L'orage différé.
Au moment où le niveau spirituel
semble s'être élevé si haut,
des complications d'ordre économique et
financier vont peser de tout leur poids sur la
marche de l'État et paralyser l'essor d'un
mouvement tel que dès longtemps le monde
n'en a connu de semblable.
Famines à la campagne, pluies
incessantes détruisant les récoltes,
dépréciation des valeurs publiques,
faible rendement des impôts, grèves
même, tout s'unissait pour compliquer la
tâche de magistrats obsédés par
les soucis d'argent. Pis encore, conséquence
d'une surpopulation anormale, l'ennemi de toujours,
la peste, allait montrer à nouveau sa face
hideuse et redoutable. Tant
d'événements fâcheux ne
pouvaient que semer la panique. On dut recourir
à des prières publiques et faire
circuler derechef l'image miraculeuse de la madone
de Santa Maria, dite lmpruneta, qu'on
invoquait de
préférence à l'occasion des
calamités.
Mais rien ne réussissait à
calmer l'anxiété croissante. Par
surcroît, les opérations militaires
étaient fort peu brillantes. Pise cessait de
se défendre, et Livourne, qui servait de
port à Florence, venait d'être
assiégée par la Ligue. En
désespoir de cause, la Seigneurie fit appel
à Charles VIII, auquel, en guise de cadeau,
on dépêcha, à dos de mule, deux
lions de la République. Mais, rentré
dans ses États de France, que pouvait donc
le roi pour ses amis florentins ? Au lieu
d'une nouvelle expédition que souhaitait la
cité du Lys, ce furent des Impériaux
et des Milanais qui, conduits par Maximilien,
vinrent renforcer le siège de Livourne
tandis qu'une flotte vénitienne bloquait la
ville du côté de la mer.
Des espions habilement stylés ne
manquaient pas d'exciter en sous-main la population
contre le gouvernement fratesco, qui
refusait d'écouter Sforza ; dans la
ville même, les Arrabbiati ne
cessaient d'intriguer contre Savonarole, âme
de la résistance. Et Ludovic ameutait
sournoisement la foule en faisant circuler contre
le Frate des lettres au roi de France que
jamais il n'avait écrites.
Il fallut, pour rendre confiance au menu
peuple, que, sortant de la retraite qu'il
s'était imposée depuis quelques mois,
le Prieur remontât en chaire au cours de
l'automne de 1496. Soucieux d'agir avant tout sur
les âmes, il n'hésita pas à
proclamer que seul le ressort moral permet un
redressement des situations les plus
graves :
« D'abord »,
déclara-t-il, « il faut retourner
à Dieu et abandonner toute pensée de
changer le gouvernement ou de vous rendre à
l'ennemi. Il faut nous aider
nous-mêmes ; il faut prêter
à la ville tout l'argent que vous pourrez et
le prêter gratis. Et, finalement, je vous le
dis, unissez-vous et abandonnez vos discussions. Si
vous faites une véritable union, écoutez ce que je
vous dis : je gage mon froc que nous
dérouterons nos
ennemis !... »
(61)
Comme pour confirmer aussitôt
cette promesse, un messager survint au milieu de la
procession, brandissant un rameau d'olivier. Il
annonça que, forçant le blocus de
Livourne, des vaisseaux de France avaient
amené des hommes et du grain.
Aussitôt, visages de s'éclairer et
cloches de sonner à la volée. En
proie à une joie frénétique,
beaucoup criaient au miracle et en attribuaient
tout le mérite au Prieur. « Les
sermons du Frère nous ont encore
sauvés », disaient-ils.
Mais Jérôme n'était
point homme à se contenter d'un
succès facile. Pour lui - non sans raison -
la faiblesse de Florence provenait de sa
résistance aux réformes qu'il
demandait. Tant de maux accumulés, la
guerre, les épidémies, la
misère générale,
n'étaient-ils pas un appel pressant à
rompre avec le péché ?
Grâce à l'ascendant qu'il conservait
sur la Seigneurie où dominait encore le
parti des Frateschi, le Prieur obtint d'elle
d'énergiques mesures. Fermeture des
tavernes, suppression des courses, interdiction des
danses, poursuites contre les joueurs
invétérés, expulsion des
femmes de mauvaise vie, - rien ne fut
négligé pour purifier une cité
que ses princes et le goût de la vie facile
avaient singulièrement avilie. Le
jeûne fut renforcé, de même que
l'observation du dimanche.
- « Carême sans
fin ! » grognaient les
mécontents.
On ne peut mettre en doute que, parmi
les restrictions imposées au peuple par la
main de fer d'un tyran ou grâce à la
parole enflammée d'un prophète, l'une
des moins acceptables à la longue est celle
des distractions et des fêtes. Ce n'est pas
sans raison que, pour consoler la plèbe de
ses servitudes, les empereurs romains avaient
adopté la maxime : Panem et
Circenses !
Sans abuser des citations ni revenir
indûment sur le passé, rappelons
cependant la manière à la fois
inflexible et pittoresque dont usait Savonarole
pour obtenir des Florentins les renoncements qu'il
jugeait indispensables.
Aux femmes, il avait demandé
d'abandonner leur luxe et leurs parures - bijoux,
diamants, décolletages ou vains oripeaux -,
afin que leurs dépenses mieux
ordonnées contribuassent à la
prospérité de la
République.
De la jeunesse, il avait sans peine
obtenu que ses divertissements
désordonnés et brutaux fussent
remplacés par des besognes utiles.
Mais des hommes - ces maîtres de
la cité - il avait beaucoup (peut-être
trop) exigé en les frappant dans leurs
habitudes, pour ne pas dire leurs faiblesses.
Le jeu notamment - ce fléau qui,
comme l'hydre de Lerne, semble pousser en
excroissances morbides toutes les fois qu'on le
retranche sur quelque point -, le jeu avait
été l'objet de toutes ses
remontrances. Un peu naïvement, il
s'était flatté de le remplacer par le
tir à l'arc et il voulut substituer aux
enjeux des récompenses en nature. On ne fit
que sourire. C'est donc à coups de
décrets qu'il cherchait à endiguer le
flot - et encore ! Quant aux moeurs trop
libres, on sait qu'il est difficile de les
refréner sans recourir aux sanctions.
Aussi n'avait-il pas, si l'on peut ainsi
parler, mâché ses mots devant le
peuple et ses magistrats :
« Exposez donc toutes les
courtisanes en un lieu public et conduisez-les au
son des trompettes.
- « Oh ! père
(faisait-il dire à ses contradicteurs
fictifs), il y en a tant que ce serait bouleverser
toute une ville.
- « Eh bien ! commencez
par une ; vous irez ensuite aux autres et si
vous ne leur donnez pas la chasteté, vous
leur imposerez du moins la
réserve !
« Punissez les joueurs, car,
sachez-le bien, on joue encore. Faites en sorte,
Magnifiques Seigneurs, qu'on ne joue dans les rues
à aucun jeu, ni
petit, ni grand. Si vous trouvez un citoyen qui
joue cinquante ducats, envoyez lui dire : La
commune a besoin de mille ducats ; il faut que
tu les lui prêtes...
« Faites percer la langue
à tous les blasphémateurs. Saint
Louis, roi de France, faisant cautériser les
lèvres à un blasphémateur,
disait : - je m'estimerais heureux si,
à ce prix, je pouvais, de ces
êtres-là, débarrasser mon
royaume.
« Supprimez aussi les
danses : ce n'est pas le temps de danser
maintenant. Exigez qu'à six heures du soir
les cabarets soient
fermés... »
Quoi d'étonnant si de telles
prétentions heurtaient dans leurs
intérêts et froissaient dans leurs
goûts la plupart des citoyens d'une ville
où la tyrannie politique des Médicis
n'avait pu être acceptée qu'au prix
d'une extrême liberté des moeurs.
On ne touche jamais à ces choses
(pensez aux lois somptuaires de Calvin, et plus
tard aux réformes du puritanisme ou à
la prohibition américaine !) sans
éveiller aussitôt les sourdes
menées des uns et la colère des
autres (c'est-à-dire ceux qui n'entendent
pas brider leurs passions), sans attiser surtout le
désir de vengeance des êtres
lésés, - bref, sans provoquer
l'aboiement des chiens à qui l'on arrache un
os.
De plus, à ouïr trop souvent
les mêmes reproches, les oreilles se lassent
et le coeur se ferme. Le prédicateur du
Dôme n'était point sans en avoir
conscience :
« Prêche à ces
hommes tant que tu voudras »,
s'écriait-il avec quelque amertume,
« ils ont pris l'habitude de bien
entendre et de mal agir !... Ainsi, peuple de
Florence, tu t'es accoutumé à cet
appel réitéré : fais
justice ! Mais tu deviens semblable à
la corneille qui habite les campaniles : quand
elle entend le son de la cloche pour la
première fois, elle a peur. Mais lorsqu'elle
s'est habituée au bruit, tu peux sonner tant
que tu voudras, elle reste sur la cloche même
et elle n'en bouge plus !... »
On ne pouvait mieux caractériser
certaines apathies.
Outre cela, les difficultés
économiques du moment fournissaient aux
adversaires du Frate un argument
nouveau.
Les vents d'automne avaient pu disperser
la flotte vénitienne et délivrer
ainsi Livourne. Mais le blé n'en
était pas moins rare, et c'est les
boulangers que, pour lors, on assiégeait.
Nombre d'échoppes ou d'étalages
étaient clos. La misère augmentait.
La maladie peuplait les hôpitaux. Bousculades
et émeutes allaient se multipliant. On
pillait le marché aux grains et, lorsqu'on
recourut aux distributions gratuites, des femmes
moururent étouffées dans la violence
des bousculades.
À tout prix, il fallait soulager
ces détresses.
Alors, pour pouvoir dispenser des
secours, la Seigneurie dut réduire le
traitement des fonctionnaires, élever le
taux de l'impôt et exiger des clercs un
emprunt. Voulant éviter le reproche de
mesures arbitraires, elle crut, sur le conseil de
François Valori - cependant partisan et ami
du Frate - pouvoir apaiser le peuple et
dissiper ses griefs en abaissant de vingt-neuf
à vingt-quatre ans l'exercice du droit de
vote.
Imprudente mesure ! Les
mécontents ne se recrutaient-ils pas avant
tout dans la jeunesse dorée qu'on avait
sevrée de réjouissances ?
C'était lui donner l'occasion
d'élever de nouvelles exigences. Se joignant
donc aux Arrabbiati, ces partisans de la vie
libre si bien nommés les Compagnacci
ou plus exactement les Mauvais Compagnons -
invectivaient avec force contre les Piagnoni
- les geignards - et ce qu'ils appelaient
« la dictature du Frate ». Savonarole s'empressa de
protester contre une décision dont il voyait
clairement les dangers :
- « Peuple ingrat, Dieu vous a
donné ce Grand Conseil, et vous voulez le,
détruire en y introduisant les ennemis du
pays !... »
Mais le mal était fait et la
protestation fut vaine.
L'autodafé des
vanités.
Par un acte d'énergie qui, du
même coup, deviendrait un symbole, le Prieur
voulut à la fois rassurer ses partisans et
ramener le débat sur son terrain
favori : la réforme des moeurs.
À la veille du carnaval de 1497,
dont les « Enragés »
profiteraient sans doute pour battre en
brèche les restrictions
détestées, Fra Girolamo, reprenant un
projet qu'il mûrissait dès longtemps,
réunit ses cohortes de jeunes et leur
demanda de quérir, de porte en porte, toutes
les « frivolités » dont
s'embarrassait encore un peuple ami du plaisir.
Statues trop évocatrices, bustes de
divinités païennes, livres impies,
masques de bouffons, parures ou perruques, tout
devait être ramassé en vue d'un
formidable bûcher que surmonterait le
simulacre habituel de « Sa Majesté
Carnaval ».
Ce que, trois ans plus tôt, il
n'avait pu obtenir de l'archevêque de
Florence, ni surtout du plein gré de ses
concitoyens, son autorité demeurée
grande encore l'obtint d'une population
relativement docile. Comme en Espagne, mais sur un
plan différent, un auto da fé
aurait lieu. Il fallait, disait-il, « un
sacrifice en l'honneur de Dieu ». Il eut
lieu le 7 février.
Tout le butin conquis par la jeunesse
fut entassé sur la Piazza, et le
bûcher s'éleva en forme de pyramide.
À la base étaient les bonnets de
folie, les fausses barbes, les vêtements
carnavalesques, en un mot tout l'attirail de
circonstance ; au-dessus venaient les livres
proscrits, parmi lesquels non seulement les auteurs
licencieux de l'époque, mais des
poètes légers de l'antiquité
tels qu'Ovide ou Anacréon ; puis les
ornements et objets de toilette des femmes,
pommades, parfums, miroirs, cheveux postiches et
autres
« vanités » ; plus
haut encore, les tables de jeu,
les dés, les cartes, les trictracs ;
enfin, au sommet, des toiles ou des sculptures dont
les sujets ou l'attitude étaient tenus pour
déshonnêtes.
En dépit des Arrabbiati,
ce fut devant une foule immense que la flamme
dévora ce magma confus, tandis que l'air
vibrait du son des hymnes enfantines, des
trompettes et de la voix des cloches.
On a maintes fois crié au
vandalisme et déploré la perte de
prétendus chefs-d'oeuvre. De bons juges, peu
portés d'indulgence pour le Frate,
assurent qu'il n'en fut rien. Dédaignant
l'offre d'un Juif vénitien qui, du tout,
avait inutilement proposé vingt-deux mille
florins, les magistrats frateschi firent
exécuter un portrait de ce marchand trop
ingénieux et s'arrangèrent à
le placer parmi ceux qu'on devait livrer aux
flammes. Quant aux artistes eux-mêmes - et
l'on sait si leur nombre était grand
à Florence -, ils ne se
scandalisèrent nullement de ce Bruciamento delle Vanilà.
Roeder,
qu'on ne peut accuser de complaisance à
l'égard de Savonarole, assure
« qu'en dehors des exemplaires de Boccace
ou du Morgante et peut-être d'une
poignée de dessins d'académie de
Baccio della Porta, on ne connaît rien
d'essentiel qui ait été
détruit. Parmi toutes les accusations que
les adversaires du Dominicain portent encore contre
lui, celle de vandalisme compte pour peu ou pour
rien
(62)... »
D'ailleurs, en achetant deux mille
florins pour le couvent de Saint-Marc une
collection de manuscrits provenant de la
bibliothèque des Médicis, le Prieur
n'avait-il pas donné la preuve que de
l'ivraie il savait pourtant distinguer le bon
grain ?
Un nouveau bref du Pape.
Pendant ce temps, à Rome, de
graves décisions s'élaboraient
lentement. Les flèches acérées
du Frate contre la
cour
papale avaient fini par atteindre au vif celui
qu'elles visaient sans conteste.
À vrai dire, la nature sensuelle
et indolente d'Alexandre VI ne le portait pas
d'instinct aux actes d'autorité.
Assuré de l'orthodoxie du Prieur et
médiocrement sensible à ses
aspirations vers une éthique
épurée, il s'était, en bon
administrateur, davantage préoccupé
de ses idées politiques et de son opposition
à la Ligue que patronnaient Milan et les
États de l'Eglise. Ayant grand besoin qu'on
jetât le voile sur son indignité, le
Borgia régnant sur l'Eglise demandait avant
tout que fût oublié ce qu'on a
appelé « son insatiable
appétit de femmes et de
richesses » (63). Or, on vient de voir
si, sur ce point, Fra Girolamo se montrait
tolérant ! Ses fulminations incessantes
ne visaient pas seulement les libertins de Florence
mais celui que, scandale inouï, on avait
placé au sommet de la hiérarchie
catholique.
Pour indulgent qu'il fût sur tant
d'articles essentiels, le Pape n'en ressentit pas
moins le feu des traits lancés par le moine
audacieux.
Une réaction était
inévitable.
À titre d'avertissement - on se
le rappelle - un premier bref était parti de
Rome, le 8 septembre 1496, abolissant l'autonomie
du couvent de Saint-Marc : on avait
placé celui-ci sous une nouvelle juridiction
contrôlée par le Saint-Siège.
Et les termes mêmes qu'employait la Curie ne
témoignaient d'aucune bienveillance. Il
était question là « d'un
certain Fra Girolamo, ami des nouveautés et
propagateur de fausses doctrines... » Le
coup était dur. Il fut accusé par le
Prieur, qui - dès le 29 du même mois -
donna libre cours à son ire « sans
crainte des menaces et des excommunications, mais
en bravant la mort plutôt que d'accepter ce
qui serait poison et damnation pour
l'âme ». La suite de sa riposte
intitulée : Apologie pour la Congrégation
de
Saint-Marc est une préfiguration
réelle de l'attitude que, trente ans plus
tard, devaient adopter les
Réformateurs :
« Quand les ordres
supérieurs répugnent à la
conscience », déclarait-il,
« il faut d'abord résister et
humblement les corriger - ce que nous avons fait.
Mais si cela ne suffit pas, alors il faut imiter
saint Paul qui, en présence de tous, sut
résister en face à
Pierre... »
L'allusion était claire et Rome
n'eut pas de peine à la saisir. Soulignant
un affront que, dans son laisser-aller habituel, le
Pape aurait peut-être admis tacitement, les
adulateurs qui s'agitaient autour de lui
réclamèrent un blâme
énergique. Le bruit en parvint aux oreilles
du Frate, lequel, avec une
témérité peut-être
excessive, semblait multiplier les pointes au cours
du carême de 1497.
« Apportez-la, apportez-la,
votre excommunication et sur un fer de lance.
Ouvrez-lui toutes grandes les
portes !... » s'écriait-il
dans un de ses célèbres sermons sur
Ezéchiel (64).
À défaut de
l'excommunication un second bref était parti
le 16 octobre mais sans avoir plus d'effet, car les
turpitudes romaines dont le bruit parvenait
au-dehors ne pouvaient qu'exciter encore ses justes
colères :
« Viens, Église
perverse. Écoute ce que le Seigneur te
dit : je t'avais donné de beaux
vêtements et tu les as convertis en idoles.
Tu as prostitué les vases sacrés
à l'orgueil, les sacrements à la
simonie. Tu es devenue dans la luxure une
courtisane effrontée. Autrefois tu avais
honte de tes péchés ; maintenant
tu ne sais Plus rougir. Tu as ouvert au vice un
asile public, tu as construit en tous lieux des
maisons de débauche. Quiconque a de l'argent
entre et fait ce qu'il veut. Quiconque cherche le
bien est chassé... Ainsi, ô
Église prostituée, tu as
étalé ta dépravation devant
l'univers entier et ton souffle empoisonné
est monté jusqu'au ciel... »
Jetant ses regards au dehors et se sachant
compris ailleurs, Savonarole se plaisait à
compter sur des concours efficaces :
« ... Vous imaginez-vous que
nous soyons seuls, qu'il n'y ait pas dans d'autres
lieux des serviteurs de Dieu ?
Jésus-Christ en a beaucoup. Ils sont
nombreux en Allemagne, en France, en Espagne et
pleurent silencieusement sur les souffrances de
l'Eglise. Ils remplissent les villes et les
châteaux, les villages et les couvents. Ils
envoient des émissaires pour me parler
à l'oreille, et le leur
réponds : - Tenez-vous cachés
jusqu'à ce qu'il vous soit dit :
Lazare, sors ! Lazare, veni foras ! Je
reste ici parce que le Seigneur m'y a placé
et l'attends qu'il m'appelle. Alors, le parlerai
d'une voix forte, qui sera entendue de toute la
chrétienté et qui fera trembler le
corps de l'Eglise, comme la voix de Dieu fit
trembler le corps de Lazare.
(65) »
Prévoyant bien que de telles
déclarations devaient lui valoir les foudres
du Saint-Siège, l'intrépide, et
peut-être imprudent orateur ne laissait pas
d'entrevoir et presque de braver
l'excommunication.
Mais, plus accessible, on l'a vu, aux
motifs politiques qu'aux raisons religieuses, le
Pape entendait manoeuvrer sur son terrain de
prédilection. S'il pouvait amener Florence
à se rallier à sa Ligue nettement
hostile aux Français, rien ne ferait tort
plus grand à l'autorité de ce
Dominicain que, dans un moment de mauvaise humeur,
Alexandre VI avait qualifié de
« sac à
paroles »...
Or, un danger de plus menaçait la
cité du Lys. Pierre de Médicis
s'était établi à Rome
auprès de son frère le cardinal et,
bien que son inconduite le disqualifiât aux
yeux de tous, on le vit, en avril, se
présenter devant Florence à la
tête de treize cents mercenaires.
À ce moment aussi, le roi de
France, qui paraissait soutenir les revendications
de Pierre, fit mine de marcher sur la cité
du Lys.
À cette nouvelle, le peuple
florentin s'alarma. Comme le dit l'historien Jacopo
Nardi, on eut sous les yeux un surprenant
spectacle : en quelques heures, hommes et
enfants furent armés ; la ville se
remplit de vivres et d'armes ; dans les
villages, on leva onze mille fantassins qui furent
munis de cuirasses ; on pourvut de pierres
toutes les tours, on barricada portes et rues. Et,
chose rare, en même temps qu'ils
procédaient à cette levée en
masse, les Piagnoni (ces
« pleurnicheurs » qui, selon
les Arrabbiati, n'étaient bons
qu'à marmotter des Ave Maria) assistaient
aux offices et ne négligeaient pas les
prières publiques.
Du haut de sa chaire, le Prieur les
exhortait avec vigueur :
« Adressez à Dieu des
prières », s'écriait-il
dans l'un de ses sermons sur les Psaumes,
« sans renoncer aux précautions
humaines. Aidez-vous vous-mêmes par tous les
moyens possibles et le Seigneur sera avec vous...
Si vous demeurez unis, la victoire vous
appartiendra quand bien même le monde entier
serait contre vous... »
Fort heureusement, les portes
demeurèrent closes. Une fois de plus,
Pièro le triste sire n'eut qu'à
tourner casaque.
La fin de sa vie fut d'ailleurs
lamentable : l'immense fortune
commencée par Sylvestre, augmentée
par Cosme et portée à son
apogée sous Laurent, s'était peu
à peu dissipée. Paresse, large
chère, incessantes beuveries et
débauche constante, il n'en faut pas
davantage pour épuiser le plus gros des
trésors. Après s'être
brouillé avec son frère, Pièro
retomba dans la fange et n'en put plus sortir.
Ainsi finissait une dynastie dont l'éclat ne
faisait qu'un avec celui de Florence
même.
L'alerte créée par
l'absurde équipée avait suffi
à déchaîner les colères
d'un peuple qui prétendait rester libre. Arrabbiati, Bigi
et Frateschi,
tous les partis entrèrent en
ébullition, et, comme les premiers
entendaient profiter des
circonstances pour se débarrasser aussi du
Prieur, une manifestation d'hostilité fut
ourdie pour la fête de l'Ascension (4 mai
1497), jour où il devait remonter dans la
chaire du Dôme.
La veille, un parti de jeunes
énergumènes, ces Compagnacci,
variété bien peu intéressante
de la tribu des
« Enragés » à la
tête de laquelle était Doffo Spini,
imagina de pénétrer dans la
cathédrale pour garnir la chaire d'une peau
d'âne, la souiller abominablement et planter
des pointes de fer dans la tablette que d'ordinaire
l'orateur martelait de son poing. On s'en
aperçut à temps et Fra Girolamo put
commencer sans autre difficulté une
prédication d'allure assez sombre où
l'annonce d'événements tragiques
s'appliquait autant au pays qu'à sa propre
personne.
Dissimulés dans la foule, les
conjurés, qu'on pouvait facilement
reconnaître à leur
élégance parfumée et à
leurs mines railleuses, voyaient venir leur heure.
Primitivement, ils s'étaient entendus avec
un maître artificier pour faire sauter la
chaire durant le sermon du Frate, mais ils y
avaient renoncé par crainte du peuple. La
chose avait transpiré. Aussi, lorsqu'un des
Compagnacci, François Cei, eut jeté
avec violence le tronc des aumônes sur le
pavement, sa chute fit croire à une
explosion et la panique s'ensuivit. À ce
moment un Arrabbiato, membre du tribunal des Huit,
tenta, mais en vain, de précipiter
Jérôme hors de la chaire. Mais, par
son calme, celui-ci réussit à dominer
les clameurs et à rassurer l'auditoire. Ses
partisans se groupèrent ; quelques-uns
même dégainèrent. Il fallut, ce
soir-là, que, par la Via del Cocomero, une
escorte armée l'accompagnât
jusqu'à Saint-Marc. Alors, pour
éviter de nouveaux incidents, la Seigneurie
jugea bon de fermer les lieux de culte. C'en
était trop : quatre jours après,
Savonarole publia son Épître à tous les
élus de Dieu et à tous les
chrétiens qui reprit les idées
développées dans le sermon de
l'Ascension.
La haine des
« Enragés » en fut
accrue au point qu'outre le bannissement du Frate, ils
demandèrent aussitôt
à Rome de recourir contre lui à la
mesure suprême, celle que l'on
réservait aussi bien aux opposants tenaces
qu'aux transgresseurs obstinés.
La bulle d'excommunication.
Rome, en effet, n'était que trop
encline à céder à ces voeux.
Le Pape s'étant laissé circonvenir
par son entourage, et notamment par le trop fameux
Mariano de Gennezano, une bulle d'excommunication
venait d'être signée et
fulminée le 12 mai. Un théologien,
Jean de Camerino, ennemi déclaré de
Savonarole, s'était chargé de la
transmettre, mais comme son courage n'allait pas
jusqu'à la porter plus loin que Sienne, elle
resta quelque temps en souffrance dans cette
cité aux moeurs fort
relâchées :
« Nous vous recommandons
(lisait-on dans ce texte spécialement
destiné aux autorités
ecclésiastiques) de déclarer en
présence du peuple que le frère
Jérôme est excommunié -
c'est-à-dire qu'il n'a plus droit à
la communion des saints - et qu'il doit être
considéré comme tel par vous, parce
qu'il ne s'est pas conformé à nos
remontrances et à nos ordres apostoliques.
Et, par la même mesure, quiconque cherchera
à lui venir en aide, à le
fréquenter ou à faire son
éloge, soit en paroles soit en actes, sera
excommunié et suspect
d'hérésie ... »
Avant que ne parvînt sur les bords
de l'Arno ce message accablant, Fra Girolamo en
avait eu vent par des voyageurs et des lettres
privées. Sans délai, il
résolut de se défendre et de
protester contre l'imputation, d'ailleurs inexacte,
de répandre l'hérésie.
Bientôt partit de Florence - geste un peu
précipité sans doute - une courte
lettre dans laquelle il dénonçait les
manoeuvres hostiles de son
impitoyable ennemi, le frère Mariano. Ce
dernier, déclarait Jérôme,
n'avait-il pas, lui aussi, à d'autres
occasions, vitupéré le
Saint-Siège ?... Peu après, en
appelant du Pape mal informé au Pape mieux
informé, le Prieur expliquait, en
réponse aux deux autres reproches, les
motifs qui l'avaient empêché de
répondre à l'ordre reçu et de
réunir le couvent de Saint-Marc à
ceux de la province romaine.
Aussitôt la bulle annoncée,
avec la joie féroce d'êtres
piétinant l'idole qu'ils ont pu renverser,
les Arrabbiati, devenus maîtres de la
Seigneurie, proclamèrent abolies toutes les
mesures réformatrices. Et,
renchérissant encore sur le parti des
Enragés, les Compagnacci, sûrs
désormais de leur victoire, vinrent
assiéger Saint-Marc et proférer
contre son chef d'abominables injures.
Ce serait mal connaître Savonarole
que de le croire terrassé. De sa cellule, en
moins de deux jours - quelques heures avant la date
où sa condamnation devait être
officiellement promulguée - fut
écrite une Épître contre l'excommunication subreptice. Il
déclarait cette sentence nulle devant Dieu
et devant les hommes et ajoutait que si la chaire
du Dôme devait rester muette, l'autel de
Saint-Marc ne pouvait lui être
enlevé.
Et le Frate d'affirmer
que se
soumettre à une condamnation injuste
« n'est que patience d'âne et sotte
timidité de lièvre ». Car
pour lui approchait le moment d'en appeler à
un concile général de l'Eglise.
« Oui, lorsqu'il s'agit d'éviter
une condamnation injuste »,
déclarait-il hautement, « ce n'est
point pécher, pour un chrétien, que
d'avoir recours au pouvoir séculier :
de telles condamnations sont pure violence et le
droit naturel enseigne à répondre
à la force par la force... »
Mais le poids de la tradition et
l'ardeur des rancunes devaient malgré tout
l'emporter.
Enfin parvenu à Florence vers la
fin de mai, le texte de la bulle fut affiché
dans les églises principales de chaque
quartier, bien que de nombreux membres du
clergé eussent refusé de le publier
en excipant du fait que le commissaire apostolique
Camerino, dont l'usage exigeait la présence,
s'était indignement dérobé
à sa tâche.
La pression officielle augmentant, on
vit, le 22 juin, le clergé séculier
se réunir aux religieux de Santa Croce,
à ceux de Santa Maria Novella et de San
Spirito, aux moines noirs et aux Zoccolani,
pour entendre, sous les voûtes du Dôme,
la lecture du texte papal. Des cierges
brûlaient et longuement les cloches sonnaient
le glas. Puis tout s'éteignit et se tut, -
cierges et cloches. Le silence et
l'obscurité tombèrent sur la nef
immense. Coïncidence à relever, on
était au jour le plus long et le plus
radieux de l'année : à la
lumière d'un ciel éclatant allait
désormais s'opposer ce que le Christ
appelait la puissance des ténèbres.
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