SERVICE D'ADIEU. - UN BOKIM. - GRANDE ÉMOTION DE JOHN WILLIAMS EN PRENANT CONGÉ DES SIENS. - DÉPART POUR LES NOUVELLES-HÉBRIDES. - UNE LETTRE A UN AMI. - FOTOUNA. - TANA. - ERROMANGA. - NUIT D'INSOMNIE. - L'APPEL ! - RÉCITS DE TÉMOINS.
PRÈS de six mois se
passèrent ainsi en travaux de diverses
natures. Le 26 octobre, le
« Camden » fut signalé.
L'heure sonnait de ce voyage aux
Nouvelles-Hébrides, auquel Williams pensait
depuis si longtemps. Une réunion
générale des
évangélistes indigènes fut
convoquée, au cours de laquelle le
missionnaire exposa ses projets de nouvelles
conquêtes pour Christ. Quels étaient
ceux qui voudraient l'accompagner, et porter la
lumière aux féroces cannibales de ces
îles ? - « A notre grande
joie, écrit Williams, nos meilleurs
évangélistes, ceux qui sont le plus
instruits et le plus appréciés,
s'offrirent pour ce service. Parmi eux, douze
furent mis à part au cours d'une
émouvante cérémonie, suivie
d'un solennel service de Sainte Cène. Des
missionnaires, des évangélistes, des
Samoans nouvellement convertis - à peu
près cent cinquante personnes -
communièrent ensemble, rappelant ainsi la
mort du Seigneur. »
Le dimanche 3 novembre 1839, il y eut un
service d'adieu. Lors de ces
grandes réunions convoquées à
l'occasion d'un départ pour quelque archipel
encore dans les ténèbres, Williams se
montrait toujours particulièrement
éloquent et puissant : il plaidait la
cause des Missions avec une ardeur, une fougue qui
subjuguaient son auditoire. La joie du
départ, l'espoir de nouveaux triomphes pour
Christ, en étaient les notes dominantes.
Aujourd'hui, l'éloquence du missionnaire est
grave, presque douloureuse. Depuis quelque temps
déjà Williams est accablé par
la grande responsabilité qui pèse sur
lui. Il se sent insuffisant, il craint de manquer
de sagesse et de piété ; il sent
aussi avec une acuité douloureuse
l'incertitude du lendemain, la
brièveté de la vie, l'importance des
minutes qui passent. Et la pensée dominante
de son discours, c'est que le temps est court. Il
avait pris son texte au livre des Actes
(XX :
36-38) et s'arrêta
surtout sur ces paroles : « Alors
tous fondirent en larmes, et se jetant au cou de
Paul ils le baisaient étant principalement
affligés de ce qu'il avait dit qu'ils ne
verraient plus son visage. »
Les Samoans qui sont déjà
très attristés à la
pensée que leur père, Tama, - c'est
ainsi qu'ils nomment Williams - va les quitter,
n'essayent plus maintenant de dominer leur peine.
Les sanglots retentissent ici et là, et
rapidement l'émotion gagne tout l'auditoire.
Ces hommes, ces guerriers autrefois cruels,
insensibles, sanguinaires, pleurent comme des
enfants. Très ému lui-même, le
prédicateur ne parvient plus à se
contenir, et bientôt le temple est un Bokim
(1), où
tous se répandent en larmes. Si quelque
messager des demeures célestes était
venu annoncer la mort prochaine du
prédicateur, si la scène qui allait
se dérouler sur le rivage d'Erromanga
s'était profilée sous les yeux de l'assistance,
plus
de
douleur n'aurait pu s'emparer des coeurs de
tous.
Mrs. Williams s'inquiète :
jamais son mari n'a laissé voir tant
d'émotion au moment d'un
départ ; jamais la tristesse ne l'a
accablé comme elle le fait maintenant.
Lorsqu'il partait précédemment
l'espérance et la joie le soutenaient aux
instants de l'adieu. Mais cette fois-ci, un voile
de tristesse l'enveloppe, et une angoisse
imprécise l'oppresse, sans qu'il parvienne
à réagir. Aussi elle insiste à
nouveau pour qu'il n'aborde pas à Erromanga,
l'île où le Capitaine Cook a
manqué de laisser sa vie, l'île dont
les indigènes sont féroces et cruels.
Sur le soir, les missionnaires d'Oupolou
montèrent à Fasétootaï
pour entourer leurs amis au moment, des adieux.
Williams est comme labouré par l'angoisse,
et c'est en pleurant que vers minuit il embrasse sa
femme, ses enfants, prend dans ses bras le petit
Willie pour un dernier baiser, et quitte la
maison.
Cette même nuit, il se rend à
Apia où il doit prêcher le matin
à bord du Vincennes, qui est sur rade
(2). Une
réunion d'officiers américains et de
chefs samoans aura lieu ensuite. Ou lui a
demandé d'y assister. Le lundi soir, chez
Mr. et Mrs. Mills, missionnaires à Apia, un
chef aveugle, un Samoan, vient le voir et lui
dit : « Emmène-moi,
missionnaire. Je suis aveugle, mais je voudrais
t'accompagner dans ces pays païens.
Peut-être qu'à cause de mon
infirmité ils ne me tueront pas. Je puis
leur parler de Jésus, et mon fils peut lire
et écrire, il leur enseignera ces
choses... » Cette démarche toucha
profondément Williams et lui causa de la
joie.
Le mardi matin, il monte à bord du
« Camden » qui prend sa course
vers Rotouma pour y laisser un indigène de
cette île. Cet homme a été
instruit aux Samoa des vérités
évangéliques. Mr. Cunningham,
vice-consul du Pacifique, est aussi du voyage,
ainsi que Mr. Harris venu dans les Îles pour
sa santé. Extrêmement
intéressé par l'oeuvre poursuivie en
Polynésie, il avait décidé de
devenir missionnaire.
« Le mardi 12 novembre, au matin,
Rotouma fut signalée ; et lorsque nous
fûmes à quelques milles du rivage nous
vîmes une pirogue montée par quatre
hommes se diriger vers nous. À distance, ils
semblaient vêtus de robes rouges. Lorsqu'ils
s'approchèrent, nous vîmes qu'ils
avaient l'épiderme recouvert d'une couche
épaisse de safran et d'huile... Un chef,
Tokonioua, monta à bord, et remit au
capitaine des certificats signés de
commandants de navires qui avaient
séjourné à Rotouma... Nous lui
demandâmes s'il n'y avait pas
d'indigènes des Nouvelles-Hébrides ou
de la Nouvelle-Calédonie en son pays ?
À quoi il répondit que non. Mais des
gens de Rotouma étaient allés aux
Hébrides pour y aider à un chargement
de bois de santal, et ils n'en étaient
jamais revenus ; on les avait
massacrés. Notre proposition de laisser des
missionnaires fut froidement reçue par les
principaux chefs ; il est manifeste qu'on les
a prévenus contre l'oeuvre missionnaire.
Rotouma est constamment visitée par les
baleiniers et autres navires de passage et il s'y
trouve une trentaine de forçats
évadés... Sur les instances de
Tokonioua, l'un des petits chefs, et comme il
assurait qu'il avait le droit de décision
pour son district, nous avons résolu de
laisser deux évangélistes samoans,
l'un et l'autre de l'île de Manono :
Leitana et Taon. Après les avoir conduits à terre,
et avoir
veillé à leur installation dans la
petite hutte prêtée, en attendant
qu'ils puissent élever une maison, nous les
recommandâmes à Dieu... puis
regagnâmes le « Camden »
alors que le soleil allait se
coucher. »
Le 16 novembre, Williams écrit une
lettre à un ami, lettre qui
révèle son état d'esprit
à ce moment-là. Après avoir
donné quelques détails sur la mort de
Makéa qu'il venait d'apprendre, il
continue : « Ainsi, mon cher ami,
nous vivons dans un monde qui meurt. Avant que ces
ligues atteignent l'Angleterre votre esprit aura
peut-être quitté sa prison d'argile,
et avec mon ami Makéa vous direz les
louanges et l'amour du Sauveur qui nous a
rachetés par son sang. Avant longtemps,
quelque ami communiquera aux parents que nous avons
encore ici-bas et aux amis, la nouvelle de notre
mort. La grande affaire c'est de vivre en
état constant de préparation au
départ. Et cela m'est difficile parce que
j'ai une activité épuisante qui
m'oblige à une grande dépense
physique et intellectuelle. Mais je me console en
pensant que bien des enfants de Dieu prient pour
moi, et que tout est dépensé pour la
meilleure des causes... Quelle joie il y a à
faire du bien ! Quelle saine philosophie que
celle de la Bible ! Et quelle connaissance du
coeur humain sanctifié est manifestée
par cette déclaration qu'il y a plus de joie
à donner qu'à recevoir...
« Le cher capitaine Morgan vient
de dire que nous ne sommes plus qu'à 60
milles des Hébrides, où nous
arriverons probablement demain de très bonne
heure. Ce soir nous avons une réunion de
prière. La journée de demain aura une
grande importance. Les sauvages voudront-ils nous
recevoir ? En cet instant peut-être,
vous ou quelque autre ami, vous intercédez
auprès de Dieu en notre
faveur. Je me sens inquiet et soucieux ;
cependant, je veux être fidèle, mais
aussi prudent en cet effort pour introduire
l'Évangile aux Hébrides, et tout
remettre à Dieu. J'ai emmené douze
missionnaires indigènes ; deux sont
déjà placés à Rotouma.
Les dix autres sont pour les
Nouvelles-Hébrides et la
Nouvelle-Calédonie. Je considère la
semaine qui vient comme la plus importante de ma
vie. »
Le dimanche matin 17, nous approchons de
Fotouna... Des falaises abruptes, point de terres
basses. Y a-t-il des habitants ? Nous
découvrons enfin quelques champs
cultivés et deux pirogues qui s'avancent
vers nous. Dans l'une d'elles se trouvent quatre
hommes d'assez bonne apparence. L'épiderme
est couleur de suie, la figure est enduite de rouge
et une grande plume blanche est fixée
derrière la tête. Le lobe de l'oreille
très agrandi est agrémenté de
boucles faites en écailles de tortue, le
cartilage du nez est aussi percé...
Impossible d'amener ces gens à monter
à bord, même en leur offrant des
présents... Nous fîmes donc mettre le
canot à la mer et y descendîmes ;
ils nous invitèrent à venir à
terre, nous offrant des ignames, des taros et
autres légumes. Alors que nous étions
presque arrivés, un indigène sauta
dans notre embarcation demandant à aller
à bord du « Camden », il
se disait ariki (roi). Aussitôt nous l'y
conduisîmes et lui donnâmes une robe
rouge, un miroir, des hameçons et plusieurs
autres objets. S'apercevant dans la glace, il sauta
de surprise, puis il fit entendre une sorte de
mélopée qui ressemble au chant des
matelots relevant une ancre ou hissant une voile...
Nous avons été heureux de constater
que nous pouvions nous faire un peu comprendre en employant
un mélange des
dialectes samoan et tahitien. Mais le mal de mer
qui détruit les différences entre les
hommes saisit notre visiteur, lequel, revêtu
de sa robe, se promenait tout fier sur le pont.
Alors il s'assit dans un coin, geignant comme un
enfant malade, et quand nous lui parlions il nous
regardait et nous disait d'un air piteux :
« Je suis sans force, je suis
mort... » Nous l'avons reconduit à
terre où il fut aussitôt
entouré d'une grande foule qui multipliait
les questions sur ce qu'il avait vu ou fait ou
reçu. Entre autres choses, notre visiteur
montra le petit porc que nous lui avions offert...
Mais, malgré notre insistance, personne ne
voulut s'embarquer à bord du
« Camden » et venir avec
nous.
Nous ne sommes pas assez riches en
missionnaires pour en laisser deux à Fotouna
(3),
mais nous y
placerons quelqu'un dès que nous le
pourrons. Ensemble, le soir, nous avons
remercié Dieu et repris courage. Demain nous
pensons arriver à Tana ou nous
espérons laisser des
évangélistes...
Lundi matin 18 novembre. Ce jour est un jour
mémorable dont le souvenir passera à
la postérité et ce qui s'est
passé aujourd'hui subsistera longtemps
après la disparition de ceux qui ont pris
une part active à ces
événements, longtemps après
que leur mémoire sera effacée ;
et les résultats de la journée seront
»
Ici se termine le journal de Mr. Williams,
et les lignes ci-dessus sont probablement les
dernières qu'il ait tracées. Il avait
l'habitude de rédiger tous les deux ou trois
jours un résumé de sa vie et de ses
travaux, et il semble probable que ces lignes
furent en réalité écrites le lundi soir,
comme celles qui précèdent. Le matin
de ce 18 novembre fut rempli de nombreuses
occupations, et le temps manquait pour
écrire des notes. D'ailleurs Williams parle
d'événements passés, et rien
ne s'était accompli de spécial
dès le matin. Il faut donc voir dans les
lignes citées une allusion à la
réception amicale des indigènes de
Tana, peut-être aussi à la prise de
contact avec les indigènes de Fotouna...
Autrement, ces lignes restent obscures. Quant
à l'émotion, a l'emphase qui
transparaissent sous les mots employés,
l'état d'esprit du missionnaire à ce
moment l'explique suffisamment. Le désir
d'aller de l'avant et une certaine
appréhension, l'espérance et
l'incertitude du lendemain, la joie et
l'inquiétude, envahissaient tour à
tour son coeur. Ces indigènes des
Nouvelles-Hébrides sont différents de
ceux auxquels il est habitué : c'est
une autre race, une autre langue, enfin ils ont une
réputation trop méritée de
férocité, de cruauté, et ceci
était de nature à faire naître
l'apprehension... Aussi quelle Joie après la
prise de contact ! Toutes ces choses sont
suffisantes pour expliquer l'enthousiasme du
missionnaire, le soir de la visite à Tana.
Mais il est aussi possible, comme l'a
suggéré le Professeur Campbell, que
le serviteur de Dieu écrivit sous une
impulsion d'En-haut les lignes qui semblent
prophétiques, et paraissent annoncer
l'épouvantable tragédie
d'Erromanga.
Mr. Williams était accompagné
d'un secrétaire qui écrivait
généralement sous sa dictée.
C'est à ce document que nous empruntons les
lignes suivantes :
« De bonne heure, ce matin, nous
étions à l'Est de Tana, et le
« Camden » vint croiser devant
Port Résolution. Après le
déjeuner nous descendîmes à
terre pour examiner le port et prendre contact avec
les indigènes. Ceux-ci désirent
manifestement nous vendre leurs
produits. » [Après les ouvertures
habituelles : invitation, présents,
etc., Williams considère qu'il est possible
de laisser des évangélistes à
Tana.] « Nous avons
présenté aux chefs les trois
missionnaires que nous laissons ici :
Lalolago, Salamea et Mose (4). Impossible
d'expliquer notre
visite autrement qu'en disant des
évangélistes qu'ils étaient
des chefs de Dieu désirant vivre à
Tana. Les chefs présents en
manifestèrent une grande joie et nous firent
un cadeau de vivres. À notre tour, nous leur
avons offert des présents. Sur le soir,
alors que notre canot retournait au
« Camden » pour la
dernière fois, des indigènes en foule
survinrent, armés de lances, de massues et
d'ares, qui insistèrent pour recevoir aussi
quelque chose. Une centaine entourèrent
notre canot et quelques-uns s'en saisirent, nous
empêchant de rejoindre le navire. Nous
fîmes inutilement tout notre possible pour
les calmer. L'un des chefs qui avaient offert les
vivres intervint alors ; et il réussit
à les convaincre de nous laisser partir.
Deux évangélistes restèrent
à terre, mais sans bagage ; ils
désiraient se rendre compte de l'attitude
des gens du pays...
19 novembre. Au matin, lorsque nous
revînmes, il y avait une certaine animation
sur le rivage ; nous nous demandions ce
qu'étaient devenus les missionnaires samoans
laissés la veille. Enfin le calme
régna sur la plage, où les
indigènes s'étaient rangés par
tribus, chacune avec ses vivres : ignames,
bananes, cocos ; tous attendaient
manifestement quelque chose en retour. Les
évangélistes partirent enfin et nous
dirent que tout s'était bien passé.
On ne leur avait fait aucun mal. Comme nous allions
repartir avec eux sur le
« Camden » pour qu'ils y
fissent leurs adieux et prissent leur petit bagage
et pour nous munir des articles d'échanges
nécessaires, les indigènes se
montrèrent si inquiets, si
mécontents, que nous leur offrîmes de
laisser deux des nôtres comme otages, ce qui
les satisfit.
Quand nous revînmes ils étaient
assis par groupes, nous passâmes devant eux
et achetâmes à tous, légumes et
fruits, donnant en échange du calicot, des
ciseaux, des hameçons. Le bagage des
missionnaires samoans fut aussi
débarqué, et immédiatement
transporté dans les huttes des chefs,
ceux-ci répétant le mot
« tapou » avec chaque objet qui
passait.
Peu après, nous prenions congé
des gens de Tana. Ils nous suivirent aussi loin
qu'ils purent sur la plage ; leur
dernière parole fut celle-ci :
« Une, deux, trois lunes, et vous
revenez... »
Vers 1h., le « Camden »
hisse ses voiles et prend la direction Nord-Est
vers l'île d'Erromanga que nous
côtoyons le même soir. Comme la nuit
tombe, le capitaine fait jeter l'ancre. »
[Ici s'arrêtent les ilotes dictées par
Williams (5). Les
détails suivants sont empruntés aux
lettres ou aux récits d'amis.]
Le lendemain 20 novembre, il est
évident que si toute tristesse n'est pas
bannie du coeur de Mr. Williams, cependant les
événements des jours passés
ont eu sur lui une influence
réconfortante ; il est manifestement
moins oppressé, moins accablé qu'il
ne l'était depuis le jour des adieux
à Fasétootaï. À ceux qui
l'entourent il parle comme si la conquête des
Nouvelles-Hébrides pour Christ était
déjà chose faite. La veille au soir,
alors que le « Camden »
naviguait en vue des côtes d'Erromanga,
appuyé au rebord du navire, il raconte avec
animation à Mr. Cunningham les
événements de la
journée ; il ajoute qu'il verra
peut-être avant longtemps un devoir à
venir s'installer aux Nouvelles-Hébrides et
à y amener sa famille. Les îles Samoa
étaient maintenant largement pourvues, on
pouvait s'y passer de lui. Puis d'autres
pensées vinrent l'assaillir visiblement et
l'attrister. Tandis que nous longions les
côtes de l'île, songeait-il à la
dernière requête de Mrs.
Williams : « Ne descendez pas
à Erromanga » ? Eut-il
pendant quelques instants l'intuition que pour lui
la course était achevée, et que
l'instant de l'appel allait sonner ?...
Au matin du 20 novembre, il dit à Mr.
Cunningham qu'il n'avait pu dormir de toute la
nuit, en pensant à la grandeur de l'oeuvre
à faire. Il en était
écrasé et craignait d'avoir entrepris
plus qu'il ne pourrait achever. Combien
d'années seraient encore nécessaires
avant que toutes ces îles fussent
évangélisées ! »
Quelques instants après cette conversation,
il descendait dans l'embarcation qui le conduisit
à terre ainsi que MM. Cunningham, Harris et
le capitaine Morgan. C'est à celui-ci que
nous empruntons les lignes suivantes :
« ... Une pirogue passe qui contient
trois indigènes ; Mr. Williams essaye
inutilement de se faire
comprendre d'eux ou de les comprendre. Il leur fait
de petits présents mais aucun ne se laisse
persuader de venir dans notre canot... On continue
de ramer vers la terre où l'on
aperçoit des groupes d'indigènes qui,
au lieu de venir, font signe aux arrivants de s'en
aller. Nous jetons quelques grosses perles qui sont
vite ramassées ; des hommes
s'approchent un peu plus et acceptent de petits
présents : hameçons, miroirs,
etc. Nous découvrons une superbe
vallée avec un cours d'eau et voudrions
savoir si l'eau est bonne : nous donnons
à un chef un seau qui nous est
rapporté plein d'eau au bout d'une
demi-heure. Ceci nous met en confiance, Mr.
Williams et moi. Il se mit à boire de l'eau
rapportée et pendant qu'il le faisait je
l'abritai du soleil avec son chapeau. Quelques
indigènes coururent chercher des noix de
coco, les ouvrirent, et nous les
présentèrent ; mais ils
restaient manifestement sur la réserve, et
avaient l'air en dessous, soupçonneux.
Mr. Cunningham demanda à Mr. Williams
s'il pensait descendre à terre ? Il
répondit qu'il n'avait pas la moindre
appréhension à ce sujet, puis ajouta
en s'adressant à moi :
« Capitaine, nous désirons prendre
possession de ce pays, il suffira que nous
laissions ici de bonnes impressions pour cette
fois ; plus tard, nous pourrons revenir et
installer des missionnaires. Il faut savoir se
contenter de peu ; Babel n'a pas
été construite en un
jour... » Ainsi donc, il ne pensait pas
laisser d'évangélistes à
Erromanga cette fois-ci. Mr. Harris demanda s'il
pouvait descendre à terre ? La
réponse de Mr. Williams étant
affirmative, il descendit et se dirigea vers la
vallée : aussitôt les
indigènes s'enfuirent.
« Asseyez-vous », cria Mr.
Williams. Il le fit, et les indigènes
revinrent.
Apercevant de jeunes garçons qui
jouaient sur le rivage, Mr. Williams
interpréta la chose favorablement.
« Les indigènes ne
préparent pas d'offensive, dit-il, autrement
ces garçons ne seraient pas ici. - Je le
croirais volontiers, répondis-je, cependant
je n'aperçois point de femmes, et ceci
n'indique rien de bon. » Alors, Mr.
Williams se leva et quittant le canot
s'avança sur la plage. Il tendit la main aux
indigènes qui la refusèrent, ce que
voyant il ne demanda quelques mètres de
percale, et s'asseyant, il la distribua autour de
lui, pour gagner si possible la confiance de ces
gens. Puis MM. Harris, Williams et Cunningham
s'avancèrent sur le rivage, et tournant sur
la droite disparurent à mes yeux... Je
descendis à mon tour, supposant qu'ils
avaient obtenu des indigènes quelque marque
de confiance, et me dirigeai vers l'endroit
où je les avais perdus de vue. Je n'avais
pas fait cent mètres que j'entendis les
matelots crier qu'il fallait retourner en
hâte. Je regardai autour de moi et vis MM.
Cunningham et Williams qui couraient : le
premier allait au bateau, le second vers la mer,
chacun d'eux avait un sauvage sur les talons. Quand
je regagnai le canot j'avais deux sauvages
derrière moi. À ce moment, Mr.
Williams arrivait à la mer, mais la rive a
cet endroit était escarpée et
couverte de grosses pierres. Il tomba dans l'eau.
Avant qu'il eût pu se relever le sauvage qui
le suivait lui asséna plusieurs coups de
massue sur la tête. Un autre sauvage survint
qui transperça le corps de plusieurs
flèches.
Je souffrais atrocement. Aussitôt dans
le bateau, je le dirigeai vers l'endroit où
était tombé Mr. Williams,
espérant l'aider à échapper,
mais les sauvages nous lancèrent des
flèches dont l'une frôla le bras d'un
matelot et se fixa dans la paroi intérieure
du canot, d'autres
lançaient des pierres, et l'équipage
me dit qu'il n'y avait pas lieu de s'exposer
inutilement au danger. Mieux valait
s'éloigner puisqu'il n'y avait plus rien
à faire. Je m'éloignai donc de
façon à ne plus être à
la portée des flèches.
J'espérais pouvoir reprendre le corps
abandonné sur la plage... Puis je me,
décidai à regagner le
« Camden », et mettant toutes
voiles dehors je me rapprochai du rivage,
après m'être assuré avec la
longue-vue que le corps était toujours
là. Je fis aussi, tirer le canon
espérant effrayer les indigènes, mais
nous n'avions pas d'obus. Malheureusement, les
sauvages survinrent, et traînèrent le
corps vers l'intérieur...
À ce récit, extrait d'une
lettre du Capitaine Morgan au
révérend Ellis, ajoutons quelques
détails donnés par Mr.
Cunningham :
« Nous suivions le bord du
ruisseau. Personnellement je trouvai peu rassurants
les regards et la conduite des indigènes, et
je le dis à Mr. Williams qui était
occupé à dire les nombres en samoan
à une bande de jeunes garçons qui
l'entouraient. Remarquant une espèce de
coquillages que je ne connaissais pas, je
m'étais baissé pour les ramasser et
je les mettais dans ma poche quand j'entendis un
cri ; et aussitôt j'aperçus Mr.
Harris à quelques vingt mètres de moi
qui rebroussait chemin en courant. Je compris
aussitôt que c'était la fuite ou la
vie, et je criai à Mr. Williams de fuir. Il
était à peu près aussi
éloigné de moi que je l'étais
de Mr. Harris. Il ne sembla pas comprendre tout de
suite, et ne s'émut qu'en entendant le son
d'une conque. Ce ne fut qu'un moment de retard,
c'était trop ! Fonçant sur les
indigènes qui étaient près de
la rivière je m'ouvris un chemin. Alors que
je me retournais, je vis Mr. Harris
trébucher et tomber ; les
sauvages qui
le suivaient le frappèrent aussitôt.
Au lieu de se diriger vers le bateau, Mr. Williams,
allait vers la mer, sans doute avec l'intention de
nager jusqu'à l'embarcation. Comme
j'arrivais en vue du bateau j'entendis un hurlement
derrière moi : j'étais poursuivi
par un sauvage. Je me baissai, pris un gros caillou
et le lui envoyai en pleine figure, il tomba
étourdi ; j'arrivai au bateau en
même temps que le capitaine Morgan. Mr.
Williams entra dans l'eau, profonde en cet endroit,
et tomba. Il ne semble pas qu'il ait essayé
de nager. Frappé par le sauvage qui l'avait
poursuivi il plongea à deux reprises la
tête sous l'eau pour échapper aux
coups du misérable qui, debout, et au-dessus
de lui, attendait qu'il relevât la tête
pour frapper à nouveau. Un autre sauvage le
rejoignit et frappa à son tour, puis ils
transpercèrent le corps de flèches.
Du bateau nous n'étions guère
qu'à 70 mètres de cette horrible
scène ; avant que nous eussions couvert
la moitié de cette distance notre ami
était mort... »
« Ils
ont
été
lapidés... ils sont
morts... eux dont le monde n'était pas
digne » (Hébreux
XI :
37,38).
Ce furent alors de telles exclamations d'horreur
et de douleur chez les témoins impuissants
de l'épouvantable tragédie que les
sauvages saisis de crainte se dirent entre
eux : « Aurions-nous tué un
Nobii ? (6) Qu'avons-nous
fait ?
Pourquoi
ces cris a? » Dès qu'ils
virent le bateau s'éloigner, ils
dépouillèrent les cadavres de leurs
vêtements, attachèrent les corps sur
de longues perches, et les transportèrent
à l'endroit de leur fête cannibale
(7).
Le 30 novembre, le
« Camden » arrivait en
Australie. À Sydney, après bien des
démarches auprès du gouverneur, les
membres du Comité auxiliaire des missions
obtinrent qu'il envoyât une frégate
pour réclamer les corps des martyrs. Le 1er
février « la Favorite »
quittait le port pour les
Nouvelles-Hébrides. Le 26, elle jetait
l'ancre devant Tana où Mr. Cunningham visita
les évangélistes
laissés : « Où est
Wiriamou ? demandèrent-ils ? Et
quand ils surent la vérité ils
pleurèrent comme des enfants que rien ne
peut consoler. Dès que la frégate
eût jeté l'ancre devant Erromanga, la
conque de guerre retentit : les sauvages se
préparaient au combat. On parvient enfin
à entrer en pourparlers avec eux, et les
misérables déclarent avoir
mangé les corps de leurs victimes. Il ne
restait rien que les os des membres et les
crânes on les remit au Capitaine
Croker. »
Le 24 mars la
« Favorite » arrivait aux Samoa
des pirogues viennent à sa rencontre et
aussitôt la question posée est
celle-ci : « - Où est
Wiriamou ? » - Il est mort,
répond une voix. Alors les indigènes
restent quelques secondes comme
pétrifiés ; puis c'est une
explosion de douleur. Ils laissent tomber leurs
pagaies, s'abattent dans la pirogue comme des
hommes frappés mortellement, et sanglotent
douloureusement. Un messager courut à
Fasétootaï et réveilla Mrs.
Williams au milieu de la nuit. Pendant longtemps
elle resta prostrée sans pouvoir dire une
parole où verser une larme. Sa douleur
était trop intense pour pouvoir s'exprimer.
La nouvelle se répand rapidement là
Fasétootaï ; et dans toutes les
cases les lamentations
s'élèvent :
« Aoué Wiriamou ! Aoué
Tama ! » Au matin les chefs sont
là, même les chefs païens, les
évangélistes et une foule
d'indigènes. Ils veulent
consoler la pauvre veuve. Mais Mrs. Williams ne
peut supporter de voir personne.
Enfin sur le soir, et à cause de
l'importunité de Maliétoa elle
accepte qu'on l'introduise près d'elle.
Aussitôt dans la chambre où elle se
trouvait, le chef donna libre cours à sa
douleur, pleurant, se frappant la poitrine et
criant : « Hélas !
Wiriamou ! Wiriamou ! notre
père ! Il a détourné sa
face. Nous ne le verrons plus ! Celui qui nous
a apporté la Bonne Parole du salut n'est
plus là. Oh Païens cruels, vous ne
saviez pas ce que vous faisiez ! Quel grand
homme vous faisiez mourir ! ... » Et
après s'être exprimé ainsi
quelque temps, il s'approcha de Mrs. Williams qui
était étendue sur un sofa.
S'agenouillant prés d'elle, il lui prit
doucement une main tandis que les larmes coulaient
le long de ses joues, et il lui dit d'un ton
très doux et contenu : « O ma
mère, ne te désole pas ainsi, ne te
tue pas avec ta douleur. Pense à John, pense
à ton tout petit garçon qui est
encore avec toi et pense à celui que tu as
laissé bien loin. Ne te tue pas de douleur.
Aime-nous, aie pitié de nous, prends
compassion de nous ! »
Plusieurs jours de suite les mêmes
scènes déchirantes recommencent
auprès de la pauvre veuve. Tous veulent la
voir et pleurer avec elle. Et ce n'est pas
qu'à Fasétootaï qu'on est en
deuil. À mesure que la nouvelle se propage,
ce sont des lamentations et des larmes. Dans tous
les districts, toutes les îles, dans tous les
archipels, dans tous les pays, partout, la lugubre
nouvelle de la mort du missionnaire jette dans la
stupeur et la douleur. Aux îles Samoa, aux
îles Cook, à Tahiti, aux îles
Australes, à Raïatéa, aux
Îles-sous-le-Vent, les indigènes
pleurent le missionnaire et l'ami, et la population
entière prend le deuil.
« À la demande de Mrs.
Williams, les restes mortels rapportés par
la « Favorite » furent
inhumés à Apia, près du
temple, à côté de la tombe de
Mr. Barnden. De toutes les îles on
était venu à Apia pour la triste
cérémonie : Mr. Hardie fit le
service funèbre en anglais, et Mr. Heath en
samoan. Sur les ordres du capitaine Croker trois
salves furent tirées par les marins, sur la
tombe, et un monument très simple fut
érigé avec cette inscription :
« À la mémoire du
révérend John Williams, Père
des Missions aux Îles Samoa et ailleurs. Il
mourut âgé de 43 ans et 5 mois. sous
les coups des cruels indigènes d'Erromanga,
le 20 novembre 1839, alors qu'il leur apportait
l'Évangile. »
Dans le journal du Capitaine Morgan, nous
trouvons ces lignes : « Ainsi mourut
un homme grand et bon : à son poste
comme un soldat... Puissé je me souvenir de
la grande bonté qu'il m'a constamment
témoignée, cherchant toujours ce qui
pouvait me faire plaisir, comme aussi à tous
ceux qui l'entouraient. J'ai perdu en lui un
père, un frère, un précieux
ami et un conseiller... »
« Qu'ajouter à tout cela,
écrit le Rév. Hamilton dans son Essai
sur les Missions. Partout, la triste nouvelle
sème la consternation, et de tous les coeurs
s'élève la question :
« Pourquoi ? » Ou encore
ces mots viennent aux lèvres :
« Combien
mystérieux ! » Cependant,
avec le temps, les amis de John Williams eurent une
vision plus nette de la tragédie des rives
d'Erromanga. Ils comprirent que le mystère
n'était qu'apparent, et que
l'obscurité avait été
provoquée par un « excès de
lumière ». Sans prétendre
pénétrer les conseils de Dieu - le
seul Sage - sans vouloir comprendre pourquoi Celui
qui avait tant de fois préservé la vie de
son serviteur, l'avait rappelé à Lui
de façon si tragique, nous en savons assez,
dès maintenant, non seulement pour nous
soumettre, mais encore pour adorer la
décision divine. Si une vie vaut
d'après son utilité plus que par sa
durée, et si une mort est
appréciée dans la mesure qu'elle
confirme une vie et augmente l'utilité de
celle-ci, quelle vie et quelle mort, que celles de
Williams !... Une réputation
chrétienne sans tache, une vie donnée
à la plus noble des causes... une fin qui
élève l'esprit jusqu'en la compagnie
de ceux qui sont morts pour Jésus..., si
toutes ces considérations ont quelque valeur
pour nous, elles nous réconcilient avec le
martyre de Williams. Désormais la vague qui
déferle sur la rive d'Erromanga semble
rougie de son sang et elle murmure son nom ;
et les coraux entassés de la plage sont
comme un monument élevé à
l'oeuvre qu'il poursuivit, en même temps
qu'un mémorial racontant la vie
donnée jusqu'à la
mort... »
Comme le Rév. Hamilton, nous
discernons une dispensation d'amour dans la fin
tragique de Williams. « Les voies de Dieu
ne sont pas nos voies. » L'homme
généralement considère les
choses du point de vue de cette vie, Dieu les voit
du point de vue de l'Éternité.
Voulant donner à son fidèle serviteur
une couronne et une place royales dans les demeures
éternelles, Il permit que sur les traces du
Maître le disciple se donnât ici-bas
jusqu'au sacrifice, jusqu'au martyre.
Nous recevons de M. X... qui a lu les épreuves du 2" vol. Williams les lignes ci-après :
« Ceux qui auront été intelligents resplendiront comme l'éclat du firmament, et ceux qui en auront amené plusieurs à la justice brilleront comme des étoiles pour toujours, à perpétuité. » (DANIEL XII, 3).
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |