Zèle d'un novice.
Jérôme venait de rompre
sans retour avec le milieu qui l'avait vu,
solitaire et farouche, se détacher lentement
de lui.
Pour abriter sa vocation nouvelle, il
aurait pu trouver à Ferrare un
établissement de frères
prêcheurs dédié à
Sainte-Marie des Anges. Mais, estimant sans doute
que la ville où résidaient les siens
ne pouvait lui assurer la paix dont son âme
avait soif, il préféra Bologne,
où saint Dominique avait rendu
célèbre l'institution qui porte son
nom. À Bologne, en effet, était mort,
cent cinquante ans plus tôt, le grand
pourfendeur d'hérétiques, et
l'église San Domenico se targue de ses
restes conservés dans le sarcophage qu'a
sculpté le Pisano : on s'explique sans
peine que l'exemple d'ascétisme et
d'éloquence, parfois de
zèle cruel donné par cet Espagnol
implacable, ait attiré le jeune Ferrarais
avide de sainteté.
Ce couvent était l'un des plus
florissants de l'Ordre, car, sous une direction
ferme et éclairée, il offrait
à ses hôtes un cycle de quatre
années d'études (deux de logique et
deux de sciences naturelles) au cours desquelles on
se familiarisait autant avec la métaphysique
d'Aristote qu'avec la théologie thomiste.
L'étude des Saintes Écritures y
demeurait vivante ; on trouvait là une
école d'exégèse confiée
à un lecteur de la Bible ou lector
principalis, chef de la vie spirituelle,
qu'assistaient des moniteurs appelés
baccalarii. À ce moment, ce lecteur
était un père Dominique, de
Perpignan, et, parmi ses adjoints, se trouvait le
frère Vincent Bandelli, futur
général de l'Ordre.
D'instinct, Jérôme avait
senti que regarder en arrière, ne
fût-ce qu'un instant, l'empêcherait de
vivre dans sa plénitude la vie de
renoncement qu'il s'était volontairement
assignée. Car il n'entendait pas humaniser
le moins du monde les disciplines du
noviciat : pour se donner à Dieu, ne
faut-il pas éviter le désoeuvrement,
se libérer de la chair et triompher de
l'insidieux orgueil ? Telles étaient du
moins ses consignes personnelles.
Rarement on vit chez un débutant
ferveur pareille. Du fait de ses études
universitaires, Fra Hieronimo, comme on l'appelait
volontiers, fut reçu novizio clerico,
c'est-à-dire candidat à la
prêtrise, mais, loin de se prévaloir
de sa culture, il semblait rechercher les
mortifications. Aucune humiliation, aucune besogne,
si pénible qu'elle fût, ne le
rebutaient. À la paresse et à
l'amour-propre, il opposait les corvées les
plus humbles, les moins agréables, parfois
les plus répugnantes : servir à
table, laver les pieds des autres, nettoyer les luoghi secreti,
toutes ces
choses qui sont les obligations d'un frère
convers, non seulement il entendait les accepter,
mais, pour un peu, il s'y serait complu.
Son lit - où il ne dormira que
quatre heures par nuit - est fait d'une couche de
roseaux ou d'un sac de paille ; hiver comme
été, il se contentera d'une
couverture de laine grossière. Son
vêtement d'étoffe vile est
percé de trous comme celui d'un mendiant. En
tout cela, il estime avoir fait don de son
être, de sa volonté et de sa vie
à ses supérieurs et, par eux,
à Dieu même. Bientôt les
jeûnes, les abstinences les plus dures
l'auront tellement amaigri qu'il n'est plus que
l'ombre d'un homme, « une âme sous
un froc » ainsi que l'a dit un de ses
compatriotes (3). C'est au point
que ses
supérieurs devront modérer son
zèle. Mais, bien loin de les écouter,
il continuera de traiter durement son corps.
Méconnaissant de nouveau les
mobiles d'une âme ainsi trempée, M.
Brion se plaît à outrer sinon à
travestir les meilleurs élans du
néophyte :
« Une fureur de perfection l'a
saisi, un zèle insatiable que rien ne peut
satisfaire, sinon l'absolu. Il ne se contentera pas
de prier, d'étudier, de se mortifier comme
les autres religieux, il veut les dépasser
tous par sa ferveur... Il s'enivre d'humiliations,
comme d'autres se grisent de gloire ou de vin.
Alors, quand épuisé par le manque de
nourriture, saignant de toutes les plaies qu'ont
ouvertes les verges et le cilice, il tombe sans
force sur le sol froid de sa cellule, la
consolation divine le visite, non pas sous la forme
des anges qui le relèvent et pansent ses
blessures, ni des saints qui lui sourient, ni de la
madone qui lui tend son enfant, non, cette
consolation qu'il reçoit, c'est
celle-là seulement qu'il imagine et qu'il
désire, des visions tragiques., l'incendie
de Sodome, le glaive de la colère divine...
Et ce qu'il écrit alors, dans ses nuits de
fièvre, ce sont les imprécations
terribles que la vengeance céleste lui dicte
et qui annoncent la destruction du monde
coupable... »
Vraiment, celui qui ne voit au
ministère et à l'enseignement du
jeune Dominicain que des motifs aussi
catastrophiques n'a rien compris à la
vocation d'un Savonarole. C'est, en effet, en se
penchant sur les Écritures à la
vacillante lueur de sa veilleuse, c'est en se
plongeant dans le récit des fautes et des
chutes du peuple élu, c'est en se
pénétrant des avertissements
adressés à ce dernier par les voyants
de l'ancienne alliance qu'il découvrira des
analogies saisissantes entre l'état
d'Israël et de Juda à l'époque
des rois et celui de l'Italie de son temps.
Tandis que, d'une fine écriture,
il couvre de notes serrées les pages de sa
Bible, peu à peu s'élabore en lui la
conception prophétique qui fait d'un Amos
pris derrière son troupeau ou d'un
Esaïe aux lèvres touchées par le
charbon ardent non seulement le serviteur mais la
verge du Très-Haut. Au cours d'une
carrière trop brève, on retrouvera
bien souvent les traces de cette inspiration
essentiellement biblique.
Les bases de la foi.
Cette inspiration ne lui fera pas
négliger le commerce des philosophes
antiques ou des commentateurs les plus
autorisés. Mais, sans proscrire
l'étude d'Aristote et de Platon si hautement
en faveur au moyen âge, Jérôme a
reconnu chez ses contemporains les fâcheux
effets d'une accommodation constante de la
vérité chrétienne aux
doctrines du paganisme antique. Il veut donc rompre
avec celles-ci et avec une fausse science, pour ne
recourir qu'aux lumières de la seule
Révélation.
Dieu, organisateur et gouverneur du
monde mais aussi père de l'humanité
et son rédempteur suprême, se
communique à l'homme dans les libres
entretiens que l'âme engage avec Lui.
« Celui qui prie », dit-il,
« doit s'adresser
à Dieu comme s'il était en sa
présence, car si le Seigneur est partout, il
est surtout dans l'âme du juste. C'est
pourquoi, ne le cherchons point sur la terre, ni
dans le ciel ni ailleurs :
découvrons-le dans notre propre
coeur... »
Personnalité sainte de Dieu,
d'une part, et, de l'autre, personnalité
déchue de l'homme, telles sont les deux
entités qui, à travers l'histoire, se
sont recherchées et ont trouvé leur
expression providentielle en Jésus-Christ.
Mais la rencontre de ce double
élément, l'humain et le divin, a mis
en évidence la terrible
réalité du péché autant
que la nécessité d'une
rédemption. En Jésus-Christ, Dieu
s'est fait homme afin de pouvoir souffrir, et il
est resté Dieu afin de pouvoir sauver. Il
faut donc haïr le péché qui nous
sépare du Père et du Fils : sa
présence dans l'Eglise est pour celle-ci une
cause d'irrémédiable faiblesse.
D'où, pour le témoin de
Jésus-Christ, le devoir de combattre le mal
avec la dernière vigueur et d'amener le
pécheur à reconnaître en Dieu
son Roi Sauveur.
À résumer ainsi une
pensée qui, en de multiples occasions,
trouvera des formes nouvelles et frappantes, on
sent à quel point elle s'est
dégagée du fatras des doctrines
scolastiques et combien elle a puisé dans la
connaissance des Écritures une victorieuse
solidité. À la comparer à
celle que les Réformateurs du XVIe
siècle ont remise en honneur, qui ne verrait
dans le jeune Dominicain bolonais l'un des
précurseurs, sur ce point, d'une
restauration de la piété personnelle
bâtie sur le contact direct avec Dieu ?
Et cette piété-là
ébranle, dans son principe même, tout
l'édifice de la foi traditionnelle. Un homme
faisant sienne un telle conviction ne pouvait point
ne pas entrer un jour en conflit avec
l'autorité ecclésiastique et surtout
avec l'absolutisme papal.
La dure conquête de
l'éloquence.
Mais, pour exprimer et répandre
une pensée aussi ferme, pensée dont,
à coup sûr, les supérieurs du
jeune moine ne mesuraient pas l'ampleur, encore
fallait-il posséder les dons de la parole.
À Bologne, les Dominicains, ces
prédicateurs militants - les Domini Canes,
la meute du Seigneur - entendaient honorer Dieu par
leur savoir et par leur éloquence. De
l'ancien étudiant de Ferrare, ils voulaient
faire un de leurs bons orateurs. Or, le temps avait
passé depuis l'entrée en religion de
Fra Girolamo. En 1476, il avait prononcé ses
voeux et s'était adonné non seulement
aux exercices spirituels mais encore à
l'étude de la rhétorique
sacrée. Était-il devenu pour cela le
prédicateur jetant sur l'Ordre un lustre
nouveau ?
Ici encore, c'est presque le caricaturer
que le présenter ainsi :
« ... Enfin il va pouvoir
prêcher, annoncer la Parole de Dieu dans les
éclairs et les tonnerres de
l'éloquence. Il verra un peuple
épouvanté courber la tête quand
il décrira les cataclysmes proches, les
terreurs de la fin du monde, les horreurs
éternelles de l'enfer. Ce sera sa grande
revanche de tout ce que la vie lui a refusé
jusqu'alors. Cet homme qu'on a jugé
insignifiant ou ridicule, dont la
société et les femmes n'ont pas
voulu, il va les faire trembler à son tour
et les humilier devant lui, car c'est Dieu qui
parle par sa bouche...
(4) »
Faire de l'ordre d'En-Haut :
« Va, parle et ne te tais
point » une vulgaire revanche
d'amour-propre froissé, quelle
grossière méprise !
On ne saurait pourtant le celer, les
débuts oratoires de Jérôme sont
tout autre chose qu'un succès : sa
prononciation est saccadée, son débit
monotone et sans grâce, ses gestes gauches.
Rien ne paraît annoncer en lui un
maître du bien dire.
Conscient de ses insuffisances, le
frère prêcheur, qu'on sait pas mal
opiniâtre, cherche à fortifier sa
voix, à étudier ses gestes, à
rectifier ses attitudes. Un professeur de
l'université, dont il suit l'enseignement,
déclare que, « S'il veut ajouter
l'éloquence à la philosophie et
à la théologie, il s'attirera
d'éternelles louanges ». Peine
perdue. Les procédés du
rhéteur le rebutent, et
l'élégance profane ne convient en
rien à son tempérament. Au
maître avec lequel il va rompre,
Jérôme signifiera que, retournant
à la Bible, qui seule touche son coeur, il
n'a qu'une ambition : celle de l'expliquer
simplement. Ses passages favoris seront - on en
sait la raison - les véhémentes
apostrophes des prophètes ou les visions
surnaturelles de l'Apocalypse plus que les tendres
homélies de l'apôtre Jean ou
l'argumentation d'un saint Paul. Mais, est-ce
contrainte dans une chaire où si longtemps
ont retenti des discours ampoulés, est-ce
sensibilité trop vive ou volonté trop
tendue, pour réels que soient ses dons et
sincère sa piété, le
Dominicain n'a pas acquis la maîtrise
espérée.
En 1479, après trois
années où, dépassant de
beaucoup ses émules par l'imagination, le
zèle et la vie intérieure, il est
loin de s'être distingué dans le
domaine de la parole, Fra Hieronymo, alors
âgé de vingt-cinq ans, est tout de
même désigné par ses chefs pour
suivre un cours d'enseignement scientifique
à l'université de Ferrare.
Il va, pour la première fois,
revoir sa cité natale et ceux dont il s'est
brusquement séparé.
Installé au couvent de
Sainte-Marie des Anges, Jérôme eut
sans doute plus d'une occasion de rencontrer les
siens. On assure que sa mère n'en manquait
aucune. Mais, durant les trois années qui
suivront, il ne cessera pas de se considérer
comme mort au monde et se vouera plus assidûment
que jamais
à ses devoirs sacerdotaux.
Lors d'une conférence publique
offerte aux Ferrarais, l'un de ses maîtres,
le frère lecteur Bandelli, sut briller
fortement, alors que - comparaison écrasante
- dans une suite de sermons, prêchés
sans doute à l'église San Domenico,
Fra Hieronymo faisait piètre figure. Sans
l'ombre de charité, ses compatriotes se
plurent à souligner le résultat
dérisoire auquel avait abouti le petit-fils
de Michel Savonarole, médecin de la cour. Et
certains jugèrent bon d'observer que les
frères prêcheurs devaient être
bien pauvres en hommes pour recourir à un
aussi médiocre orateur !...
Avec quelque amertume,
Jérôme pouvait donc se demander si
tout ce qu'il avait vécu depuis quatre
années, l'abandon de ses études
médicales, sa fuite et toute sa
préparation au ministère n'avaient
pas été inutiles. Le doute allait-il
entrer dans son âme ?
La revanche.
Par bonheur, un incident de voyage vint
assez opportunément raviver son courage.
Chargé d'une mission à Mantoue, il
descendait en péniche le cours paresseux
d'une rivière, peut-être même
celui du Pô. Plongé, comme à
l'ordinaire, dans ses oraisons, il se trouva
mêlé à un groupe de soldats
qui, insensibles à l'habit autant
qu'à la personne du moine, jouaient et
sacraient sans vergogne. Gaillardises, couplets
grivois, propos de joueurs, bruit de verres qu'on
choque, tous ces divertissements, dans lesquels il
voyait la manifestation du péché,
finirent par troubler sa méditation.
À bout de patience, Jérôme se
leva soudain et apostropha
véhémentement les soudards.
Il est probable que ce visage
émacié, ce corps
décharné, ces yeux jetant des
éclairs ne pouvaient laisser personne indifférent.
La voix
surtout était terrible. Son discours
improvisé fut si chaleureux, si prenant, si
direct, que, saisis par ses appels et rentrant en
eux-mêmes, onze des blasphémateurs
tombèrent à genoux et
implorèrent leur pardon. Pour la
première fois, Jérôme venait
d'assister à un triomphe de sa rude
éloquence. Soustrait à l'ambiance
défavorable de la chaire et du temple, le
prophète n'avait point parlé au
désert. Exemple à
méditer : plus que jamais, il
renoncerait aux fleurs de la rhétorique et
aux citations des philosophes !
Du reste, l'heure n'était point
aux paroles ailées. Toute l'Italie se
trouvait alors sur pied de guerre. Les bandes
armées du Saint-Siège semaient
partout l'effroi, car il s'agissait pour elles
d'assurer des apanages aux nombreux fils naturels
de Sixte IV, ce pape assez vain pour consacrer cent
mille ducats à la seule acquisition d'une
tiare, assez égoïste pour ne songer
qu'à l'avenir des siens, assez fourbe pour
faire décapiter un Colonna à qui il
avait promis la vie sauve, et surtout assez rebelle
à la discipline de l'Eglise pour violer
cyniquement l'un de ses articles essentiels :
la continence.
En cette année 1482, Ferrare
avait lieu de s'émouvoir du châtiment
dont la menaçait la République de
Venise, car celle-ci l'entendait punir de son
attachement à la ville de Florence.
Redoutant que, selon les moeurs du temps, la
cité ne fût prise d'assaut,
incendiée et pillée, les
supérieurs de Sainte-Marie des Anges
s'empressèrent de fermer le couvent et
d'expédier les religieux aux quatre coins du
pays.
De Ferrare à
Florence.
Sans regret, Jérôme dit
adieu à sa ville natale pour rentrer
à Bologne : mais, comme les troubles
politiques y sévissaient
aussi, on décida de l'envoyer en Toscane,
où l'Ordre possédait, dans le
Convento San Marco de Florence, l'un de ses
établissements principaux.
D'une province à l'autre et des
plaines lombardes aux collines arnésiennes,
le contraste ne pouvait manquer de s'imposer,
même à un homme que jusqu'ici la
contemplation de la nature ne semblait point
attirer.
Ferrare, en dépit du lustre
qu'avaient jeté sur elle la maison d'Este et
nombre de familles titrées, était
principalement la cité forte, dressant, sur
les alluvions du grand fleuve, ses remparts de
briques rouges que rehausse un château
quadrangulaire ceinturé de fossés,
flanqué de ponts-levis, encerclé
d'échauguettes et couronné de
mâchicoulis. C'était la place d'armes
avec ses sévérités, où,
chose typique, le Duome même est
défendu par des lions de marbre.
Bologne, siège d'un
archevêché et l'un des quatre grands
centres du savoir au moyen âge, se signalait
par ses tours princières que Dante en
personne a chantées, par ses rues
bordées d'arcades, par sa Loggia dei
Mercanti en style ogival ou par ses multiples
palazzi attestant la prospérité du
commerce et des arts mineurs. Mais, justement
célèbres, ni Ferrare, ni Bologne ne
pouvaient prétendre à la gloire
entourant la cité du Lys rouge.
Rien ne prouve d'ailleurs que cette
gloire ait, en quoi que ce soit, influé sur
la décision de Jérôme. Sa
vocation n'était-elle pas avant tout
d'obéir?
Quittant donc les terres plates et
fertiles de l'Emilie, le moine franchit les cols de
l'Apennin pour gagner la plaine où
s'étalent les flots verts de l'Arno.
Là-bas, harmonieusement couronnée de
coteaux aux pentes adoucies que revêtent de
leur ombre légère le myrte,
l'olivier, le cyprès, Florence l'attendait.
Florence !
Ce nom qui, dans notre langue, suffit
à évoquer les parfums et les
tièdes effluves du printemps à
l'heure où tout embaume et
s'épanouit, ce nom qu'auréole d'un
incomparable éclat l'essor des arts et des
lettres alors à leur apogée, ce nom
par quoi se résume tout un âge de
grandeur et de magnificence, enfin et d'une fois,
ce nom unique et prestigieux ne va-t-il pas
s'opposer - comme le clair s'oppose à
l'obscur - à l'être tout d'une
pièce qui, dans un laborieux effort, a
lentement construit sa rude
personnalité ?
Tout, assurément, concourt
à faire de cette ville, où
désormais il vivra, un lieu de
délectation plus qu'un centre d'apostolat.
Dès qu'il l'aperçut, ceinte de murs
crénelés et hérissée de
ses soixante-huit tours de garde, le contraste dut
s'imposer à lui : c'était autre
chose que les cités connues. Car cette terre
d'élection, « cette coupe
lumineuse », comme l'a justement
décrite l'un de ses admirateurs,
« il semble qu'elle ait été
dessinée à la mesure du regard humain
(5) ».
Et c'est ce regard-là qu'on peut, sous
certains aspects, contester à l'âpre
Dominicain.
Pourtant, il faut s'entendre. À
moins de dénier au descendant d'un
médecin aulique la simple
compréhension des harmonies terrestres et de
lui refuser toute capacité d'émotion
devant ce don du ciel qu'est la splendeur des
choses, qui oserait affirmer que Savonarole resta
froid devant pareil spectacle ?
Des hauteurs de Fiesole, va-t-il, sans
frémir un peu, entrevoir, dans la brume
nacrée du matin, la ville étendue
près du fleuve comme une déité
au bord d'une source fraîche ?
Approchant de plus près, demeurera-t-il
insensible au tableau qu'offrent, se mirant dans
ces eaux calmes et lentes, les façades
ocrées de palais que relient quatre ponts
monumentaux, vivantes artères entre les rives du
fiume ? Et
pourra-t-il toiser d'un oeil indifférent ces
constructions de haut style, si bien soudées
entre elles et si délicatement
coiffées de tuiles aux tons fauves qu'elles
font. corps avec des monuments tels que le
Baptistère ou le Campanile de Giotto ?
Et si, dans un hymne de beauté qui vibre
encore aujourd'hui, tant de chefs-d'oeuvre vont
magnifier devant cet homme le génie de leurs
constructeurs, combien n'est-il pas d'autres
édifices proclamant, par de larges assises,
par leurs fenêtres grillées, leurs
meurtrières et leurs tours de granit,
l'orgueil et la prospérité de
citoyens dont il n'ose ignorer la puissante
influence ?
Plus encore, lui sera-t-il possible,
tout fermé qu'il soit aux pressentiments, de
réprimer une angoisse secrète devant
le Palazzo Vecchio, ce bloc massif et redoutable,
attestant à lui seul la force apparente et
l'instabilité trop réelle d'un
État soumis à de nombreux
assauts ? Bien que lombard et non point
toscan, ignorerait-il les incessantes entreprises
des ennemis de la République et les vaines
émeutes d'un peuple effervescent ?
À la fois troublante et séductrice
mais altière et farouche, telle dut
apparaître au moine ferrarais « la
Florence empourprée et dorée, jaillie
de sa verdure, admirable d'harmonie avec son ciel
et ses collines, la Florence fine et dure, superbe
et triste, couleur de feu et de soleil couchant ...
(6) »
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