Dans le sobre et merveilleux décor que
l'on vient d'esquisser, Florence s'affirmait alors
comme une entité, toujours maîtresse
de ses destins, dont l'éclat ne pouvait se
mesurer à l'étendue du
territoire.
Dans cette Italie du XVe siècle,
si profondément divisée, la ville du
Lys, capitale de la Toscane et cité
d'antique origine (On ne sait si elle fut d'abord
étrusque ou romaine), jouait un rôle
de premier plan. Avec les républiques de
Gênes et de Venise, le duché de Milan
et les États du Pape, on la
considérait comme l'une des cinq puissances
souveraines de la Péninsule.
Grandeur et servitude d'un
État.
Terre natale de Dante, qui y rencontra
Béatrice ; patrie de Machiavel,
l'inquiétant auteur du Prince, berceau de
Galilée, dont les découvertes
bouleversèrent le monde, elle avait,
à elle seule, enrichi l'Italianité de plusieurs
génies. Foyer
rayonnant de la Renaissance, on la savait gardienne
du culte des humanités ; grâce
à elle, une pléiade de lettrés
conservait la pratique et le goût de
l'immortelle langue grecque.
« À
Florence », écrivait Ugolin
Verino, « tout ce qu'il y a de savant
s'est réfugié après le
naufrage de la Grèce comme en un port
certain - velut ad portuum tutum... »
« À Florence », ajoutait
Politien, « les enfants de la
première noblesse parlent l'idiome attique
si purement, si aisément qu'on ne croirait
point Athènes détruite et
occupée par les
barbares !... » (7)
Par réaction sans doute contre
l'engouement du moyen âge pour la philosophie
d'Aristote, on vit celle de Platon portée au
pinacle par les hellénistes Gemisthe
Pléthon et Marsilie Ficin qui, de Florence,
avaient fait leur centre
préféré. Bientôt, avec
l'appui de Cosme l'Ancien, se constitua
l'Académie platonicienne. À
défaut d'université locale, elle
groupa les plus nobles esprits. Et telle
était la passion des disciples pour le
maître que le même Ficin, chanoine de
San Lorenzo, entretenait une lampe allumée
devant le buste du philosophe alors que d'autres
poussaient l'enthousiasme jusqu'à demander
au Saint-Siège sa canonisation. Unissant
à la fois les lettrés, les savants et
jusqu'aux chefs de l'État, l'Académie
platonicienne exerça sur la jeunesse
studieuse une attraction si grande qu'on vit
accourir, non seulement de toute l'Italie, mais de
France, d'Allemagne et d'Espagne, foule
d'admirateurs de celui qu'on appelait alors le
divin Platon.
Aux yeux de l'Europe instruite, Florence
était donc un des centres de haute culture.
Mais, à cela ne se bornait pas sa
prééminence : outre le
perfectionnement de l'esprit, elle poursuivait
ardemment celui de la vie matérielle.
L'excellence de son industrie, la
prospérité de son commerce
étendu jusqu'aux confins de l'Afrique et de
l'Asie, le talent de ses artistes, l'habile
agencement de sa constitution et l'apparente
stabilité de l'ordre public, tout aurait
dû lui assurer une marche prospère.
Par malchance, les luttes intestines mettant aux
prises Guelfes et Gibelins ces partisans
opposés des papes et des empereurs avaient,
comme ailleurs, empoisonné la vie publique.
À y regarder de près, ces divisions
entre citoyens, entre « peuple
gras » et « peuple
menu », s'expliquent facilement par les
intérêts qui étaient en jeu.
Banquiers et gros commerçants - les arts
majeurs - ne craignaient pas la guerre, car elle
ouvre des marchés ; les artisans - arts
mineurs - eux, préféraient la paix
qui aide à construire. Pour cette
première raison, on donnait parfois la
préférence aux Guelfes. Pour la
seconde, on se tournait du côté
gibelin. Les affaires ne sont-elles pas les
affaires ? Et Florence, on le sait,
était cité de négoce autant
que de métiers.
Malheureusement pour eux, incapables de
bien gouverner, les nobles, toujours en proie aux
luttes partisanes, s'étaient vu
écarter du pouvoir par les corporations. Et
celles-ci avaient chargé leurs chefs - ceux
qu'on appelait les Prieurs - de constituer le
gouvernement, la Signoria. À leur tour, les
corporations n'avaient pas tardé à se
diviser et la querelle reprenait sur un autre plan,
car, privée de ses droits, la
catégorie des travailleurs manuels
reprochait aux commerçants de constituer une
aristocratie d'argent. Tour à tour, ces
classes ennemies s'évinçaient
réciproquement du pouvoir, sans qu'on
cessât pour autant de vivre en
république.
Fixée au carrefour des grandes
routes péninsulaires, Florence demeurait,
par ses industries maîtresses et grâce au génie de
ses
financiers, l'un des principaux marchés
monétaires de l'Europe. On n'est pas sans
savoir que l'Italie de la Renaissance se trouvait
être alors le pays le plus riche du monde.
Aux ressources d'un sol inépuisable, qui
fournissait en abondance le blé, l'huile, le
vin, le soufre, l'alun, les marbres ; à
la production du bétail, de la laine, de la
soie surtout, s'ajoutaient les
bénéfices considérables du
labeur industriel et commercial. Si Venise et
Gênes servaient d'entrepôts à
l'Orient, Florence de son côté
possédait des comptoirs dans tous les pays
étrangers, depuis Bruges jusqu'au
Caire.
Pour parcourir et s'imaginer cette ville
telle qu'elle fut à la fin du Quattrocento, gardons-nous
d'imiter ces
touristes pressés qui, se précipitant
au Dôme, escaladent en hâte le
Campanile ou errent sans méthode de
l'Académie aux Offices, de Saint-Laurent au
Palais Pitti et croient avoir ainsi tout vu.
Certes, il faut saluer bien bas des
créations de cet ordre ! Mais combien
plus vivante dans sa pérennité est la
cité du Lys, lorsqu'on flâne à
pas lents dans d'étroites ruelles, celles
notamment, qui courent à l'Arno, vers Santa
Trinita, ou débouchent à la voie des
Saints Apôtres. Ici, l'ombre qui descend des
palais de granit, autant que l'exiguïté
des venelles qu'ils bordent, jette sur toutes
choses un voile si délicat qu'on pourrait le
comparer à la brume du temps. Venez donc
explorer ces échoppes, jetez un regard
à ces débits de vin, examinez ces
ateliers en plein vent, arrêtez-vous à
ces éventaires et, de là, aboutissez
au Mercato Vecchio, ce marché vieux
tout frémissant de vie. Alors, l'animation
du lieu, les cris de la rue, le claquement des
fouets, le grincement des essieux, chaque son,
chaque geste vous permettront d'évoquer la
Florence d'autrefois et de toujours. Dans leurs
propos légers, dans leurs discussions sans
fin au sujet de tout et de rien, les citoyens que
voici mettent la même
passion qu'ils apportaient jadis à traiter
de la chose publique. Et la sonorité de leur
langue ne peut qu'ajouter à la couleur du
tableau. Entre les Florentins de jadis et les
Florentins d'aujourd'hui il est pourtant une
sensible différence : celle du costume.
Combien seyants, au siècle du Rinascimento, ces pourpoints
plissés,
ces tuniques moirées, ces manteaux sans
manches, ces habits jaunes ou rouges d'un
côté, verts, blancs ou noirs de
l'autre ! Combien élégants ces
brodequins multicolores, ces souliers à la
poulaine ou, sur des chevelures nattées, ces
coiffes variées et ces bérets de drap
écarlate !
Tant de faste chez les hommes, tant de
parure chez les femmes donnaient à ce
quartier un éclat sans égal. Mais il
y a mieux encore. Considérez maintenant,
quelques pas plus loin, à la Piazza della
Signoria, ces guerriers splendides qui toisent
du regard et passants et flâneurs : ce
sont les gardiens du Palazzo, ceux qui
veillent sur les conseils de la
République.
Tandis que, franchissant le seuil de ce
froid édifice pour gagner la plateforme de
la ringhiera, s'avance un haut magistrat
portant avec majesté la somptueuse cimarra,
voici qu'accourent les citoyens revêtus du lucco de laine
rouge ; s'ils entrent
céans, c'est pour y exercer leur droit de
contrôle ; car, lorsque les cloches de
la ville ont sonné a parlamento, le
moment est venu de donner à l'État le
concours que chacun lui doit. Essayez d'imaginer
ainsi cette cité extraordinaire, où
les affaires, les arts, les lettres, la vie
civique, tout aboutit à une culture
supérieure qui n'a pas son égale au
siècle de la Renaissance : vous
comprendrez alors l'attrait d'un tel lieu, vous
saisirez mieux le rôle que Florence a pu
jouer dans l'histoire.
Il faut dire aussi quels temps
exceptionnels traversaient alors le monde, et
singulièrement la Péninsule. Se
libérant des lourdes disciplines de la
scolastique pour retrouver, au contact de
l'antiquité, une jeunesse nouvelle, des
érudits comme Ange Politien ou Marsile
Ficin, des peintres comme Philippino Lippi, Benozzo
Gozzoli, Sandro Botticelli, des sculpteurs tels que
Verrocchio, Sansovino ou Mino da Fiesole faisaient
de cette ville de boutiquiers et d'hommes d'argent
l'une des métropoles de l'art.
Bien qu'elle ne fût ni plus fine
ni plus cultivée qu'une autre, la population
entourait de son respect ces lettrés et ces
artistes, car c'est à pleines mains qu'ils
jetaient leurs chefs-d'oeuvre. Elle les
encourageait de son admiration et n'était-ce
point pour eux le meilleur stimulant ?
Attentif aux créations du génie,
l'enthousiasme populaire valait à leurs
auteurs une ambiance incomparable et contribuait,
sans le chercher, à l'épanouissement
de ce qu'on a pu appeler le miracle florentin.
Au surplus, et à l'exemple
d'Athènes son illustre devancière,
rien de tout cela n'empêchait, comme l'a
justement remarqué un auteur moderne
(8), que
cette
communauté d'artistes et de marchands ne
fût une ville guerrière, qu'on ne
cessât de s'y battre et qu'elle
n'interrompît la lutte contre tel ou tel
voisin que pour se voir ensanglantée par les
soulèvements et les révolutions, en
un mot par l'implacable et frénétique
opposition des partis.
La famille régnante.
Qu'au milieu d'une telle cité se
dresse un homme, issu de son sol, ayant vécu
de sa vie et hérité de ses
traditions ; qu'il fasse preuve de vaillance,
de goût, de talent même ; qu'il
soit poète, amateur d'art et par
surcroît chef politique et
diplomate avisé, aussitôt, l'ascendant
qu'il ne peut manquer d'exercer dépassera
toute mesure, d'autant qu'il ne fait que continuer
une lignée de citoyens ayant rendu des
services éminents.
Depuis trois générations,
en effet, les Médicis se comportaient en
souverains et, comme la prospérité
semblait s'attacher à leur nom, les citoyens
les plus jaloux de leurs prérogatives y
renonçaient implicitement en faveur de ceux
qui leur assuraient grandeur et
considération.
Le premier en date, Jean de
Médicis, ayant abandonné la charrue
et le terroir natal, avait si brillamment
géré la fortune des papes qu'il put
asseoir de cette façon la
prospérité de la famille. Son
continuateur, Cosme, également banquier,
agira lui aussi avec tant d'habileté que,
sans nuire à son propre
intérêt, il se fera appeler le
Père de la Patrie : sous son
règne, Florence a grandi, mais la maison de
banque a étendu ses succursales à
Londres, à Anvers, à Bruges, à
Lyon, ailleurs encore. Et c'est ce Cosme qui,
prévoyant que Piero, son maladif et timide
rejeton, ne pourra suffire à une tâche
pareille, y prépare avec sollicitude son
petit-fils Lorenzo.
Après des conspirations qui, si
facilement, tournaient à la guerre civile,
une accalmie s'était faite. Florence
semblait avoir accepté sans trop de
résistance la main de fer d'un chef assez
adroit pour n'être pas nommé
tyran.
La grande habileté du
maître de l'État avait
été de paraître accepter le
pouvoir plutôt que de le prendre
lui-même. À la mort de Pierre le
Goutteux, qui avait tout juste assisté aux
noces de son fils aîné avec Claire
Orsini, héritière et descendante
d'une grande famille romaine, Laurent et son
frère Julien furent priés, par une
assemblée de six cents notables,
d'administrer la Politique intérieure et
extérieure de la République, comme
l'avaient fait leurs père, grand-père
et arrière-grand-père. Plus que continuer une
tradition,
c'était affirmer l'existence d'une dynastie.
Et telle était la fascination exercée
par les Médicis qu'une assemblée sans
mandat, qui ne revêtait même pas les
apparences d'un conseil électif, avait pu
disposer ainsi de la direction même de
l'État. Les mécontents - s'il y en
restait - se turent. Et les descendants des
campagnards de Mugello continuèrent à
faire figure de famille régnante.
La prospérité
matérielle y aidait : en effet, ce
n'est pas aux époques d'enrichissement
public que se font les révolutions.
Florence, ville de cent vingt-huit mille habitants,
jouissait d'un revenu annuel s'élevant
à plus de trois cent cinquante mille ducats.
Assurée de tels moyens, n'avait-elle pas, en
1405, acquis, comme on achète une
propriété extra muros, et cela
pour une somme à peu près
équivalente, la citadelle de Pise qui lui
obstruait la route de la mer ? Aussi bien,
l'opulence se traduisait-elle par la construction
de palais somptueux et de résidences
d'été qui sont encore aujourd'hui
l'ornement de la ville ou de ses alentours.
Consciente de la prospérité et du
lustre que lui valait son maître, la
cité du Lys oublia sa servitude. Elle sut
gré au dictateur de lui
répéter qu'elle demeurait
indépendante et souveraine.
Car l'habileté des Médicis
avait été de conserver la somptueuse
façade et de garder à la
République toutes les formes connues au
temps de la liberté. Avec un pouvoir
exécutif dont la durée se limitait
à deux mois sous la présidence du
Gonfalonnier de Justice, c'était la
Seigneurie qui, apparemment, gardait en mains les
rênes, secondée à titre de
conseils législatifs par les Collèges
des Buoni Uomini et ces chefs militaires qu'on
appelait les Gonfalonniers, des Compagnies.
À tout prendre, ce gouvernement
prétendu populaire, où la bourgeoisie
trouvait son compte, voyait sans trop d'aigreur
s'imposer au
sommet de
la hiérarchie une famille puissamment riche
et vraiment représentative. Assez astucieux
pour user sans abuser de leur haute influence, les
roturiers enrichis de la via Larga ne cessaient de
faire rejaillir sur la cité la
considération dont ils jouissaient au
dehors. À cela, si farouchement
attaché qu'il se dise aux traditions
d'indépendance, un peuple n'est point
insensible.
Funestes survivances.
Au crédit des Médicis, il
faut porter le fait que, protecteurs
attitrés des lettres et des arts, ils
avaient réussi à insuffler à
la population le goût des belles choses. On a
comparé la Florence de ce temps à
l'Athènes de Périclès :
le rapprochement n'est point déplacé.
Mais l'art ne suffit pas à l'ennoblissement
des hommes. Il faut bien reconnaître que,
sous cette sensibilité à
l'égard du beau et malgré cet effort
vers la pensée libre, les Florentins
n'avaient perdu ni leur tendance à la
superstition ni leurs instincts brutaux, cruels
même.
On voit en effet ces Toscans du XVe
siècle, comme au surplus les autres
Italiens, observer les prodiges et en tirer les
conséquences les plus extraordinaires.
L'astrologie s'enorgueillit d'une vogue encore plus
surprenante. En vain, quelques esprits
indépendants - Pétrarque, Pic de la
Mirandole et plus tard Savonarole -
tonnèrent-ils contre cette superstition
ridicule (9). Quant au goût des
plaisirs
violents, il n'était point en
décroissance.
Dans les parties de balle ou de
bâton, on se distribuait des horions qui
souvent causaient des blessures ; sur la place
Santa Croce continuaient les courses de taureaux
qui, d'ailleurs, étaient prisées dans
toute l'Italie. Même les combats de fauves
n'avaient rien qui scandalisât : en
1459, pour fêter l'arrivée du pape Pie
II, les Florentins convertirent
leur Piazza en une arène dans
laquelle ils introduisirent des ânes, des
taureaux, des chevaux et surtout des animaux
sauvages, parmi lesquels seize lions
(10).
Chose plus grave, la faveur ne cessait
d'aller aux exécutions capitales, à
la suite desquelles les cadavres des
suppliciés demeuraient longtemps
exposés à la contemplation de
tous : n'avoir ni sorciers ni
hérétiques à brûler
était, pour la foule, plus qu'une
déception.
Il n'est pas jusqu'à un autre
legs de l'antiquité, legs hideux, que la
Renaissance n'avait pas su répudier :
l'esclavage. Aucun trafic n'était plus
courant que celui de malheureuses femmes, jeunes ou
vieilles, arrachées à leur patrie (la
Turquie, la Russie, les principautés
danubiennes) et vendues aux plus offrants sur les
marchés de l'Italie. Cosme de
Médicis, le Père de la Patrie, avait
acquis à Venise une Circassienne dont il eut
un fils, Charles de Médicis, lequel devint
prévôt de la cathédrale de
Prato. De simples artisans se procuraient par cette
voie des domestiques à bon marché...
(11)
Ainsi, derrière une façade
brillante et raffinée, la naturelle
sauvagerie se donnait libre cours ; ni la
hauteur de l'intelligence ni la perfection du
goût ne parvenaient à calmer
l'instinct de la violence ou à
établir un règne de justice.
Le contraste a toujours frappé
ceux qui se sont penchés sur l'histoire de
la République. Déjà, quelque
cent ans plus tôt, Dante opposait les
prodigalités et les turpitudes de son temps
aux vertus de l'âge antérieur
« Florence, enfermée dans
l'antique enceinte de ses murs, qui lui sonne
encore tierce et none, vivait en paix, sobre et
pudique... »
« Elle n'avait point de
chaînettes, point de guirlandes, point de
femmes apprêtées, point de ceinture
qui fût plus belle à voir que celles
qui les portaient. Elle n'avait qu'un coeur entier
et loyal au même titre que le florin d'or
qu'elle frappait... »
« En ce temps »,
note également le chroniqueur Giovanni
Villani, « les citoyens de Florence
vivaient sobres et de grosses nourritures, et de
petites dépenses, et de bonnes moeurs et de
bonne façon, gros et rudes... Avec leur
grosse vie et pauvreté, ils firent plus de
choses et des choses plus vertueuses qu'on n'en a
fait dans notre temps avec plus de mollesse et de
richesses... (13
) »
À cette époque enfin, le
travail était loi sacrée.
« Personne mieux que
Florence », assure Philippe Monnier,
« n'en avait compris la grandeur et
sanctifié le bienfait. Elle l'avait
ennobli : chez elle le métier
s'appelait un art. Elle l'imposa... car, pour
être né à la vie civique, il
fallait être né à la vie
laborieuse. Aussi, du haut en bas de
l'échelle, chacun travaillait-il et
lorsqu'on s'approchait de Florence, on sentait
comme un bourdonnement de ruche immense...
(14) »
Mais, à la fin du Quattrocento, victime d'une
prospérité trop constante, la
cité des Fleurs porta à leur
paroxysme les passions les plus brutales sans
renoncer pour cela aux ardeurs les plus mystiques.
Farouche, haineuse, cruelle, elle fut, de toutes
les capitales, celle qui réalisa les plus
parfaits miracles de pureté, de grâce
et d'harmonie ; mais, ville dure,
orgueilleuse, provocante, par surcroît
prodigieusement intelligente, elle ne fut plus
accessible qu'à une seule émotion,
celle de la beauté (15). Or, ni
la passion du beau,
ni
l'esthétisme le plus délicat ne
peuvent donner à un peuple les vertus sans
lesquelles nul État n'a d'assises profondes.
Faute de discipline chez les grands qui
affectaient de lâcher la bride à tous
leurs penchants, les moeurs s'étaient
lentement avilies, et si forte est la contagion de
l'exemple qu'on avait vu l'immoralité
s'étendre comme une tache d'huile. C'est au
point qu'un historien postérieur à
cette époque l'a décrite avec une
extrême sévérité :
« Les Florentins de ce temps »,
déclare Bruto, « ayant mis tous
leurs soins à vivre dans la mollesse et
l'oisiveté, ont rompu avec les traditions de
leurs ancêtres et, par une licence
insupportable et sans mesure, se sont frayé
un chemin vers les vices les plus honteux et les
plus détestables. Leurs pères,
à force de travaux, de fatigues, de vertus,
d'abstinence, de probité, avaient rendu leur
patrie florissante. Eux, au contraire, ayant
laissé de côté toute pudeur,
semblent n'avoir plus rien à perdre. Ils
font consister le courage dans l'audace et la
témérité, la facilité
des moeurs dans une coupable complaisance, dans la
politesse, dans le bavardage et la
médisance. Ils font tout languissamment,
avec nonchalance et sans ordre : la paresse,
la lâcheté sont règle de leur
vie... Ils se livrent au jeu, au vin, aux plus
ignobles plaisirs. Perdus de débauches, ils
ont d'infâmes amours, des orgies de toutes
les heures. Ils se sont souillés de tous les
crimes et de toutes les
scélératesses...
(16) »
On doit constater au surplus (même
si le tableau semble un peu chargé) que
Florence n'était pas seule à
commettre d'aussi multiples infractions à la
simple loi morale.
De quelque côté que l'on
tourne ses regards, assure Eugène
Müntz, on ne découvre alors en Italie
que crimes de toutes sortes ; l'assassinat est
le moyen de gouvernement le plus en faveur ;
la vertu et l'honneur semblent également
bannis. L'Eglise même, le fait n'est que trop
certain, s'est
laissé gagner, dans le dernier tiers du XVe
siècle, par les exemples que lui
prodiguèrent les princes aussi bien que les
républiques. Il serait vain de chercher
à nier l'intensité du mal
(17), mais il n'est point
superflu d'en indiquer la source : elle est
tout entière dans le déclin des
convictions.
« Les iniquités et les
péchés se sont
multipliés », explique à
son tour Girolamo Benivieni, auteur du XVIe
siècle, « Parce que ce pays a
perdu la foi du Christ. On croit
généralement que tout, dans le monde
et les choses humaines surtout, n'a d'autres causes
que le hasard. Certains pensent qu'elles sont
gouvernées par les mouvements et les
influences célestes. On nie la vie future.
On se moque de la religion. Les sages du monde la
trouvent trop simple, bonne tout au plus pour les
femmes et les ignorants. Quelques-uns n'y voient
qu'un mensonge d'invention humaine. Toute l'Italie
enfin, et surtout la ville de Florence, est
livrée à l'incrédulité.
Les femmes elles-mêmes repoussent la foi
chrétienne, et tous, retournant aux usages
des païens, se plaisent aux prédictions
des astrologues et s'attachent à toutes les
superstitions... »
Avec plus de recul encore, l'historien
si écouté du Quattrocento a su, en
quelques traits, fixer définitivement les
caractéristiques de ce siècle
finissant. Après avoir montré en
Florence sa plus brillante fleur, il discerne avec
précision ce qu'il en va rester :
« ... Déchue de la
hauteur souveraine où l'avait portée
le rêve gigantesque de l'âge
précédent (celui de Dante), elle
s'est appauvrie dans la mesure même où
elle s'est civilisée. Elle a perdu les rudes
et solides vertus qui l'assoyaient sur une base de
croyance, de civisme et d'amour. Jadis
héroïque, robuste, primitive,
aujourd'hui courtisane voluptueuse et trop
savante... Aucune époque ne donne un exemple
de désagrégation morale plus
évident...
(18) »
De telles constatations ne
prennent-elles pas une singulière
actualité lorsqu'on les rapproche de celles
qu'on peut faire aujourd'hui ? Or, comme il
est rare qu'une telle décadence n'ait pas
à sa racine le mauvais exemple des classes
dirigeantes, on juge si, à Florence,
l'exemple venait de haut !
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |