Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XII

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SERVICE D'ADIEU. - UN BOKIM. - GRANDE ÉMOTION DE JOHN WILLIAMS EN PRENANT CONGÉ DES SIENS. - DÉPART POUR LES NOUVELLES-HÉBRIDES. - UNE LETTRE A UN AMI. - FOTOUNA. - TANA. - ERROMANGA. - NUIT D'INSOMNIE. - L'APPEL ! - RÉCITS DE TÉMOINS.



 PRÈS de six mois se passèrent ainsi en travaux de diverses natures. Le 26 octobre, le « Camden » fut signalé. L'heure sonnait de ce voyage aux Nouvelles-Hébrides, auquel Williams pensait depuis si longtemps. Une réunion générale des évangélistes indigènes fut convoquée, au cours de laquelle le missionnaire exposa ses projets de nouvelles conquêtes pour Christ. Quels étaient ceux qui voudraient l'accompagner, et porter la lumière aux féroces cannibales de ces îles ? - « A notre grande joie, écrit Williams, nos meilleurs évangélistes, ceux qui sont le plus instruits et le plus appréciés, s'offrirent pour ce service. Parmi eux, douze furent mis à part au cours d'une émouvante cérémonie, suivie d'un solennel service de Sainte Cène. Des missionnaires, des évangélistes, des Samoans nouvellement convertis - à peu près cent cinquante personnes - communièrent ensemble, rappelant ainsi la mort du Seigneur. »

Le dimanche 3 novembre 1839, il y eut un service d'adieu. Lors de ces grandes réunions convoquées à l'occasion d'un départ pour quelque archipel encore dans les ténèbres, Williams se montrait toujours particulièrement éloquent et puissant : il plaidait la cause des Missions avec une ardeur, une fougue qui subjuguaient son auditoire. La joie du départ, l'espoir de nouveaux triomphes pour Christ, en étaient les notes dominantes. Aujourd'hui, l'éloquence du missionnaire est grave, presque douloureuse. Depuis quelque temps déjà Williams est accablé par la grande responsabilité qui pèse sur lui. Il se sent insuffisant, il craint de manquer de sagesse et de piété ; il sent aussi avec une acuité douloureuse l'incertitude du lendemain, la brièveté de la vie, l'importance des minutes qui passent. Et la pensée dominante de son discours, c'est que le temps est court. Il avait pris son texte au livre des Actes (XX : 36-38) et s'arrêta surtout sur ces paroles : « Alors tous fondirent en larmes, et se jetant au cou de Paul ils le baisaient étant principalement affligés de ce qu'il avait dit qu'ils ne verraient plus son visage. »

Les Samoans qui sont déjà très attristés à la pensée que leur père, Tama, - c'est ainsi qu'ils nomment Williams - va les quitter, n'essayent plus maintenant de dominer leur peine. Les sanglots retentissent ici et là, et rapidement l'émotion gagne tout l'auditoire. Ces hommes, ces guerriers autrefois cruels, insensibles, sanguinaires, pleurent comme des enfants. Très ému lui-même, le prédicateur ne parvient plus à se contenir, et bientôt le temple est un Bokim (1), où tous se répandent en larmes. Si quelque messager des demeures célestes était venu annoncer la mort prochaine du prédicateur, si la scène qui allait se dérouler sur le rivage d'Erromanga s'était profilée sous les yeux de l'assistance, plus de douleur n'aurait pu s'emparer des coeurs de tous.

Mrs. Williams s'inquiète : jamais son mari n'a laissé voir tant d'émotion au moment d'un départ ; jamais la tristesse ne l'a accablé comme elle le fait maintenant. Lorsqu'il partait précédemment l'espérance et la joie le soutenaient aux instants de l'adieu. Mais cette fois-ci, un voile de tristesse l'enveloppe, et une angoisse imprécise l'oppresse, sans qu'il parvienne à réagir. Aussi elle insiste à nouveau pour qu'il n'aborde pas à Erromanga, l'île où le Capitaine Cook a manqué de laisser sa vie, l'île dont les indigènes sont féroces et cruels. Sur le soir, les missionnaires d'Oupolou montèrent à Fasétootaï pour entourer leurs amis au moment, des adieux. Williams est comme labouré par l'angoisse, et c'est en pleurant que vers minuit il embrasse sa femme, ses enfants, prend dans ses bras le petit Willie pour un dernier baiser, et quitte la maison.

Cette même nuit, il se rend à Apia où il doit prêcher le matin à bord du Vincennes, qui est sur rade (2). Une réunion d'officiers américains et de chefs samoans aura lieu ensuite. Ou lui a demandé d'y assister. Le lundi soir, chez Mr. et Mrs. Mills, missionnaires à Apia, un chef aveugle, un Samoan, vient le voir et lui dit : « Emmène-moi, missionnaire. Je suis aveugle, mais je voudrais t'accompagner dans ces pays païens. Peut-être qu'à cause de mon infirmité ils ne me tueront pas. Je puis leur parler de Jésus, et mon fils peut lire et écrire, il leur enseignera ces choses... » Cette démarche toucha profondément Williams et lui causa de la joie.

Le mardi matin, il monte à bord du « Camden » qui prend sa course vers Rotouma pour y laisser un indigène de cette île. Cet homme a été instruit aux Samoa des vérités évangéliques. Mr. Cunningham, vice-consul du Pacifique, est aussi du voyage, ainsi que Mr. Harris venu dans les Îles pour sa santé. Extrêmement intéressé par l'oeuvre poursuivie en Polynésie, il avait décidé de devenir missionnaire.

« Le mardi 12 novembre, au matin, Rotouma fut signalée ; et lorsque nous fûmes à quelques milles du rivage nous vîmes une pirogue montée par quatre hommes se diriger vers nous. À distance, ils semblaient vêtus de robes rouges. Lorsqu'ils s'approchèrent, nous vîmes qu'ils avaient l'épiderme recouvert d'une couche épaisse de safran et d'huile... Un chef, Tokonioua, monta à bord, et remit au capitaine des certificats signés de commandants de navires qui avaient séjourné à Rotouma... Nous lui demandâmes s'il n'y avait pas d'indigènes des Nouvelles-Hébrides ou de la Nouvelle-Calédonie en son pays ? À quoi il répondit que non. Mais des gens de Rotouma étaient allés aux Hébrides pour y aider à un chargement de bois de santal, et ils n'en étaient jamais revenus ; on les avait massacrés. Notre proposition de laisser des missionnaires fut froidement reçue par les principaux chefs ; il est manifeste qu'on les a prévenus contre l'oeuvre missionnaire. Rotouma est constamment visitée par les baleiniers et autres navires de passage et il s'y trouve une trentaine de forçats évadés... Sur les instances de Tokonioua, l'un des petits chefs, et comme il assurait qu'il avait le droit de décision pour son district, nous avons résolu de laisser deux évangélistes samoans, l'un et l'autre de l'île de Manono : Leitana et Taon. Après les avoir conduits à terre, et avoir veillé à leur installation dans la petite hutte prêtée, en attendant qu'ils puissent élever une maison, nous les recommandâmes à Dieu... puis regagnâmes le « Camden » alors que le soleil allait se coucher. »

Le 16 novembre, Williams écrit une lettre à un ami, lettre qui révèle son état d'esprit à ce moment-là. Après avoir donné quelques détails sur la mort de Makéa qu'il venait d'apprendre, il continue : « Ainsi, mon cher ami, nous vivons dans un monde qui meurt. Avant que ces ligues atteignent l'Angleterre votre esprit aura peut-être quitté sa prison d'argile, et avec mon ami Makéa vous direz les louanges et l'amour du Sauveur qui nous a rachetés par son sang. Avant longtemps, quelque ami communiquera aux parents que nous avons encore ici-bas et aux amis, la nouvelle de notre mort. La grande affaire c'est de vivre en état constant de préparation au départ. Et cela m'est difficile parce que j'ai une activité épuisante qui m'oblige à une grande dépense physique et intellectuelle. Mais je me console en pensant que bien des enfants de Dieu prient pour moi, et que tout est dépensé pour la meilleure des causes... Quelle joie il y a à faire du bien ! Quelle saine philosophie que celle de la Bible ! Et quelle connaissance du coeur humain sanctifié est manifestée par cette déclaration qu'il y a plus de joie à donner qu'à recevoir...

« Le cher capitaine Morgan vient de dire que nous ne sommes plus qu'à 60 milles des Hébrides, où nous arriverons probablement demain de très bonne heure. Ce soir nous avons une réunion de prière. La journée de demain aura une grande importance. Les sauvages voudront-ils nous recevoir ? En cet instant peut-être, vous ou quelque autre ami, vous intercédez auprès de Dieu en notre faveur. Je me sens inquiet et soucieux ; cependant, je veux être fidèle, mais aussi prudent en cet effort pour introduire l'Évangile aux Hébrides, et tout remettre à Dieu. J'ai emmené douze missionnaires indigènes ; deux sont déjà placés à Rotouma. Les dix autres sont pour les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie. Je considère la semaine qui vient comme la plus importante de ma vie. »

Le dimanche matin 17, nous approchons de Fotouna... Des falaises abruptes, point de terres basses. Y a-t-il des habitants ? Nous découvrons enfin quelques champs cultivés et deux pirogues qui s'avancent vers nous. Dans l'une d'elles se trouvent quatre hommes d'assez bonne apparence. L'épiderme est couleur de suie, la figure est enduite de rouge et une grande plume blanche est fixée derrière la tête. Le lobe de l'oreille très agrandi est agrémenté de boucles faites en écailles de tortue, le cartilage du nez est aussi percé... Impossible d'amener ces gens à monter à bord, même en leur offrant des présents... Nous fîmes donc mettre le canot à la mer et y descendîmes ; ils nous invitèrent à venir à terre, nous offrant des ignames, des taros et autres légumes. Alors que nous étions presque arrivés, un indigène sauta dans notre embarcation demandant à aller à bord du « Camden », il se disait ariki (roi). Aussitôt nous l'y conduisîmes et lui donnâmes une robe rouge, un miroir, des hameçons et plusieurs autres objets. S'apercevant dans la glace, il sauta de surprise, puis il fit entendre une sorte de mélopée qui ressemble au chant des matelots relevant une ancre ou hissant une voile... Nous avons été heureux de constater que nous pouvions nous faire un peu comprendre en employant un mélange des dialectes samoan et tahitien. Mais le mal de mer qui détruit les différences entre les hommes saisit notre visiteur, lequel, revêtu de sa robe, se promenait tout fier sur le pont. Alors il s'assit dans un coin, geignant comme un enfant malade, et quand nous lui parlions il nous regardait et nous disait d'un air piteux : « Je suis sans force, je suis mort... » Nous l'avons reconduit à terre où il fut aussitôt entouré d'une grande foule qui multipliait les questions sur ce qu'il avait vu ou fait ou reçu. Entre autres choses, notre visiteur montra le petit porc que nous lui avions offert... Mais, malgré notre insistance, personne ne voulut s'embarquer à bord du « Camden » et venir avec nous.

Nous ne sommes pas assez riches en missionnaires pour en laisser deux à Fotouna (3), mais nous y placerons quelqu'un dès que nous le pourrons. Ensemble, le soir, nous avons remercié Dieu et repris courage. Demain nous pensons arriver à Tana ou nous espérons laisser des évangélistes...

Lundi matin 18 novembre. Ce jour est un jour mémorable dont le souvenir passera à la postérité et ce qui s'est passé aujourd'hui subsistera longtemps après la disparition de ceux qui ont pris une part active à ces événements, longtemps après que leur mémoire sera effacée ; et les résultats de la journée seront  »

Ici se termine le journal de Mr. Williams, et les lignes ci-dessus sont probablement les dernières qu'il ait tracées. Il avait l'habitude de rédiger tous les deux ou trois jours un résumé de sa vie et de ses travaux, et il semble probable que ces lignes furent en réalité écrites le lundi soir, comme celles qui précèdent. Le matin de ce 18 novembre fut rempli de nombreuses occupations, et le temps manquait pour écrire des notes. D'ailleurs Williams parle d'événements passés, et rien ne s'était accompli de spécial dès le matin. Il faut donc voir dans les lignes citées une allusion à la réception amicale des indigènes de Tana, peut-être aussi à la prise de contact avec les indigènes de Fotouna... Autrement, ces lignes restent obscures. Quant à l'émotion, a l'emphase qui transparaissent sous les mots employés, l'état d'esprit du missionnaire à ce moment l'explique suffisamment. Le désir d'aller de l'avant et une certaine appréhension, l'espérance et l'incertitude du lendemain, la joie et l'inquiétude, envahissaient tour à tour son coeur. Ces indigènes des Nouvelles-Hébrides sont différents de ceux auxquels il est habitué : c'est une autre race, une autre langue, enfin ils ont une réputation trop méritée de férocité, de cruauté, et ceci était de nature à faire naître l'apprehension... Aussi quelle Joie après la prise de contact ! Toutes ces choses sont suffisantes pour expliquer l'enthousiasme du missionnaire, le soir de la visite à Tana. Mais il est aussi possible, comme l'a suggéré le Professeur Campbell, que le serviteur de Dieu écrivit sous une impulsion d'En-haut les lignes qui semblent prophétiques, et paraissent annoncer l'épouvantable tragédie d'Erromanga.

Mr. Williams était accompagné d'un secrétaire qui écrivait généralement sous sa dictée. C'est à ce document que nous empruntons les lignes suivantes :
« De bonne heure, ce matin, nous étions à l'Est de Tana, et le « Camden » vint croiser devant Port Résolution. Après le déjeuner nous descendîmes à terre pour examiner le port et prendre contact avec les indigènes. Ceux-ci désirent manifestement nous vendre leurs produits. » [Après les ouvertures habituelles : invitation, présents, etc., Williams considère qu'il est possible de laisser des évangélistes à Tana.] « Nous avons présenté aux chefs les trois missionnaires que nous laissons ici : Lalolago, Salamea et Mose (4). Impossible d'expliquer notre visite autrement qu'en disant des évangélistes qu'ils étaient des chefs de Dieu désirant vivre à Tana. Les chefs présents en manifestèrent une grande joie et nous firent un cadeau de vivres. À notre tour, nous leur avons offert des présents. Sur le soir, alors que notre canot retournait au « Camden » pour la dernière fois, des indigènes en foule survinrent, armés de lances, de massues et d'ares, qui insistèrent pour recevoir aussi quelque chose. Une centaine entourèrent notre canot et quelques-uns s'en saisirent, nous empêchant de rejoindre le navire. Nous fîmes inutilement tout notre possible pour les calmer. L'un des chefs qui avaient offert les vivres intervint alors ; et il réussit à les convaincre de nous laisser partir. Deux évangélistes restèrent à terre, mais sans bagage ; ils désiraient se rendre compte de l'attitude des gens du pays...

19 novembre. Au matin, lorsque nous revînmes, il y avait une certaine animation sur le rivage ; nous nous demandions ce qu'étaient devenus les missionnaires samoans laissés la veille. Enfin le calme régna sur la plage, où les indigènes s'étaient rangés par tribus, chacune avec ses vivres : ignames, bananes, cocos ; tous attendaient manifestement quelque chose en retour. Les évangélistes partirent enfin et nous dirent que tout s'était bien passé. On ne leur avait fait aucun mal. Comme nous allions repartir avec eux sur le « Camden » pour qu'ils y fissent leurs adieux et prissent leur petit bagage et pour nous munir des articles d'échanges nécessaires, les indigènes se montrèrent si inquiets, si mécontents, que nous leur offrîmes de laisser deux des nôtres comme otages, ce qui les satisfit.

Quand nous revînmes ils étaient assis par groupes, nous passâmes devant eux et achetâmes à tous, légumes et fruits, donnant en échange du calicot, des ciseaux, des hameçons. Le bagage des missionnaires samoans fut aussi débarqué, et immédiatement transporté dans les huttes des chefs, ceux-ci répétant le mot « tapou » avec chaque objet qui passait.
Peu après, nous prenions congé des gens de Tana. Ils nous suivirent aussi loin qu'ils purent sur la plage ; leur dernière parole fut celle-ci : « Une, deux, trois lunes, et vous revenez... »

Vers 1h., le « Camden » hisse ses voiles et prend la direction Nord-Est vers l'île d'Erromanga que nous côtoyons le même soir. Comme la nuit tombe, le capitaine fait jeter l'ancre. » [Ici s'arrêtent les ilotes dictées par Williams (5). Les détails suivants sont empruntés aux lettres ou aux récits d'amis.]

Le lendemain 20 novembre, il est évident que si toute tristesse n'est pas bannie du coeur de Mr. Williams, cependant les événements des jours passés ont eu sur lui une influence réconfortante ; il est manifestement moins oppressé, moins accablé qu'il ne l'était depuis le jour des adieux à Fasétootaï. À ceux qui l'entourent il parle comme si la conquête des Nouvelles-Hébrides pour Christ était déjà chose faite. La veille au soir, alors que le « Camden » naviguait en vue des côtes d'Erromanga, appuyé au rebord du navire, il raconte avec animation à Mr. Cunningham les événements de la journée ; il ajoute qu'il verra peut-être avant longtemps un devoir à venir s'installer aux Nouvelles-Hébrides et à y amener sa famille. Les îles Samoa étaient maintenant largement pourvues, on pouvait s'y passer de lui. Puis d'autres pensées vinrent l'assaillir visiblement et l'attrister. Tandis que nous longions les côtes de l'île, songeait-il à la dernière requête de Mrs. Williams : « Ne descendez pas à Erromanga » ? Eut-il pendant quelques instants l'intuition que pour lui la course était achevée, et que l'instant de l'appel allait sonner ?...

Au matin du 20 novembre, il dit à Mr. Cunningham qu'il n'avait pu dormir de toute la nuit, en pensant à la grandeur de l'oeuvre à faire. Il en était écrasé et craignait d'avoir entrepris plus qu'il ne pourrait achever. Combien d'années seraient encore nécessaires avant que toutes ces îles fussent évangélisées ! » Quelques instants après cette conversation, il descendait dans l'embarcation qui le conduisit à terre ainsi que MM. Cunningham, Harris et le capitaine Morgan. C'est à celui-ci que nous empruntons les lignes suivantes : « ... Une pirogue passe qui contient trois indigènes ; Mr. Williams essaye inutilement de se faire comprendre d'eux ou de les comprendre. Il leur fait de petits présents mais aucun ne se laisse persuader de venir dans notre canot... On continue de ramer vers la terre où l'on aperçoit des groupes d'indigènes qui, au lieu de venir, font signe aux arrivants de s'en aller. Nous jetons quelques grosses perles qui sont vite ramassées ; des hommes s'approchent un peu plus et acceptent de petits présents : hameçons, miroirs, etc. Nous découvrons une superbe vallée avec un cours d'eau et voudrions savoir si l'eau est bonne : nous donnons à un chef un seau qui nous est rapporté plein d'eau au bout d'une demi-heure. Ceci nous met en confiance, Mr. Williams et moi. Il se mit à boire de l'eau rapportée et pendant qu'il le faisait je l'abritai du soleil avec son chapeau. Quelques indigènes coururent chercher des noix de coco, les ouvrirent, et nous les présentèrent ; mais ils restaient manifestement sur la réserve, et avaient l'air en dessous, soupçonneux.

Mr. Cunningham demanda à Mr. Williams s'il pensait descendre à terre ? Il répondit qu'il n'avait pas la moindre appréhension à ce sujet, puis ajouta en s'adressant à moi : « Capitaine, nous désirons prendre possession de ce pays, il suffira que nous laissions ici de bonnes impressions pour cette fois ; plus tard, nous pourrons revenir et installer des missionnaires. Il faut savoir se contenter de peu ; Babel n'a pas été construite en un jour... » Ainsi donc, il ne pensait pas laisser d'évangélistes à Erromanga cette fois-ci. Mr. Harris demanda s'il pouvait descendre à terre ? La réponse de Mr. Williams étant affirmative, il descendit et se dirigea vers la vallée : aussitôt les indigènes s'enfuirent. « Asseyez-vous », cria Mr. Williams. Il le fit, et les indigènes revinrent.

Apercevant de jeunes garçons qui jouaient sur le rivage, Mr. Williams interpréta la chose favorablement. « Les indigènes ne préparent pas d'offensive, dit-il, autrement ces garçons ne seraient pas ici. - Je le croirais volontiers, répondis-je, cependant je n'aperçois point de femmes, et ceci n'indique rien de bon. » Alors, Mr. Williams se leva et quittant le canot s'avança sur la plage. Il tendit la main aux indigènes qui la refusèrent, ce que voyant il ne demanda quelques mètres de percale, et s'asseyant, il la distribua autour de lui, pour gagner si possible la confiance de ces gens. Puis MM. Harris, Williams et Cunningham s'avancèrent sur le rivage, et tournant sur la droite disparurent à mes yeux... Je descendis à mon tour, supposant qu'ils avaient obtenu des indigènes quelque marque de confiance, et me dirigeai vers l'endroit où je les avais perdus de vue. Je n'avais pas fait cent mètres que j'entendis les matelots crier qu'il fallait retourner en hâte. Je regardai autour de moi et vis MM. Cunningham et Williams qui couraient : le premier allait au bateau, le second vers la mer, chacun d'eux avait un sauvage sur les talons. Quand je regagnai le canot j'avais deux sauvages derrière moi. À ce moment, Mr. Williams arrivait à la mer, mais la rive a cet endroit était escarpée et couverte de grosses pierres. Il tomba dans l'eau. Avant qu'il eût pu se relever le sauvage qui le suivait lui asséna plusieurs coups de massue sur la tête. Un autre sauvage survint qui transperça le corps de plusieurs flèches.

Je souffrais atrocement. Aussitôt dans le bateau, je le dirigeai vers l'endroit où était tombé Mr. Williams, espérant l'aider à échapper, mais les sauvages nous lancèrent des flèches dont l'une frôla le bras d'un matelot et se fixa dans la paroi intérieure du canot, d'autres lançaient des pierres, et l'équipage me dit qu'il n'y avait pas lieu de s'exposer inutilement au danger. Mieux valait s'éloigner puisqu'il n'y avait plus rien à faire. Je m'éloignai donc de façon à ne plus être à la portée des flèches. J'espérais pouvoir reprendre le corps abandonné sur la plage... Puis je me, décidai à regagner le « Camden », et mettant toutes voiles dehors je me rapprochai du rivage, après m'être assuré avec la longue-vue que le corps était toujours là. Je fis aussi, tirer le canon espérant effrayer les indigènes, mais nous n'avions pas d'obus. Malheureusement, les sauvages survinrent, et traînèrent le corps vers l'intérieur...

À ce récit, extrait d'une lettre du Capitaine Morgan au révérend Ellis, ajoutons quelques détails donnés par Mr. Cunningham :
« Nous suivions le bord du ruisseau. Personnellement je trouvai peu rassurants les regards et la conduite des indigènes, et je le dis à Mr. Williams qui était occupé à dire les nombres en samoan à une bande de jeunes garçons qui l'entouraient. Remarquant une espèce de coquillages que je ne connaissais pas, je m'étais baissé pour les ramasser et je les mettais dans ma poche quand j'entendis un cri ; et aussitôt j'aperçus Mr. Harris à quelques vingt mètres de moi qui rebroussait chemin en courant. Je compris aussitôt que c'était la fuite ou la vie, et je criai à Mr. Williams de fuir. Il était à peu près aussi éloigné de moi que je l'étais de Mr. Harris. Il ne sembla pas comprendre tout de suite, et ne s'émut qu'en entendant le son d'une conque. Ce ne fut qu'un moment de retard, c'était trop ! Fonçant sur les indigènes qui étaient près de la rivière je m'ouvris un chemin. Alors que je me retournais, je vis Mr. Harris trébucher et tomber ; les sauvages qui le suivaient le frappèrent aussitôt. Au lieu de se diriger vers le bateau, Mr. Williams, allait vers la mer, sans doute avec l'intention de nager jusqu'à l'embarcation. Comme j'arrivais en vue du bateau j'entendis un hurlement derrière moi : j'étais poursuivi par un sauvage. Je me baissai, pris un gros caillou et le lui envoyai en pleine figure, il tomba étourdi ; j'arrivai au bateau en même temps que le capitaine Morgan. Mr. Williams entra dans l'eau, profonde en cet endroit, et tomba. Il ne semble pas qu'il ait essayé de nager. Frappé par le sauvage qui l'avait poursuivi il plongea à deux reprises la tête sous l'eau pour échapper aux coups du misérable qui, debout, et au-dessus de lui, attendait qu'il relevât la tête pour frapper à nouveau. Un autre sauvage le rejoignit et frappa à son tour, puis ils transpercèrent le corps de flèches. Du bateau nous n'étions guère qu'à 70 mètres de cette horrible scène ; avant que nous eussions couvert la moitié de cette distance notre ami était mort... »




« Ils ont été lapidés... ils sont morts... eux dont le monde n'était pas digne » (Hébreux XI : 37,38).

« Puisque nous sommes environnés d'une si grande nuée de témoins, poursuivons la course qui nous est proposée, regardant à Jésus... » (Hébreux XII : 1).

Ce furent alors de telles exclamations d'horreur et de douleur chez les témoins impuissants de l'épouvantable tragédie que les sauvages saisis de crainte se dirent entre eux : « Aurions-nous tué un Nobii ? (6) Qu'avons-nous fait ? Pourquoi ces cris a? » Dès qu'ils virent le bateau s'éloigner, ils dépouillèrent les cadavres de leurs vêtements, attachèrent les corps sur de longues perches, et les transportèrent à l'endroit de leur fête cannibale (7).

Le 30 novembre, le « Camden » arrivait en Australie. À Sydney, après bien des démarches auprès du gouverneur, les membres du Comité auxiliaire des missions obtinrent qu'il envoyât une frégate pour réclamer les corps des martyrs. Le 1er février « la Favorite » quittait le port pour les Nouvelles-Hébrides. Le 26, elle jetait l'ancre devant Tana où Mr. Cunningham visita les évangélistes laissés : « Où est Wiriamou ? demandèrent-ils ? Et quand ils surent la vérité ils pleurèrent comme des enfants que rien ne peut consoler. Dès que la frégate eût jeté l'ancre devant Erromanga, la conque de guerre retentit : les sauvages se préparaient au combat. On parvient enfin à entrer en pourparlers avec eux, et les misérables déclarent avoir mangé les corps de leurs victimes. Il ne restait rien que les os des membres et les crânes on les remit au Capitaine Croker. »

Le 24 mars la « Favorite » arrivait aux Samoa des pirogues viennent à sa rencontre et aussitôt la question posée est celle-ci : « - Où est Wiriamou ? » - Il est mort, répond une voix. Alors les indigènes restent quelques secondes comme pétrifiés ; puis c'est une explosion de douleur. Ils laissent tomber leurs pagaies, s'abattent dans la pirogue comme des hommes frappés mortellement, et sanglotent douloureusement. Un messager courut à Fasétootaï et réveilla Mrs. Williams au milieu de la nuit. Pendant longtemps elle resta prostrée sans pouvoir dire une parole où verser une larme. Sa douleur était trop intense pour pouvoir s'exprimer. La nouvelle se répand rapidement là Fasétootaï ; et dans toutes les cases les lamentations s'élèvent : « Aoué Wiriamou ! Aoué Tama ! » Au matin les chefs sont là, même les chefs païens, les évangélistes et une foule d'indigènes. Ils veulent consoler la pauvre veuve. Mais Mrs. Williams ne peut supporter de voir personne.

Enfin sur le soir, et à cause de l'importunité de Maliétoa elle accepte qu'on l'introduise près d'elle. Aussitôt dans la chambre où elle se trouvait, le chef donna libre cours à sa douleur, pleurant, se frappant la poitrine et criant : « Hélas ! Wiriamou ! Wiriamou ! notre père ! Il a détourné sa face. Nous ne le verrons plus ! Celui qui nous a apporté la Bonne Parole du salut n'est plus là. Oh Païens cruels, vous ne saviez pas ce que vous faisiez ! Quel grand homme vous faisiez mourir ! ... » Et après s'être exprimé ainsi quelque temps, il s'approcha de Mrs. Williams qui était étendue sur un sofa. S'agenouillant prés d'elle, il lui prit doucement une main tandis que les larmes coulaient le long de ses joues, et il lui dit d'un ton très doux et contenu : « O ma mère, ne te désole pas ainsi, ne te tue pas avec ta douleur. Pense à John, pense à ton tout petit garçon qui est encore avec toi et pense à celui que tu as laissé bien loin. Ne te tue pas de douleur. Aime-nous, aie pitié de nous, prends compassion de nous ! »

Plusieurs jours de suite les mêmes scènes déchirantes recommencent auprès de la pauvre veuve. Tous veulent la voir et pleurer avec elle. Et ce n'est pas qu'à Fasétootaï qu'on est en deuil. À mesure que la nouvelle se propage, ce sont des lamentations et des larmes. Dans tous les districts, toutes les îles, dans tous les archipels, dans tous les pays, partout, la lugubre nouvelle de la mort du missionnaire jette dans la stupeur et la douleur. Aux îles Samoa, aux îles Cook, à Tahiti, aux îles Australes, à Raïatéa, aux Îles-sous-le-Vent, les indigènes pleurent le missionnaire et l'ami, et la population entière prend le deuil.



MONUMENT COMMÉMORATIF A RAROTONGA, PRÈS DU TEMPLE

« À la demande de Mrs. Williams, les restes mortels rapportés par la « Favorite » furent inhumés à Apia, près du temple, à côté de la tombe de Mr. Barnden. De toutes les îles on était venu à Apia pour la triste cérémonie : Mr. Hardie fit le service funèbre en anglais, et Mr. Heath en samoan. Sur les ordres du capitaine Croker trois salves furent tirées par les marins, sur la tombe, et un monument très simple fut érigé avec cette inscription : « À la mémoire du révérend John Williams, Père des Missions aux Îles Samoa et ailleurs. Il mourut âgé de 43 ans et 5 mois. sous les coups des cruels indigènes d'Erromanga, le 20 novembre 1839, alors qu'il leur apportait l'Évangile. »

Dans le journal du Capitaine Morgan, nous trouvons ces lignes : « Ainsi mourut un homme grand et bon : à son poste comme un soldat... Puissé je me souvenir de la grande bonté qu'il m'a constamment témoignée, cherchant toujours ce qui pouvait me faire plaisir, comme aussi à tous ceux qui l'entouraient. J'ai perdu en lui un père, un frère, un précieux ami et un conseiller... »

« Qu'ajouter à tout cela, écrit le Rév. Hamilton dans son Essai sur les Missions. Partout, la triste nouvelle sème la consternation, et de tous les coeurs s'élève la question : « Pourquoi ? » Ou encore ces mots viennent aux lèvres : « Combien mystérieux ! » Cependant, avec le temps, les amis de John Williams eurent une vision plus nette de la tragédie des rives d'Erromanga. Ils comprirent que le mystère n'était qu'apparent, et que l'obscurité avait été provoquée par un « excès de lumière ». Sans prétendre pénétrer les conseils de Dieu - le seul Sage - sans vouloir comprendre pourquoi Celui qui avait tant de fois préservé la vie de son serviteur, l'avait rappelé à Lui de façon si tragique, nous en savons assez, dès maintenant, non seulement pour nous soumettre, mais encore pour adorer la décision divine. Si une vie vaut d'après son utilité plus que par sa durée, et si une mort est appréciée dans la mesure qu'elle confirme une vie et augmente l'utilité de celle-ci, quelle vie et quelle mort, que celles de Williams !... Une réputation chrétienne sans tache, une vie donnée à la plus noble des causes... une fin qui élève l'esprit jusqu'en la compagnie de ceux qui sont morts pour Jésus..., si toutes ces considérations ont quelque valeur pour nous, elles nous réconcilient avec le martyre de Williams. Désormais la vague qui déferle sur la rive d'Erromanga semble rougie de son sang et elle murmure son nom ; et les coraux entassés de la plage sont comme un monument élevé à l'oeuvre qu'il poursuivit, en même temps qu'un mémorial racontant la vie donnée jusqu'à la mort... »

Comme le Rév. Hamilton, nous discernons une dispensation d'amour dans la fin tragique de Williams. « Les voies de Dieu ne sont pas nos voies. » L'homme généralement considère les choses du point de vue de cette vie, Dieu les voit du point de vue de l'Éternité. Voulant donner à son fidèle serviteur une couronne et une place royales dans les demeures éternelles, Il permit que sur les traces du Maître le disciple se donnât ici-bas jusqu'au sacrifice, jusqu'au martyre.



Nous recevons de M. X... qui a lu les épreuves du 2" vol. Williams les lignes ci-après :

Après le Combat... la Couronne !

« Ceux qui auront été intelligents resplendiront comme l'éclat du firmament, et ceux qui en auront amené plusieurs à la justice brilleront comme des étoiles pour toujours, à perpétuité. » (DANIEL XII, 3).

 

John Williams, Serviteur du Dieu Vivant,
Soldat intrépide du Seigneur et Sauveur Jésus-Christ,
Heureux es-tu, car rien ne t'a manqué !
 
Une paroisse, aussi vaste que l'immense Océan,
Des travaux de tous ordres : construction de maisons, de navires, d'objets mobiliers...
Traduction de la Bible en plusieurs langues ou dialectes, Proclamation de l'Évangile éternel...
Difficultés, épreuves, angoisses sur terre et sur mer venant des hommes et des éléments, Rien ne t'a manqué ! Aimé jusqu'à l'adoration...
Incompris, méconnu, calomnié... Rien ne t'a manqué !
Rien !... Pas même les palmes du martyre.
 
Heureux es-tu ; car tu jouis maintenant et pour l'éternité de la Présence du Roi !
De Celui que tu as aimé, servi, glorifié, pour lequel tu es mort. Rien ne t'a manqué !... Rien ne te manque !
Bénie soit la mémoire dans les archipels où tu as travaillé, où tu as versé ton sang, et dans I'Eglise, ensemencée par le sang des martyrs. 

(1) Juges Il : 1-5

(2) Expédition scientifique pour rechercher la formation des îles.

(3) Quelques années après, des évangélistes samoans, Samuela et sa femme furent placés à Fotouna. Tous deux y furent massacrés.

(4) Deux de ces pionniers du Christianisme moururent à Tana peu de temps après. Deux autres partirent pour cause de maladie ; un cinquième, surpris par les sauvages alors qu'il priait, dans un bois, périt assassiné. Il fut assommé d'un coup de massue et ce meurtre fut le signal d'une persécution contre tous les chrétiens : blancs et indigènes. À cette époque, l'un des évangélistes de Tana écrivait à un ami ; « Nous ne, savons jamais ce que nous apportera la journée du lendemain, mais ce que nous savons toujours, c'est que les méchants ne peuvent tuer que le corps et que l'âme est entre les mains du Maître céleste. » En 1850, tous tes chrétiens sont chassés de l'île. Lorsqu'ils sont autorisés à rentrer, les sentiments des indigènes n'ont pas changé et l'un des évangélistes écrit : La méchanceté des pauvres païens nous fait souvent verser des larmes ; mais nous ne sommes pas pour cela sans sujet de joie. Au contraire... Et Jésus accomplit pour nous sa promesse : « Voici, je suis avec vous jusqu'à la fin du monde. » (Journal des Missions évangéliques. Juillet 1861).

(5) Nous n'en donnons qu'un résumé.
(6) Un dieu. L'un des grands esprits que les indigènes redoutent, aux Nouvelles-Hébrides.
(7) Extrait du livre : Erromanga, l'Île du Martyr, par H. ROBERTSON. M. Robertson fut missionnaire en ce pays et connut le chef Auwri-Auwi, qui assassina John Williams. C'est de lui et de quelques autres qu'il obtint ces détails.
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