RECONSTRUCTION. - REPENTIE. - EXHORTATION D'UN CHEF. - NOUVEAU DEUIL. - EN ROUTE, POUR TAHITI. - MAUVAISES NOUVELLES DE RAÏATEA. - RETOUR DE WILLIAMS DANS CETTE ÎLE. - RAVITAILLEMENT. - CONSÉCRATION DE TEAVA. - DÉPART POUR l'ARCHIPEL DES SAMOA. - PROGRÈS EXTRAORDINAIRES DE L'ÉVANGILE. - JOIES ET TRISTESSES DES ÉVANGÉLISTES DURANT LES DIX-HUIT MOIS ÉCOULÉS. - TANGALOA.
DÈS le lendemain nous
commençâmes à réparer
tant bien que mal la maison de nos amis Pitman.
Quand le principal fut achevé, notre
frère envoya aux Buzacott une invitation
à venir loger chez lui aussi longtemps que
leur maison ne serait pas reconstruite l'invitation
fut acceptée avec reconnaissance.
... Il me tardait de revoir mon bateau. Le
vendredi suivant, j'allais jusqu'à Avaroua
et je fus étonné en même temps
que réjoui en constatant qu'il était
en bon état ; la mer l'avait
jeté dans une sorte de
marécage : d'immenses branches et des
arbres entiers avaient été
brisés sur son passage. Quant à la
cargaison, comme aussi les mâts, les voiles,
les poulies, le goudron, le cuivre, etc., tout cela
était dispersé dans toutes les
directions... En creusant le sable, ici et
là, en traversant l'île en tous sens,
nous pûmes retrouver bien
des choses. Malheureusement l'une des caisses
contenant cent feuilles de cuivre avait
été éventrée par la
violence des vagues. Je ne pus retrouver que trente
feuilles et quelques-unes étaient
gondolées et tordues de la façon la
plus singulière...
Toute l'île se réunit pour
examiner la situation et prendre les
décisions nécessaires. Entre autres
choses on résolut d'élever une maison
provisoire pour les services religieux ; de
relever la maison de Mr. Buzacott et celle du chef.
Au cours de cette réunion la majeure partie
du peuple accusa les chefs d'avoir attiré la
destruction sur Rarotonga par leur retour aux
pratiques du paganisme. Une résolution fut
prise à l'unanimité qu'on
supprimerait toutes les innovations des jours
précédents, et que les lois seraient
rigoureusement appliquées. L'un des chefs -
un bien brave homme - mais encore très
ignorant, proposa qu'on le mît en jugement,
lui et ses frères les chefs. Dans sa
pensée leur châtiment serait une sorte
d'expiation pour le péché du
pays.
Mais quelques indigènes
abandonnèrent les villages pour se retirer
sur leurs terres, à l'intérieur, en
disant que depuis l'introduction du Christianisme
ils avaient été visités par un
plus grand nombre de fléaux qu'au temps du
paganisme. « Une terrible
épidémie avait ravagé
l'île en 1827 peu après mon
arrivée et celle de Mr. Pitman ; des
centaines d'indigènes étaient morts
d'influenza en 1830. La plus haute montagne de
l'île avait pris feu lors d'un orage :
l'incendie s'était rapidement étendu
et avait fait rage quinze jours durant, de sorte
que les indigènes effrayés crurent
que le moment du Jugement était
arrivé. Enfin il y avait eu une invasion de
chenilles qui avaient dévoré les
taros et des nuées de mantes
s'étaient attaquées aux cocotiers. Maintenant,
dernier
fléau, le cyclone avait passé ne
laissant plus que ruines, ce qui avait mis le
comble à leur
misère. »
Toutefois la majorité des gens de
Rarotonga, loin d'écouter ces accusations
vit en ces diverses épreuves une invitation
à l'humiliation. Un cher vieillard, un chef,
se leva et prenant son texte dans l'Évangile
de Luc dit ceci « Il a son van dans sa
main. » Si nous avions pris garde au
premier jugement, le second aurait pu nous
être épargné. Si nous nous
étions humiliés lors du second, nous
n'aurions pas eu besoin des suivants... Son van est
toujours en sa main et Il a encore d'autres moyens
pour nettoyer son aire. Humilions-nous donc devant
Dieu au lieu de le provoquer par notre
endurcissement... » Puis il continua son
discours en montrant que Dieu avait
tempéré ses jugements de
miséricorde : « Il est vrai
que toutes nos plantations, tous nos arbres sont
détruits, mais nous sommes encore en
vie ; nos maisons sont un monceau de ruines,
mais nos femmes et nos enfants ont
échappé à la mort ; notre
temple est détruit et c'est de cela que je
suis le plus attristé, mais Dieu demeure,
nous pouvons toujours l'adorer ; notre
école n'existe plus, mais ceux qui nous
instruisent sont encore avec nous. » Puis
élevant une portion de Nouveau Testament
qu'il avait en main il ajouta :
« Enfin nous avons toujours ce
précieux livre pour nous
instruire. » Cette exhortation fit une
profonde impression sur les auditeurs.
Cependant la tâche était
immense et pour l'accomplir le peuple n'avait que
des outils rudimentaires. « Je pris donc
sur moi, écrit Williams, d'affecter à
l'île de Rarotonga l'une des caisses
d'outils. Je donnai aux missionnaires et à
Makéa plusieurs choses destinées
à être prêtées aux
indigènes selon leurs besoins puis je fis présent
à tous les principaux chefs d'une
cognée, d'une hachette et d'une scie. Cette
distribution releva les courages de façon
extraordinaire et en quelques semaines les maisons
étaient debout et les chemins
déblayés. Je donne ces détails
pour que les chers amis de Birmingham constatent la
très grande valeur de leurs envois. Je
suppose que ce que j'ai donné ne coûte
guère plus de cinq à six livres
sterling à Birmingham, mais à
Rarotonga dans ces circonstances douloureuses, ces
outils avaient une valeur incalculable...
(1) »
Quelques jours après, un samedi, Mrs.
Williams donnait prématurément
naissance à mi bébé
mort-né, le septième !
« ... Nous avions tellement
espéré que celui-ci vivrait, que Dieu
nous le laisserait ! Ce fut une très
douloureuse épreuve. Avant la naissance de
l'enfant, et quelque temps après, il
semblait que la vie eût abandonné Mrs.
Williams. Les stimulants les plus énergiques
furent employés. Et Dieu me la laissa elle
reprit connaissance...
Au moment de fermer le petit cercueil et de
le remettre à la terre, comme tous
étaient venus regarder une dernière
fois le cher petit être, nous fûmes
très affectés par une exclamation de
mon jeune fils qui, pensant en tahitien, mais
parlant en anglais s'écria:
« Papa, maman, pourquoi
plantez-vous mon petit frère !
Oh ! Ne le plantez pas ! »
Informé de notre épreuve, vint
aussitôt à Gnatangiia, ainsi que tous
les membres de son district pour nous dire sa
sympathie. Malgré leur pauvreté, tous
avaient voulu apporter quelque marque
d'affection : un peu d'étoffe, une
natte, un peu de nourriture. Quelques femmes furent
admises auprès de
Mrs. Williams, elles posèrent leurs petits
présents à ses pieds et se mirent
à pleurer selon leur coutume.
Dans la nuit qui suivit deux incidents
survinrent qui m'attristèrent en même
temps que cela compliquait encore une situation
déjà difficile : un jeune
vaurien ouvrit une barrique d'huile - huile faite
avec l'amande de la noix de coco - et que j'avais
apportée de Raïatéa pour entrer
dans une préparation destinée
à calfater la cale de mon navire. Je voulais
aussi enduire de cette huile les endroits non
recouverts de cuivre pour empêcher les vers
d'attaquer le bois. Il négligea d'enfoncer
une cheville dans la barrique après
s'être servi, et tout le contenu, soit 180
gallons, se répandit sur le sol ! Perte
irréparable, à Rarotonga en tout cas,
où presque tous les cocotiers avaient
été détruits par le
cyclone.
J'appris d'autre part que ma meilleure
chaloupe avait été volée par
quatre hommes et une femme qui s'y étaient
embarqués aussitôt. Ils
périrent probablement en mer... Avec le vent
qui soufflait ils pouvaient faire des milliers de
milles sans rencontrer d'île, donc sans
pouvoir se ravitailler...
Ainsi s'achevait l'année 1831 :
bien tristement pour les habitants de Rarotonga et
pour nous !
Le chef de Gnatangiia voulut rendre à
Makéa la politesse qu'il nous avait faite en
venant. Il fit tuer et cuire trois cents porcs avec
les quelques légumes qu'il avait pu se
procurer, et offrit le présent à
Makéa en mon nom, pour lui et les gens de
son district. Puis, la répartition se fit et
enfin la présentation des parts. Il y eut
dans la façon d'offrir les vivres bien des
détails tout à fait nouveaux pour
moi. Dix portions avaient été
préparées et placées
côte à côte selon le nombre de pays ou d'îles qui
devaient partager le festin. La première fut
offerte au roi d'Angleterre George IV. Mr. Pitman,
Mr. Buzacott et moi étant anglais, nous
fûmes considérés comme les
représentants de Sa Majesté, et nous
eûmes les honneurs de sa portion. L'orateur
prenant alors une attitude théâtrale
cria d'une voix de stentor que la portion suivante
était pour le grand chef d'Amérique.
Comme le quartier-maître de mon navire
était de ce pays, on lui attribua la portion
du président. Puis les rois de Haavaï,
de Tahiti, de Raïatéa,
d'Aïtoutaki, de Mangaïa, de Tongatabou
furent invités à venir prendre leurs
parts du festin, et des indigènes de ces
îles se présentèrent... Ce fut
une scène fort intéressante et bien
couleur locale.
Quelques jours après le cher
Papéiha et sa femme, le chef Tinomana et
presque tous les gens du district d'Arorangi
venaient à leur tour nous visiter dans notre
affliction. Leur sympathie nous fit du bien...
Près de trois mois
s'écoulèrent sans que je pusse
m'occuper du « Messager de
Paix », faute de main-d'oeuvre. En mars
seulement le travail put commencer. En mai les
réparations et les modifications
projetées étaient achevées.
Mais il s'agissait maintenant de sortir la
goélette du bas fond où elle
s'était comme réfugiée, et de
la faire glisser jusqu'à la mer sur un
marécage de plusieurs centaines de
mètres. Comment lever sa quille ? En
somme la chose fut assez simple. De longues poutres
furent enfoncées de chaque côté
sous le navire, à l'autre
extrémité elles furent réunies
par deux plate-formes : une à droite et
une à gauche du
« Messager » sur lesquelles
nous entassâmes des blocs de pierres.
Lentement, le poids de ceux-ci fit lever l'une des
extrémités du navire. Après
avoir fait le nécessaire pour maintenir le
résultat acquis, nous recommençâmes la
même opération à l'autre
extrémité. Ceci se fit à
plusieurs reprises ; et le jour même le
« Messager » fut sorti du lit
de boue où il reposait. Le marécage
étant maintenant rempli de pierres, des
troncs d'arbres furent placés sur ces
pierres pour servir de rouleaux, je passai la
chaîne autour du navire, et une fois ces
préparatifs achevés l'île fut
convoquée pour faire rouler la
goélette à la mer. Deux mille
indigènes s'attelèrent à la
longue chaîne et aux cordages, d'autres
poussaient. Sous les efforts réunis de tous,
le navire s'ébranla enfin, avança et
gagna son élément ! Quels cris
de joie s'élevèrent quand on le vit
se redresser et se balancer fièrement sur la
mer ! »
Si le « Messager de Paix »
était prêt à poursuivre son
voyage, les provisions manquaient ; et
à Rarotonga même la famine
était à craindre. Un voyage de
ravitaillement à Tahiti s'imposait. MM.
Williams et Buzacott partirent donc. Arrivés
à Papéété (le
chef-lieu) ils furent reçus par leurs
collègues avec joie. Là ils apprirent
qu'on avait aussi souffert du cyclone. Mais des
nouvelles bien plus graves attendaient
Williams : nouvelles si inquiétantes
qu'il décida de partir sans retard pour les
Îles-sous-le-Vent. Pendant ce temps, Mr.
Buzacott s'initierait à l'art de la
composition typographique, et il aiderait Mr.
Darling à l'impression des
épîtres de Pierre en dialecte de
Rarotonga.
À Raïatéa, la guerre
avait éclaté à nouveau
après le départ des Williams ;
les Raïatéens avaient eu la victoire et
ils s'étaient comportés avec
bonté vis-à-vis des ennemis vaincus.
Mais il y avait d'autres causes de tristesse. Le
nouveau roi, un jeune homme dissolu, avait
levé l'interdiction contre l'alcool, et de
façon générale les lois
n'étaient plus appliquées.
Encouragé par lui, un capitaine de vaisseau
avait fait descendre à terre une barrique
d'eau-de-vie.
Cela n'était pas suffisant pour satisfaire
les buveurs, et n'avait fait que réveiller
leur amour des liqueurs fortes.
Immédiatement ce fut dans l'île comme
une épidémie ; un besoin de
boire à tout prix. Vingt alambics
fonctionnaient lorsque le missionnaire arriva, et
il fut le témoin stupéfait d'orgies
qu'il aurait cru impossibles. Peu de
chrétiens étaient restés
fermes, et avaient résisté à
la contagion.
« En retrouvant les
Raïatéens, écrit j'avais du mal
à me persuader qu'ils étaient bien
ceux que je connaissais, et dont j'avais
jusque-là une si haute
opinion... »
Wiriamou est de retour ! La nouvelle
vole de bouche en bouche et fait le tour de
l'île, provoquant un sursaut de la conscience
chez ceux qui se sont laissés
entraîner au mal : le grand nombre. Ils
se repentent, ils maudissent leur faiblesse. une
grande assemblée est convoquée
à laquelle Williams est prié
d'assister. Au cours de cette séance, on
nomme un nouveau juge, les lois sont remises en
vigueur, la destruction des alambics est
ordonnée, et une commission nommée
pour veiller à l'exécution de cette
décision. En quelques districts celle-ci
rencontre une sérieuse résistance.
Maïhara, régente de Huahiné, la
fille favorite de Tamatoa, vient à
Raïatéa et se joint aux membres de la
dite commission, ainsi que quelques personnes
influentes de sa suite. Des indigènes
déclarèrent qu'ils
achèteraient dorénavant de
l'eau-de-vie aux navires de passage ; mais le
plus grand nombre comprirent que la décision
prise était pour leur plus grand bien, et
ils vinrent demander à Williams de fonder
une Société de Tempérance.
Comme le missionnaire repartait, il conseilla de
surseoir. Lui-même ne buvait que de l'eau depuis
longtemps
déjà, et il avait fait la preuve que
l'alcool n'était pas nécessaire
à la santé, bien au contraire. Avant
la décadence de l'église de
Raïatéa il était
déjà l'ennemi déclaré
de tout alcool. Mais les faits que nous venons de
relater augmentèrent son aversion pour les
spiritueux. Il jugeait que ceux-ci accumulent des
ruines et que leur action s'oppose aux
progrès de l'Évangile.
De retour à Tahiti, Williams
achète quelques barils de farine à un
navire américain et plusieurs autres
denrées indispensables ; il
achète aussi des chevaux, des ânes,
des vaches, animaux inconnus à Rarotonga, et
qui, lorsqu'ils y arrivèrent,
provoquèrent un grand étonnement.
Comme les gens de Tahiti, les indigènes de
Rarotonga nommèrent tous les animaux :
pouaa (porcs). Le cheval devint un pouaka apai
tangata, le grand cochon qui porte l'homme, le
chien fut nommé epouaka aoa, le porc qui
aboie ; l'âne reçut le nom de
pouaka turituri : le cochon qui assourdit (ou
cochon bruyant). [On le nomma aussi - e ponaka
taringa roa, le porc aux longues oreilles]. Chevaux
et ânes ont facilité la tâche
des missionnaires. Quant au bétail, il
apporta bien des changements favorables dans les
menus quotidiens.
L'absence des voyageurs avait duré
dix semaines. À cette époque,
Williams envoya une lettre à sa soeur dont
voici quelques extraits :
« Je crains de ne pouvoir vous
écrire aussi longuement que je le voudrais,
mais je sais que cette lettre sera la bienvenue
quand même. Nous n'avons rien de vous.
Peut-être supposez-vous que nous sommes en
route vers l'Angleterre ? Certes, nous pensons
beaucoup à vous et à votre
désappointement lorsque vous saurez que nous
ne sommes pas revenus avec le capitaine Stavers.
Le
voyage
avec lui était impossible à cause de
ma chère Mary. Elle va beaucoup mieux,
grâce à Dieu ; mais nous
espérions à nouveau un
bébé et il serait né en mer si
nous étions partis. Il valait donc mieux
rester. Voilà douze mois que nous sommes ici
chez nos amis Pitman et Buzacott. Ils nous
hébergent avec beaucoup d'affection.
Nos garçons vont bien. John est
très actif. Il consacre le matin à
ses leçons et s'occupe de travaux manuels
l'après-midi... Il a fait de belles
boîtes pour sa mère et pour Mmes
Pitman et Buzacott. Il les a plaquées de
plusieurs espèces de bois et elles sont
vraiment jolies. En ce moment il travaille à
une trousse de toilette pour moi. Son ambition est
de devenir menuisier-charpentier ; et le cher
garçon s'imagine que ses connaissances
pratiques lui vaudront en Angleterre la même
célébrité qu'il a ici. Samuel
fait des progrès. Sa mère se consacre
beaucoup à lui et ce n'est pas peine perdue.
Il est aussi calme qu'un petit juge. Vous l'aimerez
certainement. Ici tout le monde l'aime.
Je vais bientôt partir pour les
Samoa ; c'est une absence de huit semaines
à peu près. Par un baleinier nous
avons reçu de bonnes nouvelles de ces
îles... »
Les derniers préparatifs de
départ furent promptement achevés.
Te-ava, membre de l'église de Mr. Buzaaott,
fut mis à part comme
évangéliste dans un très
solennel service. Il nous accompagnait.
Makéa me fit dire qu'il aimerait être
du voyage. Cela pourra peut-être avoir son
utilité ? J'ai accepté qu'il
vînt aussi. Le 11 octobre, le
« Messager » faisait voile vers
les Samoa. Un matin, j'ai prié Te-ava de
faire le culte : sa ferveur, la teneur de sa
prière me frappèrent, et je
transcrivis celle-ci de mémoire une fois le
service terminé. En voici un
extrait:
« ... Si nous volons au ciel, tu y
es ; si nous demeurons sur terre, tu y
es ; si nous voguons sur la mer, tu es
là. Aussi, sur l'Océan, nous ne
craignons rien parce que toi, ô Dieu, tu es
sur ce navire. Le roi de nos corps a des sujets
à qui il donne des ordres ; mais
lui-même va avec eux et sa présence
stimule leur zèle. Ils commencent avec
courage, ils travaillent vite et bien.
« O Seigneur, tu es le roi des
esprits, tu as donné des ordres à tes
sujets pour l'accomplissement d'un grand travail,
tu leur as commandé d'aller par toute la
terre et de prêcher l'Évangile
à toute créature. Et nous voici
partis pour t'obéir. Que ta présence
soit avec nous pour nous vivifier et nous rendre
capables de persévérer dans ce grand
travail jusqu'à la mort. Tu as dit que tu
étais avec ton peuple jusqu'à la fin
du monde. Accomplis, ô Dieu, cette
réconfortante promesse. Je vois une boussole
sur ce navire, les matelots s'en servent pour
garder la bonne route ; sois notre boussole
pour nous conduire dans la bonne voie, pour que
nous évitions les obstacles et les dangers
dans l'oeuvre que nous avons à faire. Sois
pour nous, Seigneur, la boussole du
salut.. »
Comme nous n'avions visité que deux
îles de l'archipel des Samoa lors de notre
précédent voyage : les plus
occidentales et les plus grandes, nous
désirions voir cette fois tout le groupe et
décidâmes d'aborder à la
première île qui se trouvait sur notre
route : Manoua. Cinq jours après le
départ l'île était
signalée. Nous avions couvert près de
huit cents milles par un temps merveilleux :
bon vent, mer calme. Comme nous approchions, de
nombreuses pirogues se détachèrent du
rivage et vinrent vers nous, et quelques
indigènes se dressant nous
crièrent : « Nous sommes fils
de la Parole ! Nous attendons le falau lotou
[le navire de la religion] pour
avoir un homme qui nous parlera de
Jésus-Christ. Votre navire est-il celui que
nous attendons ? »
Délicieuse salutation qui prouvait
que la connaissance de l'Évangile nous avait
précédés en cette île.
Un jeune homme au physique agréable monta
sur le pont et se présenta à nous en
se disant chrétien (Fils de la Parole).
Apprenant que le « Messager »
était un « bateau de
religion » il en montra une grande joie
et commanda que le contenu de sa pirogue (noix de
coco et autres vivres) fût porté
à bord. Alors il me demanda un missionnaire
et lorsque je répondis que je n'en avais
point dont je pusse disposer, il en montra un
très vif désappointement... Je lui
fis un petit présent, lui donnai quelques
livres de notions élémentaires et lui
dis adieu, après l'avoir encouragé
à persévérer, lui promettant
un évangéliste quand les
circonstances le permettraient...
Notre chaloupe revenait à bord sur
ces entrefaites amenant un indigène
né à Raivavaé, l'une des
îles Australes (nommées aussi :
îles Toubouaï), située à
350 milles au sud de Tahiti. Comme j'exprimais ma
surprise de le voir si loin de son pays, il me dit
qu'une tempête avait chassé sa pirogue
hors de sa route alors qu'il se rendait de
Raivavaé à l'île voisine de
Toubouai. Durant près de trois mois lui et
ses compagnons errèrent sur
l'Océan ; vingt d'entre eux moururent.
Ceux qui abordèrent à Manoua
construisirent un temple et continuèrent
à observer les usages chrétiens.
Houra était leur évangéliste,
et la plupart des chrétiens pouvaient lire
les huit portions de la Parole de Dieu qu'ils
avaient précieusement gardées...
Alors que nous allions quitter Manoua, un
jeune homme de belle prestance vint à bord
me demander le passage pour
Toutouïla, île distante de quarante
milles à peu près. Il était
chrétien et voulait porter la Bonne Nouvelle
à ses compatriotes. Naturellement j'accordai
ce qu'il demandait.
Laissant Manoua, nous fîmes voile vers
Orosenga et Ofou, îles séparées
par un étroit bras de mer. Dès que
nous fûmes près du village, un vieux
chef vint à bord qui fut très
étonné de tout ce qu'il vit et
entendit :
- On ne t'a pas encore parlé du Dieu
invisible, du Seigneur de toute la terre, qu'on
adore maintenant à Savaii et Oupolou ?
demanda Williams.
- Non, répondit le vieillard.
Alors nous lui dîmes notre
première visite aux Samoa, et les
progrès qu'y faisait maintenant
l'Évangile. Après nous avoir
écouté, il nous supplia de lui donner
un missionnaire. « Il le traiterait avec
bonté et lui donnerait beaucoup à
manger. » Je lui expliquai que je n'avais
personne. - « Alors, laisse-moi l'un de
tes matelots comme otage jusqu'à ce que tu
reviennes, insista-t-il. » Cela aussi je
ne pouvais le faire.
- Eh bien, viens demeurer avec moi quelques
jours. » Je dus à nouveau rejeter
cette requête désirant être
à Savaii pour le dimanche.
- Alors donne-moi un mousquet et de la
poudre ? »
À l'ouïe de cette demande,
j'essayai de lui faire comprendre qui nous
étions, le but de notre voyage, et que notre
cargaison se composait de livres qui enseignaient
à servir le vrai Dieu, et montraient le
chemin du salut. Nous n'avions pas de mousquet. Je
le suppliai alors de cesser les guerres
d'extermination qu'il faisait à l'île
voisine de la sienne, et dont la population
était déjà
décimée. Enfin j'essayai surtout de
fixer son attention sur Jéhovah dont la
religion enseigne la bonté et la paix.
Le vieillard me répondit que mes
paroles étaient bonnes et agréables.
Mais puisque je ne lui donnais pas de missionnaire,
qui lui enseignerait à adorer
Jéhovah ?... La conversation dura
encore quelque temps. Enfin je remis à ce
chef un petit cadeau, et nous continuâmes
notre voyage en naviguant sur Toutouila.
Près de cette île le
« Messager de Paix » fut
entouré par une flottille de pirogues
pagayées avec une grande
rapidité ; des indigènes
sautaient sur le pont bien qu'on fît le
possible pour les en empêcher. Tous
réclamaient des mousquets et de la
poudre ! Une pirogue montée par un
Anglais s'approcha à son tour. Cet homme
nous dit qu'il se nommait William Gray et qu'il
était à Toutouila depuis trois ans.
J'appris par lui que deux puissants chefs
étaient sur le point d'entrer en guerre et
que chacun s'armait. Comme je lui demandais des
nouvelles de nos postes missionnaires de Savaii et
Oupolou, il m'assura avoir entendu dire qu'un grand
nombre d'indigènes avaient embrassé
le christianisme en ces pays. Mais à
Toutouila même très peu étaient
devenus chrétiens...
Nous continuâmes notre voyage en
contournant le côté Sud de l'île
où nous fûmes agréablement
surpris par la beauté du paysage ; et
nous arrivâmes enfin à
Léoné : le village du jeune
indigène embarqué à Manoua.
À nouveau, nous eûmes ici la joie de
voir arriver à nous un « Fils de
la Parole ». Il nous dit qu'il y avait
cinquante chrétiens dans son district, et
nous décidâmes d'aller les voir. Mais
une grande foule couvrait le rivage.
Était-il sage d'aborder ?
J'arrêtai la marche de la chaloupe et nous
demandâmes à Dieu, mes hommes et moi,
de bien vouloir diriger toutes choses. Alors, sur
la rive, le chef, interprétant notre attitude,
ordonna à ses
gens de s'asseoir ; puis lui-même
s'avançant dans l'eau vint jusqu'à
notre embarcation : « Fils, ne
veux-tu pas aborder chez nous, me
demanda-t-il ? »
Et comme je lui répondais que je ne
savais trop s'il était prudent d'aller
à terre, que j'avais entendu dire que dans
cette même baie deux canots et leurs
équipages avaient été saisis
et détruits, il me répondit :
« C'était autrefois, quand nous
étions païens, mais maintenant nous
sommes chrétiens.
- Et qui vous a enseignés ?
- Un grand chef blanc nommé Williams
est venu à Savaii il y a vingt lunes, il y a
placé des tama-fai-lotou (ouvriers de
religion). Or il y avait là-bas de nos gens
et à leur retour ici, ils nous ont
enseignés... »
- « Je suis la personne dont tu as
entendu parler, lui dis-je, je suis Williams. J'ai
conduit les tama-failotou à Savaii, il y a
vingt lunes. »
À peine le chef avait-il entendu ma
réponse qu'il fit un signe à ses sens
qui se précipitèrent dans la mer et,
saisissant notre embarcation, ils nous
portèrent bateau et occupants jusqu'au
rivage.
Amoamo, le chef, me conduisit alors
jusqu'à un groupe de chrétiens, et me
fit voir le temple. » Lorsque le
missionnaire demanda qui instruisait la
congrégation, un jeune homme se leva :
il expliqua à Williams qu'il enseignait aux
chrétiens tout ce qu'il savait.
« Cela fait, je repars dans ma pirogue et
vais chez les évangélistes pour
qu'ils m'enseignent, et je garde
précieusement ce qu'ils m'ont dit pour le
communiquer à mes compatriotes, et quand
c'est fait, je repars à nouveau. Maintenant
donne-moi un homme rempli de religion pour que je
n'aie plus à exposer ma vie au loin afin
d'aller en chercher. »
« Quelle tristesse de devoir
répondre que je n'avais personne, ajoute
Williams Hélas ! combien de milliers de
vaisseaux a envoyés l'Angleterre pour semer
la dévastation et la mort ! Or,
l'argent dépensé pour mi seul navire
de guerre serait suffisant pour porter
l'Évangile à des centaines et
à des milliers d'indigènes...
D'après La Pérouse, c'est dans
cette même baie de Léoné que
furent massacrés Mr. de Langle, son ami et
onze matelots. Quelle différence entre
l'attitude des indigènes aujourd'hui et leur
férocité d'antan ! Ils ne
savaient que peu de chose de l'Évangile,
mais déjà cela transformait leurs
moeurs. Le chef qui me conduisait et à qui
je demandais s'il servait aussi Jéhovah me
répondit : « Non ! Mais
si tu me donnes « un ouvrier de
religion » pour m'enseigner je deviens
immédiatement lisilisi (un
chrétien). » Hélas !
À lui aussi il fallait dire que je n'avais
personne !
À bord. des indigènes venus
d'une autre vallée attendent Williams pour
l'inviter aller chez eux. « À mon
arrivée, le chef se saisit de moi de la
façon la plus cordiale, mais comme il
m'estimait au-dessus de lui il se contenta de se
frotter le nez sur ma main. Il me dit que son
peuple et lui étaient devenus
chrétiens et qu'ils avaient
élevé un temple comme celui de
Sapapalii. C'est en cet endroit qu'il avait entendu
la Bonne Nouvelle et il avait rapporté le
lotou à son peuple.
Comme je laissais percer quelque doute sur
tout ce que j'entendais, sachant que
l'indigène a une forte tendance à
l'exagération, alors pour me convaincre il
tint ses deux mains devant lui comme un livre
ouvert, récita en tahitien et samoan un
chapitre de notre traité pour
débutants, puis il dit :
« Prions. » Et s'agenouillant sur le
pont,
le
chef prononça le « Notre
Père » dans un tahitien un peu
écorché.
La grande simplicité et la
sincérité évidente de cet
indigène me plurent beaucoup. Je lui fis un
petit cadeau, et en lui remettant quelques livres
je lui ai promis de faire le possible pour
m'arrêter un ou deux jours chez lui au
retour... »
Il faudrait un volume pour relater tous les
faits intéressants de ce voyage
missionnaire, au cours duquel Williams recueille au
centuple le fruit des semailles faites. En
vérité, l'heure était venue,
les moissons étaient blanches : les
coeurs avaient faim et soif de Vie. Ce
n'était point de son propre mouvement que le
missionnaire s'était levé pour aller
de l'avant. Il y avait été comme
contraint par l'action du Saint-Esprit.
Après l'Apôtre, il pouvait dire
aussi : « L'amour de Christ me
presse. » Et ce second voyage aux Samoa
le prouverait surabondamment, si la preuve
était encore à faire.
« ... Le samedi après-midi
nous nous trouvions devant Manono, l'île
jardin. Notre ami le géant
Matétaü vint à bord, et
après une friction de nez des plus cordiales
il me dit : « Où est mon
évangéliste ? Je n'ai pas
oublié ta promesse. - Et moi non plus, lui
dis-je. Voici ton
évangéliste », et je lui
présentai Te-ava et sa femme. Il se saisit
d'eux avec délices : les nez se
frictionnèrent longuement et
Matétaü s'écria :
Léléi léléi lava !
(Bon, très bon, je suis heureux maintenant).
Après une nouvelle friction de nez, le chef
nous quittait pour aller dire les excellentes
nouvelles à son peuple.
... Peu après nous arrivions devant
le village de Maliétoa ; là nous
fûmes accueillis par des manifestations de
joie extraordinaires, extravagantes. Le
délai que j'avais
fixé pour revenir était passé,
et les évangélistes avaient craint de
ne plus jamais me revoir. Je leur dis la raison du
retard - le cyclone à Rarotonga. [Les Samoa
avaient aussi souffert du raz de marée et du
cyclone.]
Après les instants de grande
émotion, quand les larmes furent
séchées - celles-ci sont
invariablement la première manifestation de
la joie dans les mers du Sud - je demandai ce qui
s'était passé depuis mon
départ. J'appris que Maliétoa, son
frère, les principaux chefs et presque tous
les habitants du village, avaient embrassé
le christianisme ; qu'un temple avait
été construit qui pouvait contenir de
six à sept cents personnes, et qu'il
était toujours plein. De plus, une trentaine
de villages avaient été
évangélisés dans les
îles de Savaï et d'Oupolou. À mon
tour, je ne pus retenir des larmes de joie et de
reconnaissance, en apprenant qu'en si peu de temps
Dieu nous avait accordé dans sa bonté
une si riche moisson... »
Cependant les épreuves n'avaient pas
manqué aux pionniers laissés à
Savaï. Une épidémie avait
ravagé l'île peu après le
départ du missionnaire, et les
évangélistes avaient
été si malades qu'ils avaient
pensé en mourir. Les chefs et les guerriers
étaient alors sur le lieu des
hostilités, et les indigènes
restés au village accusèrent les
étrangers d'être la cause de
l'épidémie : « Il
fallait les abandonner et les laisser
mourir. » Mais des femmes païennes
eurent pitié d'eux, et elles les
assistèrent durant leur longue maladie.
Au retour des guerriers, Touiana fit
profession d'être chrétien ;
Mariota, l'un des fils du roi, se joignit à
lui et obtint de Maliétoa la permission
d'aller habiter chez les
évangélistes, ce qui eut des
répercussions appréciables sur
l'esprit des indigènes. Autre chose enfin prépara
les coeurs
à recevoir la Bonne Nouvelle : ce fut
le retour des vainqueurs. Alors le peuple mesura
l'étendue de ses pertes, car la guerre avait
été très meurtrière.
Les guerriers rapportaient dans leurs foyers les
têtes de leurs morts : celles des
pères, des frères, des amis. Et ce
furent alors les hurlements lugubres qui
accompagnent les funérailles païennes,
et les imprécations terribles des familles
frappées, au lieu des cris de triomphe d'un
peuple victorieux.
À ces âmes endolories les
missionnaires bronzés dirent la grandeur et
la beauté de la Bonne Nouvelle qui enseigne
le pardon des offenses, la patience ; la
douceur d'un Évangile qui donne l'assurance
du saint et celle du revoir. Ils mirent
l'enseignement évangélique en regard
des coutumes païennes, et ce ne fuit pas en
vain. Une foule d'indigènes vinrent pour les
entendre.
Malheureusement, le roi Maliétoa
décida de recommencer les hostilités
et partit pour Oupolou. Les
évangélistes
déléguèrent trois d'entre eux
pour le rejoindre et essayer de l'en
dissuader : Taïa, Moïa et Booti.
Mais ils durent s'arrêter souvent en route.
Partout, on voulait entendre la Parole. Bref, quand
les évangélistes rejoignirent enfin
Maliétoa, les hostilités avaient
recommencé ; et le roi, furieux des
sarcasmes et des défis que lui
lançait l'ennemi, assiégeait l'une
des forteresses de la montagne où le peuple
d'Ana s'était réfugié. Il
n'avait plus le loisir ni le désir
d'entendre les évangélistes ; et
tous les efforts que tirent ceux-ci pour faire
cesser la guerre restèrent vains.
Mais un chef de Savaii vint les trouver, et
après les avoir entendus, il leur dit
vouloir se faire instruire dans la Parole de
Jéhovah. Si les évangélistes
voulaient venir avec lui, il retournerait dans son
village immédiatement, et
il y convoquerait une réunion (fitiligna)
pour entendre la Bonne Nouvelle. Les
évangélistes le suivirent.
Après que le chef eût dit au
peuple ses intentions, il les fit appeler :
« Avez-vous apporté un harpon,
interrogea-t-il ? » Surpris, les
évangélistes répondirent que
non, et demandèrent pourquoi un harpon
était nécessaire.
- J'ai besoin d'un harpon pour tuer une
anguille c'est mon étou
(2). Je
vais la
tuer, la cuire et la manger. Je suis
décidé à devenir lotou
(chrétien). Ensuite je transpercerai une
poule, je la cuirai aussi et la mangerai. [On
assurait que l'esprit du dieu païen de ce chef
demeurait également dans ce volatile].
Aussitôt dit, aussitôt fait. Se
levant au milieu de sa famille et du peuple
assemblés, il lança son défi
au culte païen en transperçant une
anguille, brisant ainsi l'esclavage auquel il
était assujetti. Puis il tua une poule et
mangea l'une et l'autre choses... Le chef fut seul
en ces instants de grave décision. Personne
ne se tint près de lui : ni parents, ni
amis ! Seuls les évangélistes
soutenaient le courageux converti priant Dieu de le
fortifier, tandis que son peuple regardait avec
horreur l'acte qui s'accomplissait. Mais quand les
spectateurs virent qu'aucun mal ne survenait au
chef pour ce qu'ils considéraient comme un
horrible sacrilège, il se fit un revirement
chez eux, et beaucoup suivirent, par la suite,
l'exemple donné...
De retour à Sapapalii et après
y être restés quinze jours à
peu près, les évangélistes le
mirent à nouveau en route pour visiter les
endroits où ils avaient annoncé la Bonne
Nouvelle. Partout ils eurent la joie d'ajouter
d'autres noms à la liste de ceux qui avaient
renoncé au paganisme. Alors qu'ils
rentraient à nouveau chez eux le coeur
débordant de joie et d'espérance, ils
virent, en doublant un promontoire, que la montagne
où les guerriers d'Ana tenaient depuis neuf
mois déjà était en
flammes ! Les assiégés avaient
enfin succombé devant la
persévérance et les forces
réunies de Maliétoa et de
Matétaü. Tout en sympathisant avec les
malheureux vaincus, les évangélistes
se réjouirent de ce qu'enfin cette guerre se
terminait ! Chaque fois qu'on ramenait
à Sapapalii quelque mort ou quelque mourant
c'étaient des scènes atroces :
clameurs, hurlements, lamentations, des femmes
couraient de ci de là comme des
possédées, elles se tailladaient la
tête, la figure, les seins, avec des pierres
aiguisées et des dents de requins ;
puis, couvertes de leur propre sang, elles se
dressaient au-dessus des corps de ceux qu'elles
pleuraient, et avec de sauvages gesticulations
prononçaient les plus terribles
imprécations contre les personnes qui
avaient porté le coup mortel. Même les
femmes indigènes qui s'étaient
montrées si douces, si bonnes avec les
évangélistes, quand tous parlaient de
les laisser périr, même elles, sous le
coup de l'affliction et alors qu'elles se livraient
aux extravagances de la douleur païenne,
semblaient transformées en furies et
devenaient méconnaissables.
Mais l'acte final de cette pénible
guerre devait surpasser tous les autres en horreur.
Une longue file de prisonniers suivaient les
guerriers victorieux. D'immenses bûchers
furent allumés où on jetait les
hommes, les femmes, les enfants. Inutilement les
missionnaires plaidèrent en faveur des
condamnés : ils pleurèrent,
firent des remontrances, insistèrent sur la
loi du vrai Dieu qui demande le
pardon. Ce fut en vain ! Les guerriers ne
songeaient qu'à leur vengeance, car ils
avaient perdu beaucoup des leurs. Alors les
évangélistes allèrent voir les
chefs et ceux-ci répondirent qu'ils ne
pouvaient rien empêcher. Quant à
Maliétoa, s'il n'interdisait pas ces actes
de cruauté, il n'y participait pas non plus.
Ayant égard à la demande qu'on lui
fit, il décida d'épargner et de
prendre sous sa protection tous ceux des vaincus
qui en appelleraient à lui. Clémence
dont il n'eut qu'à se louer par la suite, et
qui lui valut une grande renommée à
Oupolou et auprès de ceux dont il avait
préservé la vie. Bien plus, lorsque
les sentiments de haine et de vengeance des chefs
et du peuple se furent assouvis dans la
contemplation des souffrances des vaincus,
lorsqu'ils se furent réjouis sur les cendres
des bûchers et à la vue du sang
répandu, ils reconnurent la
supériorité de la conduite de
Maliétoa et la valeur de la religion qui
avait inspiré son pardon.
Une ère de paix succéda
à ces temps troublés, un temple fut
construit... Peu après, Maliétoa,
accompagné d'une nombreuse suite, visita les
districts de l'île. Cette visite avait des
buts intéressés et politiques ;
mais comme le roi et ses suivants
annonçaient partout les choses merveilleuses
qu'ils avaient apprises et comme ils observaient le
dimanche, de nombreux indigènes
donnèrent leur adhésion au lotou, ce
qui prépara le chemin aux
évangélistes.
« Maliétoa lui-même
devait inaugurer le temple. Mais auparavant il
voulait tenir la promesse qu'il m'avait faite et
devenir chrétien. Les membres de sa famille
désiraient aussi embrasser le
« lotou ». Mais il s'y opposa
formellement, les avertissant que s'ils passaient
outre à sa volonté, lui resterait
païen. « Ne savez-vous pas, dit-il à
ses parents rassemblés, que les dieux vont
être furieux de ce que je les délaisse
et qu'ils essayeront de me détruire !
Et peut-être que Jéhovah ne pourra pas
me protéger contre les effets de leur
colère ! Voici donc ce que je vous
propose : je vais faire l'expérience et
devenir l'un de ses adorateurs. S'il peut me
protéger, alors en toute tranquillité
vous pourrez suivre mon exemple ; sinon je
serai la seule victime de leur vengeance et vous
échapperez. »
Ses fils lui demandèrent combien de
temps l'expérience devait durer ? Il
fixa un mois à six semaines. Mais comme il
se portait très bien, les jeunes princes
obtinrent l'autorisation de se faire
chrétiens au bout de trois semaines ;
exemple qui fut promptement suivi par le reste du
peuple. [Notons en passant qu'il n'y a pas de
maraë aux Samoa : pas d'autels, pas
d'idoles. Pour passer du paganisme au
christianisme, il n'était donc pas question
de détruire ce qui n'existait pas, mais tout
chef de marque avait son étou : oiseau,
reptile ou poisson, en qui l'esprit du dieu
habitait, croyaient les Samoans. Au moment de
passer au christianisme le converti prenait son
étou, le tuait et le mangeait, acte de
profanation qui - dans la pensée des
indigènes - empêchait à jamais
l'animal quel qu'il fût de devenir à
nouveau un objet de vénération.]
L'étou des fils de Maliétoa
était un poisson nommé anaé.
Au jour marqué pour l'acte de renonciation
au paganisme, un certain nombre d'anaé
furent pris, tués, cuits, pour les nombreux
hôtes - parents et amis - au repas. On servit
les poissons sur des feuilles nouvellement
cueillies et tous s'assirent à terre. Puis
un évangéliste implora la
bénédiction de Dieu. Une portion
d'étou fut alors placée devant
chacun, et avec des coeurs tremblants ils la
mangèrent. Malgré leur résolution et leur vif
désir d'être chrétiens, les
jeunes gens redoutaient que l'étou, pour se
venger, ne dévorât en eux quelque
organe essentiel ; et ne pouvant s'affranchir
tout à fait d'une certaine crainte, ils
s'empressèrent - le festin achevé -
d'absorber une grande quantité d'huile de
coco et d'eau de mer. Purgatif énergique,
qui était assurément un excellent
moyen d'empêcher que ne se produisît la
chose redoutée.
Comme tous continuaient de se bien porter,
le peuple vint à son tour chez les
missionnaires pour se faire instruire. Puisque ceux
qui avaient mangé leur étou
n'étaient pas tombés morts, qu'ils
n'avaient même pas enflé, d'autres en
grand nombre tirent à leur tour le pas
décisif.
Tous furent alors convoqués pour
statuer sur le sort de Papo : Papo le dieu de
la guerre, et le seul objet qui ressemblât
à une idole aux Samoa. C'était un
morceau de natte de trois mètres de long sur
onze centimètres de large à peu
près qui était toujours
attaché à la pirogue du chef quand il
partait en guerre. Quelqu'un suggéra de le
brûler mais on protesta que ce serait trop
cruel ; mieux valait le noyer ! Une
pirogue neuve fut mise à l'eau, plusieurs
chefs de marque furent choisis pour la monter (et
parmi eux Faouéa). Puis en grande
cérémonie, on lia une pierre à
Papo, et on le transporta dans la pirogue afin de
l'immerger à quelque distance de
l'île. Mais les missionnaires
raïatéens apprenant ce qui se passait
se hâtèrent de rejoindre la pirogue
des chefs, demandant que Papo leur fut remis, car
ils voulaient me le donner. La relique me fut
effectivement remise, et je l'ai emportée
à Londres (3).
Auprès et au loin, on apprit la
destitution de Papo. De plusieurs îles, des
hommes intelligents vinrent trouver les
missionnaires pour se faire instruire ; les
visiteurs ne cessaient d'affluer, et retournaient,
après quelque temps d'instruction, pour
communiquer ce qu'ils savaient à leurs
compatriotes.
Je note en passant la sage conduite des
évangélistes : ils
refusèrent toujours de faire des cultes dans
les édifices où les païens
avaient leurs fêtes de danses ; ces
danses étant souvent de nature infâme
et dégoûtante.
Des rumeurs de guerre avaient encore
troublé la paix des mois
écoulés. Un chef de Malava :
Tangaloa, s'était converti. Or il y avait
à Malava trois têtes égales,
c'est-à-dire trois chefs possédant
des titres égaux ; l'acte de Tangaloa
déplut aux deux autres. Celui-là mit
tant d'insistance auprès des
évangélistes pour avoir un
missionnaire que sa demande fut
accordée ; et Poti alla s'installer
auprès de lui. Cela augmenta le
mécontentement des deux autres chefs.
Très superstitieux et se sachant les plus
forts, ils décidèrent de se
débarrasser de Tangaloa et de Poti, et
d'extirper ainsi le christianisme naissant. Ils
firent avertir leur collègue de la
décision prise et le mirent en demeure
d'expulser Poti et de renier sa foi. Tangaloa
répondit au messager : « Va,
et dis aux chefs que je ne renverrai pas Poti. Je
ne les empêche pas d'adorer les esprits.
Pourquoi veulent-ils m'empêcher d'adorer
Jéhovah ? Je ne désire pas
combattre. Je ne bougerai pas de ma maison pour les
attaquer. Mais s'ils commencent, je demanderai
à Jéhovah de m'aider et je leur
résisterai de toute ma
force. »
Furieux, les persécuteurs
s'apprêtèrent pour l'attaque. De son
côté, Tangaloa n'était pas
oisif. Il rassembla le peuple
sous ses ordres et lui expliqua sa situation. Puis
il distribua des armes à ceux qui n'en
avaient pas. Il leur dit de prier Dieu et de se
montrer courageux. Quant à lui il
était prêt à mourir
plutôt que de renier le Seigneur. En
même temps il envoya a Sapapalii un message
aux évangélistes pour qu'ils vinssent
l'aider de leurs prières et de leurs
conseils. Ceux-ci vinrent aussitôt
près de Poti, et en conseillers prudents ils
proposèrent de l'emmener, puisque les autres
chefs s'opposaient a sa présence parmi eux.
Ne valait-il pas mieux agir ainsi que de provoquer
une guerre ?
Ce sage conseil déplut à
Tangaloa et il le dit franchement à ceux
qu'il avait appelés. Suivre leur avis
rendrait aussitôt l'ennemi plus insolent plus
exigeant encore qu'il n'était
déjà... » Voyant
l'inutilité de leurs efforts à
convaincre le chef, les évangélistes
passèrent le reste de la journée et
toute la nuit en exhortations et en
prière.
Scène unique, scène
étrange en vérité ! Dans
leur sauvage tenue guerrière, tout
prêts à résister à une
attaque qu'ils croyaient imminente, ces
« fils de la Parole »,
armés de massues, de flèches, de
frondes, de lances, à genoux, debout,
restèrent jusqu'au lendemain en
supplication, laissant percer dans le ton ou les
gestes leur férocité naturelle qui
n'avait point encore cédé toute la
place à la douceur de Christ.
Au matin, on apprit que les forces ennemies
s'étaient retirées... Cependant il
était manifeste que l'attaque n'avait
été que différée, et
qu'on n'attendait qu'un prétexte meilleur
que celui de la présence d'un
évangéliste dans le village pour
commencer les hostilités. Les deux chefs
païens crurent l'avoir trouvé :
ils décidèrent d'avoir deux mois
durant des cérémonies païennes pour rendre les
« esprits » propices, et
purifier une terre souillée par le lotou.
L'un des règlements édictés
comprenait une nuit complètement obscure
durant laquelle aucun feu ne devait être
allumé sous peine de mort. Tangaloa fut
averti des décisions prises. -
« Dites aux chefs, répondit-il,
à leur messager, que je ne sers plus les
esprits ; je n'observerai donc pas une nuit
plutôt qu'une autre en leur honneur.
Maintenant que je suis à Jéhova,
seule sa Parole compte pour moi. C'est elle qui me
guide et me gouverne. »
Ce message remplit de fureur les
païens ; d'autant que les
chrétiens s'étaient servis de la
conque sacrée pour appeler les leurs au
service divin. C'était un
sacrilège.
Mis au courant de ce qui se passait, les
évangélistes vinrent à nouveau
à Malava avant la nuit durant laquelle
aucune flamme ne devait briller. Ils
supplièrent Tamgaloa d'observer ce qu'on lui
demandait plutôt que de
déchaîner une guerre. Longtemps le
chef refusa de donner, par sa soumission, des gages
aux païens. Cependant devant l'insistance des
évangélistes et à cause du
désir exprimé par Maliétoa il
se soumit. La nuit vint. Les espions
s'étaient répandus dans le district.
Aucun feu ne brilla. L'aube allait poindre et les
envoyés des païens déçus
se préparaient au départ lorsqu'un
point brillant parut : un indigène mu
par un grand désir de fumer se laissait
aller à allumer sa pipe ! Ce fut assez.
Le décret était enfreint, les esprits
déshonorés !
À peine la nouvelle en
était-elle portée au camp des
païens que des hurlements sauvages et des cris
demandant vengeance retentissaient. Au point du
jour on hâte les préparatifs
d'attaque : une foule d'indigènes dont on a
excité l'esprit
guerrier et qui ont soif de sang
(4),
sont
prêts à se jeter sur Tangaloa et ses
gens.
Alors que les deux partis allaient se
rencontrer, Maliétoa parut, Cela renversait
la situation et mettait les païens en
état d'infériorité manifeste.
Ils se hâtèrent de se disperser.
Jusqu'au dernier moment, Maliétoa avait
refusé d'intervenir, bien qu'il
sympathisât avec le chef chrétien.
Mais pour des raisons politiques il avait
préféré rester neutre.
Lorsqu'il comprît que l'orage était
sur le point d'éclater et que toutes les
horreurs de la guerre allaient dévaster un
village parce qu'une partie des habitants avaient
embrassé le lotou comme lui, il arriva pour
leur servir de rempart.
Cela portait un coup sérieux à
l'une des dernières forteresses du paganisme
dans l'île, et donnait à Tangaloa et
à son missionnaire l'assurance de la
tranquillité.
Maliétoa étant allé
visiter quelques amis à Manono, le chef qui
détenait la tête de Tamafainga vint
lui proposer un pacte en vertu duquel ils
exigeraient qu'un tribut fût payé
à la tête du défunt.
Maliétoa refusa : il adorait
Jéhova et il ne consentirait pas à
faire payer de tribut à Tamafainga ou au
possesseur de sa tête. Cette réponse
exaspéra l'auteur de la proposition à
ce point, qu'il songea à faire assassiner
Maliétoa. Le roi l'apprit ; il resta
quand même quelques jours avec
Matétaou, puis retourna chez lui.
Craignant que Maliétoa voulût
se venger, le possesseur de la tête de
Tamafainga envoya femmes et enfants dans la
forteresse, et durant plusieurs jours s'attendit
à une attaque. Cet homme avait
assassiné quelques années auparavant
l'une des filles favorites de
Maliétoa, et les enfants du roi pressaient
celui-ci de saisir cette occasion de se
venger.
La jeune fille avait été prise
à la guerre ; comme elle était
fort belle et fille d'un grand chef, le guerrier
voulait l'épouser, mais elle le refusait
obstinément. Les parents de cet homme lui
représentèrent qu'il serait
méprisable de prendre de force la fille de
Maliétoa, le plus puissant chef Samoan.
Alors, saisi de rage, il déclara que s'il ne
l'avait pas personne ne l'aurait, et saisissant sa
massue il en asséna un coup sur la
tête de la jeune fille qui s'écroula.
Maliétoa n'avait pas oublié ;
cependant, alors que ses fils lui demandaient de
prendre les armes et de venger leur soeur, il
répondit qu'avant embrassé le lotou,
qui est une religion de paix, il voulait vivre et
mourir sous sa loi.
Durant toute cette époque plus ou
moins agitée, l'oeuvre
d'évangélisation avait souffert. Mais
depuis deux mois la paix régnait, et notre
retour, bien que différé, avait
maintenant la plus heureuse influence. Les tenants
du paganisme n'avaient pas manqué d'opposer
aux évangélistes que l'année
s'était écoulée depuis mon
premier passage. Je n'étais pas revenu.
Où était ma promesse ? Qui
étais-je ? Et eux-mêmes ?
Des fugitifs ? Des
imposteurs ?... »
« Le lendemain, je me rendis au
temple vers neuf heures, écrit Williams, en
compagnie des évangélistes et de
Makéa. La toiture de la case est faite avec
les feuilles de canne à sucre et non comme
aux Îles-sous-le-Vent avec celles du
pandanus. À l'intérieur, pas de
sièges ; le sol est recouvert de
feuilles de cocotiers tressées. Près
de sept cents personnes sont là
réunies, vêtues ou
dévêtues de la plus étrange
façon : des hommes ont des nattes
finement tressées suspendues aux
épaules ou autour des reins, le corps est
bariolé de diverses
couleurs, les cheveux enduits de graisse et de
poudre sont hérissés et se dressent
en piques au-dessus de la tête, d'autres ont
formé un grand noeud de leur chevelure,
d'autres les ont frisées et le volume de
leur chef paraît immense. Certaines daines
ont imaginé pour rehausser leur
beauté de se faire raser et de ne laisser
qu'une touffe de cheveux sur la tempe gauche ;
ces quelques cheveux sont tressés en une
natte qui se balance sur la joue avec chaque
mouvement. L'épiderme est massé avec
de l'huile et du safran, ce qui lui donne une
teinte orangée qui est ici
considérée comme la perfection de la
beauté. Il était difficile de
réprimer un sourire, mais impossible aussi
de ne pas se sentir ému et attiré par
ce peuple qui sortait à peine de
ténèbres séculaires, et
désirait recevoir la lumière de la
Vie.
Le service commença par un cantique
en tahitien chanté par les
évangélistes seulement. Puis l'un
d'eux lut un chapitre du Nouveau Testament tahitien
qu'il traduisit en dialecte samoan, et il pria. Je
fis alors la prédication en tahitien et je
fus traduit par un évangéliste en
samoan. L'auditoire semblait écouter avec le
plus grand intérêt. Il était
non moins évident que Makéa attirait
l'attention. Sa très grande taille, ses
habits européens par-dessus lesquels il
portait la belle tunique rouge que lui avait
offerte Mrs. Pitman étonnaient les
indigènes.
Au retour je demandai aux
évangélistes pourquoi ils
n'enseignaient pas les cantiques aux gens de Samoa.
Ils me répondirent l'avoir fait ; mais
comme ceux-ci s'étaient servis de cantiques
pour accompagner leurs danses païennes, ils
avaient préféré cesser. Les
femmes des évangélistes avaient aussi
enseigné aux femmes indigènes
à faire du tapa. « Mais celles-ci
sont si paresseuses qu'elles
préfèrent se passer d'une
étoffe qu'elles admirent cependant,
plutôt que de la fabriquer. Enfin je demandai
pourquoi on n'avait pas enseigné aux femmes
à se couvrir le buste. Ici encore, les
femmes des évangélistes n'avaient pas
réussi à persuader leurs soeurs de la
nécessité d'une tenue décente.
Les femmes de Samoa, très fières de
leurs poitrines, insistaient même
auprès des femmes des
évangélistes pour qu'elles
adoptassent la mode de Samoa [faasamoa]. Alors tout
le monde les admireraient, assuraient-elles...
Vers une heure, Maliétoa, arrivait,
décemment vêtu d'une chemise et d'une
veste, avec une natte finement travaillée
autour des reins en guise de pantalon. Il
paraissait en très bonne santé et
nous ne pûmes nous empêcher
d'établir une comparaison entre le
Maliétoa d'aujourd'hui et ce qu'il
était lors de notre première
rencontre. Après une énergique
friction de nez - l'habituelle salutation - il nous
dit sa joie de nous revoir enfin, après
plusieurs mois d'attente, et qu'il était
heureux de pouvoir me présenter en
excellente santé tous ceux que j'avais
laissés. « Et maintenant tous vont
embrasser le lotou, car ton retour prouve que le
lotou est vrai. Quant à moi mon coeur est
droit. Je désire connaître la parole
de Jéhova. »
Je le remerciai, je lui dis la raison de mon
retard, puis lui présentai Makéa. De
son oeil d'aigle, le chef considéra mon
compagnon, et après quelques questions, lui
souhaita une cordiale bienvenue, ajoutant qu'il
était le plus bel homme encore
rencontré. Aucun chef des Samoa ne pouvait
lui être comparé... »
L'après-midi, l'auditoire
dépassait un millier de personnes. Quelle
joie de pouvoir leur annoncer l'Évangile.
Le service achevé, les
évangélistes après avoir
reproché aux païens leurs
méchants propos continuèrent
ainsi : Et maintenant vous avez dit :
« Où est Williams ? Il ne
reviendra pas. S'il revient nous croirons... Or il
est ici. Il vient d'Angleterre, pays de
connaissance. Lui et Mr. Buzacott sont des sources
qui alimentent les ruisseaux venus jusqu'en votre
pays. Un imposteur (5) vous
enseigne à garder le
samedi au lieu du dimanche. Questionnez notre
missionnaire. Dites-lui vos doutes. C'est lui qui
est notre racine, notre source... »
Après quelque temps de silence,
Maliétoa se leva, et au cours d'un
intéressant discours dit en substance qu'il
ne convenait pas que les missionnaires prissent en
considération les paroles qu'avaient pu
prononcer des gens insignifiants... maintenant, ils
sont certainement convaincus de la
vérité. « Que tout Savaii
et Oupolou embrassent cette grande religion. Quant
à moi toute mon âme appartient
à la parole de Jéhova, et je vais
faire mon possible pour qu'elle soit la religion de
tous... »
Pour terminer, je priai l'un des
évangélistes d'annoncer que durant
mon séjour qui serait de huit à
quinze jours, je me mettais à la disposition
de tous ceux qui voudraient s'enquérir de
quoi que ce soit.
Le soir de ce mémorable dimanche,
nous offrîmes à Dieu par le
baptême deux bébés nés
en notre absence. Les évangélistes
demandèrent que ce service ne fût pas
public, car les Samoans ont une telle tendance
à l'imitation qu'ils se mettraient
peut-être à administrer le
baptême eux-mêmes, à leurs
enfants, sans bien comprendre la signification de
cet acte.
Les évangélistes partirent
ensuite pour faire le culte du soir en diverses
demeures, et j'employai le temps de leur absence
à composer quelques cantiques en dialecte
samoan.
Le lundi matin de bonne heure, on nous
apporta un présent de vivres : porcs,
légumes, fruits, etc... Vers dix heures un
messager vint nous avertir que Maliétoa
avait convoqué une grande assemblée
et qu'il nous attendait dans la vaste case qui
servait en ces occasions. Cette maison était
pleine, et une foule très dense de gens qui
n'avaient pu entrer l'entouraient. À
l'intérieur, deux places étaient
réservées pour Makéa et moi.
À quelques mètres de nous, et nous
faisant face Maliétoa.
Après les salutations d'usage, je dis
avoir tenu ma promesse en revenant, et
témoignai de la joie que j'avais en
constatant qu'il avait aussi tenu la sienne...
Maliétoa répondit au missionnaire,
puis Makéa se leva et dit au peuple les
bienfaits que l'Évangile avait
apportés à son pays...
« Par-dessus tout nous connaissons le
vrai Dieu et le chemin du salut :
Jésus-Christ. » Il termina en
exhortant Maliétoa, et les chefs ses
frères, à s'attacher fermement
à la Parole de Jéhova, car
« elle seule peut donner la paix et la
joie. Sans elle je serais resté un sauvage
jusqu'à ma mort. -
Le discours de Makéa fit une profonde
impression. Sa prestance montrait qu'il
était un grand chef ; et sa couleur,
qu'il appartenait à la race malaise ;
de plus le manteau rouge paraissait un
vêtement superbe ; s'il le
possédait c'était sans doute parce
qu'il adorait Jéhova.
Maliétoa répondit qu'il
était tout convaincu des bienfaits de
l'Évangile. « Sans lui, nous ne
nous serions jamais rencontrés tous deux,
répondit-il à Makéa. Il voulait
embrasser le christianisme, et s'y attacher
fermement. »
- S'il en est ainsi, dit Williams, je le
dirai au peuple anglais et il enverra des
missionnaires.
Se dressant d'un bond, les yeux brillants,
les bras tendus, Maliétoa
s'écria : « Nous avons une
même pensée, nous ne sommes
qu'un ; complètement un dans notre
détermination d'être
chrétiens. »
- Quel est donc ton désir ?
demandai-je. Mais j'avais à peine
formulé cette question qu'il
répondait : « C'est que tu
amènes Williams femme et Williams enfants et
que tu viennes vivre ici. Que tu nous enseignes ce
qu'il faut savoir sur Jéhova et comment
aimer Jésus-Christ. »
- Mais je suis seul, dit Williams. Il y a
huit îles dans l'archipel, et le peuple est
si nombreux qu'un homme seul ne peut suffire.
- Eh bien ! dit Maliétoa,
va-t-en ! Pars vite, et reviens aussitôt
que tu le pourras... Mais nous serons tous
morts ; plusieurs seront morts, avant que tu
reviennes. Il y avait quelque chose de douloureux
dans les paroles du vieux chef, et nous
ressentîmes en l'entendant une profonde
émotion.
- Protégeras-tu ceux que je
ramènerai ? demandai-je. Surpris et
blessé tout à la fois par mes
paroles, Maliétoa me dit avec
vivacité : - Pourquoi cette
question ? N'ai-je pas tenu les promesses que
je t'avais faites... Et maintenant tu me demandes
si je protégerai ceux que tu
ramèneras d'Angleterre ? Pourquoi
semblable question ?... Pourquoi ?
Voyant l'émotion du chef je
répondis qu'il ne s'agissait pas de moi et
de ma conviction. Mais en Angleterre on me
dirait : Qui est Maliétoa ?
Comment pouvons-nous avoir l'assurance que nos
envoyés seront en sûreté chez
lui ? C'est pourquoi je désirais un
message de lui que je pourrais
répéter en disant :
« Ce sont ici les paroles de
Maliétoa. »
- Oh ! c'est là ce que tu
demandes ? » me répondit-il.
Et portant la main à ses lèvres puis
la tendant vers moi il dit : « Voici
mes paroles, prends-les, prends-les. Dis-leur
qu'ils peuvent venir en assurance. » Puis
désignant les hautes montagnes de Savaii qui
s'élevaient derrière lui, il
ajouta : « Apporteraient-ils avec
eux un bagage qui s'empilerait depuis la plage
jusqu'au sommet de la montagne, et le
laisseraient-ils sur place plus d'un an, rien n'en
serait touché. Je le
promets ! »
Ensuite Maliétoa me demanda ce qui
était considéré comme
« sa » - ou mauvais -
d'après les principes
chrétiens ? Il promettait d'abandonner
tout ce que défendait la Parole de Dieu. Je
lui expliquai que lui-même
découvrirait ce qui est mauvais dès
qu'il aurait un peu plus de connaissance de la
Parole ; la première chose requise
était donc qu'il se fasse instruire.
Cependant dès maintenant il pouvait
comprendre que certaines pratiques étaient
haïssables. Ainsi : la guerre, la
vengeance, l'adultère, le vol, le mensonge,
la tromperie, les danses obscènes et
d'autres amusements païens... Je lui
conseillai d'assister régulièrement
à l'école des
évangélistes. Mes collègues et
moi nous avions instruit ceux-ci durant plusieurs
années, et ils étaient capables
d'enseigner bien des choses.
Avant de lever la séance,
Maliétoa signifia à son peuple qu'il
pouvait mettre sa confiance dans les
évangélistes puisque leur
enseignement et le mien étaient identiques.
Puis se tournant vers moi, il me demanda d'amener
le « Messager de Paix » dans la
baie et de ne point précipiter mon
départ, car l'amour des gens de Samoa pour leurs
visiteurs
n'était pas près de
décroître.
Malheureusement le fond de la baie
était insuffisant, et il y avait
quantité d'écueils ; je ne
pouvais donc faire venir le navire et je le dis au
roi. Alors, sans rien répondre,
Maliétoa décida en son for
intérieur de faire piloter le bateau devant
le village. Et certain matin, de bonne heure, une
flottille de pirogues partit, sous prétexte
de chercher un bon mouillage. Au lieu de cela,
toute la flotte se dirigeait vers le
« Messager ». Averti, John
Williams se rendit au navire, et il vit que
l'équipage avait pris les armes et
s'exerçait ostensiblement sur le pont comme
s'il s'attendait à une attaque prochaine.
Étonné et inquiet, Williams monta
à bord. Que se passait-il donc ? Le
capitaine lui dit alors que les indigènes
étaient venus en grand nombre et qu'ils
avaient demandé à grands cris que le
navire fût conduit à
l'intérieur des récifs. Leur demande
était si impérative que le capitaine
avait craint quelque traquenard. Aussi avait-il
ordonné à l'équipage de
s'armer, de déblayer le pont et de maintenir
les indigènes à distance.
La vérité sur ce qui se
passait sauta aux yeux de Williams :
éclata de rire et dit aux matelots de
laisser leurs armes ; puis il invita les
indigènes à venir à bord.
Immédiatement les Samoans envahirent le
navire, se suspendirent aux cordages et aux
mâts, tout heureux de ce rapide changement de
situation.
« Quel commandant se serait mis
comme Williams, lui et son bateau, à la
merci d'une foule de sauvages ? »
écrit Eb. Prout. Aucun. Mais Williams avait
su trouver le chemin des coeurs des Samoans et il
savait pouvoir se fier à eux. « La
bonté est la clef du coeur
humain », répétait-il
souvent. Cette clef-là lui ouvrit effectivement
les coeurs et
les
foyers de milliers d'indigènes, de gens
jusque-là inaccessibles aux
civilisés...
Parmi les nombreuses manifestations
d'attachement que reçut le missionnaire
pendant son séjour à Sapapalii,
citons « la danse
céleste » que les dames de
l'endroit - l'élite de la
société - voulurent absolument danser
en son honneur. Craignant que cet exercice
n'eût de céleste que le nom, Williams
déclina l'invitation et refusa d'assister
à cette cérémonie. Cependant
on revint à la charge auprès de lui,
on y mit tant d'insistance qu'il craignit de
blesser en maintenant son refus. Il assista donc
à cette séance chorégraphique.
Durant des heures les chants retentirent
accompagnés de mouvements rythmés. Le
nom de Wiriamu était souvent prononcé
et le missionnaire demanda qu'on lui donnât
le sens des paroles. Voici la traduction de l'un de
ces chants :
« Parlons de Wiliamu.
Que les cocotiers croissent en paix pour lui pendant des mois !
Quand le vent d'Est soufflera et tempête nos pensées ne l'oublieront pas. Aimons grandement le pays chrétien du grand chef blanc.
Nous sommes tous malo (6) maintenant, puisque nous avons tous un seul Dieu.
Maintenant aucune nourriture n'est tabou. Nous pouvons prendre et manger toutes sortes de poissons.
Même la raie !
Les oiseaux pleurent Wiliamu !
Son bateau va repartir pour un autre pays
Les oiseaux pleurent Wiliamu !
Il ne reviendra que dans longtemps.
- Reviendra-t-il jamais ?
Reviendra-t-il jamais ? »
Nous sommes fatigués des défis des insolents Samoans.
- « Qui connaît, disent-ils, le pays du chef blanc ? »
Maintenant notre pays est saint, et les mauvaises coutumes sont abolies.
Certes nos coeurs sont au lotou ! Venez ! Dormons et rêvons de Wiliamu.
Pistaoulaou s'est levée ; Taouloua s'est aussi levée (7).
Mais l'étoile de la guerre ne se lèvera plus,
Car Soulouéléélé (8) et le roi ont embrassé la Parole sainte,
Et la guerre est devenue une chose mauvaise... »
La nuit était venue. La lune qui avait fait son apparition derrière les hautes montagnes plaquait de nappes lumineuses les arbres, les sous-bois, la place devant la grande case, les groupes assis dehors. Longtemps encore le nom de l'Apôtre des Mers du Sud retentit dans l'espace, ainsi que les lamentations des Samoans parce qu'il allait repartir.
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