Le Convento.
Si, pour le mieux accabler de leurs
sarcasmes, certains font de Jérôme
Savonarole un acerbe et bilieux fanatique, du moins
admettront-ils qu'en se rendant à Florence,
celui qui, dans la langue sacrée, aimait
à s'appeler Hieronymus ferrariensis
entendait accomplir une haute et discrète
mission.
On ne pouvait à celle-ci
souhaiter cadre plus favorable et plus riant que
celui de la communauté dominicaine.
Au début du XVe siècle, le
couvent de Saint-Marc avait été remis
non pas à cette congrégation, mais
à un ordre agreste, les Sylvestriens.
Malheureusement pour eux, l'ambiance d'une ville
élégante et dissipée les
détourna gravement de la vie contemplative.
Leurs déportements scandalisèrent
à tel point l'Eglise et la cité que
Cosme l'Ancien dut chasser honteusement d'aussi
étranges cénobites et les remplacer
par les studieux Dominicains de
Fiesole. Par bonheur, grâce à leurs
talents et à leurs vertus, ces derniers
devaient rendre à l'établissement sa
dignité perdue.
De cette maison, où allait
désormais s'imposer l'autorité de
Jérôme, nul tableau n'a
été tracé de sa main. Mais,
les choses n'ayant guère changé, on
peut sans difficulté l'entrevoir sous son
jour réel.
Depuis sa restauration, poursuivie de
1437 à 1443 par l'architecte Michelozzo, le Convento (qui fait
corps avec
l'église de San Marco, construite en 1290)
est formé de deux cours quadrangulaires
qu'égaient en permanence des fleurs et des
chants d'oiseaux. Sur ces cours donnent les
cellules des moines, chichement
éclairées par d'étroites
ouvertures et s'ouvrant, au premier étage,
sur de vastes couloirs blanchis à la chaux.
Des poutres enchevêtrées,
somptueusement brunies par le temps, tiennent lieu
de plafond. Au rez-de-chaussée, deux
cloîtres, dont le principal s'orne de
voûtes aux arceaux entrecroisés ayant
pour supports de légères colonnes
ioniques. Sur les murs se succèdent des
fresques émouvantes, parmi lesquelles
resplendit celle de l'Angelico consacrée au
Christ majestueux et tendre accueilli avec
déférence par deux Dominicains.
Plusieurs salles ont accès à ce
cloître, notamment l'Ospizio ou
hôtellerie des pèlerins, le grand
réfectoire et la chambre capitulaire. Il
faut ici s'arrêter longtemps : comment
échapper en effet à l'émotion
qu'éveille l'immortel Crucifiement du
Frère séraphique ? Avec les
panneaux à la détrempe qui
décorent les cellules des moines, l'artiste
touche au sommet de l'art qu'inspira
l'Évangile.
À la bibliothèque,
enrichie de psautiers enluminés ou
d'antiphonaires contenant les diverses parties de
l'office, se retrouvaient les plus studieux des
frères, tandis qu'à l'exemple du
maître de Fiesole, un Baccio della Porta, en
religion Fra
Bartolomeo, préparait pinceaux et couleurs
pour fixer les traits de quelques-uns d'entre
eux : on l'avait vu s'appliquer à
reproduire aussi ceux de Cosme l'Ancien, le
Père de la Patrie - grand ami de
l'archevêque Antonin - venu, dans cette
retraite, achever et peut-être racheter une
carrière d'opulent financier.
C'est donc au sein de telles
beautés que vécurent, sans les
apprécier peut-être, un certain nombre
de religieux, dont les robes blanches passaient
méditatives et silencieuses sur le carreau
rouge des promenoirs.
Moins hargneux que lorsqu'il parle
« des rêves
incendiaires » de Savonarole,
l'esthète averti qu'est André Maurel
évoque délicatement le charme de ce
lieu : « Les cloîtres
fleuris », dit-il, « les salles
ombreuses, les cellules endormies, tout ici respire
la tendresse et la paix...
(19) »
Nommé lecteur des novices, Fra
Girolamo entreprit avec ceux-ci et poursuivit
quatre années durant l'étude de la
Bible qu'il avait assidûment pratiquée
à Bologne et à Ferrare. Bien souvent,
les yeux mouillés de larmes, on le voyait
s'appliquer avec tant de simplicité et tant
de ferveur aux commentaires des textes
sacrés que l'auditoire en demeurait saisi.
Lorsqu'il abordait certains sujets tels que
l'exégèse des prophéties, sa
parole s'animait de façon extraordinaire. Ce
n'était pourtant là que des
étincelles, de furtifs éclairs, et
point encore la grande lumière
attendue.
Au carême de 1482
(20), ses
supérieurs l'appelèrent à
prêcher en l'église de San Lorenzo
qu'avait consacrée saint Ambroise et qui,
reconstruite au XIe siècle sur le plan des
vieilles basiliques chrétiennes, pouvait
contenir une foule énorme.
Hélas ! l'échec de Ferrare
n'allait que trop exactement se renouveler. Vers la
fin des prédications du
jeune Dominicain, les auditeurs, perdus dans la
vaste nef, s'étaient tous
égrenés : on en comptait vingt
à vingt-cinq au plus !... À dire
vrai, la froideur de ces marbres et leur
classicisme rigide ne s'harmonisaient guère
avec le verbe saccadé, le débit
chaotique et les gestes à contre-temps de
l'orateur en robe blanche. Les meilleurs amis du
moine, ceux qui savaient apprécier sa
valeur, convenaient sans difficulté qu'il
n'était là point à sa
place.
Ah ! s'il avait du moins suivi
l'exemple de Fra Mariano de Genezzano, ce
prédicateur augustin qui, par ses cadences
bien balancées, ses périodes
arrondies et son style sublime, séduisait
jusqu'à l'humaniste Ange Politien !
Mais non, le lecteur de Saint-Marc n'avait ni la
voix ni l'onction, en un mot rien de ce qui est
propre à de tels exercices.
- Mon frère, lui disait-on, votre
doctrine est vraie, utile et nécessaire,
mais la manière dont vous la
présentez manque de grâce.
Et l'interpellé de
répondre :
- Cette élégance et ce
luxe orné du discours doivent céder
le pas à la simplicité d'une sainte
doctrine !
Pour le moment, simplicité et
doctrine ne tendaient qu'à vider les
églises, alors que les remplissait l'art
ampoulé d'un Mariano !
Florence est en entier dans pareille
antithèse.
Amitiés
partagées.
Avec plus de discernement qu'il n'en met
d'ordinaire à juger le lecteur de
Saint-Marc, Perrens a, non sans finesse,
esquissé son état d'âme :
« ... Ces quatre années sont les
plus obscures de la vie de Savonarole. Elles
jetteraient, si elles pouvaient être mieux
connues, un grand jour sur cet homme extraordinaire
et sur le plan de réformes
qu'il voulut faire triompher. Dans la retraite
où il se voyait contraint de vivre, son
imagination dut s'échauffer, sa
pensée s'exalter, se replier ensuite sur
elle-même et acquérir ce degré
d'élévation inaccessible à
ceux qui éparpillent leurs forces sur mille
objets divers... Mais, dans le silence de la
retraite et l'activité de son esprit, il ne
pouvait se borner à observer et à
gémir ; il sut chercher un
remède à tant de maux : il
reconnut qu'il fallait, avant tout, réformer
les moeurs et ramener la société
à la pureté des temps primitifs...
(21) »
Retournant donc à ses novices et à
l'enseignement biblique, Jérôme
résolut d'agir désormais d'homme
à homme et se voua sans réserve aux
élèves qui lui étaient
confiés. Parmi eux, se trouvait un Sylvestre
Maruffi, que ses excentricités, ses
incartades et sa tendance au somnambulisme
classaient nettement parmi les faibles
d'esprit : ce minus habens était
néanmoins l'objet de visions qui ne
laissèrent pas d'intéresser son
supérieur, porté lui-même
à de tels phénomènes, et cette
communauté de goût pour le surnaturel
devait jusqu'à la fin rapprocher le
maître de l'élève. Un sentiment
pareil, quoique d'ordre plus épuré,
l'unit au frère Dominique de Pescia.
Délégué par son
couvent à un chapitre dominicain qui
siégeait à Reggia Emilia, petite
ville au pied des Apennins, Savonarole devait s'y
exprimer librement sur le sujet grave entre tous et
qui, dès longtemps, était l'objet de
ses soucis : la corruption inouïe de
l'Eglise du temps.
Pasquale Villari, dont l'ouvrage
appuyé sur une scrupuleuse documentation
peut être lu de confiance, fait un tableau
saisissant de l'orateur et du philosophe incompris
au moment où il va prendre part à
cette rencontre : « ...
Profondément concentré sur
lui-même, la tête baissée sous
son capuchon, Savonarole siégeait parmi les
moines.
Son visage était maigre et
pâle, son oeil cave, immobile et cependant
plein de vivacité, le front sillonné
de rides profondes. L'ensemble attestait un esprit
dominé par de fortes pensées... Tant
qu'on ne parla que du dogme, il resta calme et
silencieux, ne prenant aucune part aux questions
qui n' exigeaient que de l'habileté
scolastique ; mais, quand on en vint à
la discipline, il se leva soudain ; sa voix
vibra, et semblable à la foudre il subjugua
ses auditeurs, les tenant immobiles et muets.
(22)
« C'est à la
démoralisation des clercs »,
assurait-il, « qu'il faut faire remonter
la honte des temps. De vains spectacles,
l'éloquence creuse, la musique, le
cérémonial attirent avant tout les
foules aux offices. Entrent en religion
ceux-là seuls que séduisent le
bien-être, les bénéfices ou
l'influence politique. Faire partie du
clergé, n'est-ce pas vivre de parasitisme et
de paresse ? À tous les yeux
éclatent les scandales de Rome. Oui, si la
foi se meurt, c'est que l'Eglise l'a
tuée... »
On ne saurait accuser l'orateur de
dépasser ici la mesure. « Un
pape », rappelle Ph. Monnier,
« dans le palais pontifical
célèbre des priapées ;
des prêtres tiennent des boucheries, des
cabarets, des brelans, des lupanars ; des
religieuses lisent le Décaméron et se livrent
à des saturnales. Des couvents en sont
réduits à l'état de cavernes
de brigands ou à celui de mauvais lieux.
Dans des églises, on godaille et ripaille.
La Curie même est le siège de
souillures, d'adultères, de viols, de
débauches et de lascivités...
(23) »
C'est donc plus grave encore que ce qu'a
dit Savonarole. Et que doit-on penser de
l'édit du Pape Pie II, renouvelé le 9
avril 1488 par son successeur Innocent VIII : Il est interdit
aux prêtres de tenir des
maisons de prostitution ou de se faire pour de
l'argent entremetteurs de courtisanes ?... (24)
Certes, pour un simple moine, il y avait
quelque risque à prendre aussi nettement
position. Mais tel est l'effet d'une courageuse
franchise qu'en suscitant des inimitiés on
gagne aussi des sympathies : une amitié
nouvelle allait lui apporter le précieux
stimulant de l'affection partagée.
Au nombre des
délégués attentifs à
ces véhémentes admonestations avait
pris place, à titre laïc, un
lettré universellement connu, Jean Pic,
prince de la Mirandole, homme d'un savoir
prodigieux, qui se disait au courant de toute la
science de l'époque et qu'on avait
surnommé pour cela « le
Phénix des grands esprits ».
Admirant en Fra Girolamo une
qualité qu'il enviait parce que ne la
possédant point lui-même - la
conviction -, ce dilettante apporta d'emblée
ses louanges et l'autorité de son nom
à l'obscur religieux qui se dressait tout
seul contre l'iniquité du siècle. Il
l'appuya devant l'assemblée capitulaire et
à Florence revint plein d'enthousiasme. La
rencontre qui s'opéra ce jour-là
entre le prédicateur si contesté et
le lettré dont l'univers
célébrait les mérites devait
déterminer chez ce dernier une orientation
nouvelle de la pensée. De païenne
qu'elle était, elle s'éleva peu
à peu jusqu'au Christ.
Ministère
itinérant.
Il n'en fallait pas davantage pour
rendre à Savonarole la conscience de sa
mission et l'enflammer d'une ardeur nouvelle. Il
revint au ministère de la parole. Mais,
plutôt que de céder aux goûts
frivoles des Florentins, on le vit reprendre au
dehors sa tâche de frère
prêcheur. C'est ainsi que, deux ans de suite,
il gagna San Giminiano, la « ville aux
belles tours » dressée sur sa
haute colline aux environs de Sienne. Ses
exhortations de carême ne
tardèrent pas à remuer ici les
foules. Recourant au témoignage des
Écritures, il annonça sans ambages
que, dans un avenir prochain, l'Eglise serait
flagellée pour ses
infidélités, puis connaîtrait
un temps de régénération. De
là, il se rendit à Brescia, l'antique
cité lombarde, patrie d'Arnoldo, ce
frère bénédictin du XlIe
siècle qui, pour avoir prêché
contre les vices et le pouvoir temporel de
l'Eglise, fut brûlé à Rome
comme hérétique. Loin de redouter un
sort pareil, Savonarole la menaça de
châtiments sévères. Un quart de
siècle plus tard, Brescia devait, en effet,
être mise à sac par les armées
françaises conduites de ce
côté-ci des Alpes par le roi Louis
XII.
Ainsi s'affirmait chez l'orateur un
goût décidé (lui-même y
voyait un don du ciel) pour les oracles, voire pour
les prophéties dont il trouvait des
modèles auprès des grands
inspirés de l'Ancien Testament.
Trois années durant, il allait
mener cette vie de prédicateur ambulant qui
devait le conduire derechef à Brescia,
à Pavie, à Bologne, car ses
préférences allaient aux populations
de la Lombardie, dont il parlait le dialecte et
partageait les goûts. Durant le carême
de 1490, on le verra cependant pousser
jusqu'à Gênes. Il avait repris
confiance et retrouvé la paix dans l'action.
À sa mère qui le priait de ne pas
oublier Ferrare, il répondait
résolument :
- Soyez sûre que je ferai pour
vous tout ce qui sera en mon pouvoir et qu'il ne me
coûtera aucun effort de venir. Mais n'en
sera-t-il pas de moi comme du Christ, de qui ses
compatriotes disaient : « N'est-ce
pas là le charpentier, le fils d'un
charpentier ?... »
Cette popularité croissante,
jointe à l'amitié que lui gardait Pic
de la Mirandole, motivèrent les nombreuses
sollicitations de ce lettré
exaspéré par les moeurs des clercs
et, surtout, par celles de la papauté.
À la conscience publique,
bouleversée par ces scandales, ne fallait-il
pas donner enfin une voix ?
Aussi bien, après avoir
quitté Florence sous le signe de la
défaite, Savonarole allait-il y rentrer sous
celui de la renommée. Apparemment pour
donner un exemple de simplicité
chrétienne, il voulut - en juillet 1489 - y
revenir à pied. C'était une
imprudence. La fatigue, les peines et les
macérations l'avaient affaibli ; elles
eurent raison de son courage : en cours de
route, il fut frappé d'insolation.
Ranimé pourtant et accompagné
jusqu'aux portes de la ville par un guide
obligeant, il déclara qu'à peine
celui-ci parti, un autre compagnon inconnu l'avait
rejoint qui, dans l'or d'un soir
d'été, désigna d'un geste la
cité du Lys rouge et murmura à ses
oreilles ces paroles fatidiques :
- Souviens-toi de faire les choses pour
lesquelles Dieu t'a voulu désigner.
Voyant, dans ce rappel à une
tâche ardue, un ordre d'En-Haut, il franchit
avec courage la Porta San Gallo et reparut au
couvent des Dominicains.
De la chaire de San Marco à
celle du Duomo.
Repris tout entier par sa tâche de
lecteur et enrichi d'expériences nouvelles,
le Frate ne tardera pas à constater que son
auditoire va s'étendre sans cesse : aux
novices s'ajouteront peu à peu les religieux
plus âgés ; à leur tour
attirés, des laïques du dehors
accourront, à la chute du jour, dans le
petit jardin de la Via Larga, où, sous un
rosier incarnat - dit le rosier de Damas -, une
voix maintenant assouplie et toujours plus vibrante
leur rappellera des vérités
foncières. Savonarole veut appliquer
à son époque les prédictions
des auteurs sacrés sur la corruption de la
leur et fera remarquer que la situation de l'Eglise
ne
laisse
pas de lui fournir des textes. Bientôt, le
jardinet ne suffira plus. Il faudra songer à
l'église même de Saint-Marc, cette nef
longue et basse, restaurée par Jean Bologne,
qui, accolée aux deux cloîtres,
recevra plus tard les tombeaux des admirateurs du
moine, Pic de la Mirandole et Ange Politien.
On assure que, devant l'ordre de son
supérieur, Fra Girolamo hésita
quelque peu. Après l'échec du
carême de 1482, devait-il s'adresser derechef
à un peuple frivole et changeant ?
Différant sa décision jusqu'au
lendemain, il passa la nuit en prière, mais,
au matin, sa conviction était faite. Elle
fut exprimée d'une façon qui ne
laissa pas de frapper :
- « Je prêcherai
demain », déclara-t-il avec force,
« et non pas seulement demain, mais
durant sept années »...
Comme le remarque Perrens
(25), ce
passage du jardin à l'église
revêt une tout autre signification que celle
d'un changement de lieu. De la cattedra ou
pupitre de professeur, Savonarole va passer au pulpito,
c'est-à-dire à la
chaire de prédicateur, qui convient mieux
aux grands sujets dont il veut entretenir les
Florentins. Et comme thème de ses
méditations, il n'hésitera pas
à reprendre son livre favori, l'Apocalypse
de saint Jean.
« Ce fut »,
dira-t-il plus tard, « le dimanche 1er
août que je commençai à
l'expliquer publiquement. Pendant tout le cours de
cette année, je continuai à
développer ces trois propositions :
- 1° La rénovation de l'Eglise doit avoir lieu de notre temps ;
- 2° Dieu frappera toute l'Italie d'un grand fléau avant cette rénovation ;
- 3° Ces deux choses arriveront promptement.
Ces trois points, je m'efforçai de
les démontrer à mes auditeurs afin de
les en persuader... »
Le succès de ces exposés
devait être considérable.
« Ceux qui se souvenaient du
Savonarole de San Lorenzo », aime
à dire Roeder (26) ,
« virent en lui
un
homme nouveau, dominé par une opinion
personnelle écrasante qui lui communiquait
une énergie démoniaque (sic).
Il prêchait comme quelqu'un qui défend
sa vie ; il frappait, il exhortait, il
touchait, il menaçait, se penchant
par-dessus la chaire comme pour prendre cette masse
à ses pieds et lui insuffler sa
flamme... »
Aussi, la nef de Saint-Marc sera-t-elle
à son tour trop petite pour contenir tous
ceux qui brûlent d'entendre l'orateur. On
grimpera aux murailles du choeur, on s'accrochera
aux grilles des chapelles. Bientôt ce
triomphe vaudra au Dominicain l'honneur de
prêcher le carême de l'année
suivante à Santa Reparata, l'église
cathédrale plus connue sous le nom de Santa Maria del Fiore.
Dès lors, l'auditoire sera plus
et mieux qu'un cercle d'admirateurs et d'amis.
Avides de sa doctrine « exposée
à la manière apostolique, sans
ornement, sans intonation de théâtre,
sans énoncé de problème
(27) »,
les foules se lèveront à l'aube,
attendant patiemment l'ouverture des portes, et
retiendront leur souffle afin de mieux l'entendre.
Bien souvent, des soupirs, des sanglots scanderont
ses périodes oratoires, ce qui,
d'emblée, vaudra à ses partisans le
surnom de Piagnoni, les
« geignards ».
Mais - faut-il le rappeler ? -
c'est en s'appuyant sur l'Écriture sainte
comme sur des révélations qui lui
sont personnelles, c'est en se sentant, de ce fait,
le porte-parole du Dieu vivant, que Savonarole sera
revêtu d'une force que de mauvais juges ont
à tort présentée comme un
penchant aux calamiteuses prédictions.
Perrens, après Bayle (28) , l'en
accuse et ajoute avec
un
peu d'ironie : « C'est de ce ton
qu'il faut parler quand on veut rendre efficace ce
que l'on prêche
prophétiquement. » Toutefois, il
admet que tout était nouveau chez Fra
Girolamo, et la forme et le fond.
Il ajoute même qu'il faudrait, pour trouver
quelque chose de semblable, remonter jusqu'aux
prophètes juifs dont Jérôme
s'était nourri et dont il prétendait
renouer la tradition.
C'est exactement ce que l'on entend
rappeler ici : Savonarole ne doit pas
être considéré comme un
précurseur de la Réforme ; avant
tout, il est le continuateur du prophétisme
biblique.
Qu'on note donc ce premier dimanche
d'août 1489: de ce jour date l'ascension
prodigieuse qui, en peu de temps, fera du
sermonneur jusqu'ici bafoué
l'entraîneur inlassable d'une cité
qu'il veut soumettre à
Jésus-Christ.
Avec une fougue, une passion, une
véhémence que trois ans auparavant
n'avaient point pressenties les tares auditeurs de
San Lorenzo, le Dominicain honni des Florentins
s'est révélé puissant en
paroles.
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