher, et toute la bande s'est envolée, ne laissant en arrière que Maria, le bébé des tranchées, la petite flamande aux doux yeux bleus dont le nom est inconnu.

Dès lors, d'autres convois d'enfants sont arrivés en Suisse ; ce n'est pas moi qui les ai amenés et je ne les ai pas tous vas. On m'a raconté que, dans l'un de ces convois il y avait un frère et une soeur que l'on avait trouvés seuls dans un bateau sur la rivière ; ils s'étaient réfugiés, tremblants de peur, sur cette embarcation qui les emportait à la dérive !...

J'ai pourtant une fois conduit quelques enfants de notre bureau à la villa Saint-Roch, le « Home belge », où ils devaient passer une nuit, en attendant d'aller plus loin.
Il y en avait de bien fatigués, des malades même, et je leur ai dit : « Vous pouvez vous coucher tout de suite, si vous voulez, vos lits sont prêts. » Alors une pauvre fillette s'est mise à pleurer. - As-tu mal ? lui ai-je demandé avec compassion. non, non, mais il y a huit mois que nous n'avons pas couchés dans un lit !... Vous comprenez tout ce que ces enfants ont souffert : ils ont dû fuir, épouvantés, loin de leurs demeures prospères ; tout ce qu'ils possédaient leur a été enlevé. Pendant des mois, ils ont été errants, fuyant d'un village dans un autre, à mesure que l'ennemi se rapprochait, n'ayant plus d'abri, devant dormir sur le sol, leurs vêtements usés, leurs chaussures en loques et rien pour les remplacer ! Et puis, le fracas horrible des obus, les blessés, les morts autour d'eux !... Ils ont assisté à des scènes, de terreur : une de nos petites filles avait une partie de la main emportée par un obus, quelques-uns étaient affolés par le bruit continuel de la canonnade, d'autres ont perdu leurs parents !

Là où ils se sont réfugiés enfin, groupés autour de leur reine, le bombardement recommence sans cesse et alors on les cache dans des tranchées. Vous pensez peut-être qu'il y a une compensation pour eux dans le fait qu'ils. ont eu de très longues vacances ; mais vous vous trompez : ces vacances sanglantes et terribles sont un cauchemar pour eux et ils ont soif de travail et de vie régulière. Tous ceux qui sont chez nous réclament l'école avec insistance et ne sont heureux que lorsqu'on les y envoie ! Maintenant, la reine a fait arranger des classes pour ceux qui sont encore là-bas (il y en a environ 600) et ils étudient, quand les avions qui lancent des bombes leur en laissent la possibilité !

Oui, ils ont souffert, beaucoup souffert, nos petits amis de Belgique, c'est pourquoi il faut les entourer de votre tendre sympathie. - Ne les oubliez pas ; continuez à travailler pour eux, ils en ont encore besoin et puis priez, pour eux, de tout votre coeur.

En remerciant Dieu qui vous a gardé vos parents et vos heureux foyers, pensez à toutes ces fillettes, à tous ces garçons de votre âge qui sont chassés, traqués, épouvantés. Il faut, jusqu'à ce qu'ils rentrent dans la patrie qui leur a été, ravie, qu'ils trouvent dans notre Suisse paisible une seconde patrie. J'en connais, de nos chers petits Belges, de ceux qui sont à Lausanne depuis bien des mois avec leurs familles, j'en connais qui se sentent ici chez eux et qui, consolant leurs parents auxquels l'exil pèse durement, leur disent : « Nous sommes si bien ici, nous voulons rester en Suisse ! » Puissent-ils tous aimer ainsi la Suisse, en attendant le jour heureux où, la justice ayant triomphé, ils pourront reprendre le chemin de leur pays héroïque !

Mme EUGÈNE BRIDEL.

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