Savonarole et les jeunes.
Ayant retrouvé avec l'automne, on n'ose dire intactes,
mais certes restaurées, des forces qu'il entendait mettre entièrement
au service de Dieu, Savonarole résolut de porter désormais son effort
vers des réformes qui toucheraient moins au domaine politique qu'au
domaine moral.
Mais, de ce chef et bien contre son gré, on vit se
rallumer à Florence un brandon de discorde. À l'affût de toute
occasion de rentrer en maître dans la ville qui l'avait
ignominieusement rejeté, Pierre de Médicis, appuyé par la Ligue,
voulut préparer une expédition militaire. Écarter l'homme en qui
s'incarnait l'esprit de résistance, tel était son dessein. Dans ce
but, il intrigua de nouveau auprès du Vatican pour qu'on réduisît
définitivement au silence le Prieur de Saint-Marc.
Rome usa cette fois d'une mesure administrative :
elle rattacha proprio motu la communauté dominicaine de
Florence au vicariat de Lombardie. On ne pouvait mieux s'y prendre
pour saper à sa base l'autorité du chef.
Évitant, sur le conseil de ses médecins, une rébellion
qui eût déchaîné le conflit, Savonarole se défendit avec modération
et, fort de son intégrité morale, qui, même à ses ennemis, s'imposait
fortement, il n'accepta qu'une limitation : celle du silence
momentané, conforme du reste à la règle de son Ordre. Habile, quoique
muette réplique, cet acquiescement donna à la Seigneurie le temps de
déjouer les manoeuvres du Médicis en mettant sa tête à prix, et au Frate
celui de méditer, dans un calme auquel tout son être aspirait, sur le
programme d'un ordre nouveau. Après les épurations du couvent et les
réformes de l'État, il s'attaquerait au domaine que l'homme naturel
défend avec le plus d'âpreté : celui de la vie privée.
On sait combien, dans le tourbillon de ses luttes
intestines et dans la fièvre de sa libération politique, Florence
s'était peu souciée de hausser son niveau moral.
Tout au contraire (un annaliste du temps, Michel Bruto,
et bien d'autres avec lui l'ont nettement démontré), elle était
descendue à un tel étiage qu'on a peine à mesurer l'ampleur de cette
chute. C'était d'ailleurs le cas pour l'Italie entière. L'historien
moderne F. -T. Perrens déclare avec non moins d'assurance :
« L'impiété et l'obscénité dans les propos ou dans la conduite,
l'indécence dans la tenue et dans le costume, l'amour effréné du jeu,
la promiscuité dans les familles étaient les plaies saignantes qu'il
s'agissait de guérir ». Elles faisaient dire à Savonarole
apostrophant les Florentins :
« Votre vie se passe toute au lit, dans les
commérages, sur les promenades, dans les orgies et la débauche. Votre
vie est une vie de porcs !... »
Pour s'être affranchis des préceptes de l'Évangile
réaffirmés par le moyen âge chrétien, les hommes de ce temps
donnaient, une fois de Plus, la preuve que « toujours et partout,
lorsqu'on brise la grande paire d'ailes qui soutient l'humanité, les
moeurs s'abaissent et se dégradent... (50) »
D'une telle perversion, on ne saurait fournir exemple
plus probant que les vices contre nature. Ils sévissaient de façon si
générale que Savonarole avait dû réclamer du gouvernement les peines
les plus sévères : le pilori à la première ou seconde infraction,
le bûcher à toute récidive.
« Fais justice, ô Florence », s'écriera-t-il un
peu plus tard, « de ce vice infâme. Le Tout-Puissant demande
justice. Il faut agir et faire un exemple, s'emparer d'un coupable,
l'exposer aux yeux de tous et dire : - Cet homme mérite la mort!
Autrement, c'est la désagrégation... ( 51) »
Et ce qu'il exigeait à l'égard de la sodomie, Savonarole
le réclamait avec non moins de vigueur à l'égard du blasphème :
la mort par le feu. Mais il est juste de dire que le Prieur espérait
s'en tenir à la seule menace. Par malheur, lorsqu'on veut restaurer
l'ordre moral, la menace est insuffisante. Fra Girolamo, comprit que,
pour créer une génération moins dépravée, il faudrait reprendre par la
base toute l'éducation des jeunes. À ce titre, on peut le ranger parmi
les grands pédagogues.
L'occasion se présenta lors du carnaval de 1496. Presque
fatalement, les réjouissances de cet ordre tournaient aux saturnales.
De tout temps, à Florence, magistrats et citoyens soucieux de la bonne
tenue avaient essayé d'en réprimer la violence, pour ne pas dire
l'ignominie. Mais en vain ! L'amour immodéré de la liberté, qui
fut toujours de mode, tournait alors à la licence. Mascarades et
jeux sur les places, au coin des rues feux de joie et danses
échevelées, partout exigences indiscrètes à l'égard des passants,
souvent même turpitudes et cruautés, tout était toléré, car,
répétait-on, ne faut-il pas que jeunesse se passe ?
Divisés en compagnies, les adolescents, un bâton à la
main, envahissaient rues ou venelles ; une femme riche n'obtenait
la permission de passer qu'au prix d'un tribut payé à leur soif sous
le nom de beveraggio.
Et comme les fêtes de quartier suscitaient des rivalités,
on voyait, après échanges de coups de trique ou jets de pierres, ces
divertissements finir parfois dans le sang. L'ébriété et le
dévergondage élisaient domicile dans la cité du Lys.
Chose admirable, là où dès longtemps les prières et les
défenses de l'autorité étaient restées sans effet, la voix du Frate
suffit d'emblée à débusquer d'aussi fâcheux usages. Il n'eut qu'à les
désapprouver pour qu'immédiatement la jeunesse s'en retirât confuse.
« Un seul homme », remarque encore Perrens,
« fit plus par la persuasion qu'en tant d'années tous les édits
des magistrats. » (52) Et,
comme l'a également rappelé Villari, le mérite de Savonarole fut de
montrer une fois encore qu'on ne détruit que ce que l'on remplace.
N'était-ce point de sa part un vrai trait de génie que d'employer au
service du bien toutes les forces jusqu'alors déchaînées contre
lui ?
À l'exemple de Laurent le Magnifique, qui, païen de
nature et de goûts, avait ressuscité les cortèges mythologiques, le
Prieur résolut d'en créer qui s'inspirassent de l'esprit du
Christianisme. Aux chansons licencieuses, on substitua, sur des airs
populaires, des paroles exprimant la pureté, la beauté. À l'exubérance
excessive, on opposa la discipline librement consentie.
Plusieurs semaines avant la période carnavalesque, Fra
Girolamo, chargea le frère Dominique de recruter dans chaque quartier
des escouades d'enfants que l'on engageait à choisir chacune son
propre chef, jeune capitaine de qui la Seigneurie voudrait bien
reconnaître l'autorité. Au coin des rues, devaient être élevés des
autels dont ces jeunes cohortes se feraient les gardiennes. Là, sans
importuner la foule, on solliciterait, comme jadis on le faisait pour
des buts futiles ou coupables, sa générosité en faveur d'oeuvres pies.
Ainsi, des sébiles tendues remplaceraient les implorations trop
péremptoires et leurs tintements métalliques succéderaient au bruit
des cannes et des gourdins frappant impérieusement le sol... en
attendant de frapper les récalcitrants !
Dès lors, plus n'est mention du « jeu déchaîné et
bestial » dont parlait un auteur de ce temps.
Au dernier jour de carnaval, on vit défiler à travers la
ville, précédé de tambours et de cornemuses, un cortège de plus de dix
mille enfants entre six et seize ans, bon nombre sonnant de la
trompette et agitant des oriflammes. Parti de la place de
l'Annunziata, devant l'Hospice des Innocents où resplendissent les
adorables bambini d'Andrea del la Robbia, il passa devant
Saint-Marc, traversa le fleuve sur le Ponte Vecchio, revint à
la place de la Seigneurie pour se déployer enfin autour du Dôme,
tandis qu'au pied du Campanile et dans toutes les rues avoisinantes,
une foule immense acclamait les participants et répondait
généreusement à l'appel des collecteurs. Lorsqu'on a pu voir, comme ce
fut notre cas, certain dimanche de juin, en ce même Dôme de Florence,
un rassemblement de jeunesse formé de milliers d'adolescentes vêtues
de blanc qui défilaient allégrement devant le cardinal-archevêque en
brandissant, elles aussi, banderoles et fanions, on évoque
sans peine la splendeur du spectacle ordonné par le Frate et
l'on comprend les espoirs qu'il dut alors éveiller.
Que nul donc ne qualifie cet enthousiasme de mouvement
factice : la cérémonie eut de nombreux lendemains. Savonarole,
organisateur autant qu'homme peut l'être, fit appel à la légitime
fierté de ses juvéniles adhérents. Il voulut les grouper en une sorte
de corps de police volontaire qui, par serment, s'engagerait à
observer diverses règles : s'habiller et se coiffer avec
simplicité, fuir les mauvaises compagnies, les écoles de danse, les
spectacles publics. Et, de plus, fréquenter assidûment l'église. Ne
fallait-il pas réagir avec énergie contre les livres obscènes, contre
les courses ou les combats violents, par dessus tout contre les moeurs
équivoques de certains adolescents aux chevelures discutablements
blondes ? Or, chose qui ne saurait surprendre ceux qui aiment et
comprennent les jeunes, ce programme austère eut pour eux un très réel
attrait.
Puis, leur embrigadement fut l'objet de mesures précises.
Contrôlé par quatre conseillers, chaque capitaine élu par la troupe
dirigeait une escouade, elle-même divisée en cinq sections : les
Correttori, ces aumôniers préposés aux corrections fraternelles
(si l'on peut nommer ainsi les punitions qu'ils
administraient !) ; les Inquisitori, chargés de
découvrir les abus ; les Limosinieri, quêteurs qui
demandaient l'aumône pour les pauvres honteux ; les Lustratori,
purificateurs ou nettoyeurs occupés à passer à la chaux les murailles
et lieux souillés d'inscriptions ou de malpropretés ; enfin, les
Pacieri ou pacificateurs, appelés à opérer des réconciliations.
C'était là mettre à profit de façon ingénieuse l'initiative et le zèle
des néophytes, quand bien même des excès pouvaient être commis, dans
le bien comme dans le mal : l'équilibre et la
pondération n'ont jamais été, on le sait, et ne peuvent être le fort
des « moins de vingt ans ».
Appartenant pour la plupart aux classes dirigeantes,
voire à la noblesse de la cité, les membres de cette jeune garde,
fière de l'appui de la Seigneurie autant que de la confiance du Frate,
prirent au sérieux leurs prérogatives. Ramener à la simplicité les
femmes enduites de fards ou trop pompeusement ornées, disperser les
joueurs de dés, poursuivre les blasphémateurs ou épurer les tavernes,
tels furent leurs mots d'ordre. Aux joueurs, il enlevaient non
seulement leurs dés mais aussi leur argent, afin de le donner aux
pauvres. Aux femmes et aux jeunes filles, ils s'adressaient
« avec égards et même (affirme le Père Burlamacchi, porté de
bienveillance à leur endroit) avec une douceur et une amabilité qui
arrachaient des larmes » :
- « De la part de Jésus-Christ, roi de notre ville,
et de la Vierge Marie, notre reine, nous te sommons »,
déclaraient-ils, « de déposer toutes ces vanités !... »
Souvent, ils se faisaient ouvrir les maisons pour en
enlever cartes, parfums, masques et miroirs en lesquels ils ne
voyaient qu'objets de perdition.
Les « garçons du Frate », comme on les
appelait, rivalisèrent ainsi de zèle au point que, pour les préserver
de réactions violentes, il fallut désigner un représentant de l'État.
Parfois, dans leur fougue, certains en arrivaient-ils à porter
atteinte à l'intimité des foyers. « Ce fut », croit pouvoir
affirmer Perrens, « une véritable tyrannie, et la pire de toutes,
car les tyrans n'avaient pas l'âge de raison. »
Le mot est plaisant ! On peut demander, en effet, si
la tyrannie exercée par des adultes perd de ce fait son caractère
odieux ? Mais surtout, il est injuste. Faut-il donc blâmer ces
« garçons » de préférer aux jeux de leur âge le chant des
hymnes et la ferveur pour la cause du Maître ?
Une jeunesse éprise d'idéal peut dépasser la mesure, soit. Mais quelle
force n'aura-t-elle pas quand au zèle elle ajoutera la sagesse, celle
qu'on lui inculquera. Savonarole l'avait compris : aussi est-ce
en une jeunesse éprise de Dieu qu'il plaçait ses plus chères
espérances.
Souffles nouveaux dans l'art et dans la poésie.
Après les jeunes, dont dépend l'avenir, il fallait aussi
gagner les penseurs et les artistes qui façonnent à leur gré l'âme et
le cerveau des masses. C'est encore cela qu'en dépit de son austérité,
et parce qu'il fut un esprit créateur, avait nettement saisi
Savonarole.
Nul n'ignore combien brillante était alors la pléiade de
peintres, de sculpteurs, d'architectes, d'écrivains dont les noms ont
fait à Florence une couronne de gloire. L'essor prodigieux qu'un
retour à l'antiquité devait donner à l'art du Quattrocento
s'était manifesté par une floraison de chefs-d'oeuvre. Il est vrai
qu'on inclinait davantage du côté des grâces païennes que vers les
vérités profondes de l'Évangile. À la cour des Médicis, où
s'épanouirent de si nombreux talents, on voyait parfois l'humanisme
tourner à l'idolâtrie.
Devant certaines oeuvres de la statuaire ou de la
peinture, la sensibilité délicate mais souvent exclusive de Fra
Girolamo devait réagir avec quelque vigueur. Toutefois, ne serait-ce
pas méconnaître l'art d'un siècle sans égal que de le croire
uniquement inspiré des Grecs ou des Romains et par cela même dépourvu
de mysticisme ? Plongeant ses racines dans un moyen âge encore
proche, il demeurait profondément religieux, ainsi qu'en témoignent
tant d'oeuvres inoubliables d'un Filippo Lippi ou d'un Ghirlandajo.
Comme l'a dit un bon juge, qui d'ailleurs n'est point chrétien, la
différence est grande entre l'Athènes d'un
Périclès et Florence l'Athènes du XVe siècle. « C'est qu'entre
Athènes et Florence, il y a le Christianisme, religion tout
intérieure... (53) »
Il était donc moins difficile qu'on ne pouvait le croire
de ramener aux sources de la foi ceux qui, par leurs dons naturels,
cherchaient loyalement à servir la beauté.
Sans doute fallait-il réagir contre de funestes
habitudes, éviter qu'on ne prit pour modèles de la Vierge des
créatures, belles sans doute mais de petite vertu, ou qu'on ne les
habillât de riches ornements.
« Dans l'Eglise », s'exclamait avec véhémence
le Prieur, « vous introduisez toutes les vanités !
Pensez-vous que Marie fût vêtue comme vous la représentez ? Elle
était, je vous le dis, habillée comme une mendiante... »
Mais pour qu'on ne l'accusât point d'être un iconoclaste,
il exposa plus d'une fois ses principes en matière d'esthétique :
« En quoi consiste le beau ? Dans les
couleurs ? Non. Dans les traits ? Non. La beauté est une
qualité qui résulte de l'harmonie et de la correspondance de tous les
membres et de toutes les parties du corps. D'où vient cette
beauté ? Si vous cherchez bien, vous verrez qu'elle vient de
l'âme... »
De plus, poète à ses heures, Savonarole a souventes fois
dans ses canzoni, tantôt avec rudesse, tantôt avec élégance, donné
libre cours à ses aspirations poétiques, si bien qu'on peut, à
certains égards, lui appliquer le distique qu'il dédiait à
Marie-Madeleine :
- E tutio il suo cor arde
E nell' amor di Dio non si raffrena... (A)
Ce ne sont certes pas les premiers venus qu'attirait - que fascinait
même - l'impressionnante personnalité du Frate.
Andrea et Lucca della Robbia, incomparables céramistes et interprètes
inégalés de l'enfance innocente, à son appel se firent Dominicains. De
même, Baccio della Porta, l'un des plus brillants génies qu'ait
produit l'école italienne. Un jour, à la suite d'un sermon du frère
Jérôme sur les mauvais livres et les peintures licencieuses, il alla
chercher ses études faites d'après le nu et sur la Piazza
décida de les livrer aux flammes. Bientôt on le vit revêtir à
Saint-Marc l'habit des frères prêcheurs, et c'est par son pinceau
qu'il voulut glorifier Dieu dans la suite. On a de lui le meilleur
portrait qui existe du Frère, et la mort de ce dernier l'affecta de
façon si poignante que, quatre années durant, on le vit délaisser et
palette et couleurs.
Botticelli, que certains ont baptisé le divin Sandro,
ne fut pas insensible non plus à la voix du Prieur. Esthète volontiers
sensuel que Laurent le Magnifique combla de ses faveurs, il s'était
surpassé dans son Printemps célèbre, où s'exalte la maîtrise
d'un art subtil et tendre. Tout à coup, on assista à un changement
complet de sa manière de vivre qui stupéfia ses contemporains. On sait
aujourd'hui qu'il venait de subir l'influence de son frère, Simone
Filipepi, dont on retrouve le nom avec celui de trois cents autres
Florentins en bas de la pétition qui devait être envoyée à Rome en
faveur du moine menacé d'excommunication. Avec Della Porta, Lorenzo di
Credi, la Cronaca, avec d'autres artistes encore, il se considérait
comme l'un des plus fidèles interprètes de la pensée hiéronimienne et,
bien longtemps après la disparition du Frate, il prit sa
défense contre des adversaires tels que Doffo Spini. Comme l'a écrit
un esthète italien, Carlo Gamba, « après sa conversion, une
nervosité réprimée, une tristesse ardente et passionnée
spiritualisèrent de plus en plus ses compositions, qui s'inspireront
désormais de sujets religieux et moraux... (54) »
Exclusivement tourné vers les réalités intérieures, ce furent des
nativités, des crucifixions, voire des visions d'Apocalypse qu'il tira
de l'Écriture. À qui pourrait lui reprocher d'avoir ainsi tari,
étriqué ou mutilé son génie, rappelons simplement son adorable Vierge
au Musée Ambrosien. Au service de Dieu jamais ne s'est appauvri le
talent !
Mais le plus grand de tous, ce Titan qu'est Michel-Ange
donne l'exemple magistral de l'enrichissement d'un artiste au contact
de l'Évangile. Au moment où Fra Girolamo s'imposait à Florence,
Buonarotti avait, comme Bartolomeo, un peu plus de vingt ans. Or, qui
dira ce que la force méditative et attristée qu'expriment ses plus
belles oeuvres - les Esclaves du Louvre ou l'Aurore au
tombeau des Médicis - doivent à l'inspiration d'un Savonarole ?
On assure que, dans sa vieillesse (il vécut quatre-vingt-huit ans),
Michel-Ange lisait et relisait encore les sermons du Prieur. Mieux que
cela, le contact avec l'orateur du Dôme eut sur son génie une
influence indéniable : « Il en résulta pour son art »,
déclare un juge peu suspect de complaisance, « une vitalité
héroïque : il se créa un monde à lui, un monde surhumain, plein
de prophéties grandioses et, dans les convulsions pantelantes de son Jugement
dernier, il fit pénétrer au Vatican les fulminations du Frate...
(55) »
Qu'après cela, Savonarole ayant gagné à la foi un Pic de
la Mirandole ou un Ange Politien ait pu mépriser les contes licencieux
de Boccace ou la poésie sans élan du Morgante de Pulci, ce
dédain ne suffit pas à justifier les reproches de barbarie ou de
fanatisme que trop souvent on lui jette à la face.
Eugène Müntz est-il juste qui, doctement, déclare :
« Un lustre durant, on put craindre que l'Athènes de
l'Italie ne devînt une nouvelle Thébaïde et que la marche
de la civilisation n'en fût compromise... ? »
La civilisation à laquelle Florence avait trop sacrifié
présentait des tares profondes et tout en elle, avouez-le, ne méritait
pas de survivre ! Aussi bien, avoir arraché à sa stérile
indolence la jeunesse florentine, avoir vivifié l'inspiration d'un
Della Porta, guidé le pinceau d'un Botticelli ou le ciseau d'un
Michel-Ange, cela suffit à démontrer la profondeur d'une action. Il
faut dans le frère Jérôme voir autre chose qu'un lourd Béotien.
Le retour à la chaire du Dôme.
Mais que de réformes restaient à accomplir parmi les
représentants d'une génération dès longtemps contaminée ! Prenez
un couvent comme celui de Saint-Dominique dans la petite ville toscane
de Prato : il avait sombré dans une corruption telle que,
d'autorité et malgré le Pape, le Prieur résolut de le placer sous la
direction d'un de ses meilleurs auxiliaires. Désarmé par d'aussi
notoires scandales et certain que, sur le terrain doctrinal,
Savonarole demeurait inattaquable, le faible et rusé vicaire de
Saint-Pierre crut l'occasion bonne de se concilier celui dont
l'intégrité forçait le respect de tous. À condition que le Frate
voulût bien modifier son langage, il lui fit offrir le chapeau de
cardinal. Un peintre moderne a cru devoir retracer la scène en
montrant un dignitaire de l'Eglise qui présente officiellement la robe
pourpre et les insignes du rang. Ce n'est pas ainsi que se passèrent
les choses : Rome, on le sait, n'aime point à encourir les
refus ; seul un moine dominicain, Fra Luigi, fut chargé de
l'ambassade. Mais la réponse devait être brève :
- « Viens à mon prochain sermon !... »
répliqua Fra Girolamo.
Bientôt en effet, en présence du peuple et de ses
magistrats, on l'entendit clamer sous les voûtes du Dôme :
« Je ne veux ni chapeau, ni mitres grandes ou
petites ; je veux seulement, ô Seigneur, ce que tu as donné à tes
saints : la mort. Un chapeau rouge, un chapeau de sang, voilà ce
que je désire !... » (56)
Car, à la demande du gouvernement, Rome avait tacitement
autorisé le Prieur à remonter dans la chaire de Sainte-Marie des
Fleurs. Aux calomnies de ses ennemis, à la timidité de ses partisans
et surtout à la mollesse du plus grand nombre, il fallait opposer la
force d'une parole indomptée. Après le silence qu'il s'était imposé,
Savonarole éclata : dédaignant une prudence que réclamaient les
événements, il fit preuve de témérité et l'on a pu qualifier
d'incendiaires les prêches qui suivront.
Rare et émouvant symbole que ce carême de 1496 succédant
à un carnaval si différent de ceux d'autrefois !
En dépit de ses vastes proportions, le Duomo,
d'où l'on avait encore écarté les femmes, s'avérait trop petit. La
jeunesse ne voulait perdre aucune parole de son chef et, pour elle,
avaient été dressées des estrades de bois comptant dix-sept gradins.
Arrivant en troupe, encore de vive nuit, elle employait aux chants de
louanges les longues heures d'attente, jusqu'à ce que, dominant une
foule compacte et pas toujours recueillie, surgît de la chaire la
blanche silhouette du père dominicain.
Si forte est il emprise d'un grand caractère et si
puissant le prestige de l'éloquence qu'aussitôt le verbe clair et
vibrant du prophète semblait ébranler les voûtes, et, mieux que les
rayons de soleil pénétrant par les fenêtres circulaires, en bannir
toute froideur. C'est, effectivement, par sa familiarité sans apprêt
et tout autant par sa robuste franchise que Fra Girolamo s'emparait de
l'auditoire.
Ouvrant donc ce carême par une apostrophe à lui-même
adressée :
- « Que signifie, Frate, ce long
repos ? As-tu craint la mort ou
l'excommunication ?... »
L'orateur expliquait ainsi sa retraite :
« Avant de poursuivre, j'ai voulu m'examiner, savoir
si j'étais pur de toute contamination. En voyant de toutes parts une
si grande opposition à un petit homme qui ne vaut pas trois sous
(certains ont traduit : trois chèvres), je me suis dit à
moi-même : peut-être que tu ne t'es pas bien surveillé et que ta
langue a failli. Mais je n'ai considéré que la foi et le me suis
trouvé intact... »
Là était, en effet, sa force : en face d'une Église
étrangement accommodante en matière de morale, mais toujours inquiète
à l'article du dogme, il ne pouvait être accusé d'aucun propos
flairant l'hérésie. Même Rome en demeurait coite.
« Je suis toujours prêt », ajoutait-il, là
l'obéissance envers l'Eglise romaine et je déclare que désobéir, c'est
se damner pour l'éternité... »
Néanmoins, le principe comportait une réserve :
c'est que l'Eglise et singulièrement son chef ne s'obstinassent pas à
agir contrairement à l'Évangile. Or, on a vu combien, sur ce terrain,
la Papauté en prenait à son aise. Cette seule évocation mettait le
prédicateur hors de lui et inspirait à son talent des périodes dont la
violence explique amplement les réactions du Saint-Siège :
« Rome, tu as perdu la santé, tu as abandonné Dieu,
tu es corrompue de péchés et de tribulations. Si tu veux guérir,
change de régime, trêve de vanités, d ' ambitions, de fornications, de
convoitises ! c'est cela qui t'a rendue malade et conduite à la
mort... Le Seigneur a dit : Puisque l'Italie est repue
d'iniquités, de prostituées, de bandits et de crapules, Je renverserai
ses princes et mettrai fin à l'orgueil de Rome...
Passons sur quelques épithètes assez vives, car leur
verdeur étonnerait aujourd'hui dans la chaire chrétienne, mais
arrêtons-nous au genre caractéristique du Frate, ce style
prophétique dont, maintes fois, on lui fit grief :
« O Italie, tu ne veux pas croire : -
Bah ! dis-tu, Amos, berger de Thékoa, parlait pour son temps, et
nous pour le nôtre ! Et moi, je vous répète que les paroles
d'Amos s'accompliront de nos jours exactement comme je vous l'ai
annoncé : car, sachez-le bien, si Amos avait alors la mission de
prédire ces choses, moi Je l'ai aujourd'hui. Je parle comme lui, avec
une entière certitude, et c'est avec le secours des lumières mêmes
dont il était éclairé que je vous prédis des malheurs ; mais vous
ne voulez rien croire, vous ne voulez rien comprendre !... »
(58)
Puis, après avoir légitimé la vivacité de ses dires, il
passait à ce qu'on appelle ses « prédictions » alors que ce
sont plutôt des paraphrases du style biblique :
« ... Écoutez maintenant, Italie et Rome, ce qui est
prononcé contre vous : - je vous annonce, dit le Seigneur, que
lorsque je viendrai visiter vos péchés par l'épée je frapperai Rome et
tous les autres hommes de Béthel, c'est-à-dire de la maison de
Dieu ; je ferai que Saint-Pierre de Rome et les autres
sanctuaires seront changés en écurie de porcs et de chevaux ; on
y mangera, on y boira et l'on y commettra toutes sortes d'impuretés.
J'abattrai, dit le Seigneur, les cornes de l'autel ; les cornes,
c'est-à-dire les mitres igitur des évêques et les chapeaux des
cardinaux ; j'abattrai la puissance des prélats, j'abattrai les
chefs, je renverserai leurs belles maisons et leurs beaux
palais ; je renverserai leurs maisons d'hiver et leurs maisons
d'été ; tant de lieux décorés avec luxe, tant de choses vaines,
tant de délices, tant d'ornements, tant de richesses, tout cela sera
jeté par terre... (59) ».
À la couleur, au mordant de telles adjurations, on se
croit ramené à l'époque des nâbis d'Israël auxquels il avait été
dit : « Parle et ne te tais point. » Amos (à qui est
emprunté le texte initial), Osée, Habakuk, Malachie, et surtout le
Baptiste n'ont pas admonesté le peuple élu avec
vigueur plus grande. C'est établir une fois encore que Savonarole
suivit leur ligne, on pourrait dire fut de leur race.
À ces attaques directes, qui ne laissaient pas d'être
relevées en haut lieu, s'ajoutaient des paroles de confiance et
presque de tendresse pour les jeunes gens qui, par milliers, étaient
suspendus aux lèvres de l'orateur.
Tout le carême de 1496 fut rempli de ces malédictions
contre Rome, la ville perdue, et tout autant des promesses aux jeunes
qui demeuraient fidèles.
« C'est sur vous, mes enfants, que reposent nos
espérances et celles du Seigneur. Vous gouvernerez bien la ville de
Florence parce que vous n'avez pas contracté les mauvaises habitudes
de vos pères ! »
Huit jours plus tard (c'était le 13 mars), le Prieur
trouvera une nouvelle analogie entre l'époque des rois de Juda et la
sienne :
« ... Le prophète Amos dit au prêtre Amatsia :
« Tu ne veux pas que je prophétise ? Écoute la
parole du Seigneur : c'est contre toi maintenant que je veux
prophétiser. Ta femme sera outragée, violée par les Assyriens ;
tes enfants périront sous le couteau ; tes possessions seront
mesurées au cordeau, c'est-à-dire données à d'autres ; tu mourras
et le peuple même sera conduit en captivité.
« Arnasia disait alors :
- « Va-t'en, lourdaud ; va prophétiser à tes
paysans... »
« Eh bien ! écoutez ce que signifie pour nous
ce texte, Audite igitur verbum Dornini ! Vous ne voulez
pas m'entendre : je vous dirai que vos épouses seront
déshonorées, c'est-à-dire vos concubines qui vous tiennent lieu
d'épouses, je vous dis que le fruit de vos péchés vous sera enlevé et
sera donné à d'autres. Tièdes, votre épouse, c'est-à-dire votre
conscience, sera déshonorée, c'est-à-dire endurcie, et vous ne vous
convertirez jamais. Prêtres, vos fils, que vous faites passer pour vos
neveux, seront tués avec l'épée. Rome et prélats, vos bénéfices et vos
dignités vous seront enlevés. Et vous, styrans,
princes d'Italie, vos épouses, c'est-à-dire vos États, vous seront
enlevés, pour être donnés à d'autres... (60) »
Toutefois, ce serait faire tort à Savonarole que de
l'imaginer proférant des menaces à jet continu ou se faisant
l'annonciateur exclusif de châtiments publics. À l'égard des jeunes,
par exemple, sa compréhension demeurait vive et constante, preuve en
soit les appels qu'il sut leur adresser le dimanche des Rameaux :
« O Seigneur », s'écria-t-il dans sa
péroraison, « c'est par la bouche de ces enfants que tu seras
dignement loué. Les philosophes te louent d'après les lumières
naturelles, et les enfants d'après une lumière surnaturelle : les
philosophes te louent par amour-propre, les enfants par simplicité de
coeur ; les philosophes te louent par la parole, les enfants par
les oeuvres.
D'entre les milliers qui écoutaient le moine inflexible
et tendre, un assistant se déclarait ému moins par ses accents que par
l'attitude même de l'auditoire :
« On se sentait consolé », déclare-t-il,
« en entendant ces enfants chanter, tantôt en haut, tantôt en
bas, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, modestement et doucement,
comme pour eux-mêmes, si bien que l'église semblait pleine d'anges
tant il paraissait impossible que ce fussent des enfants... »
Des hymnes, en effet, montaient, inspirées par
l'allégresse et la foi de ces jeunes ; les adultes eux-mêmes s'y
associaient avec conviction, et la foule sortait de Sainte-Marie des
Fleurs en proie à l'unanime émotion.
Il y eut, en ce jour des Rameaux, une nouvelle procession
à laquelle prirent part, avec filles et garçons vêtus de blanc et
couronnés d'olivier, les fonctionnaires et le peuple lui-même. À leur
tête marchait un groupe représentant le Christ sur son âne. Après
avoir visité les églises, ils s'arrêtèrent sur la place pour chanter
une canzone où Girolamo Benivieni célébrait le bonheur futur de
Florence. Partout retentissait le cri :
- « Viva Gesù ! Vive Christ, notre
Roi ! »
Au péristyle du Dôme, le Frate, accueillant le
cortège, leva son crucifix d'ébène et s'écria d'une voix
tonnante :
- « Florence, voici le Maître de l'Univers, le
veux-tu pour ton Roi ?... »
Et, de même qu'à Jérusalem le jour dit des Rameaux, la
multitude reprit, comme transportée :
- « Vive Christ, notre Roi ! »
Hélas ! comme à Jérusalem aussi, dès le lendemain,
devait s'ouvrir devant lui la Via dolorosa.
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