Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

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RECONSTRUCTION. - REPENTIE. - EXHORTATION D'UN CHEF. - NOUVEAU DEUIL. - EN ROUTE, POUR TAHITI. - MAUVAISES NOUVELLES DE RAÏATEA. - RETOUR DE WILLIAMS DANS CETTE ÎLE. - RAVITAILLEMENT. - CONSÉCRATION DE TEAVA. - DÉPART POUR l'ARCHIPEL DES SAMOA. - PROGRÈS EXTRAORDINAIRES DE L'ÉVANGILE. - JOIES ET TRISTESSES DES ÉVANGÉLISTES DURANT LES DIX-HUIT MOIS ÉCOULÉS. - TANGALOA.



 DÈS le lendemain nous commençâmes à réparer tant bien que mal la maison de nos amis Pitman. Quand le principal fut achevé, notre frère envoya aux Buzacott une invitation à venir loger chez lui aussi longtemps que leur maison ne serait pas reconstruite l'invitation fut acceptée avec reconnaissance.

... Il me tardait de revoir mon bateau. Le vendredi suivant, j'allais jusqu'à Avaroua et je fus étonné en même temps que réjoui en constatant qu'il était en bon état ; la mer l'avait jeté dans une sorte de marécage : d'immenses branches et des arbres entiers avaient été brisés sur son passage. Quant à la cargaison, comme aussi les mâts, les voiles, les poulies, le goudron, le cuivre, etc., tout cela était dispersé dans toutes les directions... En creusant le sable, ici et là, en traversant l'île en tous sens, nous pûmes retrouver bien des choses. Malheureusement l'une des caisses contenant cent feuilles de cuivre avait été éventrée par la violence des vagues. Je ne pus retrouver que trente feuilles et quelques-unes étaient gondolées et tordues de la façon la plus singulière...

Toute l'île se réunit pour examiner la situation et prendre les décisions nécessaires. Entre autres choses on résolut d'élever une maison provisoire pour les services religieux ; de relever la maison de Mr. Buzacott et celle du chef. Au cours de cette réunion la majeure partie du peuple accusa les chefs d'avoir attiré la destruction sur Rarotonga par leur retour aux pratiques du paganisme. Une résolution fut prise à l'unanimité qu'on supprimerait toutes les innovations des jours précédents, et que les lois seraient rigoureusement appliquées. L'un des chefs - un bien brave homme - mais encore très ignorant, proposa qu'on le mît en jugement, lui et ses frères les chefs. Dans sa pensée leur châtiment serait une sorte d'expiation pour le péché du pays.

Mais quelques indigènes abandonnèrent les villages pour se retirer sur leurs terres, à l'intérieur, en disant que depuis l'introduction du Christianisme ils avaient été visités par un plus grand nombre de fléaux qu'au temps du paganisme. « Une terrible épidémie avait ravagé l'île en 1827 peu après mon arrivée et celle de Mr. Pitman ; des centaines d'indigènes étaient morts d'influenza en 1830. La plus haute montagne de l'île avait pris feu lors d'un orage : l'incendie s'était rapidement étendu et avait fait rage quinze jours durant, de sorte que les indigènes effrayés crurent que le moment du Jugement était arrivé. Enfin il y avait eu une invasion de chenilles qui avaient dévoré les taros et des nuées de mantes s'étaient attaquées aux cocotiers. Maintenant, dernier fléau, le cyclone avait passé ne laissant plus que ruines, ce qui avait mis le comble à leur misère. »

Toutefois la majorité des gens de Rarotonga, loin d'écouter ces accusations vit en ces diverses épreuves une invitation à l'humiliation. Un cher vieillard, un chef, se leva et prenant son texte dans l'Évangile de Luc dit ceci « Il a son van dans sa main. » Si nous avions pris garde au premier jugement, le second aurait pu nous être épargné. Si nous nous étions humiliés lors du second, nous n'aurions pas eu besoin des suivants... Son van est toujours en sa main et Il a encore d'autres moyens pour nettoyer son aire. Humilions-nous donc devant Dieu au lieu de le provoquer par notre endurcissement... » Puis il continua son discours en montrant que Dieu avait tempéré ses jugements de miséricorde : « Il est vrai que toutes nos plantations, tous nos arbres sont détruits, mais nous sommes encore en vie ; nos maisons sont un monceau de ruines, mais nos femmes et nos enfants ont échappé à la mort ; notre temple est détruit et c'est de cela que je suis le plus attristé, mais Dieu demeure, nous pouvons toujours l'adorer ; notre école n'existe plus, mais ceux qui nous instruisent sont encore avec nous. » Puis élevant une portion de Nouveau Testament qu'il avait en main il ajouta : « Enfin nous avons toujours ce précieux livre pour nous instruire. » Cette exhortation fit une profonde impression sur les auditeurs.

Cependant la tâche était immense et pour l'accomplir le peuple n'avait que des outils rudimentaires. « Je pris donc sur moi, écrit Williams, d'affecter à l'île de Rarotonga l'une des caisses d'outils. Je donnai aux missionnaires et à Makéa plusieurs choses destinées à être prêtées aux indigènes selon leurs besoins puis je fis présent à tous les principaux chefs d'une cognée, d'une hachette et d'une scie. Cette distribution releva les courages de façon extraordinaire et en quelques semaines les maisons étaient debout et les chemins déblayés. Je donne ces détails pour que les chers amis de Birmingham constatent la très grande valeur de leurs envois. Je suppose que ce que j'ai donné ne coûte guère plus de cinq à six livres sterling à Birmingham, mais à Rarotonga dans ces circonstances douloureuses, ces outils avaient une valeur incalculable... (1) »

Quelques jours après, un samedi, Mrs. Williams donnait prématurément naissance à mi bébé mort-né, le septième ! « ... Nous avions tellement espéré que celui-ci vivrait, que Dieu nous le laisserait ! Ce fut une très douloureuse épreuve. Avant la naissance de l'enfant, et quelque temps après, il semblait que la vie eût abandonné Mrs. Williams. Les stimulants les plus énergiques furent employés. Et Dieu me la laissa elle reprit connaissance...
Au moment de fermer le petit cercueil et de le remettre à la terre, comme tous étaient venus regarder une dernière fois le cher petit être, nous fûmes très affectés par une exclamation de mon jeune fils qui, pensant en tahitien, mais parlant en anglais s'écria:
« Papa, maman, pourquoi plantez-vous mon petit frère ! Oh ! Ne le plantez pas ! » Informé de notre épreuve, vint aussitôt à Gnatangiia, ainsi que tous les membres de son district pour nous dire sa sympathie. Malgré leur pauvreté, tous avaient voulu apporter quelque marque d'affection : un peu d'étoffe, une natte, un peu de nourriture. Quelques femmes furent admises auprès de Mrs. Williams, elles posèrent leurs petits présents à ses pieds et se mirent à pleurer selon leur coutume.

Dans la nuit qui suivit deux incidents survinrent qui m'attristèrent en même temps que cela compliquait encore une situation déjà difficile : un jeune vaurien ouvrit une barrique d'huile - huile faite avec l'amande de la noix de coco - et que j'avais apportée de Raïatéa pour entrer dans une préparation destinée à calfater la cale de mon navire. Je voulais aussi enduire de cette huile les endroits non recouverts de cuivre pour empêcher les vers d'attaquer le bois. Il négligea d'enfoncer une cheville dans la barrique après s'être servi, et tout le contenu, soit 180 gallons, se répandit sur le sol ! Perte irréparable, à Rarotonga en tout cas, où presque tous les cocotiers avaient été détruits par le cyclone.
J'appris d'autre part que ma meilleure chaloupe avait été volée par quatre hommes et une femme qui s'y étaient embarqués aussitôt. Ils périrent probablement en mer... Avec le vent qui soufflait ils pouvaient faire des milliers de milles sans rencontrer d'île, donc sans pouvoir se ravitailler...

Ainsi s'achevait l'année 1831 : bien tristement pour les habitants de Rarotonga et pour nous !

Le chef de Gnatangiia voulut rendre à Makéa la politesse qu'il nous avait faite en venant. Il fit tuer et cuire trois cents porcs avec les quelques légumes qu'il avait pu se procurer, et offrit le présent à Makéa en mon nom, pour lui et les gens de son district. Puis, la répartition se fit et enfin la présentation des parts. Il y eut dans la façon d'offrir les vivres bien des détails tout à fait nouveaux pour moi. Dix portions avaient été préparées et placées côte à côte selon le nombre de pays ou d'îles qui devaient partager le festin. La première fut offerte au roi d'Angleterre George IV. Mr. Pitman, Mr. Buzacott et moi étant anglais, nous fûmes considérés comme les représentants de Sa Majesté, et nous eûmes les honneurs de sa portion. L'orateur prenant alors une attitude théâtrale cria d'une voix de stentor que la portion suivante était pour le grand chef d'Amérique. Comme le quartier-maître de mon navire était de ce pays, on lui attribua la portion du président. Puis les rois de Haavaï, de Tahiti, de Raïatéa, d'Aïtoutaki, de Mangaïa, de Tongatabou furent invités à venir prendre leurs parts du festin, et des indigènes de ces îles se présentèrent... Ce fut une scène fort intéressante et bien couleur locale.
Quelques jours après le cher Papéiha et sa femme, le chef Tinomana et presque tous les gens du district d'Arorangi venaient à leur tour nous visiter dans notre affliction. Leur sympathie nous fit du bien...

Près de trois mois s'écoulèrent sans que je pusse m'occuper du « Messager de Paix », faute de main-d'oeuvre. En mars seulement le travail put commencer. En mai les réparations et les modifications projetées étaient achevées. Mais il s'agissait maintenant de sortir la goélette du bas fond où elle s'était comme réfugiée, et de la faire glisser jusqu'à la mer sur un marécage de plusieurs centaines de mètres. Comment lever sa quille ? En somme la chose fut assez simple. De longues poutres furent enfoncées de chaque côté sous le navire, à l'autre extrémité elles furent réunies par deux plate-formes : une à droite et une à gauche du « Messager » sur lesquelles nous entassâmes des blocs de pierres. Lentement, le poids de ceux-ci fit lever l'une des extrémités du navire. Après avoir fait le nécessaire pour maintenir le résultat acquis, nous recommençâmes la même opération à l'autre extrémité. Ceci se fit à plusieurs reprises ; et le jour même le « Messager » fut sorti du lit de boue où il reposait. Le marécage étant maintenant rempli de pierres, des troncs d'arbres furent placés sur ces pierres pour servir de rouleaux, je passai la chaîne autour du navire, et une fois ces préparatifs achevés l'île fut convoquée pour faire rouler la goélette à la mer. Deux mille indigènes s'attelèrent à la longue chaîne et aux cordages, d'autres poussaient. Sous les efforts réunis de tous, le navire s'ébranla enfin, avança et gagna son élément ! Quels cris de joie s'élevèrent quand on le vit se redresser et se balancer fièrement sur la mer ! »



« LE MESSAGER DE PAIX »

Si le « Messager de Paix » était prêt à poursuivre son voyage, les provisions manquaient ; et à Rarotonga même la famine était à craindre. Un voyage de ravitaillement à Tahiti s'imposait. MM. Williams et Buzacott partirent donc. Arrivés à Papéété (le chef-lieu) ils furent reçus par leurs collègues avec joie. Là ils apprirent qu'on avait aussi souffert du cyclone. Mais des nouvelles bien plus graves attendaient Williams : nouvelles si inquiétantes qu'il décida de partir sans retard pour les Îles-sous-le-Vent. Pendant ce temps, Mr. Buzacott s'initierait à l'art de la composition typographique, et il aiderait Mr. Darling à l'impression des épîtres de Pierre en dialecte de Rarotonga.

À Raïatéa, la guerre avait éclaté à nouveau après le départ des Williams ; les Raïatéens avaient eu la victoire et ils s'étaient comportés avec bonté vis-à-vis des ennemis vaincus. Mais il y avait d'autres causes de tristesse. Le nouveau roi, un jeune homme dissolu, avait levé l'interdiction contre l'alcool, et de façon générale les lois n'étaient plus appliquées. Encouragé par lui, un capitaine de vaisseau avait fait descendre à terre une barrique d'eau-de-vie. Cela n'était pas suffisant pour satisfaire les buveurs, et n'avait fait que réveiller leur amour des liqueurs fortes. Immédiatement ce fut dans l'île comme une épidémie ; un besoin de boire à tout prix. Vingt alambics fonctionnaient lorsque le missionnaire arriva, et il fut le témoin stupéfait d'orgies qu'il aurait cru impossibles. Peu de chrétiens étaient restés fermes, et avaient résisté à la contagion.

« En retrouvant les Raïatéens, écrit j'avais du mal à me persuader qu'ils étaient bien ceux que je connaissais, et dont j'avais jusque-là une si haute opinion... »

Wiriamou est de retour ! La nouvelle vole de bouche en bouche et fait le tour de l'île, provoquant un sursaut de la conscience chez ceux qui se sont laissés entraîner au mal : le grand nombre. Ils se repentent, ils maudissent leur faiblesse. une grande assemblée est convoquée à laquelle Williams est prié d'assister. Au cours de cette séance, on nomme un nouveau juge, les lois sont remises en vigueur, la destruction des alambics est ordonnée, et une commission nommée pour veiller à l'exécution de cette décision. En quelques districts celle-ci rencontre une sérieuse résistance. Maïhara, régente de Huahiné, la fille favorite de Tamatoa, vient à Raïatéa et se joint aux membres de la dite commission, ainsi que quelques personnes influentes de sa suite. Des indigènes déclarèrent qu'ils achèteraient dorénavant de l'eau-de-vie aux navires de passage ; mais le plus grand nombre comprirent que la décision prise était pour leur plus grand bien, et ils vinrent demander à Williams de fonder une Société de Tempérance. Comme le missionnaire repartait, il conseilla de surseoir. Lui-même ne buvait que de l'eau depuis longtemps déjà, et il avait fait la preuve que l'alcool n'était pas nécessaire à la santé, bien au contraire. Avant la décadence de l'église de Raïatéa il était déjà l'ennemi déclaré de tout alcool. Mais les faits que nous venons de relater augmentèrent son aversion pour les spiritueux. Il jugeait que ceux-ci accumulent des ruines et que leur action s'oppose aux progrès de l'Évangile.

De retour à Tahiti, Williams achète quelques barils de farine à un navire américain et plusieurs autres denrées indispensables ; il achète aussi des chevaux, des ânes, des vaches, animaux inconnus à Rarotonga, et qui, lorsqu'ils y arrivèrent, provoquèrent un grand étonnement. Comme les gens de Tahiti, les indigènes de Rarotonga nommèrent tous les animaux : pouaa (porcs). Le cheval devint un pouaka apai tangata, le grand cochon qui porte l'homme, le chien fut nommé epouaka aoa, le porc qui aboie ; l'âne reçut le nom de pouaka turituri : le cochon qui assourdit (ou cochon bruyant). [On le nomma aussi - e ponaka taringa roa, le porc aux longues oreilles]. Chevaux et ânes ont facilité la tâche des missionnaires. Quant au bétail, il apporta bien des changements favorables dans les menus quotidiens.
L'absence des voyageurs avait duré dix semaines. À cette époque, Williams envoya une lettre à sa soeur dont voici quelques extraits :
« Je crains de ne pouvoir vous écrire aussi longuement que je le voudrais, mais je sais que cette lettre sera la bienvenue quand même. Nous n'avons rien de vous. Peut-être supposez-vous que nous sommes en route vers l'Angleterre ? Certes, nous pensons beaucoup à vous et à votre désappointement lorsque vous saurez que nous ne sommes pas revenus avec le capitaine Stavers. Le voyage avec lui était impossible à cause de ma chère Mary. Elle va beaucoup mieux, grâce à Dieu ; mais nous espérions à nouveau un bébé et il serait né en mer si nous étions partis. Il valait donc mieux rester. Voilà douze mois que nous sommes ici chez nos amis Pitman et Buzacott. Ils nous hébergent avec beaucoup d'affection.

Nos garçons vont bien. John est très actif. Il consacre le matin à ses leçons et s'occupe de travaux manuels l'après-midi... Il a fait de belles boîtes pour sa mère et pour Mmes Pitman et Buzacott. Il les a plaquées de plusieurs espèces de bois et elles sont vraiment jolies. En ce moment il travaille à une trousse de toilette pour moi. Son ambition est de devenir menuisier-charpentier ; et le cher garçon s'imagine que ses connaissances pratiques lui vaudront en Angleterre la même célébrité qu'il a ici. Samuel fait des progrès. Sa mère se consacre beaucoup à lui et ce n'est pas peine perdue. Il est aussi calme qu'un petit juge. Vous l'aimerez certainement. Ici tout le monde l'aime.

Je vais bientôt partir pour les Samoa ; c'est une absence de huit semaines à peu près. Par un baleinier nous avons reçu de bonnes nouvelles de ces îles... »

Les derniers préparatifs de départ furent promptement achevés. Te-ava, membre de l'église de Mr. Buzaaott, fut mis à part comme évangéliste dans un très solennel service. Il nous accompagnait. Makéa me fit dire qu'il aimerait être du voyage. Cela pourra peut-être avoir son utilité ? J'ai accepté qu'il vînt aussi. Le 11 octobre, le « Messager » faisait voile vers les Samoa. Un matin, j'ai prié Te-ava de faire le culte : sa ferveur, la teneur de sa prière me frappèrent, et je transcrivis celle-ci de mémoire une fois le service terminé. En voici un extrait:

« ... Si nous volons au ciel, tu y es ; si nous demeurons sur terre, tu y es ; si nous voguons sur la mer, tu es là. Aussi, sur l'Océan, nous ne craignons rien parce que toi, ô Dieu, tu es sur ce navire. Le roi de nos corps a des sujets à qui il donne des ordres ; mais lui-même va avec eux et sa présence stimule leur zèle. Ils commencent avec courage, ils travaillent vite et bien.

« O Seigneur, tu es le roi des esprits, tu as donné des ordres à tes sujets pour l'accomplissement d'un grand travail, tu leur as commandé d'aller par toute la terre et de prêcher l'Évangile à toute créature. Et nous voici partis pour t'obéir. Que ta présence soit avec nous pour nous vivifier et nous rendre capables de persévérer dans ce grand travail jusqu'à la mort. Tu as dit que tu étais avec ton peuple jusqu'à la fin du monde. Accomplis, ô Dieu, cette réconfortante promesse. Je vois une boussole sur ce navire, les matelots s'en servent pour garder la bonne route ; sois notre boussole pour nous conduire dans la bonne voie, pour que nous évitions les obstacles et les dangers dans l'oeuvre que nous avons à faire. Sois pour nous, Seigneur, la boussole du salut.. »

Comme nous n'avions visité que deux îles de l'archipel des Samoa lors de notre précédent voyage : les plus occidentales et les plus grandes, nous désirions voir cette fois tout le groupe et décidâmes d'aborder à la première île qui se trouvait sur notre route : Manoua. Cinq jours après le départ l'île était signalée. Nous avions couvert près de huit cents milles par un temps merveilleux : bon vent, mer calme. Comme nous approchions, de nombreuses pirogues se détachèrent du rivage et vinrent vers nous, et quelques indigènes se dressant nous crièrent : « Nous sommes fils de la Parole ! Nous attendons le falau lotou [le navire de la religion] pour avoir un homme qui nous parlera de Jésus-Christ. Votre navire est-il celui que nous attendons ? »

Délicieuse salutation qui prouvait que la connaissance de l'Évangile nous avait précédés en cette île. Un jeune homme au physique agréable monta sur le pont et se présenta à nous en se disant chrétien (Fils de la Parole). Apprenant que le « Messager » était un « bateau de religion » il en montra une grande joie et commanda que le contenu de sa pirogue (noix de coco et autres vivres) fût porté à bord. Alors il me demanda un missionnaire et lorsque je répondis que je n'en avais point dont je pusse disposer, il en montra un très vif désappointement... Je lui fis un petit présent, lui donnai quelques livres de notions élémentaires et lui dis adieu, après l'avoir encouragé à persévérer, lui promettant un évangéliste quand les circonstances le permettraient...

Notre chaloupe revenait à bord sur ces entrefaites amenant un indigène né à Raivavaé, l'une des îles Australes (nommées aussi : îles Toubouaï), située à 350 milles au sud de Tahiti. Comme j'exprimais ma surprise de le voir si loin de son pays, il me dit qu'une tempête avait chassé sa pirogue hors de sa route alors qu'il se rendait de Raivavaé à l'île voisine de Toubouai. Durant près de trois mois lui et ses compagnons errèrent sur l'Océan ; vingt d'entre eux moururent. Ceux qui abordèrent à Manoua construisirent un temple et continuèrent à observer les usages chrétiens. Houra était leur évangéliste, et la plupart des chrétiens pouvaient lire les huit portions de la Parole de Dieu qu'ils avaient précieusement gardées...

Alors que nous allions quitter Manoua, un jeune homme de belle prestance vint à bord me demander le passage pour Toutouïla, île distante de quarante milles à peu près. Il était chrétien et voulait porter la Bonne Nouvelle à ses compatriotes. Naturellement j'accordai ce qu'il demandait.

Laissant Manoua, nous fîmes voile vers Orosenga et Ofou, îles séparées par un étroit bras de mer. Dès que nous fûmes près du village, un vieux chef vint à bord qui fut très étonné de tout ce qu'il vit et entendit :
- On ne t'a pas encore parlé du Dieu invisible, du Seigneur de toute la terre, qu'on adore maintenant à Savaii et Oupolou ? demanda Williams.
- Non, répondit le vieillard.

Alors nous lui dîmes notre première visite aux Samoa, et les progrès qu'y faisait maintenant l'Évangile. Après nous avoir écouté, il nous supplia de lui donner un missionnaire. « Il le traiterait avec bonté et lui donnerait beaucoup à manger. » Je lui expliquai que je n'avais personne. - « Alors, laisse-moi l'un de tes matelots comme otage jusqu'à ce que tu reviennes, insista-t-il. » Cela aussi je ne pouvais le faire.
- Eh bien, viens demeurer avec moi quelques jours. » Je dus à nouveau rejeter cette requête désirant être à Savaii pour le dimanche.
- Alors donne-moi un mousquet et de la poudre ? »

À l'ouïe de cette demande, j'essayai de lui faire comprendre qui nous étions, le but de notre voyage, et que notre cargaison se composait de livres qui enseignaient à servir le vrai Dieu, et montraient le chemin du salut. Nous n'avions pas de mousquet. Je le suppliai alors de cesser les guerres d'extermination qu'il faisait à l'île voisine de la sienne, et dont la population était déjà décimée. Enfin j'essayai surtout de fixer son attention sur Jéhovah dont la religion enseigne la bonté et la paix.
Le vieillard me répondit que mes paroles étaient bonnes et agréables. Mais puisque je ne lui donnais pas de missionnaire, qui lui enseignerait à adorer Jéhovah ?... La conversation dura encore quelque temps. Enfin je remis à ce chef un petit cadeau, et nous continuâmes notre voyage en naviguant sur Toutouila.

Près de cette île le « Messager de Paix » fut entouré par une flottille de pirogues pagayées avec une grande rapidité ; des indigènes sautaient sur le pont bien qu'on fît le possible pour les en empêcher. Tous réclamaient des mousquets et de la poudre ! Une pirogue montée par un Anglais s'approcha à son tour. Cet homme nous dit qu'il se nommait William Gray et qu'il était à Toutouila depuis trois ans. J'appris par lui que deux puissants chefs étaient sur le point d'entrer en guerre et que chacun s'armait. Comme je lui demandais des nouvelles de nos postes missionnaires de Savaii et Oupolou, il m'assura avoir entendu dire qu'un grand nombre d'indigènes avaient embrassé le christianisme en ces pays. Mais à Toutouila même très peu étaient devenus chrétiens...

Nous continuâmes notre voyage en contournant le côté Sud de l'île où nous fûmes agréablement surpris par la beauté du paysage ; et nous arrivâmes enfin à Léoné : le village du jeune indigène embarqué à Manoua. À nouveau, nous eûmes ici la joie de voir arriver à nous un « Fils de la Parole ». Il nous dit qu'il y avait cinquante chrétiens dans son district, et nous décidâmes d'aller les voir. Mais une grande foule couvrait le rivage. Était-il sage d'aborder ? J'arrêtai la marche de la chaloupe et nous demandâmes à Dieu, mes hommes et moi, de bien vouloir diriger toutes choses. Alors, sur la rive, le chef, interprétant notre attitude, ordonna à ses gens de s'asseoir ; puis lui-même s'avançant dans l'eau vint jusqu'à notre embarcation : « Fils, ne veux-tu pas aborder chez nous, me demanda-t-il ? »

Et comme je lui répondais que je ne savais trop s'il était prudent d'aller à terre, que j'avais entendu dire que dans cette même baie deux canots et leurs équipages avaient été saisis et détruits, il me répondit : « C'était autrefois, quand nous étions païens, mais maintenant nous sommes chrétiens.
- Et qui vous a enseignés ?
- Un grand chef blanc nommé Williams est venu à Savaii il y a vingt lunes, il y a placé des tama-fai-lotou (ouvriers de religion). Or il y avait là-bas de nos gens et à leur retour ici, ils nous ont enseignés... »
- « Je suis la personne dont tu as entendu parler, lui dis-je, je suis Williams. J'ai conduit les tama-failotou à Savaii, il y a vingt lunes. »

À peine le chef avait-il entendu ma réponse qu'il fit un signe à ses sens qui se précipitèrent dans la mer et, saisissant notre embarcation, ils nous portèrent bateau et occupants jusqu'au rivage.

Amoamo, le chef, me conduisit alors jusqu'à un groupe de chrétiens, et me fit voir le temple. » Lorsque le missionnaire demanda qui instruisait la congrégation, un jeune homme se leva : il expliqua à Williams qu'il enseignait aux chrétiens tout ce qu'il savait. « Cela fait, je repars dans ma pirogue et vais chez les évangélistes pour qu'ils m'enseignent, et je garde précieusement ce qu'ils m'ont dit pour le communiquer à mes compatriotes, et quand c'est fait, je repars à nouveau. Maintenant donne-moi un homme rempli de religion pour que je n'aie plus à exposer ma vie au loin afin d'aller en chercher. »

« Quelle tristesse de devoir répondre que je n'avais personne, ajoute Williams Hélas ! combien de milliers de vaisseaux a envoyés l'Angleterre pour semer la dévastation et la mort ! Or, l'argent dépensé pour mi seul navire de guerre serait suffisant pour porter l'Évangile à des centaines et à des milliers d'indigènes...

D'après La Pérouse, c'est dans cette même baie de Léoné que furent massacrés Mr. de Langle, son ami et onze matelots. Quelle différence entre l'attitude des indigènes aujourd'hui et leur férocité d'antan ! Ils ne savaient que peu de chose de l'Évangile, mais déjà cela transformait leurs moeurs. Le chef qui me conduisait et à qui je demandais s'il servait aussi Jéhovah me répondit : « Non ! Mais si tu me donnes « un ouvrier de religion » pour m'enseigner je deviens immédiatement lisilisi (un chrétien). » Hélas ! À lui aussi il fallait dire que je n'avais personne !

À bord. des indigènes venus d'une autre vallée attendent Williams pour l'inviter aller chez eux. « À mon arrivée, le chef se saisit de moi de la façon la plus cordiale, mais comme il m'estimait au-dessus de lui il se contenta de se frotter le nez sur ma main. Il me dit que son peuple et lui étaient devenus chrétiens et qu'ils avaient élevé un temple comme celui de Sapapalii. C'est en cet endroit qu'il avait entendu la Bonne Nouvelle et il avait rapporté le lotou à son peuple.

Comme je laissais percer quelque doute sur tout ce que j'entendais, sachant que l'indigène a une forte tendance à l'exagération, alors pour me convaincre il tint ses deux mains devant lui comme un livre ouvert, récita en tahitien et samoan un chapitre de notre traité pour débutants, puis il dit : « Prions. » Et s'agenouillant sur le pont, le chef prononça le « Notre Père » dans un tahitien un peu écorché.
La grande simplicité et la sincérité évidente de cet indigène me plurent beaucoup. Je lui fis un petit cadeau, et en lui remettant quelques livres je lui ai promis de faire le possible pour m'arrêter un ou deux jours chez lui au retour... »

Il faudrait un volume pour relater tous les faits intéressants de ce voyage missionnaire, au cours duquel Williams recueille au centuple le fruit des semailles faites. En vérité, l'heure était venue, les moissons étaient blanches : les coeurs avaient faim et soif de Vie. Ce n'était point de son propre mouvement que le missionnaire s'était levé pour aller de l'avant. Il y avait été comme contraint par l'action du Saint-Esprit. Après l'Apôtre, il pouvait dire aussi : « L'amour de Christ me presse. » Et ce second voyage aux Samoa le prouverait surabondamment, si la preuve était encore à faire.

« ... Le samedi après-midi nous nous trouvions devant Manono, l'île jardin. Notre ami le géant Matétaü vint à bord, et après une friction de nez des plus cordiales il me dit : « Où est mon évangéliste ? Je n'ai pas oublié ta promesse. - Et moi non plus, lui dis-je. Voici ton évangéliste », et je lui présentai Te-ava et sa femme. Il se saisit d'eux avec délices : les nez se frictionnèrent longuement et Matétaü s'écria : Léléi léléi lava ! (Bon, très bon, je suis heureux maintenant). Après une nouvelle friction de nez, le chef nous quittait pour aller dire les excellentes nouvelles à son peuple.

... Peu après nous arrivions devant le village de Maliétoa ; là nous fûmes accueillis par des manifestations de joie extraordinaires, extravagantes. Le délai que j'avais fixé pour revenir était passé, et les évangélistes avaient craint de ne plus jamais me revoir. Je leur dis la raison du retard - le cyclone à Rarotonga. [Les Samoa avaient aussi souffert du raz de marée et du cyclone.]

Après les instants de grande émotion, quand les larmes furent séchées - celles-ci sont invariablement la première manifestation de la joie dans les mers du Sud - je demandai ce qui s'était passé depuis mon départ. J'appris que Maliétoa, son frère, les principaux chefs et presque tous les habitants du village, avaient embrassé le christianisme ; qu'un temple avait été construit qui pouvait contenir de six à sept cents personnes, et qu'il était toujours plein. De plus, une trentaine de villages avaient été évangélisés dans les îles de Savaï et d'Oupolou. À mon tour, je ne pus retenir des larmes de joie et de reconnaissance, en apprenant qu'en si peu de temps Dieu nous avait accordé dans sa bonté une si riche moisson... »

Cependant les épreuves n'avaient pas manqué aux pionniers laissés à Savaï. Une épidémie avait ravagé l'île peu après le départ du missionnaire, et les évangélistes avaient été si malades qu'ils avaient pensé en mourir. Les chefs et les guerriers étaient alors sur le lieu des hostilités, et les indigènes restés au village accusèrent les étrangers d'être la cause de l'épidémie : « Il fallait les abandonner et les laisser mourir. » Mais des femmes païennes eurent pitié d'eux, et elles les assistèrent durant leur longue maladie.

Au retour des guerriers, Touiana fit profession d'être chrétien ; Mariota, l'un des fils du roi, se joignit à lui et obtint de Maliétoa la permission d'aller habiter chez les évangélistes, ce qui eut des répercussions appréciables sur l'esprit des indigènes. Autre chose enfin prépara les coeurs à recevoir la Bonne Nouvelle : ce fut le retour des vainqueurs. Alors le peuple mesura l'étendue de ses pertes, car la guerre avait été très meurtrière. Les guerriers rapportaient dans leurs foyers les têtes de leurs morts : celles des pères, des frères, des amis. Et ce furent alors les hurlements lugubres qui accompagnent les funérailles païennes, et les imprécations terribles des familles frappées, au lieu des cris de triomphe d'un peuple victorieux.

À ces âmes endolories les missionnaires bronzés dirent la grandeur et la beauté de la Bonne Nouvelle qui enseigne le pardon des offenses, la patience ; la douceur d'un Évangile qui donne l'assurance du saint et celle du revoir. Ils mirent l'enseignement évangélique en regard des coutumes païennes, et ce ne fuit pas en vain. Une foule d'indigènes vinrent pour les entendre.

Malheureusement, le roi Maliétoa décida de recommencer les hostilités et partit pour Oupolou. Les évangélistes déléguèrent trois d'entre eux pour le rejoindre et essayer de l'en dissuader : Taïa, Moïa et Booti. Mais ils durent s'arrêter souvent en route. Partout, on voulait entendre la Parole. Bref, quand les évangélistes rejoignirent enfin Maliétoa, les hostilités avaient recommencé ; et le roi, furieux des sarcasmes et des défis que lui lançait l'ennemi, assiégeait l'une des forteresses de la montagne où le peuple d'Ana s'était réfugié. Il n'avait plus le loisir ni le désir d'entendre les évangélistes ; et tous les efforts que tirent ceux-ci pour faire cesser la guerre restèrent vains.

Mais un chef de Savaii vint les trouver, et après les avoir entendus, il leur dit vouloir se faire instruire dans la Parole de Jéhovah. Si les évangélistes voulaient venir avec lui, il retournerait dans son village immédiatement, et il y convoquerait une réunion (fitiligna) pour entendre la Bonne Nouvelle. Les évangélistes le suivirent.
Après que le chef eût dit au peuple ses intentions, il les fit appeler : « Avez-vous apporté un harpon, interrogea-t-il ? » Surpris, les évangélistes répondirent que non, et demandèrent pourquoi un harpon était nécessaire.
- J'ai besoin d'un harpon pour tuer une anguille c'est mon étou (2). Je vais la tuer, la cuire et la manger. Je suis décidé à devenir lotou (chrétien). Ensuite je transpercerai une poule, je la cuirai aussi et la mangerai. [On assurait que l'esprit du dieu païen de ce chef demeurait également dans ce volatile].

Aussitôt dit, aussitôt fait. Se levant au milieu de sa famille et du peuple assemblés, il lança son défi au culte païen en transperçant une anguille, brisant ainsi l'esclavage auquel il était assujetti. Puis il tua une poule et mangea l'une et l'autre choses... Le chef fut seul en ces instants de grave décision. Personne ne se tint près de lui : ni parents, ni amis ! Seuls les évangélistes soutenaient le courageux converti priant Dieu de le fortifier, tandis que son peuple regardait avec horreur l'acte qui s'accomplissait. Mais quand les spectateurs virent qu'aucun mal ne survenait au chef pour ce qu'ils considéraient comme un horrible sacrilège, il se fit un revirement chez eux, et beaucoup suivirent, par la suite, l'exemple donné...

De retour à Sapapalii et après y être restés quinze jours à peu près, les évangélistes le mirent à nouveau en route pour visiter les endroits où ils avaient annoncé la Bonne Nouvelle. Partout ils eurent la joie d'ajouter d'autres noms à la liste de ceux qui avaient renoncé au paganisme. Alors qu'ils rentraient à nouveau chez eux le coeur débordant de joie et d'espérance, ils virent, en doublant un promontoire, que la montagne où les guerriers d'Ana tenaient depuis neuf mois déjà était en flammes ! Les assiégés avaient enfin succombé devant la persévérance et les forces réunies de Maliétoa et de Matétaü. Tout en sympathisant avec les malheureux vaincus, les évangélistes se réjouirent de ce qu'enfin cette guerre se terminait ! Chaque fois qu'on ramenait à Sapapalii quelque mort ou quelque mourant c'étaient des scènes atroces : clameurs, hurlements, lamentations, des femmes couraient de ci de là comme des possédées, elles se tailladaient la tête, la figure, les seins, avec des pierres aiguisées et des dents de requins ; puis, couvertes de leur propre sang, elles se dressaient au-dessus des corps de ceux qu'elles pleuraient, et avec de sauvages gesticulations prononçaient les plus terribles imprécations contre les personnes qui avaient porté le coup mortel. Même les femmes indigènes qui s'étaient montrées si douces, si bonnes avec les évangélistes, quand tous parlaient de les laisser périr, même elles, sous le coup de l'affliction et alors qu'elles se livraient aux extravagances de la douleur païenne, semblaient transformées en furies et devenaient méconnaissables.

Mais l'acte final de cette pénible guerre devait surpasser tous les autres en horreur. Une longue file de prisonniers suivaient les guerriers victorieux. D'immenses bûchers furent allumés où on jetait les hommes, les femmes, les enfants. Inutilement les missionnaires plaidèrent en faveur des condamnés : ils pleurèrent, firent des remontrances, insistèrent sur la loi du vrai Dieu qui demande le pardon. Ce fut en vain ! Les guerriers ne songeaient qu'à leur vengeance, car ils avaient perdu beaucoup des leurs. Alors les évangélistes allèrent voir les chefs et ceux-ci répondirent qu'ils ne pouvaient rien empêcher. Quant à Maliétoa, s'il n'interdisait pas ces actes de cruauté, il n'y participait pas non plus. Ayant égard à la demande qu'on lui fit, il décida d'épargner et de prendre sous sa protection tous ceux des vaincus qui en appelleraient à lui. Clémence dont il n'eut qu'à se louer par la suite, et qui lui valut une grande renommée à Oupolou et auprès de ceux dont il avait préservé la vie. Bien plus, lorsque les sentiments de haine et de vengeance des chefs et du peuple se furent assouvis dans la contemplation des souffrances des vaincus, lorsqu'ils se furent réjouis sur les cendres des bûchers et à la vue du sang répandu, ils reconnurent la supériorité de la conduite de Maliétoa et la valeur de la religion qui avait inspiré son pardon.

Une ère de paix succéda à ces temps troublés, un temple fut construit... Peu après, Maliétoa, accompagné d'une nombreuse suite, visita les districts de l'île. Cette visite avait des buts intéressés et politiques ; mais comme le roi et ses suivants annonçaient partout les choses merveilleuses qu'ils avaient apprises et comme ils observaient le dimanche, de nombreux indigènes donnèrent leur adhésion au lotou, ce qui prépara le chemin aux évangélistes.

« Maliétoa lui-même devait inaugurer le temple. Mais auparavant il voulait tenir la promesse qu'il m'avait faite et devenir chrétien. Les membres de sa famille désiraient aussi embrasser le « lotou ». Mais il s'y opposa formellement, les avertissant que s'ils passaient outre à sa volonté, lui resterait païen. « Ne savez-vous pas, dit-il à ses parents rassemblés, que les dieux vont être furieux de ce que je les délaisse et qu'ils essayeront de me détruire ! Et peut-être que Jéhovah ne pourra pas me protéger contre les effets de leur colère ! Voici donc ce que je vous propose : je vais faire l'expérience et devenir l'un de ses adorateurs. S'il peut me protéger, alors en toute tranquillité vous pourrez suivre mon exemple ; sinon je serai la seule victime de leur vengeance et vous échapperez. »

Ses fils lui demandèrent combien de temps l'expérience devait durer ? Il fixa un mois à six semaines. Mais comme il se portait très bien, les jeunes princes obtinrent l'autorisation de se faire chrétiens au bout de trois semaines ; exemple qui fut promptement suivi par le reste du peuple. [Notons en passant qu'il n'y a pas de maraë aux Samoa : pas d'autels, pas d'idoles. Pour passer du paganisme au christianisme, il n'était donc pas question de détruire ce qui n'existait pas, mais tout chef de marque avait son étou : oiseau, reptile ou poisson, en qui l'esprit du dieu habitait, croyaient les Samoans. Au moment de passer au christianisme le converti prenait son étou, le tuait et le mangeait, acte de profanation qui - dans la pensée des indigènes - empêchait à jamais l'animal quel qu'il fût de devenir à nouveau un objet de vénération.]

L'étou des fils de Maliétoa était un poisson nommé anaé. Au jour marqué pour l'acte de renonciation au paganisme, un certain nombre d'anaé furent pris, tués, cuits, pour les nombreux hôtes - parents et amis - au repas. On servit les poissons sur des feuilles nouvellement cueillies et tous s'assirent à terre. Puis un évangéliste implora la bénédiction de Dieu. Une portion d'étou fut alors placée devant chacun, et avec des coeurs tremblants ils la mangèrent. Malgré leur résolution et leur vif désir d'être chrétiens, les jeunes gens redoutaient que l'étou, pour se venger, ne dévorât en eux quelque organe essentiel ; et ne pouvant s'affranchir tout à fait d'une certaine crainte, ils s'empressèrent - le festin achevé - d'absorber une grande quantité d'huile de coco et d'eau de mer. Purgatif énergique, qui était assurément un excellent moyen d'empêcher que ne se produisît la chose redoutée.

Comme tous continuaient de se bien porter, le peuple vint à son tour chez les missionnaires pour se faire instruire. Puisque ceux qui avaient mangé leur étou n'étaient pas tombés morts, qu'ils n'avaient même pas enflé, d'autres en grand nombre tirent à leur tour le pas décisif.

Tous furent alors convoqués pour statuer sur le sort de Papo : Papo le dieu de la guerre, et le seul objet qui ressemblât à une idole aux Samoa. C'était un morceau de natte de trois mètres de long sur onze centimètres de large à peu près qui était toujours attaché à la pirogue du chef quand il partait en guerre. Quelqu'un suggéra de le brûler mais on protesta que ce serait trop cruel ; mieux valait le noyer ! Une pirogue neuve fut mise à l'eau, plusieurs chefs de marque furent choisis pour la monter (et parmi eux Faouéa). Puis en grande cérémonie, on lia une pierre à Papo, et on le transporta dans la pirogue afin de l'immerger à quelque distance de l'île. Mais les missionnaires raïatéens apprenant ce qui se passait se hâtèrent de rejoindre la pirogue des chefs, demandant que Papo leur fut remis, car ils voulaient me le donner. La relique me fut effectivement remise, et je l'ai emportée à Londres (3).
Auprès et au loin, on apprit la destitution de Papo. De plusieurs îles, des hommes intelligents vinrent trouver les missionnaires pour se faire instruire ; les visiteurs ne cessaient d'affluer, et retournaient, après quelque temps d'instruction, pour communiquer ce qu'ils savaient à leurs compatriotes.
Je note en passant la sage conduite des évangélistes : ils refusèrent toujours de faire des cultes dans les édifices où les païens avaient leurs fêtes de danses ; ces danses étant souvent de nature infâme et dégoûtante.

Des rumeurs de guerre avaient encore troublé la paix des mois écoulés. Un chef de Malava : Tangaloa, s'était converti. Or il y avait à Malava trois têtes égales, c'est-à-dire trois chefs possédant des titres égaux ; l'acte de Tangaloa déplut aux deux autres. Celui-là mit tant d'insistance auprès des évangélistes pour avoir un missionnaire que sa demande fut accordée ; et Poti alla s'installer auprès de lui. Cela augmenta le mécontentement des deux autres chefs. Très superstitieux et se sachant les plus forts, ils décidèrent de se débarrasser de Tangaloa et de Poti, et d'extirper ainsi le christianisme naissant. Ils firent avertir leur collègue de la décision prise et le mirent en demeure d'expulser Poti et de renier sa foi. Tangaloa répondit au messager : « Va, et dis aux chefs que je ne renverrai pas Poti. Je ne les empêche pas d'adorer les esprits. Pourquoi veulent-ils m'empêcher d'adorer Jéhovah ? Je ne désire pas combattre. Je ne bougerai pas de ma maison pour les attaquer. Mais s'ils commencent, je demanderai à Jéhovah de m'aider et je leur résisterai de toute ma force. »

Furieux, les persécuteurs s'apprêtèrent pour l'attaque. De son côté, Tangaloa n'était pas oisif. Il rassembla le peuple sous ses ordres et lui expliqua sa situation. Puis il distribua des armes à ceux qui n'en avaient pas. Il leur dit de prier Dieu et de se montrer courageux. Quant à lui il était prêt à mourir plutôt que de renier le Seigneur. En même temps il envoya a Sapapalii un message aux évangélistes pour qu'ils vinssent l'aider de leurs prières et de leurs conseils. Ceux-ci vinrent aussitôt près de Poti, et en conseillers prudents ils proposèrent de l'emmener, puisque les autres chefs s'opposaient a sa présence parmi eux. Ne valait-il pas mieux agir ainsi que de provoquer une guerre ?
Ce sage conseil déplut à Tangaloa et il le dit franchement à ceux qu'il avait appelés. Suivre leur avis rendrait aussitôt l'ennemi plus insolent plus exigeant encore qu'il n'était déjà... » Voyant l'inutilité de leurs efforts à convaincre le chef, les évangélistes passèrent le reste de la journée et toute la nuit en exhortations et en prière.

Scène unique, scène étrange en vérité ! Dans leur sauvage tenue guerrière, tout prêts à résister à une attaque qu'ils croyaient imminente, ces « fils de la Parole », armés de massues, de flèches, de frondes, de lances, à genoux, debout, restèrent jusqu'au lendemain en supplication, laissant percer dans le ton ou les gestes leur férocité naturelle qui n'avait point encore cédé toute la place à la douceur de Christ.

Au matin, on apprit que les forces ennemies s'étaient retirées... Cependant il était manifeste que l'attaque n'avait été que différée, et qu'on n'attendait qu'un prétexte meilleur que celui de la présence d'un évangéliste dans le village pour commencer les hostilités. Les deux chefs païens crurent l'avoir trouvé : ils décidèrent d'avoir deux mois durant des cérémonies païennes pour rendre les « esprits » propices, et purifier une terre souillée par le lotou. L'un des règlements édictés comprenait une nuit complètement obscure durant laquelle aucun feu ne devait être allumé sous peine de mort. Tangaloa fut averti des décisions prises. - « Dites aux chefs, répondit-il, à leur messager, que je ne sers plus les esprits ; je n'observerai donc pas une nuit plutôt qu'une autre en leur honneur. Maintenant que je suis à Jéhova, seule sa Parole compte pour moi. C'est elle qui me guide et me gouverne. »

Ce message remplit de fureur les païens ; d'autant que les chrétiens s'étaient servis de la conque sacrée pour appeler les leurs au service divin. C'était un sacrilège.

Mis au courant de ce qui se passait, les évangélistes vinrent à nouveau à Malava avant la nuit durant laquelle aucune flamme ne devait briller. Ils supplièrent Tamgaloa d'observer ce qu'on lui demandait plutôt que de déchaîner une guerre. Longtemps le chef refusa de donner, par sa soumission, des gages aux païens. Cependant devant l'insistance des évangélistes et à cause du désir exprimé par Maliétoa il se soumit. La nuit vint. Les espions s'étaient répandus dans le district. Aucun feu ne brilla. L'aube allait poindre et les envoyés des païens déçus se préparaient au départ lorsqu'un point brillant parut : un indigène mu par un grand désir de fumer se laissait aller à allumer sa pipe ! Ce fut assez. Le décret était enfreint, les esprits déshonorés !

À peine la nouvelle en était-elle portée au camp des païens que des hurlements sauvages et des cris demandant vengeance retentissaient. Au point du jour on hâte les préparatifs d'attaque : une foule d'indigènes dont on a excité l'esprit guerrier et qui ont soif de sang (4), sont prêts à se jeter sur Tangaloa et ses gens.

Alors que les deux partis allaient se rencontrer, Maliétoa parut, Cela renversait la situation et mettait les païens en état d'infériorité manifeste. Ils se hâtèrent de se disperser. Jusqu'au dernier moment, Maliétoa avait refusé d'intervenir, bien qu'il sympathisât avec le chef chrétien. Mais pour des raisons politiques il avait préféré rester neutre. Lorsqu'il comprît que l'orage était sur le point d'éclater et que toutes les horreurs de la guerre allaient dévaster un village parce qu'une partie des habitants avaient embrassé le lotou comme lui, il arriva pour leur servir de rempart.
Cela portait un coup sérieux à l'une des dernières forteresses du paganisme dans l'île, et donnait à Tangaloa et à son missionnaire l'assurance de la tranquillité.

Maliétoa étant allé visiter quelques amis à Manono, le chef qui détenait la tête de Tamafainga vint lui proposer un pacte en vertu duquel ils exigeraient qu'un tribut fût payé à la tête du défunt. Maliétoa refusa : il adorait Jéhova et il ne consentirait pas à faire payer de tribut à Tamafainga ou au possesseur de sa tête. Cette réponse exaspéra l'auteur de la proposition à ce point, qu'il songea à faire assassiner Maliétoa. Le roi l'apprit ; il resta quand même quelques jours avec Matétaou, puis retourna chez lui.

Craignant que Maliétoa voulût se venger, le possesseur de la tête de Tamafainga envoya femmes et enfants dans la forteresse, et durant plusieurs jours s'attendit à une attaque. Cet homme avait assassiné quelques années auparavant l'une des filles favorites de Maliétoa, et les enfants du roi pressaient celui-ci de saisir cette occasion de se venger.

La jeune fille avait été prise à la guerre ; comme elle était fort belle et fille d'un grand chef, le guerrier voulait l'épouser, mais elle le refusait obstinément. Les parents de cet homme lui représentèrent qu'il serait méprisable de prendre de force la fille de Maliétoa, le plus puissant chef Samoan. Alors, saisi de rage, il déclara que s'il ne l'avait pas personne ne l'aurait, et saisissant sa massue il en asséna un coup sur la tête de la jeune fille qui s'écroula. Maliétoa n'avait pas oublié ; cependant, alors que ses fils lui demandaient de prendre les armes et de venger leur soeur, il répondit qu'avant embrassé le lotou, qui est une religion de paix, il voulait vivre et mourir sous sa loi.

Durant toute cette époque plus ou moins agitée, l'oeuvre d'évangélisation avait souffert. Mais depuis deux mois la paix régnait, et notre retour, bien que différé, avait maintenant la plus heureuse influence. Les tenants du paganisme n'avaient pas manqué d'opposer aux évangélistes que l'année s'était écoulée depuis mon premier passage. Je n'étais pas revenu. Où était ma promesse ? Qui étais-je ? Et eux-mêmes ? Des fugitifs ? Des imposteurs ?... »

« Le lendemain, je me rendis au temple vers neuf heures, écrit Williams, en compagnie des évangélistes et de Makéa. La toiture de la case est faite avec les feuilles de canne à sucre et non comme aux Îles-sous-le-Vent avec celles du pandanus. À l'intérieur, pas de sièges ; le sol est recouvert de feuilles de cocotiers tressées. Près de sept cents personnes sont là réunies, vêtues ou dévêtues de la plus étrange façon : des hommes ont des nattes finement tressées suspendues aux épaules ou autour des reins, le corps est bariolé de diverses couleurs, les cheveux enduits de graisse et de poudre sont hérissés et se dressent en piques au-dessus de la tête, d'autres ont formé un grand noeud de leur chevelure, d'autres les ont frisées et le volume de leur chef paraît immense. Certaines daines ont imaginé pour rehausser leur beauté de se faire raser et de ne laisser qu'une touffe de cheveux sur la tempe gauche ; ces quelques cheveux sont tressés en une natte qui se balance sur la joue avec chaque mouvement. L'épiderme est massé avec de l'huile et du safran, ce qui lui donne une teinte orangée qui est ici considérée comme la perfection de la beauté. Il était difficile de réprimer un sourire, mais impossible aussi de ne pas se sentir ému et attiré par ce peuple qui sortait à peine de ténèbres séculaires, et désirait recevoir la lumière de la Vie.

Le service commença par un cantique en tahitien chanté par les évangélistes seulement. Puis l'un d'eux lut un chapitre du Nouveau Testament tahitien qu'il traduisit en dialecte samoan, et il pria. Je fis alors la prédication en tahitien et je fus traduit par un évangéliste en samoan. L'auditoire semblait écouter avec le plus grand intérêt. Il était non moins évident que Makéa attirait l'attention. Sa très grande taille, ses habits européens par-dessus lesquels il portait la belle tunique rouge que lui avait offerte Mrs. Pitman étonnaient les indigènes.

Au retour je demandai aux évangélistes pourquoi ils n'enseignaient pas les cantiques aux gens de Samoa. Ils me répondirent l'avoir fait ; mais comme ceux-ci s'étaient servis de cantiques pour accompagner leurs danses païennes, ils avaient préféré cesser. Les femmes des évangélistes avaient aussi enseigné aux femmes indigènes à faire du tapa. « Mais celles-ci sont si paresseuses qu'elles préfèrent se passer d'une étoffe qu'elles admirent cependant, plutôt que de la fabriquer. Enfin je demandai pourquoi on n'avait pas enseigné aux femmes à se couvrir le buste. Ici encore, les femmes des évangélistes n'avaient pas réussi à persuader leurs soeurs de la nécessité d'une tenue décente. Les femmes de Samoa, très fières de leurs poitrines, insistaient même auprès des femmes des évangélistes pour qu'elles adoptassent la mode de Samoa [faasamoa]. Alors tout le monde les admireraient, assuraient-elles...

Vers une heure, Maliétoa, arrivait, décemment vêtu d'une chemise et d'une veste, avec une natte finement travaillée autour des reins en guise de pantalon. Il paraissait en très bonne santé et nous ne pûmes nous empêcher d'établir une comparaison entre le Maliétoa d'aujourd'hui et ce qu'il était lors de notre première rencontre. Après une énergique friction de nez - l'habituelle salutation - il nous dit sa joie de nous revoir enfin, après plusieurs mois d'attente, et qu'il était heureux de pouvoir me présenter en excellente santé tous ceux que j'avais laissés. « Et maintenant tous vont embrasser le lotou, car ton retour prouve que le lotou est vrai. Quant à moi mon coeur est droit. Je désire connaître la parole de Jéhova. »

Je le remerciai, je lui dis la raison de mon retard, puis lui présentai Makéa. De son oeil d'aigle, le chef considéra mon compagnon, et après quelques questions, lui souhaita une cordiale bienvenue, ajoutant qu'il était le plus bel homme encore rencontré. Aucun chef des Samoa ne pouvait lui être comparé... »

L'après-midi, l'auditoire dépassait un millier de personnes. Quelle joie de pouvoir leur annoncer l'Évangile.

Le service achevé, les évangélistes après avoir reproché aux païens leurs méchants propos continuèrent ainsi : Et maintenant vous avez dit : « Où est Williams ? Il ne reviendra pas. S'il revient nous croirons... Or il est ici. Il vient d'Angleterre, pays de connaissance. Lui et Mr. Buzacott sont des sources qui alimentent les ruisseaux venus jusqu'en votre pays. Un imposteur (5) vous enseigne à garder le samedi au lieu du dimanche. Questionnez notre missionnaire. Dites-lui vos doutes. C'est lui qui est notre racine, notre source... »

Après quelque temps de silence, Maliétoa se leva, et au cours d'un intéressant discours dit en substance qu'il ne convenait pas que les missionnaires prissent en considération les paroles qu'avaient pu prononcer des gens insignifiants... maintenant, ils sont certainement convaincus de la vérité. « Que tout Savaii et Oupolou embrassent cette grande religion. Quant à moi toute mon âme appartient à la parole de Jéhova, et je vais faire mon possible pour qu'elle soit la religion de tous... »

Pour terminer, je priai l'un des évangélistes d'annoncer que durant mon séjour qui serait de huit à quinze jours, je me mettais à la disposition de tous ceux qui voudraient s'enquérir de quoi que ce soit.

Le soir de ce mémorable dimanche, nous offrîmes à Dieu par le baptême deux bébés nés en notre absence. Les évangélistes demandèrent que ce service ne fût pas public, car les Samoans ont une telle tendance à l'imitation qu'ils se mettraient peut-être à administrer le baptême eux-mêmes, à leurs enfants, sans bien comprendre la signification de cet acte.
Les évangélistes partirent ensuite pour faire le culte du soir en diverses demeures, et j'employai le temps de leur absence à composer quelques cantiques en dialecte samoan.

Le lundi matin de bonne heure, on nous apporta un présent de vivres : porcs, légumes, fruits, etc... Vers dix heures un messager vint nous avertir que Maliétoa avait convoqué une grande assemblée et qu'il nous attendait dans la vaste case qui servait en ces occasions. Cette maison était pleine, et une foule très dense de gens qui n'avaient pu entrer l'entouraient. À l'intérieur, deux places étaient réservées pour Makéa et moi. À quelques mètres de nous, et nous faisant face Maliétoa.

Après les salutations d'usage, je dis avoir tenu ma promesse en revenant, et témoignai de la joie que j'avais en constatant qu'il avait aussi tenu la sienne... Maliétoa répondit au missionnaire, puis Makéa se leva et dit au peuple les bienfaits que l'Évangile avait apportés à son pays... « Par-dessus tout nous connaissons le vrai Dieu et le chemin du salut : Jésus-Christ. » Il termina en exhortant Maliétoa, et les chefs ses frères, à s'attacher fermement à la Parole de Jéhova, car « elle seule peut donner la paix et la joie. Sans elle je serais resté un sauvage jusqu'à ma mort. -

Le discours de Makéa fit une profonde impression. Sa prestance montrait qu'il était un grand chef ; et sa couleur, qu'il appartenait à la race malaise ; de plus le manteau rouge paraissait un vêtement superbe ; s'il le possédait c'était sans doute parce qu'il adorait Jéhova.

Maliétoa répondit qu'il était tout convaincu des bienfaits de l'Évangile. « Sans lui, nous ne nous serions jamais rencontrés tous deux, répondit-il à Makéa. Il voulait embrasser le christianisme, et s'y attacher fermement. »
- S'il en est ainsi, dit Williams, je le dirai au peuple anglais et il enverra des missionnaires.

Se dressant d'un bond, les yeux brillants, les bras tendus, Maliétoa s'écria : « Nous avons une même pensée, nous ne sommes qu'un ; complètement un dans notre détermination d'être chrétiens. »
- Quel est donc ton désir ? demandai-je. Mais j'avais à peine formulé cette question qu'il répondait : « C'est que tu amènes Williams femme et Williams enfants et que tu viennes vivre ici. Que tu nous enseignes ce qu'il faut savoir sur Jéhova et comment aimer Jésus-Christ. »
- Mais je suis seul, dit Williams. Il y a huit îles dans l'archipel, et le peuple est si nombreux qu'un homme seul ne peut suffire.
- Eh bien ! dit Maliétoa, va-t-en ! Pars vite, et reviens aussitôt que tu le pourras... Mais nous serons tous morts ; plusieurs seront morts, avant que tu reviennes. Il y avait quelque chose de douloureux dans les paroles du vieux chef, et nous ressentîmes en l'entendant une profonde émotion.
- Protégeras-tu ceux que je ramènerai ? demandai-je. Surpris et blessé tout à la fois par mes paroles, Maliétoa me dit avec vivacité : - Pourquoi cette question ? N'ai-je pas tenu les promesses que je t'avais faites... Et maintenant tu me demandes si je protégerai ceux que tu ramèneras d'Angleterre ? Pourquoi semblable question ?... Pourquoi ?

Voyant l'émotion du chef je répondis qu'il ne s'agissait pas de moi et de ma conviction. Mais en Angleterre on me dirait : Qui est Maliétoa ? Comment pouvons-nous avoir l'assurance que nos envoyés seront en sûreté chez lui ? C'est pourquoi je désirais un message de lui que je pourrais répéter en disant : « Ce sont ici les paroles de Maliétoa. »
- Oh ! c'est là ce que tu demandes ? » me répondit-il. Et portant la main à ses lèvres puis la tendant vers moi il dit : « Voici mes paroles, prends-les, prends-les. Dis-leur qu'ils peuvent venir en assurance. » Puis désignant les hautes montagnes de Savaii qui s'élevaient derrière lui, il ajouta : « Apporteraient-ils avec eux un bagage qui s'empilerait depuis la plage jusqu'au sommet de la montagne, et le laisseraient-ils sur place plus d'un an, rien n'en serait touché. Je le promets ! »

Ensuite Maliétoa me demanda ce qui était considéré comme « sa » - ou mauvais - d'après les principes chrétiens ? Il promettait d'abandonner tout ce que défendait la Parole de Dieu. Je lui expliquai que lui-même découvrirait ce qui est mauvais dès qu'il aurait un peu plus de connaissance de la Parole ; la première chose requise était donc qu'il se fasse instruire. Cependant dès maintenant il pouvait comprendre que certaines pratiques étaient haïssables. Ainsi : la guerre, la vengeance, l'adultère, le vol, le mensonge, la tromperie, les danses obscènes et d'autres amusements païens... Je lui conseillai d'assister régulièrement à l'école des évangélistes. Mes collègues et moi nous avions instruit ceux-ci durant plusieurs années, et ils étaient capables d'enseigner bien des choses.

Avant de lever la séance, Maliétoa signifia à son peuple qu'il pouvait mettre sa confiance dans les évangélistes puisque leur enseignement et le mien étaient identiques. Puis se tournant vers moi, il me demanda d'amener le « Messager de Paix » dans la baie et de ne point précipiter mon départ, car l'amour des gens de Samoa pour leurs visiteurs n'était pas près de décroître.

Malheureusement le fond de la baie était insuffisant, et il y avait quantité d'écueils ; je ne pouvais donc faire venir le navire et je le dis au roi. Alors, sans rien répondre, Maliétoa décida en son for intérieur de faire piloter le bateau devant le village. Et certain matin, de bonne heure, une flottille de pirogues partit, sous prétexte de chercher un bon mouillage. Au lieu de cela, toute la flotte se dirigeait vers le « Messager ». Averti, John Williams se rendit au navire, et il vit que l'équipage avait pris les armes et s'exerçait ostensiblement sur le pont comme s'il s'attendait à une attaque prochaine. Étonné et inquiet, Williams monta à bord. Que se passait-il donc ? Le capitaine lui dit alors que les indigènes étaient venus en grand nombre et qu'ils avaient demandé à grands cris que le navire fût conduit à l'intérieur des récifs. Leur demande était si impérative que le capitaine avait craint quelque traquenard. Aussi avait-il ordonné à l'équipage de s'armer, de déblayer le pont et de maintenir les indigènes à distance.

La vérité sur ce qui se passait sauta aux yeux de Williams : éclata de rire et dit aux matelots de laisser leurs armes ; puis il invita les indigènes à venir à bord. Immédiatement les Samoans envahirent le navire, se suspendirent aux cordages et aux mâts, tout heureux de ce rapide changement de situation.
« Quel commandant se serait mis comme Williams, lui et son bateau, à la merci d'une foule de sauvages ? » écrit Eb. Prout. Aucun. Mais Williams avait su trouver le chemin des coeurs des Samoans et il savait pouvoir se fier à eux. « La bonté est la clef du coeur humain », répétait-il souvent. Cette clef-là lui ouvrit effectivement les coeurs et les foyers de milliers d'indigènes, de gens jusque-là inaccessibles aux civilisés...

Parmi les nombreuses manifestations d'attachement que reçut le missionnaire pendant son séjour à Sapapalii, citons « la danse céleste » que les dames de l'endroit - l'élite de la société - voulurent absolument danser en son honneur. Craignant que cet exercice n'eût de céleste que le nom, Williams déclina l'invitation et refusa d'assister à cette cérémonie. Cependant on revint à la charge auprès de lui, on y mit tant d'insistance qu'il craignit de blesser en maintenant son refus. Il assista donc à cette séance chorégraphique. Durant des heures les chants retentirent accompagnés de mouvements rythmés. Le nom de Wiriamu était souvent prononcé et le missionnaire demanda qu'on lui donnât le sens des paroles. Voici la traduction de l'un de ces chants :

« Parlons de Wiliamu.
Que les cocotiers croissent en paix pour lui pendant des mois !
Quand le vent d'Est soufflera et tempête nos pensées ne l'oublieront pas. Aimons grandement le pays chrétien du grand chef blanc.
Nous sommes tous malo (6) maintenant, puisque nous avons tous un seul Dieu.
Maintenant aucune nourriture n'est tabou. Nous pouvons prendre et manger toutes sortes de poissons.

Même la raie !
Les oiseaux pleurent Wiliamu !
Son bateau va repartir pour un autre pays
Les oiseaux pleurent Wiliamu !
Il ne reviendra que dans longtemps.
- Reviendra-t-il jamais ?
Reviendra-t-il jamais ? »
Nous sommes fatigués des défis des insolents Samoans.
- « Qui connaît, disent-ils, le pays du chef blanc ? »
Maintenant notre pays est saint, et les mauvaises coutumes sont abolies.
Certes nos coeurs sont au lotou ! Venez ! Dormons et rêvons de Wiliamu.
Pistaoulaou s'est levée ; Taouloua s'est aussi levée (7).
Mais l'étoile de la guerre ne se lèvera plus,
Car Soulouéléélé (8) et le roi ont embrassé la Parole sainte,
Et la guerre est devenue une chose mauvaise... »


La nuit était venue. La lune qui avait fait son apparition derrière les hautes montagnes plaquait de nappes lumineuses les arbres, les sous-bois, la place devant la grande case, les groupes assis dehors. Longtemps encore le nom de l'Apôtre des Mers du Sud retentit dans l'espace, ainsi que les lamentations des Samoans parce qu'il allait repartir.


(1) Cet envoi avait été fait par l'église de Sir James Angell. 

(2) étou : oiseau, reptile ou poisson en qui l'esprit du dieu était censé habiter.

(3) Elle a été remise au musée de la Mission de Londres.

(4) En pays païen ce n'est pas là une figure de langage, Le guerrier boit le sang de l'ennemi qu'il a tué. 

(5) Cet homme né à Oupolou avait visité Tahiti où il s'était initié aux rudiments du christianisme ; lorsque nos missionnaires se mirent à l'oeuvre, il s'opposa à eux. 

(6) Malo, nom donné à quiconque rentrait victorieux d'une guerre : contraire du mot : vaïvaï, les vaincus.

(7) Noms d'étoiles. Prononcer : Pistaoulaou Taouloua.

(8) La fille de Maliétoa.
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