On sait avec quelle ferveur, tout en se courbant
sous le joug de fer d'un despote, Florence
demeurait éprise de liberté.
Démocratie sévère,
farouche même, elle entendait être
gouvernée par le peuple. Ayant gardé
à la noblesse, qui trop longtemps
s'était usée en de stériles
rivalités, une rancune tenace, elle ne
tolérait aucun privilège du sang.
Dès que se dessinait un mouvement tendant
à rendre à la classe aristocratique
quelque prérogative que ce fût, le
peuple s'agitait et bientôt le bourreau
faisait tomber les têtes. Florence
haïssait tous les nobles.
En revanche, elle se montrait
étonnamment débonnaire à
l'égard de ceux qui, bourgeois enrichis par
le négoce ou la finance, constituaient peu
à peu sa classe dirigeante. L'exemple des
Médicis - plébéiens qui, par
un labeur opiniâtre, avaient conquis richesse
et influence - montrait qu'en dehors d'une nobiltà créée par
la
force ou l'ancienneté,
chaque citoyen pouvait un jour accéder au
pouvoir.
Et comme, pour durer, tout régime
doit s'incarner en de fortes individualités
et tout gouvernement reposer sur un petit nombre,
ces démocrates violemment hostiles à
une restauration nobiliaire admettaient sans
difficulté l'ingérence de familles
qu'on qualifierait aujourd'hui grands
bourgeois.
Nonobstant quoi, dès que pouvait
être articulé le grief d'usurpation de
pouvoir ou de tendance à la tyrannie, sur
l'heure, la colère des masses grondait et
l'on s'écriait :
- Libertà !
Il suffira donc d'un homme de coeur,
d'un chef intègre, ennemi de tout abus, pour
qu'aussitôt le peuple se donne à
lui : c'est ainsi que vont fatalement
s'opposer l'un à l'autre l'humble moine et
le maître souverain.
Le combat pour la
liberté.
Dès ses premières
prédications, on voit Savonarole,
passionné de justice, se jeter du
côté des faibles. On l'accuse alors de
jouer au démagogue. Peu lui chaut !
Comment admettrait-il la perception de taxes
arbitraires frappant de simples
travailleurs ?
« Les pauvres au revenu de
cinquante florins », affirme-t-il,
« en ont à payer cent
d'impôts, tandis que les riches, du fait d'un
favoritisme persistant, n'en paient aucun ou peu
s'en faut. Les veuves ont lieu de se
plaindre : on ne les écoute même
pas !... »
Assez rapidement et presque d'instinct,
les mécontents vont se grouper, heureux de
saluer dans le Frate l'homme qui les
défendra. Ses amis s'effraient d'une
popularité qu'il n'a point recherchée
mais qui s'est imposée. Jérôme
les laisse dire, estimant que Dieu même lui a
ordonné de parler :
« Toutes les fois que je songeais
à poursuivre une autre route
(déclarera-t-il plus tard), j'en arrivais
à me haïr. »
Et, rappelant les luttes soutenues
à ce propos, on l'entendait évoquer
la source même de ses
inspirations :
« Je me souviens que,
prêchant au Dôme en 1491, et mon sermon
étant déjà composé,
J'envisageai la possibilité de le supprimer
et de m'abstenir désormais de décrire
mes visions. Une journée et une nuit
entière, je demandai - Dieu m'en est
témoin - que toute autre vue ou doctrine me
fussent refusées. L' aube étant
venue, j'entendis, las et déprimé que
j'étais par cette veille, une voix qui me
disait :
- « Insensé ! ne
vois-tu pas que Dieu te commande de continuer
à suivre cette route ? Ce
jour-là, je prêchai un sermon
terrible !... »
Dans la chaire, en effet, sa rude et
véhémente parole
dénonçait les scandales, les
injustices, la corruption générale,
et c'est à la force d'En-Haut qu'il
attribuait l'influence de son verbe.
« Dieu », écrivait-il
à un autre prédicateur dominicain,
« nous aide merveilleusement, bien que
nous rencontrions de l'opposition parmi les grands
de la ville. » Beaucoup, en effet,
craignaient qu'il ne subît la destinée
d'un Franciscain, le moine Bernardino, qui, pour
avoir prêché contre l'usure, avait
été condamné à
l'exil.
- « Mais j'ai foi en
Dieu », ajoutait l'intrépide
Dominicain, « Il me donne journellement
plus de courage et plus de
persévérance. »
On insinuerait à tort que de tels
appels devaient tomber dans le vide. Vierli - l'un
de ses contemporains - rappelle les succès
de l'orateur dans ses prédications de
Sainte-Marie des Fleurs :
« Savonarole prêchait-il contre le
luxe et les ajustements immodestes des
femmes ? Aussitôt on voyait celles-ci
quitter l'église pour aller déposer
leurs parures et revêtir des robes de couleur sombre.
Tonnait-il contre
les
richesses mal acquises ? Aussitôt des
restitutions avaient lieu : un citoyen, par
exemple, s'empressait, en sortant du sermon, de
restituer trois mille ducats dont sa conscience ne
pouvait plus supporter l'injuste acquisition...
(29) »
Mais s'il agissait de la sorte sur les
foules, peut-on dire que Savonarole atteignit au
même degré l'élite, et
notamment le maître de
l'État ?
Oui, certes ! Car si
Jérôme flagellait avec toujours plus
de vigueur les abus d'ordre politique ou social,
desquels chacun se rendait coupable, il n'en
redoublait pas moins d'invectives contre la
tyrannie dont on suivait les funestes
exemples.
Fort bien informé, autant par ses
sbires que par la rumeur publique, le gouvernement
s'en émut. On invita le Frate à venir
exposer ses griefs au Palazzo Vecchio, cette
majestueuse résidence des Prieurs qui,
construite au XlVe siècle par Arnolfo di
Cambio, domine encore de sa masse imposante et
rigide l'ancien forum de la République,
théâtre de ses assemblées, de
ses émeutes ou de ses
exécutions : c'est là que
siégeaient les élus du peuple
florentin.
Savonarole vit un défi dans cet
appel de la Seigneurie et s'en vint exposer
courageusement aux magistrats ce qu'il
considérait comme les droits des
gouvernés et les devoirs des
gouvernants.
En réalité, par-dessus
leur tête, il visait le grand responsable de
la situation, Laurent de Médicis, de sorte
qu'entre le chef de l'État, homme de
plaisirs et de faste, et Savonarole, porte-parole
des classes laborieuses, l'opposition éclata
promptement. Saisissante antithèse que celle
du maître incontesté d'une cité
puissante et du simple religieux ne disposant
d'autres armes que celles de sa parole
appuyée sur sa foi !
À la vérité, nombre
d'abus réels et de torts causés aux
petits n'étaient point le fait du seul
souverain. Les Médicis avaient, avec
persévérance, recherché le
bien de la cité : leur
popularité persistante prouve qu'on leur en
savait gré. Mais ce bien matériel
n'était point synonyme de liberté,
et, sur ce terrain-là, Laurent se montrait
médiocrement enclin à plier devant
les injonctions du Frate.
Comme on l'a dit avec raison, les
événements plus que sa volonté
avaient fait de lui un despote. L'héritage
et les devoirs d'une immense fortune qui le
forcèrent à prendre le pouvoir alors
qu'il n'était qu'un enfant, l'incontestable
habileté dont il fit toujours preuve, le
bonheur éclatant de ses initiatives, tout
lui avait assuré les faveurs du
peuple ; jamais il ne prit le titre ni les
allures d'un dictateur ; la façade
républicaine demeurait intacte : il
était tout simplement le premier citoyen
exerçant son influence dans les nominations
aux emplois publics.
Résistance
obstinée.
Les premières avances à
l'égard du Frate vinrent du maître.
C'était sur le conseil de Pic de la
Mirandole que celui-ci l'avait fait rappeler
à Florence. Selon toutes apparences,
Savonarole n'envisageait point à ce moment
une réforme de l'État ou de
l'Eglise ; en acceptant de rentrer à
Saint-Marc, il voyait une occasion d'ajouter, dans
le domaine de l'éloquence sacrée,
quelque lustre à celui qu'en tant d'autres
matières s'était acquis la brillante
cité des Fleurs.
Il faut, si l'on veut juger
équitablement l'homme exceptionnel qu'est Lorenzo il Magnifico,
faire le partage entre
l'auréole dont artistes et écrivains
l'ont nimbé et l'ombre crue que projettent
sur lui des documents certains. Voyez la planche
où s'opposent l'éphèbe
triomphant que B. Gozzoli brossa sur les murs du
palais Riccardi et le masque
brutal - on a même dit bestial - qui fut
moule à Careggi peu d'heures après sa
mort !
« De la nuit des
siècles », a écrit Ph.
Monnier, « sa figure ressort ceinte de
lumière. Il passe à cheval parmi les
champs d'oliviers et de roses, entouré de
ses chiens et de ses favoris ; il se dresse au
détour d'une allée, la main
posée sur l'épaule de Pic de la
Mirandole ; il rêve sous les
étoiles aux mystères de l'amour et de
la mort ; il penche son front pensif sur un
débris antique, il rythme du doigt un Canto carniascialesco... »
Mais, d'autre part, ce poète
initié à la moindre nuance de
l'émotion est le tyran cruel qui commande le
sac de Volterra, dérobe la dot des filles
orphelines, ordonne les supplices et multiplie les
pendaisons...
Toutes les cultures mais aussi tous les
contrastes s'amalgament dans cette
personnalité partagée
(30).
On a vu souvent en lui le fauteur du
paganisme régnant. « C'est
méconnaître », assure
Eugène Müntz, « cet âge
d'or où les esprits étaient
également ouverts à tous les
sentiments généreux. »
« Le Magnifique »,
déclare-t-il, « s'est plus d'une
fois essayé dans des poésies
religieuses : les pratiques de toute sa vie et
l'histoire de ses derniers moments semblent montrer
qu'il n'y avait là ni affectation ni surtout
hypocrisie. (31) »
G. Gruyer, au contraire, n'a pas de
peine à établir les contradictions de
cette nature impulsive :
« Après avoir discuté sur
l'immortalité de l'âme, il se
mêlait aux jeunes gens les plus dissolus et
s'abandonnait éperdument à la
débauche. Ce délicat esprit, ami des
plaisirs raffinés, épris des lettres
et des arts, trouvait un bonheur singulier à
composer des poésies obscènes, que
l'on chantait si volontiers dans les rues de
Florence... (32 ) »
Ainsi, bien que sensuel, pour ne pas
dire foncièrement dépravé, il Magnifico n'avait pas à
ménager une opinion qui se
montrait indulgente aux plus graves écarts.
Au moins était-il exempt de tout
pharisaïsme. Mais parce qu'on pouvait
justement accuser le tyran d'indifférence
foncière et parce que lui, moine obscur, se
sentait né pour défendre la
vérité, Savonarole ne répondit
aux gestes courtois du souverain que par d'abruptes
rebuffades. Ce qu'il réprouvait chez
Laurent, c'était le culte de
l'antiquité, auquel, par nature,
s'était voué le Magnifique, car,
quoiqu'on en dise, l'absence de tout souffle
religieux dans la Renaissance italienne ne devait
pas valoir à ce mouvement les sympathies du
Dominicain dont les incessants réquisitoires
visaient moins la personne que l'attitude
intérieure du premier citoyen.
En juillet 1491, deux ans à peine
après son retour, Savonarole devait
être porté par la congrégation
au rang de Prieur de Saint-Marc. Le couvent ayant
de tout temps bénéficié des
largesses des Médicis, il était de
règle que le nouvel élu allât
présenter ses hommages au chef de la riche
et puissante famille. Les frères insistaient
pour que leur chef observât la coutume. Peine
perdue ! D'une indépendance farouche et
ne voulant rien devoir à celui dont il avait
à combattre l'influence, Savonarole,
obstinément, s'y refusa.
- Est-ce Dieu ou Laurent, leur dit-il,
qui m'a nommé Prieur ?
- C'est Dieu, lui fut-il
répondu.
- Souffrez donc que le rende grâce
à Dieu et non à un homme.
À l'ouïe de ces paroles
qu'on lui rapporta, le Magnifique marqua son
déplaisir :
- Un moine étranger est venu
habiter ma maison, et il ne veut pas me
visiter ! ...
Mais, comme il savait l'empire de son
charme personnel et se piquait de largeur, Laurent
voulut vaincre le rebelle par d'autres
prévenances.
Il vint donc se promener dans les riants
jardins de Saint-Marc avec l'espoir d'y rencontrer
Jérôme. Celui-ci demeura invisible,
bien qu'on lui eût signalé la
présence du maître.
- Lorenzo m'a-t-il demandé ?
interrogea-t-il.
- Non, mais...
- Alors, qu'il se promène seul
autant qu'il lui plaira !...
Et l'on en resta là.
Une autre fois, Laurent fit
déposer, dans le tronc des pauvres, une pile
de florins d'or. Son chancelier, chargé du
don, devait observer l'emploi qu'on en ferait.
Savonarole sépara simplement l'or
de l'argent et du cuivre. Puis il ordonna qu'il
fût distribué à un ordre
charitable - mais non pas à celui des
Dominicains.
- Le chien du Seigneur
(33), déclara-t-il, ne cesse pas
d'aboyer quand on lui jette un os !
« Ainsi », fait
observer avec bonhomie le vieux Burlamacchi,
« Laurent finit par se convaincre qu'il
n'avait pas trouvé le terrain où il
pouvait planter sa vigne...
(34) »
Décidément, le Prieur se
montrait intraitable et, pour la première
fois sans doute, le dominateur de Florence voyait
se dresser devant lui l'homme pour qui l'or et
l'argent n'étaient rien.
Narquois et sceptique au début,
il en conçut de l'humeur ; la suite
montrera qu'une attitude intransigeante devait
valoir au Frate l'admiration respectueuse de
celui auquel il avait résisté.
Irrité toutefois par les attaques
qu'il attribuait à un zèle mal
éclairé, Laurent voulut donner
à Jérôme un avertissement. On
vit, un jour, cinq notoires bienfaiteurs du
couvent,
parmi
lesquels étaient un Soderini, un Valensi et
un Rucellai, tous représentants des plus
riches familles, demander audience au Prieur. Ils
venaient (soi-disant de leur propre chef, mais en
réalité comme émissaires du
Magnifique) faire comprendre à
l'insubordonné que l'exil pourrait bien
être le salaire de ses diatribes.
|
|
Savonarole ne s'en émut
guère.
- « Vous prétendez,
s'exclama-t-il, que vous n'avez pas
été envoyés, et moi je vous
déclare que vous l'avez été.
Dites plutôt à Laurent de faire
pénitence pour ses péchés, car
Dieu ne craint personne et n'épargne pas les
princes de la terre. Je ne redoute point votre
bannissement. Votre ville est comme une graine de
lentille dans la terre. La nouvelle doctrine
triomphera et la vieille périra. Bien que je
sois un étranger ici, et lui un citoyen, et
même le premier de la ville, je resterai et
il partira. Je resterai, répéta-t-il
avec violence, et c'est lui qui
partira !... »
Peu de jours après, en
présence de plusieurs témoins, il
prédit la mort prochaine du tyran qui,
atteint d'une maladie grave, avait en vain pris les
eaux dans plusieurs stations thermales.
À bout de patience, Laurent
riposta en attaquant le don de prophétie que
s'attribuait Savonarole. Puis, afin
d'ébranler la réputation du fougueux
Dominicain, il voulut faire prêcher à
nouveau contre lui le trop fameux Mariano. Par
malchance, celui-ci, qu'on sait orateur redondant
et volontiers amphigourique, s'y prit de telle
façon que l'auditoire écoeuré
se rangea du côté du Ferrarais. Le
maladroit prêcheur fut dans l'obligation de
quitter lestement Florence. C'était un
échec pour le Magnifique qui,
dépité, résolut de ne plus
s'occuper de l'irréductible.
Leurs natures, en effet, étaient
trop dissemblables, leurs génies
opposés : Savonarole, l'homme de
principes, farouche, scrupuleux,
tout d'une pièce ; Laurent, l'homme des
compromis, sceptique, opportuniste, toujours
prêt à s'adapter. Comment entre eux
éviter des éclats ? Mieux valait
s'ignorer. C'est ce que, dédaigneusement,
essaya de faire le brillant Médicis.
Mais si, dans sa souplesse, le prince
voulait oublier le Prieur, celui-ci, du moins,
voyait dans le pernicieux exemple du Magnifique la
cause de tous les maux qui abaissaient Florence.
Entre autres griefs, il lui reprochait d'avoir
dilapidé (peut-être en voulant les
gérer trop habilement) les fonds d'une
institution de bien public, le Monte delle
Fanciulle, car, dès longtemps, avait
été prévu
l'établissement d'une banque
destinée, moyennant des versements plus ou
moins élevés, à garantir aux
filles pauvres une dot au moment de leur mariage
(35).
Et
surtout, il l'accusait d'avoir privé le
peuple de son bien le meilleur : la
liberté. Sans doute ne voyait-il pas que, de
cette indépendance, les factions auraient
sûrement abusé : en la refusant
à ses concitoyens, Laurent croyait maintenir
l'ordre et assurer la grandeur de
l'État.
Un jour cependant devait mettre en
présence les deux grands adversaires, car le
prodigieux duel se poursuivit jusqu'au bout.
Suprême dialogue.
Trop vite usé par les soucis du
gouvernement et rongé par un mal incurable,
Laurent, âgé de quarante-trois ans,
avait, se sentant perdu, quitté le
magnifique palais de la Via Larga pour sa
résidence de Careggi, autre demeure
princière qui, à une lieue de la
ville, semble une forteresse. Peut-être
désirait-il, au moment des grands
règlements de comptes, rechercher la
solitude qui prépare au
recueillement. Il n'aurait pu mieux choisir que
cette colline pleine d'ombre d'où les
regards, attirés par les méandres de
l'Arno, s'apaisent à l'heure du
crépuscule parmi les douceurs du ciel
toscan. On était en avril. Jamais l'adorable
printemps florentin n'avait offert autant de
charmes. Laurent, de jour en jour plus atteint,
touchait déjà au seuil de la sombre
vallée.
Après avoir reçu d'un
prêtre les derniers sacrements, il reprit
quelques forces et voulut qu'on cherchât le
Prieur de Saint-Marc.
« C'était », avouait ce
grand sceptique, « le seul moine
honnête qu'il eût connu. »
Après quelque résistance, Savonarole
se rendit au voeu du mourant.
On a parfois contesté la
réalité de cet entretien en excipant
du fait qu'Ange Politien, l'humaniste ami de
Laurent, ne l'a point mentionné. Rien
cependant ne permet de douter qu'à cette
heure suprême les deux antagonistes aient
cessé de s'affronter. Tout au plus a-t-on
peut-être dramatisé une scène
dont sans peine apparaît la grandeur.
Étreint par les remords que
laisse une vie où Dieu n'a eu que peu de
place, plus encore, anxieux d'une fin qu'il sait
toute proche, Laurent voit se dresser devant sa
couche le rigide prédicateur de la
repentance. Dans la chambre close, la robe blanche
du Dominicain est la seule clarté qu'on
perçoive.
Savonarole, qui s'est laissé
fléchir, rappelle d'un geste au mourant la
miséricorde de Dieu et les conditions du
pardon.
- Quelles sont-elles ? murmure
avec
angoisse celui devant qui naguère chacun
s'inclinait humblement.
- D'abord, répond le Frate, une foi vivante dans
la
miséricorde de Dieu.
Laurent, d'un signe, indique qu'il
entend s'y remettre.
- Puis, restituer les richesses mal
acquises.
Après quelques instants de lutte,
le moribond esquisse un geste d'acquiescement.
- Enfin, continue, solennel, celui qui
s'est fait l'avocat des classes jugulées,
rendre au peuple de Florence les libertés
qui lui ont été ravies...
Le silence seul répond à
cette ultime adjuration. Laurent, se retournant sur
sa couche, montre qu'il ne veut rien entendre. Le
dialogue a pris fin. ... La même nuit
(c'était le 8 avril 1492) passa Laurent le
Magnifique.
Le maître de Florence venait de
professer sans trop de peine une foi qu'il ne
pratiqua guère ; il s'était
montré prêt aux restitutions
obligées. Mais en ce qui touche les
prérogatives populaires, rien n'avait pu
l'amener à un acte de justice. Faute d'avoir
su se dominer lui-même, le despote
était mort vaincu.
Laurent le Magnifique d'après Vasari
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