Comme à l'ouverture d'une succession,
Florence, lorsque s'éloigna Charles VIII,
dut procéder à une sorte
d'inventaire. Elle en constata la
gravité.
Au dehors, ses rapports amicaux avec le
souverain étranger lui avaient
aliéné les sympathies des princes
italiens, cependant que Pise et d'autres villes
sujettes s'armaient
délibérément contre elle. Au
dedans, s'étaient installées de
véritables plaies sociales :
chômage, marasme du commerce et de
l'industrie, dettes énormes de
l'État.
À quoi s'ajoutait un manque
d'esprit civique dû aux soixante
années de tyrannie pendant lesquelles les
Médicis accaparèrent le pouvoir sans
jamais songer à l'éducation politique
du peuple. Il ne suffisait pas d'avoir
chassé ses maîtres et de s'être
déclarée libre pour être apte
à se gouverner ! Par surcroît,
éloignés depuis trop longtemps des affaires
publiques,
les citoyens demeuraient indifférents et
n'arrivaient pas à prendre conscience de
leurs obligations.
Le parti populaire qui avait
assumé le pouvoir ne professait, sur l'art
de mener les hommes, aucun de ces principes ou
même de ces axiomes faciles qui peuvent
séduire et convaincre. Surtout, il manquait
de chefs. Qui sait à quelles faiblesses
eût abouti la République si un homme
populaire entre tous - mais un homme d'Eglise -
n'avait été là, pour panser
les plaies d'un corps affaibli et lui infuser un
sang nouveau ?
Rénovation des
pouvoirs.
Ce fut donc vers Savonarole que se
tournèrent les regards. On l'invita à
collaborer à la réorganisation de
l'État et même à proposer une
formule qui donnât à celui-ci
l'autorité nécessaire.
Sans se dissimuler les périls de
cette mission, il ne se sentit pas libre de
l'écarter de sa route.
Prendre part à la vie civique,
c'était pour lui une exceptionnelle occasion
d'appliquer à la direction des affaires
l'esprit qu'avec sa propre communauté il
avait voulu infuser à celles de
l'Eglise : par là même,
c'était combattre les abus, assurer plus de
justice, influer sur les destinées d'un
peuple. C'était, il est vrai, risquer un
échec dans un domaine qui n'était pas
le sien. C'était encore choisir entre divers
systèmes politiques sur lesquels il n'avait
pas les clartés d'un citoyen
mêlé de longue date aux luttes de la
cité.
À tout le moins, c'était
créer de nouvelles oppositions,
réveiller des animosités, encourir le
discrédit, braver peut-être la
mort...
Savonarole entrevit certainement tout
cela. Et cependant il n'hésita point.
Certes, il ne manquait pas de
précédents à l'intervention
d'un représentant de l'Eglise dans les
affaires de l'État. À Florence
même, l'archevêque Antonin ne
s'était-il pas maintes fois
élevé contre des lois qu'il jugeait
iniques ? Et si l'on admettait de donner
à la politique une base morale et
religieuse, pourquoi objecter à
l'ingérence d'un prêtre ou même
d'un simple religieux ?
Considérant donc l'appel des
Florentins comme un ordre de Dieu, et ce en
dépit des opposants, le Prieur se dit
prêt à obéir.
« Si l'on a pu
prétendre », déclara-t-il
dans un de ses premiers serinons, « que
l'on ne gouverne pas les États avec des
patenôtres, souvenez-vous que, pour avoir un
bon gouvernement, il faut se rendre à Dieu.
S'il n'en était ainsi, je ne me
mêlerais pas de politique... »
Aussi, les premières
hésitations vaincues, est-ce avec une ardeur
immense et une véritable allégresse
qu'il s'attaqua à sa tâche
nouvelle.
Mais, pour débuter, à
quelle forme de gouvernement Savonarole allait-il
se rallier ?
Républicain ? À la
vérité, il ne l'était ni
d'instinct ni de traditions. Les disciplines
théologiques et scolastiques du moyen
âge dont il portait l'empreinte tendaient
bien plus à l'autorité d'un seul
qu'au partage des responsabilités
réclamé par la démocratie.
Cependant, il avait vu où conduit un pouvoir
exclusif et sans contrôle. De plus, il
n'était point fermé aux avantages
qu'avaient obtenus les pouvoirs populaires tant
dans la Florence du passé que dans les
autres républiques italiennes.
Sous réserve d'apporter au
ménage de l'État les réformes
utiles, une structure plus démocratique de
la cité n'était donc point pour lui
déplaire.
Le sentiment de ne plus se borner, comme
il le disait parfois, au rôle de serviteur
inutile, l'assurance d'être en communion
d'idées avec les plus humbles, - ceux qui
peinent et souffrent de mille injustices -, la
conviction enfin que l'heure était venue de
réaliser dans la communauté des
citoyens quelques-unes des promesses messianiques
contenues dans l'Écriture sainte, tout cela
fit déborder son coeur. On comprend son
exclamation de joie lorsque, du haut de la chaire,
il annonça sa décision au peuple qui
l'attendait haletant :
« O Florence ! Si je
pouvais te dire tout ce que je sens en moi !
Oui, si je pouvais tout te dire, tu verrais une
nouvelle cuvée scellée, dans laquelle
fermente un moût qui ne trouve pas à
s'échapper !...
(48) »
Ce moût, ce ferment qu'il
évoquait, c'était l'enthousiasme
général éveillé par les
propositions du gouvernement, enthousiasme qui
devait lui valoir, à lui, le Frate, une
popularité sans égale jusqu'au jour
où il apprendrait à connaître
l'instabilité des faveurs populaires.
Mais à cette heure, une sainte
ivresse, celle qui naît du devoir accompli,
lui assurait un regain de forces et un afflux
d'idées nouvelles.
Le contact fut donc établi sans
retard entre le Prieur de Saint-Marc et les
citoyens installés au Palais Vieux comme
chefs et serviteurs de la République.
On sait que, sitôt les
Français partis, un gouvernement provisoire
de vingt Électeurs ou Accoppialori avait
été nommé par acclamation.
Puis une assemblée chargée
d'élire les magistrats s'était
attaquée à la réforme de la
constitution. Le parti populaire, dirigé par
un notable respecté, Pierre Soderini, avait
toutes les sympathies du Frate ; il
préconisait l'intronisation d'un Grand
Conseil, sorte de corps électoral qui
déléguerait ses pouvoirs à une
Chambre haute de quatre-vingts membres, à
laquelle se superposerait le
pouvoir exécutif, c'est-à-dire la
Seigneurie et ses collèges (A) .
Il fallait expliquer au peuple florentin
les avantages de ce système
éminemment démocratique imité
de la constitution vénitienne. Qui donc le
ferait mieux que Fra Girolamo ?
En conséquence, ne cessant
d'attirer la foule à l'intérieur du
Dôme, l'énergique orateur prit
quotidiennement la parole devant un auditoire si
compact qu'il fallut en écarter les femmes.
Certains jours, on compta de treize à
quatorze mille présences. Et ce
n'était pas les seuls citadins qui se
pressaient là ; on voyait aussi les contadini, les
paysans des collines et des
montagnes environnantes, qui s'acheminaient
nuitamment vers la ville pour pouvoir, dès
le petit matin, occuper une place à Santa
Reparata. Avec pas mal de
générosité, les citadins
aisés se montraient prêts à les
recevoir et même à les héberger
en grand nombre.
Ne séparant pas une
réforme politique d'un réveil de la
vie religieuse, le Dominicain s'efforçait de
stimuler celle-ci par de fréquentes
processions, mais, comme au Dôme, le sexe
faible en était exclu. La politique,
déclarait le Frate, est l'affaire des
hommes !
Peut-être, de cette façon,
s'aliéna-t-il un élément dont
l'influence secrète, le plus souvent
bienfaisante, aurait été pour lui une
force et un appui. Tel était son
irrésistible ascendant qu'il triomphait
alors de toutes les résistances et que
l'opposition n'osait regimber ni relever la
tête.
Au cours de ce grand effort
d'éducation populaire, Savonarole entendait
tirer enseignement des abus du pouvoir personnel
dont
Florence
avait trop longtemps pâti ; aussi ne
cessait-il d'en instruire un auditoire atteignant
de près la totalité du corps
électoral.
« Malheur à toi,
Florence, si tu prends un chef qui puisse dominer
les autres ! C'est de là que surgissent
tous les maux qui ruinent la cité. Un tyran,
c'est un homme de vie immorale qui usurpe les
droits d'autrui, qui avilit son âme et celle
de son peuple. La première loi que vous ayez
à faire est donc celle-ci : - Que nul
ne puisse à l'avenir s'instituer
maître de la ville ! Sinon, vous
bâtirez sur le sable... »
Étendant son regard de la
cité du Lys à l'ensemble de la
péninsule, le grand patriote semblait
emporté par un souffle
régénérateur, qui ne fut pas
seulement le prototype d'un Risorgimento
mais la promesse d'un universalisme dont il faudra,
longtemps encore, attendre les effets :
« Peuple de Florence, tu vas
entreprendre la restauration de l'Italie
entière, tu étendras tes ailes sur le
monde pour propager au loin la réforme de
toutes les nations. Souviens-toi que le Seigneur a
manifesté son désir de renouveler
toutes choses : tu es le peuple élu
pour cette grande entreprise, mais il faut pour
cela que tu suives ses
commandements... »
N'est-ce point, quelque deux mille ans
après Amos, Zacharie ou Aggée,
l'évocation des perspectives et le reflet
des espérances qui s'appliquaient alors aux
descendants d'Abraham. Et le grand visionnaire
n'entrevoyait-il pas le jour où les unes et
les autres s'étendraient à
l'humanité tout entière ?
Encore fallait-il que le règne du
divin Maître et son expansion jusqu'aux
extrémités du monde fussent
marqués par des mesures d'ordre local dont
les fidèles tirassent quelque avantage.
Celles qui allaient être prises seraient, on
ne peut le méconnaître, l'application
directe des principes chrétiens tels que les
entrevoyait le Frate.
L'assemblée du Grand Conseil
proposée par le parti populaire et
appuyée par lui fut tout d'abord
approuvée, encore que sa forme
démocratique ne puisse être confondue
avec celle que l'âge moderne a basée
sur le suffrage universel. L'électorat
n'était acquis qu'à vingt-neuf ans,
et un cens, portant sur la fortune, la naissance et
l'impôt, le limitait à trois mille
deux cents bénéficiaires ou benefiziati (B).
Le Grand Conseil - on l'a vu
plus
haut - avait pour tâche principale
l'approbation des lois et la nomination des
magistrats ; quant à la Chambre haute
de quatre-vingts membres, Consiglio degli Ottanta,
elle était là pour expédier
les affaires et servir d'intermédiaire entre
Grand Conseil et Seigneurie.
Sur ce point - la forme du gouvernement
- on peut juger de l'importance que
revêtaient, aux yeux de Savonarole, les
expériences de la nation sainte, celle que,
selon la promesse faite au désert de Charan,
Dieu s'était réservée comme
instrument de son action sur la terre :
« Le peuple
d'Israël », déclarait-il aux
magistrats qui sollicitaient son concours,
« se gouvernait alors comme fait
aujourd'hui le peuple de Florence : il n'avait
ni roi ni prince temporel. Dieu lui envoyait un
prophète que les gens appelaient juge et qui
n'avait aucune autorité, aucun pouvoir sur
le peuple, ni pour tuer ni pour prononcer sur quoi
que ce soit. Mais ils lui demandaient conseil, et
le juge, après s'être mis en
prière, répondait ce que Dieu lui
inspirait... Ton gouvernement, ô Florence,
est donc semblable à celui du juge des
Israélites ! »
Un mois à peine s'était
écoulé depuis le départ de
Charles VIII que déjà le pouvoir
nouveau avait rétabli une situation
sérieusement compromise. Le peuple,
assemblé sur la Piazza, déclara en
remercier Dieu puisque,
grâce à l'intervention du Frate, l'ordre ne cessait de régner.
Mais, ce pouvoir dûment installé,
encore fallait-il prendre les mesures
nécessaires à la bonne marche de
l'État.
Réformes économiques et
sociales.
Car une crise économique
anémiait l'organisme naguère si
vivant de Florence. Elle jetait dans la
misère les artisans et les boutiquiers dont
les nombreuses échoppes donnent à la
cité de l'Arno tant de couleur et
d'animation.
Savonarole, aussitôt, proposa de
subvenir à leurs besoins en instituant deux
quêtes publiques, l'une pour ceux de la
ville, l'autre pour les campagnards
également frappés, ajoutant que si le
produit devait en être insuffisant, il ne
faudrait pas hésiter à convertir en
or et en argent monnayé les vases des
églises. Il s'offrit à donner
lui-même l'exemple en commençant par
Saint-Marc.
Autre mesure efficace, il importait de
fournir au peuple des occasions de
travail :
- « Ordonnez par
décret », disait-il aux
gouvernants, « que les boutiques soient
ouvertes et donnez une occupation à tous les
oisifs de la rue ! »
Mais, au cours de cette période
troublée, les dettes allaient se
multipliant. Fra Girolamo convainquit le
gouvernement d'en faire largement
rémission.
La rigueur des lois avait en effet
frappé des citoyens que leur mérite
ou le nom porté par eux n'empêchaient
pas d'être écartés d'office en
cas d'impécuniosité.
Dès l'intervention du Frate, les actes d'amnistie
se
multiplièrent. C'est ainsi que, le 8 juin
1495, fut publié le décret
suivant :
« Considérant que
Messer Dante Alighieri, arrière. petit-fils
du poète, ne peut rentrer dans la ville
parce qu'il n'est pas en
état de payer la taxe dont il a
été frappé et jugeant qu'il
est convenable de témoigner quelque
gratitude à la postérité d'un
homme qui a été pour la Cité
un si grand ornement, les Magnifiques Seigneurs et
Gonfalonniers décident que les sentences
d'exil et d'internement, prononcées contre
le dit Messer Dante, seront regardées comme
non avenues... »
Pour être tardive, pareille
réparation dénotait un changement de
dispositions singulièrement
nécessaire.
Enfin, solution toujours bien
accueillie, il proposa d'alléger les
impôts, surtout des classes
inférieures, « qui »,
disait-il », ne possédant point,
ne doivent point payer Et il exhorta le pouvoir
à faire à tous bonne justice.
Cette réforme des impôts
était l'une des plus pressantes. Mais il ne
suffisait pas de combattre les répartitions
arbitraires, les contributions forcées,
l'affermage des perceptions : il fallait,
mieux encore, restaurer la confiance et encourager
l'industrie en transformant le système
fiscal. À défaut de lumières
en matière de finances, le Prieur crut,
toujours à l'imitation du peuple élu,
pouvoir recommander l'établissement de la
dîme. C'était l'impôt unique
appelé la Decima s'opposant
avantageusement à celui que l'on nommait arbitrio.
Toutefois, comme il s'agissait de
pourvoir aux dépenses courantes de
l'État, de régler en outre aux
Français l'indemnité qu'ils avaient
imposée et de parer aux frais de la guerre
contre Pise, d'énergiques protestations
s'élevèrent. On vit d'abord les
magasins se fermer, puis s'organiser une sorte de
grève des contribuables ; enfin des
poursuites furent dirigées contre tous ceux
qu'à tort ou à raison on rangeait
parmi les détenteurs d'or. Par malchance, le
couvent de Saint-Marc venait de recevoir en
dépôt des valeurs qu'avant sa fuite y
avait dissimulées le cardinal de
Médicis ; le Frate eut donc
quelque peine à
échapper à l'accusation de recel. Or,
le grief n'était pas mince, car tel
thésauriseur notoire, pendu haut et court
à l'un des Palazzi, témoignait
par son sort tragique de la rigueur des
répressions.
On vit aussi, dans un accès de
colère non moins unanime, le peuple se
soulever contre les Juifs, qui, à Florence
comme ailleurs, pratiquaient le prêt d'argent
à des taux souvent excessifs.
Déjà, au temps des Médicis,
les Franciscains avaient mené campagne
contre les Giudaïci et suscité
pas mal d'agitation. Savonarole, peu porté
à la mansuétude, renouvela cette
attaque contre l'usure fâcheusement
représentée par les descendants de
Jacob. Il en dénonça « la
pestilence et le ver rongeur tolérés
par la secte perfide et ennemie de
Dieu ». En peu de temps, tous les
prêteurs israélites durent
s'éloigner de Florence.
Dès le mois de décembre
1495, un mont-de-piété - institution
dont on doit l'idée originelle au
Franciscain Bernardin de Montefeltre - fut
organisé avec promesse de gérance sur
des bases chrétiennes, c'est-à-dire
avec un intérêt ramené à
six au lieu de trente-deux et demi pour cent :
administrateurs et soutiens ne touchaient
eux-mêmes aucun bénéfice.
C'était une application, au moins partielle,
des préceptes de l'Écriture sainte
(C) . La loi qui l'instituait
débutait par ces mots :
« Heureux celui qui veille sur l'indigent
et sur le pauvre ; au jour de
l'adversité, il sera délivré
par le Seigneur. »
Ce monte, comme on l'appelait à
l'exemple des banques populaires, était
l'institution dans laquelle le Prieur voyait un des
moyens les plus efficaces de pacification
sociale.
- « Je vous le
recommande », disait-il au cours d'un de
ses sermons sur Amos « Que tout le monde
lui vienne en aide. Les femmes surtout devraient
donner tout leur superflu... Que chacun apporte son
offrande et qu'elle ne consiste pas en quattrini (autrement
dit, en rouges liards)
mais en ducats. »
C'est ainsi que, pour soulager les
misères très réelles du menu
peuple, il montrait son devoir au peuple gras.
Fait significatif, un auteur de ce
temps, Ferdinand del Migliore, assure qu'un fils
d'Israël, inquiet du tort que cet
établissement ferait au prêt à
usure, offrit à la République une
somme de vingt mille florins pour en empêcher
la création.
Réformes politiques.
Dans le domaine de la justice politique
et criminelle, les progrès furent moins
rapides. Confié à un
département spécial de la Seigneurie
- les Huit de garde et de Balie (Otto di Guardia
e di Balia) - qui, pour divers délits,
décrétait les amendes,
l'emprisonnement, le bannissement et jusqu'à
la mort du coupable, l'exercice de ce pouvoir avait
entraîné de nombreux abus. On proposa,
et Savonarole s'en fit en quelque sorte l'avocat,
d'instituer un droit d'appel au Conseil des Cinq
Cents : c'était courir le risque de
provoquer des divisions nouvelles. Sous le nom
d'« Appel des six fèves
(D) »
(Legge delle seifave), cette mesure eut
l'appui du parti aristocratique. Mais elle fut
votée sous sa forme la plus ample, précisément
celle
qu'avait combattue le Prieur, lequel, fidèle
démocrate, trouvait exorbitant que la
décision de cette majorité devint
irrévocable. C'est pourquoi il
s'éleva contre elle et finit par obtenir que
le droit de recours serait conféré au
Grand Conseil. Malheureusement, de cette
réforme dénaturée, ses ennemis
voulurent aussitôt se faire une arme :
on accusa Fra Girolamo de pousser à la
démagogie au moment même où il
essayait d'en montrer les dangers.
Toutes ces interventions humanitaires
aboutissant à une amnistie en faveur des
partisans du régime aboli avaient saisi
l'esprit public de telle façon que la
popularité du Frate en fut
considérablement accrue. On constate
qu'à son imploration :
« Assez de sang versé, pardonne,
ô Florence, et fais la
paix ! », le peuple répondit
par une acclamation générale.
« Les citoyens »,
remarque Eugène Müntz,
« avaient beau s'être
familiarisés depuis un demi-siècle
avec toutes les vanités mondaines, il avait
suffi de la voix de Savonarole pour provoquer le
plus étonnant des mouvements de contrition.
(48
bis) »
À l'autre extrémité
de l'échelle sociale, la confiance
n'était pas moins grande. À la voix
du Prieur, le gouvernement venait de
répondre avec solennité :
« Les magnifiques Seigneurs et
Gonfalonniers ordonnent une paix
générale ; ils veulent que
toutes amendes ou punitions soient levées
qui frappent les partisans de l'ancien
gouvernement. »
C'était là politique large
et clémente. Sous l'inspiration du champion
d'un Christ qui pardonne, une situation nouvelle,
bien proche de la cité de Dieu entrevue par
les grands inspirés, s'était, en
moins de six mois, affirmée à
Florence.
Émue et fière de
l'autorité dont Savonarole faisait preuve,
la République saluait en lui le maître
de l'heure.
Premières
résistances.
Mais, comme bien on pense, des
succès aussi éclatants devaient
promptement déchaîner les antagonismes
et plus encore les haines. Au courage qu'exige une
action désintéressée se
mesurent les lâchetés anonymes.
Fait douloureux, les plus
acharnés parmi les opposants se trouvaient
être les ordres rivaux ou les subalternes que
l'ascension rapide de Frère
Jérôme émouvait à
jalousie. Infidèles à l'esprit du
fondateur, les Franciscains grognaient, suivis du
reste par les Dominicains d'autres paroisses.
Assez mal disposé à
l'égard du Frate, le Gonfalonnier de
la Ville imagina de réunir, à son
insu, un conseil de théologiens pour les
interroger sur le droit du Prieur à
participer à la vie publique. Parmi eux se
trouvaient l'un de ses plus grands ennemis,
Domenico de Ponzo, et un moine dominicain venu.
d'un couvent rival, Giovanni Carlo, surnommé
le « petit clou de girofle »,
il Garofanino.
Pressentant une attaque sournoise,
Savonarole n'hésita pas à prendre les
devants. Accompagné du frère
Dominique, son fidèle adjudant, il
pénétra sans crier gare dans la salle
du Conseil. Sur une apostrophe du Garofanino, on
l'entendit répondre, avec le calme qu'assure
une bonne conscience :
« En moi se vérifie
cette parole du Seigneur : les fils de ma
propre mère combattent contre moi. Je vois
avec douleur que mon plus cruel adversaire porte la
robe de saint Dominique. Cette robe aurait dû
lui rappeler que ce dernier a pris une grande part
aux affaires de ce monde et que notre Ordre a
produit foule de religieux et de saints qui ont
participé au ménage de
l'Etat... »
Rappelant alors des noms illustres, ceux
de Pierre Martyr, de Catherine de Sienne, de
l'archevêque Antonin, tous Dominicains
connus, l'orateur concluait :
« Selon les règles de
l'Eglise, un religieux n'est coupable de s'occuper
des affaires de ce monde que lorsqu'il s'en occupe
sans se proposer un but supérieur aux
intérêts
terrestres... »
Et, mettant ses auditeurs au défi
de lui citer un texte de la Bible opposé
à cette manière d'agir, il vit
l'assemblée se séparer sans plus. La
cabale n'avait servi qu'à augmenter son
prestige.
Restaient les adversaires civils qui,
eux, se serraient les coudes : Savonarole en
trouvait même parmi les partisans de ses
idées politiques demeurés
indifférents à ses aspirations
religieuses : tels ces Bianchi (les
Blancs), sorte de libéraux de
l'époque, amateurs d'indépendance,
sceptiques élégants dont la
tiédeur redoutait les éclats du Frate
et qui souhaitaient tempérer la fougue de
leur porte-parole ; tels aussi les Bigi
(les Gris), partisans d'une restauration des
Médicis ; ceux-là, bien qu'au
bénéfice de l'amnistie, ourdissaient
sourdement des intrigues contre la domination du
Père. Quant aux ennemis
décidés, les Arrabiati (le nom
même le fait comprendre : Arrabiato veut dire l'enragé),
c'était le clan réactionnaire,
lequel, aussi peu porté à la
démocratie qu'au despotisme,
préparait en secret un retour à
l'oligarchie. Impuissantes si elles étaient
divisées, ces factions devaient, en unissant
leurs rancunes, faire la vie dure au Prieur.
Sur un point, il est vrai, ce dernier se
montrait moins heureux, et c'est à ce
défaut de la cuirasse qu'on
s'ingéniait à le frapper : il
s'agissait de la politique étrangère
du gouvernement. Pressé de
reconquérir Pise et n'ayant pas les moyens
d'entretenir
une
armée, le Conseil recourait alternativement
à d'insuffisantes opérations
militaires ou à des démarches
diplomatiques auprès de Charles VIII. Or,
celui-ci - toujours à Naples - n'entendait
pas lâcher son gage et, dans ce but,
éconduisait ou bernait les ambassadeurs de
la Seigneurie. De son côté, le
successeur de Jean-Galéas Sforza, Ludovic le
More, duc de Milan, ce grand ennemi de Florence,
cherchait, pour la séparer des
Français, à faire entrer la
cité du Lys dans une vaste ligue. Savonarole
vit le danger : de toute son autorité,
et malgré l'isolement auquel se condamnait
la République, il la conjura de rester
fidèle au souverain qui l'avait
délivrée du joug
médicéen. Pour obtenir mieux que des
promesses, il alla lui-même au devant du roi
(qu'on se rappelle l'entrevue de Poggibonsi) ;
il le conjura d'épargner Florence et de lui
rendre Pise. Charles exauça le premier
voeu ; mais, pour le second, il fit la sourde
oreille.
Dès lors, sans voir ce qu'on
avait obtenu et ne considérant que ce qui
était refusé, l'opposition se
déchaîna.
Aux brocards ironiques d'un peuple
spirituel et subtil succédèrent les
attaques violentes. Naguère, on se
contentait de plaisanter le Frate, ou tout
au moins de décocher quelques traits
à son adresse ou à celle de ses
partisans, les Piagnoni, ces
« geignards », les Masticapaternostri, ces
« mâcheurs de
patenôtres », les Stropiccioni, ces
« frotte-mains », ces
bigots ! Plus sensible aux critiques qu'on ne
se l'imagine, le Prieur se montra mainte fois
troublé par le souvenir
d'épithètes malsonnantes.
Attisée par la haine des Arrabiati, l'hostilité à
l'égard de celui qu'ils appelaient le moine
visionnaire devait s'enfler chaque jour davantage.
On en vint à l'attaquer en pleine rue ;
c'était un avertissement. Désormais,
il recourrait à la protection d'une escorte
armée.
Un tel régime, fait de travail
excessif et d'inquiétudes constantes, ne
pouvait qu'aboutir à une crise de surmenage.
Savonarole, accablé, tomba malade et, comme
il advient aux heures d'extrême fatigue,
subit une dépression momentanée.
En chaire même, il lui arrivait de
s'arrêter au milieu d'un sermon, de s'asseoir
épuisé et, de retour à
Saint-Marc, de voir ses nuits traversées de
cauchemars où s'enchevêtraient de
diaboliques machinations.
« O Dieu »,
s'écria-t-il un dimanche, au Dôme,
« où m'avez-vous conduit ?
À force de vouloir sauver quelques
âmes, je suis venu dans un lieu de troubles
d'où je ne puis retourner à ma paix.
Pourquoi avoir fait de moi un être de
discorde et de lutte ?... J'était libre
et maintenant je suis l'esclave de
tous... »
Puis sa tristesse se tournait vers
l'oublieuse cité :
« O Florence ! ingrate
Florence, j'ai fait pour toi ce que j'ai
refusé de faire pour mes propres
frères. Et maintenant j'attire sur ma
tête l'envie à la fois des laïcs
et du clergé !...
(49) »
Première intervention de
Rome.
Malgré tout, les êtres de
sa trempe ne se laissent pas longtemps abattre. Une
manoeuvre de ses ennemis devait lui valoir un
regain de faveur. Comme on savait Pierre de
Médicis en quête de revanche et
pactisant avec la ligue ennemie, la crainte d'un
retour du tyran rapprocha momentanément les
Arrabiati des Frateschi. Toutefois, cette apparente
accalmie ne faisait que recouvrir un piège
nouveau.
S'imaginant qu'une sourdine mise aux
appels du Prieur désarmerait les ligueurs,
les « Enragés »
intriguèrent en haut lieu pour obtenir son
déplacement. Bientôt un premier bref,
venu de Rome, le convia doucement à se
rendre auprès du Saint-Siège.
Le traquenard sautait aux yeux :
on
voulait étouffer la voix du Frate et,
avec elle, le grand souffle de la liberté
qui passait sur Florence. Avec franchise et
fermeté, le Prieur tint à exposer ses
craintes au Saint-Père :
« Grâce à moi, le
Seigneur a épargné à cette
ville une grande effusion de sang. Il l'a
ramenée aux bonnes et saintes lois. Aussi y
a-t-il beaucoup d'ennemis au dehors et au dedans,
qui, espérant la réduire en servitude
sans y parvenir, désirent mon sang. Ils ont
plus d'une fois attenté à mes jours
par la prison et par le fer. Je ne pourrais donc
m'absenter sans danger réel : mon
départ causerait un grand préjudice
à Florence et, peu de profit à
Rome... »
Esquivant ainsi un voyage dont l'issue
n'était que trop prévisible, Fra
Girolamo voulut, assez imprudemment, achever les
prédications du Dôme qu'avait
interrompues le fâcheux état de
santé dont il se prévalait
auprès du pontife :
« Je suis à peine remis
d'une grave maladie qui m'a obligé à
suspendre la prédication et
l'étude ; ma vie est encore en
danger... »
Effectivement, la tension de ces longs
mois de luttes avait altéré sa
sereine assurance. Amer et parfois violent, il
demandait aux magistrats d'appliquer avec une
absolue rigueur les lois qu'ils avaient
votées. Pareille
sévérité n'avait d'autre cause
que les soucis énormes dont il portait le
poids :
« J'ai tant peiné et
prêché »,
s'écriait-il en chaire, repris par ses
pensées mélancoliques,
« que j'ai raccourci ma vie de plusieurs
années et que je suis complètement
épuisé...
Et, comme s'il lisait dans le livre
ouvert de sa destinée :
« Eh bien ! mes
frères », ajoutait-il,
« quelle sera la récompense de ces
peines ? Je réponds : le martyre.
je suis prêt à l'endurer, Seigneur,
par amour pour cette ville ; je le demanderai
chaque jour dans mes prières... »
L'été était venu,
parfois torride comme il peut l'être en la
plaine de l'Arno, parfois pluvieux jusqu'à
faire désespérer d'un retour du beau
temps.
Rentré dans sa cellule de
Saint-Marc, au seuil laquelle s'arrêtaient
les cabales et les haines mais où suivaient
pourtant les résultats heureux de sa ferme
attitude, Fra Girolamo, allongé sur sa
couche, entend par l'étroite fenêtre,
les cris stridents des hirondelles les litanies de
ses clercs déambulant sous les arceaux
cloître. N'était-ce point le rappel
des inévitables criailleries mais aussi des
justes louanges que fait naître ici-bas toute
action virile et
désintéressée?
Avec le repos, devenu indispensable, la
paix reste dans son âme.
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