Prologue.
- Hé, Girolamo! À quoi
rêves-tu donc? Vas-tu fuir ton prochain? Per
Dio, tu sembles, avec ton air morose, vouloir mener
le diable en terre! Pourquoi, dans
l'allégresse, ne pas défiler avec
nous devant le palais ducal? Songes-y : la jeunesse
n'a qu'un temps!...
À cet appel d'un adolescent
à chevelure blonde, portant, ainsi qu'on le
fait à la confrérie de Saint-Georges,
chausses de couleur et rutilant pourpoint, un autre
adolescent va répondre.
Ses traits un peu lourds s'animent
à peine. Le regard baissé et d'un
geste las:
- Rien de ce que tu m'offres ne
m'attire, murmure-t-il. Ces futilités, je te
les laisse. D'autres désirs me hantent.
N'insiste pas...
- À ton aise, triste songe-creux!
Plonge-toi dans tes grimoires et retourne a tes
patenôtres. Mais, je te le rappelle: Chi
fa l'angelo fa la bestia !...
Aussitôt, quittant la cour de
l'université pour gagner par la via Sienze
deux quartiers différents de la vieille
cité princière, les interlocuteurs se
séparent: l'un court à la fête,
toujours populaire, des Arme di San Giorgio,
l'autre gagne les remparts, où il s'en ira
rêver solitaire.
(1)
Enfance et jeunesse austères.
Une misanthropie précoce
aurait-elle pour raison suffisante, comme le laisse
entendre un brillant auteur contemporain, la
tendance a l'isolement? Peut-elle seule expliquer
le goût forcené de l'étude et,
subsidiairement, l'ardeur d'une vocation
monacale?...
Davantage encore, l'enveloppe
extérieure saurait-elle justifier, a
côté d'un caractère peu
sociable, une nature aux réactions
passionnées, disons même violentes
?
« Laid, d'une laideur agressive et
douloureuse » (ce sont les termes de Marcel
Brion), Girolamo résumait en sa personne une
double hérédité, à la
fois corporelle et morale. De son père,
Nicolas Savonarole, être médiocre et
sans élan, il avait le front bas, les
lèvres épaisses; de sa mère,
née Hélène Buonaccorsi, femme
de coeur et de jugement sain, ce nez busqué,
ce menton proéminent et surtout ces yeux
sombres, d'où parfois semblaient jaillir des
flammes.
Troisième fils de petits
bourgeois originaires de Padoue, moins riches en
ducats qu'en enfants (ils
enavaient eu sept) et qu'on savait
assez entichés d'alliances nobiliaires, le
héros de ce récit,
Jérôme Savonarole, était ne
à Ferrare, le 21 septembre 1452. De son
grand-père paternel, il tenait un goût
prononcé pour les oeuvres de l'esprit;
l'aïeul, en effet, avait été
professeur à l'université et
médecin particulier du duc Nicolas d'Este,
alors souverain sur ce territoire de l'Italie du
Nord. Il entendait que son petit-fils, lui aussi,
suivît les disciplines que portèrent
si haut Hippocrate et Gallien et, par sa vive
intelligence, jetât sur la famille un lustre
que ne semblaient guère assurer ses
frères aînés moins bien
doués ou plus indolents.
Jusqu'à l'âge de seize ans,
Jérôme, enfant grave et
concentré, n'avait point
résisté aux visées familiales.
Mais, à vrai dire, la philosophie l'attirait
plus que l'art médical. Timide, studieux, on
l'avait vu grandir parmi les livres et se
mêler rarement aux jeunes gens de son
âge. Une sagesse instinctive et peu commune,
doublée de réserve a l'égard
du monde et de défiance pour ses plaisirs,
lui faisait rechercher le recueillement des
églises ou la tranquillité des
champs.
Ferrare, dans la plaine que
féconde le Pô, est environnée
de campagnes fertiles, habilement
distribuées en enclos où poussent
blés et maïs. Ce sont, à
l'entour, des terres basses qu'encadrent les vignes
accrochées aux troncs d'arbres. Des sentiers
les traversent, favorables aux longues promenades
auxquelles se plaisait l'adolescent épris de
solitude. Un autre livre que celui de la nature le
fascinait aussi: la Bible, où son
imagination fulgurante et son coeur avide de
réalités trouvaient leur
aliment.
Lorsque mourut l'aïeul, qui avait
su lui communiquer sa piété vivante
et son goût du savoir, le moment vint de
songer aux études supérieures. Sans
posséder l'éclat de
Bologne, son ancienne et très illustre
voisine, l'université de Ferrare ne manquait
pas de maîtres capables. Mais l'on s'y
complaisait aux viandes creuses de la scolastique,
et les rivalités du corps professoral ne
présentaient aucun attrait pour l'âme
ardente du jeune étudiant. Bientôt
déçu, voire écoeuré par
un enseignement superficiel et désuet, de
plus atteint momentanément dans sa
santé, Jérôme ne tarda pas
à délaisser les auditoires de lettres
et de sciences.
Pour aider à son
rétablissement et chasser une humeur quelque
peu chagrine, on lui conseilla de se distraire. Et,
certes, les occasions ne lui manquaient pas: on l'a
vu tout à l'heure! Des fêtes
somptueuses auxquelles se plaisait la famille
régnante - les Borso d'Este - portaient au
loin la réputation de Ferrare. Cette ville
aux larges artères, où s'alignent
encore bien des palais célèbres,
telle la maison des Diamants ou celle du Paradis
qu'habita l'Arioste, se piquait d'être un
centre de culture et d'élégance.
Siège d'une cour assez dissipée qui
faisait de la Schifanoia, château de
plaisance de la maison ducale, un lieu de
divertissements raffinés, la petite capitale
offrait à la jeunesse tout ce qu'il faut
pour s'étourdir - et aussi pour se perdre.
Conduit au palais par des parents qui souhaitaient
trouver pour lui quelque emploi à la cour,
Jérôme fut violemment rebuté
par la dissipation dont il était
témoin et froissé par le
déploie, ment d'un luxe à ses yeux
inutile et coupable. Il refusa d'y retourner.
D'ailleurs, conscient de sa gaucherie et
paralysé par une invincible timidité,
il possédait si peu d'amis qu'il n'eut
même pas à subir leurs
entraînements.
Sa seule passion était la
musique, son compagnon préféré
le luth.
Mais, a cet âge, le coeur
s'éveille et, du fait même qu'il ne
s'est pas dispersé, imprime à ses
affections des violences
inattendues. Sans transition, le solitaire inclina
à la sociabilité, on peut même
dire à la tendresse.
Un jour, de l'autre côté de
la rue où se dresse encore, solidement
construite en briques rouges, la Casa
Savonarola, Jérôme remarqua,
derrière les grilles de sa fenêtre,
une adolescente en fleur. On la disait
exilée de Florence avec son père, le
comte Robert, membre de l'illustre famille des
Strozzi; elle n'était d'ailleurs que sa
fille naturelle. Des conversations furent
engagées. Des sourires
s'échangèrent. Peu a peu naquit un
sentiment qui, de l'étudiant gauche et
farouche, fit un amoureux passionné.
Toujours entier, toujours impétueux,
Jérôme crut le moment venu de
prétendre à la main de
l'étrangère. Certain soir, de son
poste de guet, il déclara sa flamme à
Laodamia et lui offrit de la conduire all'altare. Mais, d'un
geste plein de
dédain, l'orgueilleuse enfant fit
aussitôt comprendre l'impossibilité
d'une alliance entre une famille comtale et celle
qui sentait encore la roture:
- Une Strozzi peut-elle s'unir à
un Savonarole?...
- Et toi, t'imagines-tu qu'un Savonarole
permettrait à l'un des siens
d'épouser une bâtarde? riposta, avec
plus de colère que de logique, l'amoureux
éconduit.
Et, dépité de voir
s'écrouler son rêve,
Jérôme referma violemment les battants
d'une fenêtre sans volets.
... Ce fut la fin de l'idylle.
L'adieu au siècle.
Pas plus qu'à la laideur, il ne
faut attribuer à une déconvenue
sentimentale l'orientation de toute une
carrière. Jérôme repousse par
sa belle en éprouva du chagrin, certes !
Mais une passion plus durable allait naître
dont les racines apparaissent déjà.
Puisque ni la science ni l'amour ne
l'avaient satisfait, un autre domaine ne lui
était-il pas réservé ?
Trouver enfin la paix intérieure, comme,
avant lui, l'avaient trouvée un Saul de
Tarse ou un saint Augustin, telle serait sa
destinée. Semblable paix ne s'acquiert qu'au
prix de durs combats : on peut donc imaginer
les alternatives de découragement et
d'espoir, les soupirs de mélancolie et les
irrépressibles élans qui se
succédaient en son âme.
Avec la musique, la poésie devint
son refuge. Un poème, la Faillite du
Monde, révèle ses sentiments sur
l'universelle corruption :
- ... Une espérance au moins me reste
- Dans un monde meilleur, on verra clairement
- Ceux dont l'âme était fière et dont le noble élan
- Les emportait très haut...
Par malheur, aux aspirations de cette nature ardente s'opposaient toutes les tendances du siècle, toutes ses turpitudes :
- Questo mondo pien d'inganni
- Pien di vizi e pien di fraude...
écrivait-il encore sous la forme
poétique chère aux adolescents.
Jérôme stigmatisera donc
ces mensonges, ces vices et ces fraudes dans un
autre traité intitulé,
celui-là, le Mépris de ce
Monde :
« ... Étudiez-vous la
philosophie et les beaux-arts ? Vous ferez
figure de rêveur ! Vivez-vous chaste et
modeste ? Vous passerez pour un
imbécile ! Êtes-vous pieux ?
C'est que vous êtes malhonnête.
Mettez-vous votre foi en Dieu ? Alors vous
n'êtes qu'un simple d'esprit. Pratiquez-vous
la charité ? Vous n'êtes qu'un
efféminé !... »
Chaque jour s'accentuait cette radicale
opposition entre ceux qu'emporte le train d'ici-bas
et ceux qui veulent suivre le maître doux et
humble de coeur.
« L'irrésistible
désir d'une patrie céleste
brûlait dans mon âme »,
écrira-t-il plus tard. « Je
résolus de servir notre Seigneur
Jésus-Christ
exclusivement... »
Les pressants appels d'un moine augustin
entendus en 1474 à Faenza, petite
cité romagnole, devaient affermir encore
cette résolution.
« Sors de ton pays, abandonne
ta maison, ta patrie et tout ce que tu
as... », tel était le texte
développé par le prédicateur.
Et cette vocation assignée par Dieu à
Abraham, le jeune homme devait se l'appliquer
étroitement à lui-même.
Cependant, il n'osait encore parler aux siens de
rompre avec le siècle. La crainte de les
affliger, le déclin de l'aisance familiale,
des inquiétudes au sujet d'un frère
plus jeune, autant de raisons pour ajourner un
dénouement qu'il jugeait irrévocable.
Donna Elena seule le pressentait, instruite par ces
intuitions telles qu'en ont les mères
aimantes. Certain soir, où, dans la chambre
silencieuse, son fils cherchait apaisement
auprès de son luth, une vibration
particulière des cordes et de sa voix
révéla brusquement le travail qui
s'était fait en lui :
- Mon fils, s'écria-t-elle, ton
chant semble être le signal de la
séparation !...
Le lendemain, fête de la Contrade qui,
aujourd'hui encore, par ses
brillantes cavalcades, met Ferrare en liesse,
tandis qu'au son des cloches
déchaînées et à la fauve
lueur des feux de joie, sa famille se mêlait
à la foule enthousiaste,
Jérôme, resté seul au logis, en
disparut sans bruit.
Les raisons d'un départ.
Le troisième jour seulement, une
lettre. Elle venait de Bologne, où le jeune
homme s'était rendu à pied pour solliciter, à titre
de
simple novice, son admission au couvent des
Dominicains.
« ... Cher et honorable
père », écrivait-il,
« Je sais que vous souffrez grandement de
mon départ ; je sais que je vous ai
blessé en m'en allant si secrètement
et, pour ainsi dire, en m'enfuyant loin de
vous ; sachez aussi que tels étaient
mon chagrin et mon désespoir de me
séparer de vous que, si je les eusse
montrés avant de m'éloigner, mon
coeur se serait brisé et que j'aurais
été empêché
d'agir... »
À cet aveu, on devine une
âme sensible, et non l'être âpre
et dur que certains croient pouvoir
dénoncer. Un motif impérieux lui
était apparu, l'obligeant à surmonter
de justes scrupules :
« La raison qui me pousse
à entrer en religion est celle-ci :
d'abord la grande misère du monde,
l'iniquité des hommes, la concupiscence, les
adultères, les brigandages, l'orgueil,
l'idolâtrie, les blasphèmes cruels qui
ont tant avili le siècle qu'on ne saurait
trouver un seul homme de bien... Résolu
à vivre comme une créature
raisonnable et non comme une bête parmi les
pourceaux » (certains ont traduit :
comme une vache parmi les cochons), « Je
n'ai plus pu souffrir la méchanceté
des peuples aveugles d'Italie. C'était
là, en ce monde, ma douleur la plus
grande... »
Pareille décision n'est ni un
abandon ni un acte de lâcheté. Face au
péché de ses frères, cet
homme, aujourd'hui majeur (il vient d'avoir
vingt-deux ans), se sent appelé à une
réparation efficace par la prière et
par l'action.
« Notre Seigneur a
daigné faire de votre fils un de ses
chevaliers militants. N'est-ce point, mon
très cher père, un grand honneur que
d'avoir un fils au service de
Jésus-Christ ? ...
(2) »
Et comme, en dépit de ce
zèle pour le ciel, il n'oublie pas ceux
auxquels il doit tout :
« Il ne me reste plus
qu'à vous demander, en tant qu'homme, de
consoler ma mère, et à laisser mes
frères et soeurs à vos bons soins. Je
vous conjure de me donner tous deux votre
bénédiction et je prierai toujours
avec ferveur pour le salut de vos
âmes... »
Puis, signalant à son père
un manuscrit « laissé
derrière les livres qui sont rangés
près de la fenêtre »,
Jérôme précise encore la
position qui désormais sera la sienne et
veut en quelque sorte exposer le programme de sa
vie. Comparant les cités qu'il connaît
à Sodome et à Gomorrhe, le voici qui
s'exclame :
« ... Il n'y a point de juste,
pas même un seul ! C'est aux enfants en
bas âge et aux femmes de basse condition de
nous instruire : seuls, ils ont
conservé une ombre d' innocence.
« Les bons sont
opprimés et la nation italienne est devenue
semblable aux Égyptiens qui tenaient le
peuple de Dieu dans la servitude.
Déjà les disettes, les inondations,
les maladies et d'autres signes nombreux
présagent les fléaux à venir
et annoncent la colère de Dieu.
« Ouvre, ô Seigneur,
ouvre de nouveau un passage à travers les
eaux de la Mer Rouge et, dans les flots de ta
fureur, daigne engloutir tous les
impies !... »
Dira-t-on que déjà
s'annonce comme vengeur de Dieu celui que le
spectacle de l'universelle corruption a conduit
à rompre avec la communauté des
hommes ? Non, mais un sentiment d'amertume,
assez courant chez les jeunes qu'a
déçus le train de ce monde, semble,
pour l'instant, dominer sa pensée.
Soumis à son destin, mais
incapable de comprendre de telles aspirations, de
plus, déconcerté d'un aussi brusque
parti, Nicolas Savonarole annota de quelques mots
le traité du Mépris du Monde
que lui avait légué le fils
disparu :
« Il me laisse à moi,
son père, pour mon réconfort, les
exhortations ci-jointes... »
Puis, en face de la date de naissance de
Jérôme - 21 septembre 1452 -, il
inscrivit avec soin celle du 25 avril 1475, car
elle marquait la fin d'une vie familiale, au cours
de laquelle il n'avait discerné ni les
besoins ni l'envol d'une nature passionnée
d'idéal.
Quant à Donna Elena, on la vit,
des années durant, pleurer la perte de ce
fils qu'elle se reprochait de n'avoir su garder.
Longtemps inconsolables, ces parents au jugement un
peu court poursuivront de leurs doléances
celui qui vient de rompre avec eux tout lien.
Jusqu'au jour où, crainte de se sentir
ébranlé dans sa vocation, Girolamo
leur écrira avec une dureté
voulue :
« Aveugles que vous
êtes ! Pourquoi pleurer, pourquoi vous
lamenter ? Alors que vous devriez
réagir et exulter, vous ne faites que me
gêner. Que puis-je vous dire, si vous vous
affligez, sinon que vous êtes mes pires
adversaires !... Avec l'Écriture, je
vous déclare : Éloignez-vous de
moi, vous tous qui faites le
mal !... » Discedite a me omnes
qui operamini iniquitatem...
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