Couvent
de
St-Marc
L'Eglise infidèle.
Du
jour où la confiance des
frères dominicains le plaça à
la tête de leur communauté, un
prestige croissant ne cessa d'entourer le Prieur de
Saint-Marc. Si bien qu'en 1491 - deux ans
après le retour à Florence - on
l'avait vu sans surprise occuper la chaire du
Duomo,
l'immense et froide cathédrale
de Sainte-Marie des Fleurs. Commencé
à la fin du XIIIe siècle par le grand
constructeur Arnolfo de Cambio, ce prodigieux
vaisseau venait d'être coiffé par
Brunelleschi d'une admirable coupole octogonale,
triomphe de l'architecture du
Quattrocento.
Sous ces voûtes, que n'habite point l'ombre
mystérieuse des grandes nefs gothiques,
entre ces murailles d'une surprenante
nudité, le verbe austère d'un moine
ennemi des formes semblait exactement convenir.
Rien n'aurait détonné davantage que
le style fleuri d'un Mariano ou de quelque orateur
trop orné.
Aussi
l'homme qui, dans le domaine
civique, s'était attaqué au luxe et
à tout apparat, devait-il, en matière
religieuse, combattre avec la même
énergie les pompes trop nombreuses dont,
victime d'une tradition stérile,
s'alourdissait l'Eglise du Christ.
Au
cours de son ministère
itinérant, on l'avait vu remplir le
rôle d'accusateur public et - comment ne pas
le redire ? - de prophète au sens
originel du mot. À Florence, ses
imprécations ne tardèrent pas
à alerter le haut clergé, à
émouvoir les prêtres et pareillement
à remuer les masses. Fort de sa vocation, on
l'entendra proclamer devant tous les
vérités qu'au moment de quitter
Ferrare il a si fermement exprimées à
sa mère :
« J'ai
renoncé à
ce monde pour devenir un ouvrier dans la vigne de
mon Maître, pour sauver à la fois mon
âme et celle des autres. Si le Seigneur m'a
donné ce talent, j'en dois user selon Sa
volonté... »
S'offrir
ainsi comme instrument d'un
Dieu de justice dont les yeux sont trop purs pour
voir le mal, c'est assurément se sacrifier
soi-même ; mais prédire sa
condamnation à un monde plongé dans
l'iniquité, c'est également faire un
effort désespéré pour
l'arracher à la ruine.
À
Brescia, développant un
thème emprunté à l'Apocalypse,
ne s'était-il pas affirmé à la
façon d'un Jean-Baptiste ?
« Votre
ville deviendra la
proie d'ennemis furieux ; les rues seront
transformées en ruisseaux de sang, les
épouses arrachées aux bras de leurs
époux, les vierges violées, les
enfants égorgés sous les yeux de
leurs mères ; il n'y aura partout que
feu, sang et terreur. C'est pourquoi,
repentez-vous, pécheurs, afin que le
Seigneur fasse miséricorde aux justes ...
(
A) »
Mais,
avant de discerner un pouvoir
encore imprécis qui exercera sur le monde
des jugements impitoyables, sa prescience va
s'appliquer, avec une singulière justesse,
à l'Eglise dont l'état de corruption
semble empirer chaque jour. Jugeant donc avec
sévérité de vaines
cérémonies trop souvent
dépourvues de tout sens spirituel, il voit
avec douleur les profits que beaucoup en entendent
tirer.
« Actuellement,
il n'y a ni
grâce ni don du Saint-Esprit qui ne soit
objet de trafic. Les pères sacrifient
à leur idole en pressant leur fils
d'embrasser la carrière
ecclésiastique pour les
bénéfices qu'elle rapporte... On
entend dire : Heureuse la maison qui
possède une grasse prébende !...
Mais moi je vous dis que le temps viendra où
l'on dira plutôt : Maudite soit cette
maison !... Et vous sentirez sur vous le
tranchant de
l'épée... »
Sur
les désordres du
clergé et ses moeurs
dépravées, il ne s'exprimera pas avec
moins d'emportement :
« O
prélats ! O
soutiens de l'Eglise ! O seigneurs !
Regardez ce prêtre qui s'en va tout pimpant
avec sa belle chevelure, sa bourse et ses
parfums ! Allez chez lui, vous trouverez une
table chargée d'argenterie, des chambres
ornées de tapis, de draperies, de coussins.
Ils ont tant de chiens, tant de mules, tant de
chevaux, tant de serviteurs. Croyez-vous que ces
beaux seigneurs vous ouvrent la maison de
Dieu ? Non, leur cupidité est
insatiable. Regardez dans les églises, tout
se fait pour de l'argent : on y vend les
bénéfices, on y vend les sacrements,
on y vend la messe de mariage, tout par
cupidité... Et de leur luxure, que
dirai-je ? Ils bavardent tout le jour avec des
femmes ; tout le jour, ils fréquentent
des commères. Quand vous voyez qu'ils
mènent mauvaise vie, ne permettez pas
à vos enfants de rester avec
eux... »
Avec
une crudité qui est celle du
temps, le prédicateur ne craindra pas de
stigmatiser chez les clercs des moeurs qu'on ose
à peine nommer.
L'exemple,
hélas ! venait de
haut ! Sur le trône pontifical,
après un Sixte IV perdu de vices, Innocent
VIII se
montrait un chef tout
aussi indigne du siège qu'il Occupait. Ses
moeurs étaient soupçonnées et
rien ne dépassait son népotisme. Sa
seule politique, a-t-on dit, c'était
d'enrichir ses enfants naturels. Le
prédicateur du Dôme ne l'ignorait
point et il avait poussé la hardiesse
jusqu'à annoncer la mort prochaine d'un pape
entièrement corrompu. Or, comme pour
Laurent, l'événement avait, en 1492,
confirmé des prédictions si
nettes.
Un
peuple naturellement porté
à la superstition ne pouvait demeurer
insensible à de tels accomplissements.
D'autres visions qu'il développait avec feu
ayant fortement impressionné son auditoire,
le Prieur vit l'urgence d'un effort de
réalisation. Toutefois, les premiers
redressements devaient, à ses yeux,
s'exercer non pas dans la cité ou la nation,
mais d'abord dans l'Eglise : le pouvoir
spirituel donnant l'exemple de la perversion, il
n'était qu'un salut, revenir à la
pureté originelle, retrouver la ferveur et
la foi des chrétiens primitifs.
Mais,
quoi ! s'attaquer à un
édifice profondément
lézardé et prétendre à
sa restauration, n'était-ce point courir le
risque d'être écrasé sous ses
ruines ? Aussi bien, pour éviter un tel
désastre et pour préparer une
reconstruction d'ensemble, Savonarole voulut-il
commencer par son propre troupeau et, avant tout,
le remettre à droit fil.
Les réformes au
couvent.
Au
premier âge de l'Ordre des
Dominicains, on trouve le goût de la
simplicité et la pratique d'une vie
dépouillée. En 1220, les
frères prêcheurs avaient obtenu le
privilège d'être
considérés comme un Ordre mendiant,
ce qui explique, en dépit de
rivalités désolantes, la rencontre
célébrée, dans une
mosaïque admirable d'Andrea della
Robbia, entre
Dominique,
enfant
de la vieille Castille, et le
Poverello
d'Assise. Mais un établissement comme celui
de Saint-Marc, où les représentants
des meilleures familles de Florence gardaient leur
place assignée, avait peu à peu perdu
l'austérité primitive. On l'avait vu
évoluer vers le faste et la vie la plus
large.
Reconstruit,
comme on sait, quelque
cinquante ans plus tôt, sous Cosme l'Ancien,
le Convento était devenu, grâce au
tendre et délicat génie du Fra
Giovanni, dit l'Angelico, un sanctuaire de la
beauté. La considération qui
entourait les Dominicains, les avantages
matériels dont ils jouissaient, la suave
attirance d'un cloître délicieusement
paisible, tout devait rendre difficile à ses
habitants un retour à la pauvreté
voulue par le fondateur.
Jugeant
fort ardu, dans l'enceinte
même de Saint-Marc, un renouvellement des
habitudes et des formes aussi bien que des
dispositions intérieures des frères,
Savonarole prétendit créer, en dehors
de la ville, un monastère si modeste que les
cellules y seraient de bois et qu'on en
supprimerait comme superflues jusqu'aux serrures
des portes. Il choisit pour cela le Monte Cano,
ombreuse éminence qui domine la demeure
laurentienne de Careggi.
En
réalité, toutes les
collines environnant Florence ont des contours si
doux et sont baignées d'une lumière
si fluide que nul ne saurait considérer
comme un exil le fait d'y résider,
même à défaut de ses
aises !
Cependant,
à l'enthousiasme des
novices pour le projet du Prieur devait s'opposer
la répugnance des frères d'âge
mur que n'attirait aucunement la perspective
d'habiter, loin de leurs semblables, une ingrate
demeure. Le lieu fut proclamé malsain, les
constructions trop coûteuses et, devant les
clameurs, le Prieur dut battre en retraite.
Mais
il ne renonça pas pour
autant à ses plans
préférés. Allant plus loin que
saint Dominique, Savonarole commença par
imposer la règle du silence, celle de la
contemplation et celle de la solitude ;
réduisant les lits à une paillasse
couverte d'un seul drap, habillant les religieux de
vêtements rapiécés, les logeant
dans de pauvres cellules, supprimant jusqu'aux
livres ornés, il apporta dans ces
réformes une rigueur que pouvait justifier
le relâchement des habitudes.
Puis,
ayant fait vendre tous les biens
du couvent et de son
Ospizio, il obligea les
frères à vivre, non pas
d'aumônes comme les Franciscains, mais de
travaux : copier des livres, enluminer des
manuscrits, cultiver l'architecture et les arts,
autant d'occupations qu'il était bon de
reprendre. On revint aussi à l'étude
et à la prédication en vue desquelles
l'Ordre s'était constitué. Car il
avait pour but de former des prédicateurs et
non des contemplatifs. Le Père (comme on
aimait à l'appeler) institua trois chaires
nouvelles pour l'étude de l'Écriture
sainte, du dogme et de la théologie morale.
Afin de mieux comprendre la Bible, les
élèves eurent à étudier
non seulement le latin et le grec, mais aussi
l'arabe et le syriaque. On y ajouta la connaissance
des langues orientales : ne fallait-il pas que
les frères pussent sans difficulté
évangéliser les Juifs, les Grecs, les
Turcs et jusqu'aux Chaldéens ? La
préoccupation missionnaire ne cessant de le
hanter, Fra Girolamo décida que, pour
étendre à tous les milieux la
diffusion de l'Évangile, il convierait
encore à ces cours les citoyens de Florence,
qui, commerçants et voyageurs, pourraient
contribuer selon leurs moyens à la
propagation de la foi parmi les
infidèles.
Quant
aux frères Convers,
chargés des soins domestiques, ils avaient,
eux aussi, à entretenir leur vie
intérieure sans
qu'on
pût les considérer comme des
subalternes : au contraire, les
réguliers auraient à les remplacer
dans tous leurs travaux et Savonarole donna
l'exemple en s'astreignant aux plus humbles
besognes. Quelque novice négligeait-il les
soins d'hygiène et de propreté,
aussitôt son chef de manier le balai à
sa place !
On
en vint ainsi à pratiquer une
sorte de communisme tel que l'entendaient les
chrétiens des premiers âges.
Malgré la diversité des fonctions,
l'égalité rétablie se
retrouvait dans tous les exercices de la vie
commune.
Loin
de se prévaloir de son rang
pour échapper aux règles
établies, Jérôme savait payer
d'exemple. Ni sa cellule, encore intacte au premier
étage du couvent de Saint-Marc, ni ses
vêtements, ni sa nourriture, rien ne le
distinguait des autres. Il se contentait, comme
à Bologne, de quatre heures de sommeil par
nuit, afin de mieux vaquer à la
prière et à la
méditation.
Tant
d'oubli de soi lui donnait une
autorité considérable,
tempérée d'ailleurs de finesse et
d'à-propos.
Un
jour, dans un brillant
équipage, deux abbés de l'Ordre de
Vallombreuse s'étaient
présentés à lui, vêtus
de laine très fine et de somptueuse
apparence. Jérôme regarda, souriant,
ces frocs qui ne semblaient guère convenir
à des êtres ayant fait voeu de
pauvreté :
-
« Ne vous étonnez pas
de la beauté de ce drap »,
murmurèrent les Bénédictins
assez confus, « nous le prenons car il
dure davantage. »
-
« Quel malheur »,
riposta Fra Girolamo, plein de douce ironie,
« que saint Benoît n'ait pas connu
ce secret : il aurait sûrement fait
comme vous !
(
36) »
La
nature humaine étant ce
qu'elle est, il devenait inévitable, ainsi
que l'a remarqué Roeder, qu'on abusât
de sa bonté. Au retour d'un sermon, tandis
qu'il attendait son repas, le frère
cuisinier l'oublia si totalement
que, deux heures
plus tard,
on
retrouva le Prieur encore assis à la porte
de l'office et toujours dans l'attente !...
Hors de la chaire, on le voit, il n'était
guère irascible, et l'on assure que, dans
l'intimité, se révélait une
nature infiniment sensible et patiente.
Quant
aux élans du coeur, rien
n'indique qu'ils fussent par lui refoulés.
« Réformateur de moeurs
corrompues », a dit G. Gruyer, dont les
affinités dominicaines ne nuisent point
à l'impartialité,
« Savonarole fut-il tellement
absorbé par sa mission qu'il resta
étranger aux relations affectueuses et aux
douceurs de l'amitié ?
Assurément non. Il était trop
pénétré de la charité
évangélique pour ne pas aimer les
âmes ; tous s'accordent à vanter
son affabilité, l'agrément de sa
conversation, le charme pénétrant, si
l'on peut dire, de son austérité.
Pour s'en convaincre, il n'est que de compter ses
amis et les dévouements qu'il inspira.
(
37
) »
Dans
sa correspondance en effet, on
trouve assez souvent des passages où se
révèle un abandon au moins
inattendu :
« ...
Je me souviens toujours
de votre douce charité »,
écrit-il de Bologne où l'a
exilé Piero de Médicis, à un
frère demeuré à Saint-Marc.
« J'en parle souvent avec Fra Basillo,
mon fils bien-aimé et votre tendre
frère en Jésus-Christ... Nous vivons
presque toujours dans la solitude. Semblables
à deux tourterelles qui comptent sur le
retour du printemps pour regagner leur patrie, nous
attendons qu'il nous soit donné de revoir
les lieux bénis où nous avons
l'habitude de demeurer au milieu des fleurs et des
joies du Saint-Esprit...
(
38) »
Attachant
et doux aux petits, affirme un
autre de ses biographes, il s'attirait l'affection
de tous. Auprès des jeunes, il faisait
preuve de gentillesse, on dirait même
d'enjouement. Apercevant un novice qui n'arrivait
point
à mettre sa robe, il
s'empressa de l'aider, en ajoutant,
taquin :
-
« Quand je vous l'ai
donnée, ne vous avais-je pas fait remarquer
que vous auriez dû amener votre bonne avec
vous ?... »
Contrairement
aux apparences, il savait
se détendre. Peut-être était-ce
même sa règle
préférée. Quand, d'autres
fois, le démon de la mélancolie
venait à le tourmenter, tout son effort
tendait à l'asservir.
Ainsi,
de par les amitiés et les
sympathies des jeunes, ce pédagogue accompli
sut faire du monastère un lieu d'où
n'étaient pas exclus la grâce ni le
sourire. Tel de ses biographes en a fait un tableau
qui rappelle d'assez près les rapports du
Poverello d'Assise
et de ses frères
mineurs. Il y a en effet, dans l'évocation
qu'on doit au Père Pacifico Burlamacchi, une
fraîcheur et une naïveté dignes
d'être signalées à qui ne voit
dans l'orateur du Dôme qu'un insupportable
doctrinaire.
« Les
religieux de
Saint-Marc », rappelle ce narrateur,
« aimaient à se rendre en quelque
lieu retiré ; là, après
avoir récité l'office, ils
s'entretenaient paisiblement de Dieu. Après
le repas, ils prenaient un instant de repos, puis
ils se réunissaient joyeusement autour du
père qui leur expliquait quelque texte des
Saintes Écritures. L'explication
terminée, on marchait un certain temps, puis
on s'asseyait à l'ombre d'un arbre. Le
père proposait alors à leur
méditation quelque beau passage des livres
saints et interrogeait principalement les
novices ; il leur faisait chanter quelque
pieuse laude en l'honneur de Notre Seigneur ou dire
quelque beau trait tiré de la vie des
saints. Puis il en prenait texte pour leur donner
de sages leçons. Parfois, il les invitait
à danser des rondes en s'accompagnant de la
voix ; après quoi, l'on se remettait en
route. Bientôt faisant une nouvelle pause, le
père
priait successivement
chaque frère de lui expliquer, comme il
l'entendait, un verset ou un passage de
l'Ecriture... Souvent, le soir, ils chantaient des
psaumes et des hymnes avec une grande ferveur. Le
paradis semblait être descendu sur la terre
et l'on eût dit que des anges incarnés
s'étaient rassemblés là...
(
39) »
L'attrait nouveau de
Saint-Marc.
Rien
n'ayant plus d'attrait qu'une
communauté où règnent la
confiance et l'affection, le couvent de Saint-Marc
vit promptement grandir le nombre de ses
frères et, la contagion aidant, cet afflux
de vocations dominicaines s'étendit à
d'autres villes. Le Prieur crut le moment venu de
gagner à ses réformes de nouvelles
congrégations. Mais un obstacle se
présentait : bien qu'en Lombardie les
maisons de l'Ordre fussent indépendantes des
maisons de Toscane, Saint-Marc, depuis la peste de
1448 qui avait décimé ses habitants,
relevait du père provincial lombard ;
il suffisait que, revenant aux dispositions
primitives, Florence reprit son autonomie pour
qu'aussitôt toutes les communautés de
la province fussent soumises à son
influence. Pour ce motif, Fra Girolamo se fit
l'artisan de la disjonction.
On
pouvait lui rétorquer que,
dans une Italie aussi divisée, il fallait
éviter la création de nouvelles
barrières régionales. Mais les
religieux étant à peu près
seuls à n'en point tenir compte, Savonarole
estima que la réforme des monastères
importait davantage que l'unité nationale,
et il alla de l'avant.
Pour
réussir, il fallait d'abord
passer par Rome. Deux Dominicains ayant sa
confiance - le frère Dominique de Pescia et
le frère Alexandre Rinuccini -
n'étaient pas encore arrivés que
déjà les partisans du statu quo se
dressaient à
l'encontre.
Toutefois, neutralisé par le
général de l'Ordre et par le cardinal
Caraffa, le Pape consentit à la
séparation ou plutôt s'en
désintéressa.
À
l'instant où son sceau
venait d'être apposé sur le bref
officiel, on vit arriver les
délégués lombards qui y
objectaient gravement.
-
« Ah ! si vous
étiez venus plus tôt »,
opina le Pontife toujours soucieux de
s'épargner des tracas, « vous
auriez eu satisfaction ; mais, maintenant, ce
qui est fait est fait... »
Bientôt
parvinrent à
Saint-Marc des déclarations
d'obédience auxquelles s'ajoutaient celles
des communautés de femmes où
d'énergiques épurations
n'étaient pas moins nécessaires.
Multipliant les voyages, Fra Girolamo créait
entre elles un lien de Plus en plus solide.
Dès la réunion des divers chapitres,
il fut, d'un consentement unanime, nommé
vicaire général.
Chef
de la congrégation autonome,
il entreprit aussitôt avec une exceptionnelle
vigueur quantité de mesures que l'on a
toutes raisons d'appeler radicales. N'avait-il pas
pour lui le fondateur même de
l'Ordre :
-
« Que ma malédiction
et celle de Dieu », avait
déclaré saint Dominique,
« retombent sur ceux qui introduiront
parmi nous la possession des
biens !... »
Pris
d'une sainte émulation, les
religieux s'engagèrent à sa suite
dans une série de retranchements,
d'abstinences et de privations qui touchaient
à l'ascétisme.
La
pauvreté fut pratiquée
à la lettre. Les vivres furent
réduits, les vêtements
mesurés.
« On
reconnaissait les
Dominicains à leurs robes »,
écrit Roeder, « raccourcies et
diminuées, serrant aux épaules et
couvrant à peine les genoux, elles avaient
l'air de sacs et, avec leurs capuchons
rétrécis, leurs petits scapulaires et
leurs sandales rapiécées, les
religieux affamés
semblaient des orphelins aux vêtements trop
petits. Ils ne pouvaient même pas s'en dire
possesseurs : comme leurs livres, comme leurs
cellules, les robes s'échangeaient
périodiquement ; même les objets
de première nécessité
devinrent des prêts ; la guerre à
la propriété devint la guerre
à l'identité personnelle,
désagrégeant l'individu au profit de
la communauté...
(
40) »
On
n'opère pas des remaniements
aussi profonds sans susciter des oppositions, voire
des inimitiés. Savonarole devait promptement
en faire l'expérience. Pour le desservir
auprès du Saint-Père, ses ennemis ne
manquèrent pas de répandre les
déclarations du prédicateur florentin
sur la corruption du clergé et sur la cour
papale, où, selon lui,
« s'étalaient au grand jour tous
les crimes engendrés par l'orgueil, la
cupidité, la luxure... »
Il
faut bien reconnaître que
l'orateur ne mâchait pas ses mots :
« ...
Vous croyez
peut-être », déclarait-il
aux clercs, « avoir apaisé Dieu
par vos offices et vos cérémonies,
mais je vous dis au contraire qu'il est
irrité contre vous, prêtres et moines
méchants, en commençant par ceux qui
sont à Rome, car c'est vous qui avez
détruit le culte divin !... De
même que le Seigneur dévoilait en
public les vices des scribes et des pharisiens,
parce qu'ils ruinaient le culte intérieur et
le salut des âmes, de même nous ne
craindrons pas de parler contre les prélats,
les pasteurs et les prédicateurs
méchants qui, à l'extérieur,
semblent avoir des moeurs honnêtes, mais au
dedans sont pervers et causent la perte des
âmes... »
« Prêtres »
continuait-il, « écoutez mes
paroles ! Pasteurs et prélats de
l'Eglise du Christ, quittez ces
bénéfices que vous ne pouvez
conserver justement. Renoncez à votre luxe,
à vos banquets, à vos fêtes
splendides ! Abandonnez votre mauvais train,
car le moment est venu de vous repentir !
Moines, abandonnez toutes les superfluités
de vos monastères et leurs opulents
revenus ! Fuyez la simonie. Adonnez-vous
à une vie simple et travaillez de vos mains,
comme le faisaient ceux d'autrefois...
(
41) »
À qui résistait - et ils
étaient nombreux, on l'a vu, parmi les
religieux d'un certain âge -, le Prieur
prodiguait ses encouragements en les puisant dans
l'histoire d'Israël :
« Quand j'ai fondé la
règle », assurait-il,
« beaucoup se plaignaient de notre petit
nombre. Je leur disais qu'un jour viendrait
où se réaliseraient les paroles.
« Seigneur, notre demeure est trop
étroite, agrandis-la, afin que nous
puissions l'habiter »...
(42). Or,
ces
paroles se sont vérifiées :
autrefois nous étions à peine
soixante-dix ; aujourd'hui, nous sommes plus
de deux cents... »
Aussi bien, pour loger le surplus,
fallut-il creuser un souterrain reliant le couvent
aux bâtiments extérieurs.
Ajoutés à la suppression des grasses
prébendes, ces débours auraient sans
doute compromis la situation matérielle de
la congrégation si, parmi les nouveaux
convertis, ne s'étaient inscrits des
représentants des plus anciennes familles,
les Médicis, les Gondi, les Strozzi, les
Salviati, sans compter des intellectuels de marque
tels que Pierre-Paul d'Urbin, professeur de
médecine, Matthias Blément,
israélite illustre, et bien d'autres encore.
Saint-Marc redevenait ainsi le couvent patricien
dont Florence était vaine.
Peu à peu, on vit les
communautés toscanes, celles de Fiesole, de
Prato, de Lecce, adopter la règle nouvelle.
Mais lorsqu'il voulut aller plus loin, notamment
à Pise et à Sienne, le Prieur se
heurta à l'apathie générale,
parfois à la malveillance. De Sienne il fut
même chassé par une insurrection.
Mais, plus grandissait l'opposition et
plus s'exaltait le courage du chef. Assuré
désormais des réformes de ses
établissements, Jérôme va
former un plan de plus vaste envergure,
l'étendre à d'autres régions
de l'Italie, et, qui sait, pénétrer
peut-être jusqu'au siège de la
Papauté...
- « Va donc à
Rome... », s'écriait-il dans un de
ses sermons.
Comme il assurait ne trouver
qu'humanistes et lettrés là où
l'on aurait dû rencontrer avant tout des
témoins probes et fidèles, c'est
à une croisade purificatrice qu'il songeait
fermement.
« O chrétiens !
nous devrions sans cesse transporter
l'Évangile avec nous, non pas le livre mais
son esprit ! Les vrais livres du Christ sont
les apôtres et les saints, la vraie science
consiste à imiter leur
vie... »
Ne cessant d'attendre d'En-Haut l'ordre
d'intervenir, Savonarole devait, à l'exemple
de son Maître, se montrer plus que personne
attentif aux signes des temps.