Dès l'année 1492, dans l'une de
ses prédications du Duomo, Fra Girolarno
avait, en termes pathétiques,
évoqué la venue de troubles
exceptionnels qui, à bref délai,
frapperaient le pays tout entier.
Alors qu'il jeûnait et cherchait
en priant l'inspiration d'En-Haut, il assurait
avoir vu dans le ciel une épée sur
laquelle étaient inscrites en latin ces
paroles fatidiques : « Le glaive du
Seigneur est sur la terre, tranchant et
rapide. » Mais, en même temps, se
faisait entendre une voix promettant la
miséricorde à qui se repentirait.
Puis l'épée s'était
tournée vers la terre tandis que, du ciel
obscurci, tombaient flèches et flammes.
Le jour du Vendredi saint, autre
vision : cette fois, au milieu des
éclairs et des tonnerres, une croix noire
s'était dressée sur Rome,
surmontée de ces mots : Crux irae Dei
(A). À
l'opposé, sur Jérusalem, apparaissait
une croix d'or d'où
rayonnait le texte inverse : Crux
misericordiae Dei
(B).
Échappées de
lumière sur un monde inconnu ou images
naturelles à un tempérament
d'orateur, ces adjurations avaient
profondément remué l'auditoire de
Sainte-Marie des Fleurs. On était d'autant
plus disposé à les considérer
comme des prophéties que l'horizon politique
s'assombrissait de jour en jour et que le Frate
proclamait à toute occasion une imminente
catastrophe :
« Voyez », ne
cessait-il de dire à ses auditeurs,
« l'épée de Dieu est
là, les prophéties sont
vérifiées, le fléau commence.
Dieu conduit ses armées. O Florence !
Il est passé le temps des chants et des
danses ! Elle est venue l'heure de verser sur
tes fautes des torrents de larmes ! Tes
péchés, ô Florence ! tes
péchés, ô Rome ! tes
péchés, ô Italie, sont la cause
de ces fléaux ! »
La rancune des grands.
Deux années ne s'étaient
pas écoulées qu'en effet
l'épée vengeresse devait être
brandie sur la cité mécontente et
toujours avide de changement.
À Laurent de Médicis avait
succédé son fils Pierre, nature
hautaine, tempérament colérique et
souverain à qui manquait le sens du
gouvernement. Sa belle prestance, son goût du
plaisir, sa passion pour les jeux
athlétiques avaient pu lui gagner quelque
temps l'amitié et la fidélité
des jeunes, passionnés à son exemple
pour la palestre ou le ballon qu'on nomme le
calcio. Mais, aux citoyens avisés qui
tenaient à l'antique renommée de
Florence, sa politique inconsistante et brouillonne
n'inspirait que méfiance. Entre lui et la
Seigneurie, bien que nul différend ne se
fût encore produit, les rapports se
tendirent. Un seul homme osait lui résister
: c'était Savonarole, qui
bientôt paya sa fière
indépendance de langage d'un exil temporaire
à Bologne.
Cette fois, ce ne fut pas à son
ancien couvent, celui des Dominicains, qu'il borna
son ministère. Sa réputation
d'orateur l'avait précédé et
les chaires de plusieurs églises furent
mises à sa disposition. À vrai dire,
la capitale de l'Émilie, qui se piquait de
culture et conservait les traditions,
n'était point sans redouter quelque peu
cette éloquence à
l'emporte-pièce. Lettrés et puristes
reprochaient au Frate ce qu'ils
considéraient comme des
procédés oratoires dépourvus
de finesse.
- « Prédicateur bon
pour les femmes ! »
s'exclamaient-ils, dédaigneux.
L'une d'entre elles, en tout cas, apprit
à ses dépens que Savonarole ne
ménageait pas plus les maîtres de
Bologne qu'il n'épargnait ceux de Florence.
Femme du tyran, Jean II Bentivoglio, qui courbait
la cité sous sa poigne de fer, la Duchéssa ne se gênait
guère d'arriver en retard aux prêches
du moine ferrarais. Elle amenait ainsi de
l'agitation dans l'auditoire. Le prédicateur
commença par l'avertir très
posément, ce qui fut de nul effet. Une
seconde fois, il la pria de ne pas troubler le
saint lieu. Mais n'obtenant rien, Frère
Jérôme impatienté de cette
désinvolture en vint à
proférer des paroles sans fard :
- « Voyez donc »,
s'écria-t-il du haut de la chaire en
désignant la princesse du doigt,
« voilà le démon qui vient
interrompre la Parole de
Dieu !... »
Profondément vexée, la
grande dame ordonna à deux valets d'aller
frapper l'insolent. Ceux-ci, sous son regard
sévère, reculèrent
obnubilés. Deux estafiers - deux bravi -, dépêchés plus
tard dans sa cellule pour régler ce petit
compte, ne furent, dit-on, pas moins
impressionnés par l'autorité qui se
dégageait de toute sa personne.
Sur ces entrefaites, apprenant qu'il
pouvait rentrer à Saint-Marc, Savonarole
entendit montrer au peuple bolonais qu'il ne
redoutait point les rancunes des gens
apostrophés par lui :
- « Ce soir »,
annonça-t-il à son dernier sermon,
« Je pars pour Florence avec ma gourde et
mon bâton. je m'arrêterai à
Pianoro. Si l'un de vous a quelque chose à
me dire auparavant, qu'il le fasse. Mais sachez
bien que ce n'est pas à Bologne que l'on
célébrera ma mort...
(43) »
Effectivement, il put, sans encourir
aucune violence, regagner la Ville des Fleurs. Il
la retrouva toujours aussi impatiente du joug
qu'avec tant de maladresse Piero faisait peser sur
elle.
L'expédition de Charles
VIII.
Point n'avait suffi d'un décret
de proscription frappant le Prieur pour
détourner l'orage grondant sur la
cité. C'était non seulement des
colères du peuple que le despote devait
subir l'assaut, mais aussi et surtout d'un pays
avec lequel Florence avait entretenu jusqu'ici
d'anciennes et cordiales relations : la
France.
Là régnait Charles VIII,
alors âgé de vingt et un ans. Il
n'avait de Louis XI, son père, ni
l'intelligence astucieuse, ni la volonté
tenace, ni même le sens des
réalités. À peine
couronné, on l'avait vu, poussé par
un besoin d'aventure, s'aviser de
reconquérir le royaume de Naples qu'un
prince d'Aragon venait d'enlever à sa
maison. Inculte (on le disait même
illettré), il s'imaginait pouvoir rouvrir en
Orient, contre l'Islam, l'ère des croisades
qui, comme l'a dit Guizot (44) ,
« de son aïeul
Louis IX avaient fait un saint ».
Pareil projet ne pouvait
qu'éveiller l'intérêt de
Savonarole. Assez imprudemment, le Prieur allait
voir en ce très
médiocre souverain un instrument de Dieu,
alors qu'en réalité son entreprise
avait toutes les apparences d'une
équipée. Toutefois, on peut le
constater aujourd'hui, elle fut, avec la
découverte de l'Amérique,
l'événement capital de la seconde
moitié du XVe siècle : pour la
France, le point de départ d'une ère
nouvelle et, pour l'Italie, d'un affaissement
prolongé.
L'été touchait à sa
fin. Vu l'approche de la mauvaise saison et le
manque d'argent, le roi de France trouvait
opposition chez ses conseillers habituels. N'en
ayant cure, il franchit les Alpes à la fin
d'août. Parvenu à Oulx à la
tête d'une faible troupe, son premier exploit
fut, chose triste à dire, d'ordonner la
pendaison d'un paysan qu'on disait
« maître de la
Vauderie », c'est-à-dire un
Vaudois du Piémont coupable à ses
yeux de n'être point catholique.
L'un des prétextes de
l'expédition était un appel de
Ludovic le More, souverain usurpateur du
duché du Milanais. Aussi fut-on surpris de
voir Charles VIII se détourner de Milan tout
en réclamant au duc Jean-Caléas
Sforza cinquante mille florins pour ses frais.
Peut-être, n'ayant avec lui que quelques
centaines d'hommes de pied, le roi se
défiait-il de son allié ? Les
troupes françaises, si redoutées, ne
devaient en effet arriver que par mer et
débarquer au port de Rapallo après
une traversée mouvementée.
Malgré la pluie et les autans qui
diminuaient l'enthousiasme des troupes
déjà déçues par la
mauvaise qualité des vins d'Italie, les
soldats de Charles (armée de métier
qu'on disait la plus formidable d'Europe) ne
tardèrent pas à s'ébranler
bientôt, à la grande terreur des
populations. Dès la frontière
toscane, ils furent arrêtés quelque
temps par la fière forteresse de Sarzana, au
pied de ces collines de marbre que sont les Alpes
apuanes. Mais ils se
dirigèrent sur Pise et sur Lucques,
cités alliées ou plutôt
sujettes des Florentins. La solide
réputation de brutalité qu'on faisait
aux cavaliers et fantassins du descendant de saint
Louis explique assez l'émoi qui, à la
mi-novembre de 1494, se répandit dans la
cité de l'Arno.
L'alarme populaire.
Le Prieur de Saint-Marc achevait alors
au Dôme une série de
prédications sur le Déluge et
montrait à ses auditeurs qu'une seule arche
de salut leur demeurait ouverte : le repentir
de leurs fautes et la foi en la miséricorde
de Dieu.
Pour nous représenter le
spectacle qu'offrait alors la vaste nef de Santa
Reparata, cédons la place à un
écrivain que ses origines slaves n'ont pas
empêché de peindre avec vraisemblance
une scène aussi pathétique
(45) :
« ... Sous ces voûtes
régnait une obscurité
mystérieuse comme celle d'une épaisse
forêt. En bas, les rayons du soleil, qui
filtraient à travers les vitraux
étincelants, tombaient en reflets
irisés sur les ondes vivantes de la foule et
sur la masse grise des murailles. Dans la
pénombre brillaient les feux des chandeliers
à trois branches allumés sur
l'autel.
« On attendait anxieusement le
prédicateur. Tous les regards se portaient
sur la haute chaire de bois fixée à
l'une des colonnes.
« Tout à coup, sur
l'océan des têtes, passa un
bruissement, un murmure courut et
s'enfla :
« - Viene, viene,
il
vient !...
« On vit alors se dresser dans
la chaire un homme portant la robe noire et blanche
des Dominicains. Une corde lui tenait lieu de
ceinture ; son visage était
émacié et jaune
comme de la cire, ses lèvres étaient
charnues, son nez crochu, son front bas. D'un geste
las, il laissa tomber sa main gauche, tandis que,
de la droite, il élevait un crucifix. Sans
mot dire, il parcourut l'auditoire d'un long
regard. Un silence pesa, tel que chacun pouvait
ouïr les battements de son propre coeur.
« Peu à peu, les yeux
immobiles du moine prirent une expression de plus
en plus intense. Ils brillaient comme des charbons
ardents. L'attente devenait insupportable. Il
semblait que, de la foule incapable de se contenir,
allaient jaillir des cris d'effroi.
« Des accents
passionnés s'élevèrent tout
à coup : c'était la voix de
Savonarole citant un passage de la
Genèse : « Ecce ego adduco
aquas super terrarn !... Voici que je vais
répandre les eaux sur la terre !
« Un frisson parcourut la
foule. L'orateur avait, d'une seule phrase, saisi
son auditoire et l'emportait, comme, dans son
tourbillon, l'ouragan entraîne les feuilles
sèches.
« ... Regardez, regardez, les
cieux sont déjà noirs. Le soleil est
rouge comme du sang ! Une pluie de feu et de
soufre va tomber ; il y aura une grêle
de pierres et de roches incandescentes. L'arche
même va se fermer. Fuis, ô Sion... Fuge o Sion, quae habitas apud
filiam
Babylonis ! ...
« O Italie, les
châtiments vont venir après les
châtiments ; le châtiment de la
guerre après celui de la famine, le
châtiment de la peste après celui de
la guerre, le châtiment ici et là,
partout le châtiment !...
« O Florence ! O
Rome ! O Italie ! le temps des chants et
des fêtes est passé ! L'heure de
la mort approche !... Pitié,
pitié, Seigneur !...
(46)
« Le prédicateur avait
ouvert tout grands ses bras et prononcé
presque à voix basse son appel
suprême. Ses paroles s'éteignirent
comme le bruissement du vent dans les feuilles.
La délégation
auprès du roi.
Tandis que la population demeurait
accablée de ces menaces, Pierre de
Médicis, guère plus rassuré
qu'elle, crut faire un coup de maître en
s'avançant au devant de l'envahisseur. La
rencontre eut lieu à Pontremoli, petite
cité fortifiée au pied de l'Apennin.
En dépit de sa belle prestance et de
l'autorité de son nom, le tyran n'avait
aucune des qualités du négociateur.
Il était timide, obséquieux,
maladroit. On le vit offrir aux Français de
tels avantages, que, s'exclame l'historien Philippe
de Commines, seigneur d'Argenton,
« ceux-ci riaient de ses concessions et
s'en montraient si étonnés qu'ils
firent demander à Florence si Pierre avait
bien été chargé de cette
mission et si la Seigneurie était
disposée à les ratifier...
(47) »
Mise au courant de la couardise du
prince, la cité de l'Arno s'indigna et
refusa de souscrire à l'une quelconque de
ses platitudes. N'avait-elle pas été
de longue date l'amie et quasiment l'alliée
des Français ? Et le roi Louis XI, en
témoignage d'une bonne amitié, ne
l'avait-il pas autorisée à ajouter
à ses armes les trois lys de France ?
Convenait-il qu'un souverain qui, sur le territoire
de la Toscane, ne réclamait qu'un
sauf-conduit et le libre passage de ses troupes,
fût considéré comme un
vainqueur imposant ses volontés ? En
vérité, c'en était
trop !
Pierre Capponi, bien qu'il eût
été l'un des ambassadeurs des
Médicis à la cour de France, n'en fut
pas moins le premier à jeter un cri de
révolte :
- « Il est temps d'en finir
avec ce gouvernement
d'enfants ! »
Aussitôt, une
délégation, formée d'hommes
choisis parmi les plus considérables de la
ville, fut nommée pour intervenir
auprès de Charles VIII et, sur le
désir exprimé par
le magistrat diplomate, qui était parmi les
admirateurs du Frate, on invita Savonarole à
s'y joindre.
Le Prieur de Saint-Marc hésita
longuement : pareil scrupule est tout à
son honneur.
Attaché jusqu'alors à un
mouvement d'ordre religieux et désireux
avant tout de réformes monastiques,
n'allait-il pas être entraîné
sur un terrain moins sûr ? Toutefois,
les chefs du peuple faisant appel à son
influence, avait-il le droit de se
dérober ? Après avoir pris
l'avis des frères, il vit mieux son devoir
et consentit à partir. Mais tel était
son désir d'humilité qu'au lieu
d'enfourcher le mulet qui lui était
amené, c'est à pied qu'il voulut
faire le chemin conduisant à Lucques.
Le 5 novembre, la députation
atteignit cette cité,
propriété des Florentins, qui dresse
au pied des monts pisans la couronne de ses fiers
remparts. Charles VIII reçut sans
difficultés les plénipotentiaires.
À la vue de celui qu'il avait dépeint
comme le fléau de Dieu, grande fut alors la
surprise du Prieur : ce n'était qu'un
homme de petite taille, mal bâti, avec une
tête énorme, des yeux gris, des
lèvres pendantes. Par surcroît,
imprégné de parfums.
« À mon jugement »,
avait dit de lui un ambassadeur de Venise,
« Je tiens que, de corps et d'esprit, il
ne vaut pas grand'chose... »
Ce falot et hagard personnage
était pourtant le souverain d'une nation
déjà puissante en qui le Frate voyait
l'instrument providentiel d'une
régénération
nationale :
- « Roi très
chrétien », lui
déclara-t-il, « écoute mes
paroles et grave-les dans ton coeur : tu es un
instrument dans les mains de Dieu pour soulager les
misères de l'Italie, ainsi que je le
prédis depuis plusieurs années. Tu
viens pour réformer l'Eglise qui est
prosternée dans la poussière. Mais si
tu n'es pas juste et clément, si tu ne
respectes pas Florence, ses femmes, ses citoyens,
ses libertés, si tu oublies la mission pour
laquelle Dieu t'envoie, il en choisira un autre
pour la remplir. Il endurcira sa
main et t'infligera de terribles afflictions. C'est
au nom de Dieu que je te dis ces
choses... »
De tels accents rappellent assez bien
ceux d'un roéh d'Israël. Ils ne
paraissent pas, il est vrai, avoir touché le
monarque qui demeura impénétrable et
laissa repartir les délégués
sans leur faire connaître ses intentions. Ils
devaient cependant laisser des traces dans son
esprit hésitant et impressionnable.
La fuite du dernier
Médicis.
Pendant qu'au camp français
s'était déroulée la
mémorable entrevue, à Florence
grandissait l'agitation publique. Bien que sa
piteuse aventure ne pût être
ignorée, pour la faire oublier le tyran crut
habile de simuler la confiance et, voulant donner
le change, il lança des confetti de
la fenêtre de son palais. Puis il fit
distribuer du vin. Ensuite, il se rendit au Palazzo
pour régler des comptes avec la Seigneurie.
Celle-ci, tout uniment, le pria de renvoyer sa
garde et, comme il insistait, ordonna de lui fermer
les portes.
La foule s'assembla. Des sifflets
retentirent, des cailloux furent lancés.
Pièro voulut dégainer. Puis, toujours
indécis, il tourna les talons. À ce
moment, retentit la Vacca, ce tocsin des heures
d'alarme bien connu des Florentins ; les
citoyens descendaient armés dans la rue en
criant :
« Liberté ! »
Au palais des Médicis, l'un des
frères du despote, Jean, le cardinal (qui
deviendra plus tard le pape Léon X),
essayait de balbutier un mot d'ordre et reniait son
aîné en criant : Popolo e
Libertà ! Peine perdue ! on le
tenait pour renégat : bientôt,
après avoir gagné Saint-Marc, il
sortit furtivement de la ville sous la robe
d'emprunt d'un Dominicain, ordre auquel il
n'appartenait aucunement. Quant à
Pièro, essayant une dernière fois de corrompre ses
concitoyens, il
jetait l'or à pleines mains dans l'un des
quartiers pauvres. Puis, on le vit, pris de
panique, franchir tout à coup l'une des
portes de l'enceinte et, bride abattue, quitter
Florence où il ne devait plus revenir. En
quelques heures, l'oeuvre de trois
générations de Médicis se
trouvait anéantie...
Cette révolution sans coups ni
blessures démontra amplement
l'impopularité du chef de l'État et
témoigna de l'autorité croissante du
Prieur, son inexorable adversaire.
Lorsque, devant une foule vibrante
d'allégresse, le Frate reparut en sa chaire
du Duomo, il ne put taire la joie qu'il
éprouvait aussi :
« Le Seigneur a entendu nos
prières ! une grande révolution
s'est accomplie et le sang n'a pas
coulé... »
Avec cette liberté de langage qui
peut surprendre dans la chaire chrétienne,
l'orateur ajoutait :
« Dieu s'est apaisé en
partie : il t'a donné, ô
peuple ! cette première salade et te
l'a fait manger doucement assaisonnée de
résine !... »
Puis, reprenant son thème
habituel :
« Persévère,
peuple de Florence, dans les bonnes oeuvres,
persévère dans la paix ; et si
tu veux que Dieu persévère dans sa
clémence, sois toi-même clément
avec tes frères, tes amis, tes
ennemis ; sinon les fléaux qui se
préparaient pour le reste de l'Italie
retomberont sur toi... »
Paix, union, tolérance, tel
était le mot d'ordre d'un chef que
n'abordait même pas l'idée d'une
revanche. Pour lui, la chute du despote devait
donner à la cité la liberté
suprême : celle d'obéir aux
ordres du Très-Haut.
L'entrée de Charles
VIII.
Fixé à Pise, Charles VIII
n'entendait pas rester inactif ni renoncer à
son expédition. À toutes les
suppliques de la députation florentine, il
avait maintes fois riposté :
- « Tout s'arrangera quand je
serai dans la grande villa ! » Il
fallait donc lui en ouvrir les portes. Or, non
seulement on les ouvrit, mais il se fit qu'en
plusieurs points on tint à les
élargir.
Dès avant leur souverain, de
nombreux détachements de troupes
françaises, notamment des Gascons quelque
peu turbulents, étaient venus prendre leurs
quartiers. On voulait bien les accueillir en amis,
mais il n'aurait pas fallu qu'ils parlassent en
maîtres ! Tout aussitôt, la
cité eût été en
armes ; de toutes les maisons, de tous les
palais, de tous les couvents même auraient
surgi des défenseurs de
l'indépendance. Par bonheur, aucun incident
ne vint gâter les choses.
Mal informé de l'état
d'esprit des Florentins, Charles VIII avait d'abord
considéré cette explosion
d'enthousiasme pour la liberté comme une
révolte à son égard. On le
rassura, lui rappelant combien la République
avait toujours eu la France en amitié.
D'ailleurs, il ne pouvait se faire d'elle une
ennemie au moment de s'en prendre au royaume de
Naples. Le monarque jugea donc expédient de
faire à Florence une entrée
solennelle.
Tout avait été
préparé pour la rendre fastueuse. Aux
portes des églises, des écriteaux
proclamaient Charles VIII Rex et Restaurator
Libertatis, ce qui était un peu bien
louangeur. Aux balcons pendaient des tapisseries
portant ses armes ; un char triomphal fut
construit : on l'avait décoré de
rameaux d'olivier et de palmes d'argent ; deux
colonnes furent dressées, portant, elles
aussi, les armes de France : l'Italie se
complaît volontiers à ces bienvenues
somptueuses qui, peut-être, ne
révèlent pas exactement ses
sentiments les plus secrets.
À la crainte du populaire avait
succédé une confiance plus grande.
Mais il fallait multiplier les contacts, car Pierre
Capponi l'avait dit à son hôte :
- « Quand les Italiens se
seront frotté le museau à celui des
Français, ils en auront moins
peur !... »
En dépit des splendeurs
prévues, l'entrée du roi fut un peu
maussade. C'était au crépuscule d'une
journée de novembre, et, sur Florence
enguirlandée, la morne pluie tombait.
Abrité par un dais tout chargé de
dorures et montant un superbe cheval noir, le roi
parut, lance au côté. Mais cet
être difforme, ce visage jaunâtre,
cette expression absente et presque niaise ne
pouvaient conquérir la foule. Les troupes,
au contraire, imposaient par leur
solidité : Gascons alertes, Suisses
robustes, Allemands rigides et disciplinés,
Écossais à l'arc bandé, tous
défilaient en cadence, et surtout cette
artillerie, formidable pour le temps,
impressionnait la foule sans d'ailleurs
l'indisposer.
Lorsque le roi descendit de cheval entre
le Baptistère et le Duomo, une clameur
s'éleva :
- « Evviva la
Francia ! »
Avec frénésie
(réaction bien naturelle à ses
terreurs d'antan), la population se livra,
plusieurs jours durant, aux réjouissances
qui, de très près, rappelaient celles
du carnaval.
Les fêtes terminées, il
fallut bien parler affaires et discuter avec le roi
des conditions d'un accord. Charles VIII, toujours
à court d'argent, n'ignorait pas que
Florence était la ville des financiers. Il
se fit exigeant : il ne lui fallait ni plus ni
moins que cent vingt mille florins, dont la
moitié comptant et le solde à six
mois. Il réclama pour gage Pise et la
forteresse de Sarzana. Cela encore fut
accepté. Mais lorsque, circonvenu par la
femme de Pierre l'Infortuné (car c'est ainsi
que l'histoire le nomme), il proposa la
restauration des Médicis, aussitôt
l'humeur de la cité changea.
- « Plus
jamais ! », clamaient les
Florentins.
Une période de tension
succéda à l'enthousiasme des premiers
jours. Des patrouilles françaises furent
attaquées. Des pierres volèrent des
fenêtres. Partout on fourbissait des
armes...
C'est alors qu'une fois encore,
cherchant le pacificateur, la Seigneurie recourut
à Savonarole.
Il accourut au palais Médicis
où résidait le roi et n'y fut admis
qu'à grand'peine par les gens de service.
Mais Charles VIII, qui n'avait pas oublié
l'entrevue de Lucques, se porta à sa
rencontre. Tenant à la main une croix
d'ébène, Fra Girolamo exhorta
chaleureusement le souverain en qui il croyait voir
un nouveau Cyrus :
- « Abandonne », lui
dit-il, « ton impie et cruel dessein
contre le peuple de Florence qui est loyal et sans
tache... »
Puis, le prenant par la main :
- « Tu dois savoir que c'est
la volonté de Dieu que tu quittes la ville
sans faire d'autres changements, sinon, toi et ton
armée aurez à en répondre sur
votre vie... Poursuis sans délai ta route.
Ne provoque pas le courroux du Seigneur en causant
la ruine de cette cité... »
On ne connaît pas la
réponse du roi. Mais la suite prouve qu'il
n'avait pas été sourd à des
appels aussi directs. Toujours le vrai courage
impose.
Les conversations reprirent donc entre
Charles VIII et la Seigneurie, augmentée de
tous les ambassadeurs présents. Il n'y fut
plus question de Pierre de Médicis : le
roi tenait moins à lui qu'à
l'argent...
Et comme il insistait, menaçant
de recourir à la force :
- « Je n'ai qu'à faire
retentir nos trompettes... » on entendit
aussitôt, de la bouche de Pierre Capponi,
cette réponse aussi glorieuse que la sienne,
réponse que répètent
aujourd'hui encore, non sans fierté, tous
les enfants de la Cité des
Fleurs :
- « Et nous, nous sonnerons
nos cloches !... »
Nonobstant de si vives étincelles,
l'orage s'apaisa. Un pacte fut signé :
Charles restituerait Pise et toucherait cent vingt
mille florins d'or. Et, lorsqu'il eut
prêté serment au Dôme, on
l'affubla du titre, au moins inattendu, de...
« Protecteur des libertés
florentines... »
Il partit deux jours plus tard. Mais
rien ne prouve que le mot de liberté
eût pour lui le même sens que pour les
concitoyens de Capponil
Six mois après, ayant conquis
Naples et triomphé de Rome, Charles VIII,
inquiet de l'opposition que Venise et Milan
faisaient à sa politique, tint à
consulter le Prieur de Saint-Marc sur les chances
qui lui restaient de rentrer sans encombre en
France.
Effrayés par la perspective
d'accueillir à nouveau le souverain qui les
avait si fortement pressurés et plus anxieux
encore de le voir tenter derechef une restauration
des Médicis, les Florentins
s'armèrent. Pour se mieux protéger,
ils s'adressèrent à une image de la
Vierge - l'Impruneta - qui devait leur
valoir l'aide et la protection d'En-Haut. Une
ambassade fut dépêchée à
Rome pour en prévenir Charles VIII et lui
rappeler sa promesse : rendre Pise à la
République.
Devant le silence persistant du roi,
l'envoi d'une seconde délégation fut
reconnu nécessaire. Mais, cette fois, elle
fut limitée à la personne de Fra
Girolarno qui, le 17 juin 1495, rencontra le roi de
France à Poggibonsi, autre cité
toscane dans la région du Chianti.
Fidèle à une habitude familiale, le
fils de Louis XI promit un peu et tint le moins
possible. Savonarole le lui prédit
alors : le malheur ne pourrait qu'être
son lot s'il ne s'attachait point à la
parole donnée. En effet, au mois de
décembre, le roi fut frappé du coup
le plus dur : le dauphin, son fils unique,
mourut brusquement en bas âge.
Du moins cette épreuve eut-elle
pour résultat de le détourner d'une
nouvelle expédition en Italie. La
République, qui comptait sur lui pour tenir
tête à Venise et à Milan, resta
seule en face de ses ennemis. Même redoutable
par ses prétentions et détesté
pour son manque de fidélité aux
promesses, le roi de France demeurait aux yeux des
Florentins le grand soutien de leurs
libertés.
À ce moment, Savonarole eut
conscience du rôle ardu qu'il avait
assumé : voir en Charles VIII un
allié et, d'autre part, en faire un
instrument de Dieu pour châtier la
cité impie.
Sur ce point, peut-être
était-il victime de sa prédilection
pour les oracles. Aucun fils d'homme, fût-il
des meilleurs, ne saurait impunément jouer
le rôle de voyant.
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