Mais il y eut encore de plus tragiques
scènes de douleur, car, en quittant ces deux
malheureux maudits s'accusant chacun d'être
l'auteur de la misère de l'autre, nous
partîmes plus loin, considérant
plusieurs spectacles douloureux, entre autres,
celui de quelqu'un tourmenté par un esprit
qui versait dans sa gorge du soufre
enflammé, ce qu'il faisait avec une si
horrible et insolente cruauté que je ne pus
que lui dire : « Pourquoi te
délectes-tu à tourmenter ce
malheureux maudit, en versant ainsi
perpétuellement cette liqueur
enflammée, et infernale dans sa
gorge ? »
« Ce n'est qu'un juste
châtiment, répondit le démon.
Pendant sa vie, cette femme était si sordide
et si misérable Que malgré qu'elle
possédât assez d'or, elle
n'était jamais satisfaite, et c'est
pourquoi, maintenant, j'en verse dans sa gorge.
Elle ne s'occupait pas de ceux qu'elle ruinait et
perdait, pourvu qu'elle s'empare de leur or. Quand
elle eut amassé un trésor si grand
qu'elle ne pouvait pas le dépenser, son
amour de l'argent ne lui permettant pas de
l'utiliser pour son usage personnel et les
nécessités de la vie, elle allait
souvent avec l'estomac vide, bien que ses coffres
soient pleins, elle s'arrangeait pour se nourrir
aux dépens des autres. Quant à ses
vêtements, ou ils ne vieillissaient jamais,
ou ils étaient toujours si
rapiécés qu'il était difficile
de dire quel morceau était l'original. Elle
n'avait pas de maison parce qu'elle ne voulait pas
payer d'impôts, ni aucun trésor en
mains par peur d'être volée ;
elle ne plaçait pas son or, n'achetait pas
d'obligations ou de valeurs bancaires de peur
d'être trompée quoiqu'elle
trompât toujours tant qu'elle pouvait et
était elle-même une si grande
tricheuse qu'elle frustrait son corps de sa propre
nourriture et son âme de miséricorde.
Puisque l'or a été son dieu sur la
terre, n'est-il pas juste qu'elle en ait le ventre
rempli en enfer ? »
Quand son tourmenteur eut fini de
parler, Je demandai s'il disait la
vérité, oui ou non. Elle me
répondit : « Non, à
mon grand chagrin, ce qu'il dit est
faux ! » « Comment !
dis-je, à votre grand
chagrin ? » - « oui,
à mon grand chagrin, dit-elle. Parce que, si
ce que mon bourreau vous dit était vrai, je
serais plus satisfaite. Il vous dit que c'est de
l'or qu'il verse dans ma gorge. mais c'est un
démon menteur et il parle faussement. Si
c'était de l'or je ne me serais jamais
plainte. Mais il m'abuse, et au lieu d'or, Il me
donne seulement du soufre horrible et
fétide. Aurais-je mon or, je serais heureuse
encore ; si j'en avais ici, je l'emploierais
entièrement à corrompre le ciel pour
pouvoir être éloignée de ce
lieu ».
Je ne pus m'empêcher de dire
à mon guide combien j'étais
stupéfait d'entendre une malheureuse en
enfer même se cramponner ainsi à ses
richesses, malgré qu'elle ait dû les
laisser sur la terre et que, maintenant, elle se
trouve entre les mains de ses bourreaux.
« Ceci peut te convaincre,
dit-il, que le péché est le plus
grand de tous les maux, et quand l'amour du
péché règne dans une vie, la
plus grande punition d'un homme est d'être
abandonné à cet amour. L'amour de
l'or, auquel cette créature maudite
s'était abandonnée et qui la poursuit
jusqu'ici sans qu'elle puisse le satisfaire, est un
châtiment plus pénible pour elle que
celui que les esprits mauvais lui infligent en ce
lieu ».
« Oh ! dis-je, ne
serait-il pas possible aux hommes méchants,
sur terre, d'appliquer un petit moment l'oreille
à la bouche de l'enfer et d'entendre les
cris effrayants des âmes
damnées : ils ne pourraient plus jamais
aimer le péché ».
« La Bible nous dit, d'autre part, que
ceux qui n'écoutent pas la Parole
prêchée par les serviteurs de Dieu,
pas plus qu'ils n'ont de respect pour ce qu'elle
contient, ne se laisseraient pas persuader,
même si quelqu'un venait droit de l'enfer
pour les avertir ».
Nous n'arrivâmes pas beaucoup plus
loin avant d'apercevoir une âme damnée
étendue sur un lit de fer brûlant,
presque étouffée par le soufre, et
qui criait comme quelqu'un en proie à une
angoisse mortelle, avec une note de
désespoir qui me fit exprimer à mon
guide le désir de nous arrêter un
moment pour que je puisse écouter plus
attentivement ce qu'elle disait, et c'est ainsi que
je l'entendis parler comme suit :
« Oh ! misérable
damné ! Perdu pour toujours ! Pour
toujours ! Oh ! ces mots tuant, pour
toujours ! Un millier de milliers
d'années ne serait-il pas suffisant pour
porter cette douleur que si je pouvais la fuir, je
ne voudrais pas supporter pour un millier de
milliers de mondes ? Non, non, ma
misère n'aura jamais de fin, après le
mille milliers d'années, ce sera encore POUR
TOUJOURS. Oh ! malheureux ! malheureux
état vraiment est-ce : POUR TOUJOURS
qui est l'enfer de l'enfer. Oh ! malheureux
maudit ! Maudit pour toute
l'éternité ! Comment me suis-je
perdu volontairement ? Oh ! de quelle
immense folie me suis-je rendu coupable en
choisissant le plaisir bref et momentané du
péché au prix coûteux de la
souffrance éternelle ! Combien de fois
ne m'a-t-on pas dit qu'il en serait ainsi ?
Combien de fois n'ai-je pas été
engagé à quitter ces sentiers de
péché qui me conduiraient
sûrement aux chambres de la mort
éternelle ? Mais non, tel l'aspic
sourd, je ne prêtai point l'oreille à
ces enchanteurs qui parlaient si sagement. Ils
m'ont dit souvent que les brefs plaisirs de la vie
se termineraient rapidement dans les peines
éternelles, et maintenant, une trop triste
expérience me le montre, me le dit ainsi, en
vérité, mais Il est trop tard pour y
remédier car ma situation est fixée
pour jamais dans l'éternité. Pourquoi
ai-je eu une raison à me donner ?
Pourquoi ai-je été fait avec une
âme immortelle et en ai-je si peu pris
soin ? Oh ! combien ma propre
négligence me perce à mort, et
cependant, je sais que je ne peux pas, que je ne
dois pas mourir ! Mais vivre une vie mourante.
plus mauvaise que dix mille morts ! Et
pourtant, une fois, j'ai pu y remédier et je
n'ai pas voulu ! Oh ! c'est le ver qui
ronge et ne meurt point! J'aurais pu une fois
être heureux ; une fois le salut me fut
offert et je l'ai refusé. Oh ! ne
m'aurait-il été offert qu'une fois
mon refus eût été une
impardonnable folie, mais il m'a été
offert mille fois, et cependant, misérable
que je fus, je l'ai mille fois refusé. O
péché maudit qui, avec ses plaisirs
trompeurs ensorcelle l'humanité et la
conduit à la ruine éternelle !
Dieu a si souvent appelé, mais j'ai autant
de fois refusé ; Il a étendu son
bras, mais je n'ai pas voulu comprendre, Que de
fois j'ai réduit à néant son
conseil, Que de fois j'ai refusé sa
réprimande !
Mais maintenant, la scène est
changée, le cas est autre : car
maintenant, il rit de ma détresse, se moque
de la destruction qui fond sur moi. Dieu m'avait
tendu une main secourable ; mais à ce
moment, je n'ai pas voulu la saisir, c'est pourquoi
ces peines éternelles auxquelles je suis
condamné ne sont que la juste
rétribution de ce que j'ai
fait ».
Je ne pouvais entendre ces douloureuses
lamentations sans réfléchir à
la grâce merveilleuse que le Dieu à
jamais béni m'avait montrée ;
louanges éternelles à son saint
Nom ! Car mon coeur me disait que pareil
à ce triste damné, j'avais
mérité aussi la colère
éternelle, et c'est sa grâce seule qui
a fait que nous différons. Oh ! combien
Ses conseils sont insondables ! Et qui peut
pénétrer Son secret
divin ?
Après ces réflexions, je
m'adressai à celui qui se plaignait si
douloureusement et lui dis que j'avals entendu ses
réflexions désolées, elles me
faisaient comprendre que sa misère
était grande et sa perte
Irréparable ; je lui dis que je
désirais plus particulièrement savoir
si quelque amoindrissement à ses souffrances
était possible.
« Non, Pas du tout ! Mes
douleurs sont telles qu'elles n'admettent aucun
soulagement, même pas pendant un court
moment. Mais la question que tu me poses me laisse
comprendre que tu es un étranger ici ;
puisses-tu le demeurer. Ah ! s'il me restait
encore le moindre espoir, combien je
m'agenouillerais et crierais et prierais à
jamais pour être racheté d'ici !
Mais, ah ! C'est en vain, je suis perdu pour
toujours. Bien que tu puisses être
gardé de venir dans ce lieu, je veux te dire
ce que les damnés souffrent ici.
« Nos supplices, dans ce cachot infernal, sont de deux sortes : ce que nous avons perdu et ce que nous subissons. De celle-ci et de ses différents points, je parlerai ensuite. D'abord, ce que nous avons perdu :
1° Dans ce triste et sombre séjour
de misère et de chagrin, nous avons perdu la
présence de Dieu à jamais
béni. Et c'est ce qui fait de ce
séjour l'enfer. Aurions-nous perdu mille
mondes, ce ne serait pas autant que cette seule
perte. Si le moindre rayon de Sa grâce
pouvait entrer ici, nous pourrions être
heureux : mais nous l'avons perdue pour notre
malheur éternel ».
« 2° De même ici,
nous avons perdu la compagnie des saints et des
anges ; et à leur place, nous n'avons
rien, sauf les démons qui nous
tourmentent ».
« 3° Ici, nous avons
aussi perdu le ciel, le siège de la
bénédiction. Il y a un profond
abîme entre nous et le ciel de sorte que nous
en sommes exclus pour toujours. Ces portes
éternelles qui introduisent le
racheté dans la joie sont maintenant et pour
toujours fermées pour
nous ».
« 4° Pour que notre
misère soit rendue encore plus douloureuse
nous avons perdu l'espoir de jamais parvenir
à une situation meilleure, ce qui rend notre
condition vraiment sans espérance. Le plus
misérable sur la terre garde cependant un
espoir en réserve, et c'est pourquoi un
proverbe populaire dit que s'il n'avait pas
d'espoir, le coeur se briserait. Nos coeurs
pourraient bien se briser depuis que nous sommes
ici à la fois sans espoirs et sans secours.
C'est ce que nous avons perdu qui est assez grand,
quand on y pense, pour déchirer,
lacérer et ronger nos misérables
âmes à jamais. Pourtant, oh ! si
c'était tout ! Mais nous avons la
perception de la douleur aussi bien que de la
perte. Et maintenant que je t'ai montré ce
que nous avons perdu, je vais te montrer ce que
nous subissons. »
« 1° En premier lieu, nous subissons une grande variété de tourments ; nous sommes tourmentés de mille façons. Ceux qui ont été affligés sur la terre ont souffert rarement de plus d'un mal à la fois. Mais s'ils avaient eu en même temps la peste, la goutte, la pierre et la fièvre, combien Ils se trouveraient malheureux ! Cependant, tout cela n'est que la piqûre d'une puce en comparaison de ces douleurs poignantes et intolérables que nous endurons. Ici, toutes les variétés odieuses de l'enfer se trouvent aux prises avec nous : le feu inextinguible pour nous brûler, un lac de soufre en fusion pour nous faire suffoquer, des chaînes éternelles pour nous lier ; là, des ténèbres extrêmes pour nous effrayer et un ver de conscience qui nous ronge éternellement. Un seul d'entre eux est plus pénible à supporter que tous les tourments que l'humanité a jamais eu à subir sur la terre.
« 2° Mais, de même qu'ici nos tourments sont variés, Ils sont universels aussi, c'est-à-dire qu'ils affectent n'importe quelle partie de notre corps et tourmentent toutes les puissances de l'âme ce qui rend plus insupportable encore ce que nous souffrons. Au cours de ces malaises qui vous saisissent, vous, les hommes, sur la terre, si l'un de vos organes est atteint les autres sont indemnes. Bien que votre corps puisse être en mauvais état votre tête peut être intacte, et si votre tête est malade, vos organes vitaux peuvent être libres ; ou bien qu'ils soient affectés, vos bras et vos jambes peuvent encore vous servir. Mais ici, Il en est tout autrement : toutes les parties de l'âme et du corps sont tourmentées à la fois.
« L'oeil est tourmenté par la vue des démons qui lui apparaissent sous les formes les plus horribles et les noirs aspects que le péché peut leur donner. L'oreille est continuellement tourmentée par les hurlements éclatants et les continuelles clameurs des damnés ; les narines, à cause des flammes sulfureuses : la langue, par des ampoules brûlantes, et le corps tout entier roule dans les flammes du feu liquide. Et toutes les puissances et les facultés de nos âmes sont tourmentées. L'imagination par la pensée de la douleur présente, la mémoire par ses réflexions sur le ciel que nous avons perdu et toutes les occasions que nous avions eues d'être sauvés. Nos cerveaux sont torturés ici en considérant comment nous avons vainement passé notre temps précieux, et combien nous l'avons mal employé. Notre entendement est tourmenté à la pensée de tous nos plaisirs passés, de nos afflictions présentes, et de nos futurs chagrins qui devront durer à jamais. Et nos consciences sont torturées par un ver qui ronge continuellement ».
« 3° Autre chose qui rend notre misère terrible est l'excès de nos tourments. Le feu qui nous brûle est si violent que toute l'eau de la mer ne suffirait à l'éteindre. Les peines que nous souffrons sont si extrêmes qu'elles sont impossibles à connaître, sauf par ceux qui les ressentent.
« 4° Une autre caractéristique de notre misère est que nos tourments sont incessants, Aussi variés, aussi universels et extrêmement violents qu'ils soient, ils sont de plus continuels et ne nous laissent pas le moindre repos, Si nous pouvions connaître quelque relâchement, Ils pourraient être allégés. Mais ce qui rend notre condition si déplorable, c'est qu'il n'y a pas d'apaisement pour nos tourments ; ce que nous souffrons maintenant, nous devrons le souffrir toujours ».
« 5° La société que nous avons ici est un autre des éléments de notre misère. Des démons qui sont nos bourreaux et des âmes tourmentées sont toute notre compagnie ; les épouvantables cris perçants et les hurlements sous la cruauté de nos peines sont toute notre conversation. Et ici, les tourments endurés par nos amis d'en bas, au lieu d'amoindrir notre misère à la pensée que d'autres souffrent comme nous, accroissons notre souffrance ».
« 6° Le lieu dans lequel nous souffrons est une autre cause de l'accroissement de nos douleurs. C'est ici l'abrégé de toute la misère, une prison, un cachot, un abîme sans fond, un lac de feu et de soufre, une fournaise de feu qui brûle pendant l'éternité, la noirceur des ténèbres à jamais, en un mot, l'enfer lui-même. Naturellement, la vue d'un tel lieu ne fait qu'accroître nos souffrances ».
« 7° La cruauté de nos bourreaux est encore une chose qui s'ajoute à nos tourments. Nos bourreaux sont des démons en qui Il n'y a aucune pitié ; étant tourmentés eux-mêmes, ils prennent plaisir à nous tourmenter ».
« 8° Tous ces détails que je t'ai énumérés sont très graves ; mais, ce qui les rend plus graves, c'est qu'il en sera toujours ainsi et toutes nos souffrances les plus intolérables dureront toute l'éternité. « Éloignez-vous de moi, vous, maudits, et allez dans le feu éternel » est ce qui résonne perpétuellement à mes oreilles. Oh ! que je puisse annuler cette fatale sentence ! Oh ! qu'il y ait une seule possibilité de le faire. Ainsi, Vais-je montré l'état misérable où nous sommes et serons à jamais. »
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |