Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

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L'ARRIVÉE AUX SAMOA. - MORT DE TAMAFAINGA. - SAWAÏ - COMMENT LES MISSIONNAIRES PRIRENT CONTACT AVEC LA TERRE. - MARCHE AUX FLAMBEAUX. - TAMALELANGI. - MALIËTOA. - LA GUERRE. - LES ÉVANGÉLISTES SONT REÇUS A SAPAPALII. - RETOUR. - À MOORÉA. - VARA. - À RAÏATÉA.



 LE vent étant favorable nous continuâmes notre voyage sans retard. Faouéa exultait à la pensée de revoir bientôt son pays. Cependant il lui arrivait d'être préoccupé, soucieux ; et il vint m'en dire la raison. C'était la pensée de Tamafainga qui l'attristait. Sans lui, les Samoans accepteraient avec joie le Christianisme.
- Et qui est Tamafainga, demandai-je ?
- C'est un homme en qui habite l'esprit des dieux. Tout le monde le craint ; car combattre contre lui serait s'attirer la colère des dieux !

Cette communication venait de m'être faite lorsque le vent faiblit, l'horizon s'obscurcit, et une terrible tempête s'abattait en quelques minutes sur nous, déchiquetant la voilure et endommageant le navire qui dansait sur les vagues en tous sens comme un animal blessé. Cela dura quarante-huit heures. Notre situation était d'autant plus critique que presque tous nos gens étaient malades d'une sorte d'influenza qui les empêchaient d'être d'aucun secours.

Enfin, le septième jour, nous aperçûmes de loin les montagnes de Sawaï, l'une des plus belles îles du groupe. Comme nous cherchions un endroit pour mouiller, nous vîmes des pirogues venir à notre rencontre. Faueä posa aux indigènes quantité de questions. Puis, d'une voix tremblante où perçait une vive appréhension, il dit : « Et où est Tamafainga ? » - La réponse vint, rapide, joyeuse : il est mort, il est mort ! Faouéa se mit à sauter de joie et courant vers moi dit : « Ua maté le Devolo, ua maté le Devolo. [Le diable est mort, le diable est mort.] Le travail est fait. »
- Que veux-tu dire ? demandai-je à Faouéa.
- Tamafainga est mort ! Ils l'ont tué ! Maintenant le peuple recevra le lotou (1). »

Des indigènes étaient montés à bord. Les chefs se frottaient le nez avec Faouéa, le peuple lui baisait les mains ; ce qui me prouva que mon passager était bien un chef.

Comme nous étions encore à quelque quatre-vingt milles (2) de la résidence de Malïetoa le principal chef, et que le vent soufflait toujours avec violence, nous essayâmes en vain de mouiller dans une baie pour attendre la guérison de nos malades et réparer nos avaries. Naviguant de baie en baie nous trouvâmes enfin un fond qui paraissait convenable et nous nous disposions à dormir paisiblement après avoir fait mouiller l'ancre, lorsque de nombreuses pirogues se dirigèrent vers nous apportant des articles d'échange et des femmes.



« Et toutes les idoles disparaîtront » (Esaïe Il : 18),
COPIE DU FRONTISPICE DE « A NARRATIVE OF MISSIONARY ENTERPRISES »

Se penchant sur le bastingage, Faouéa dit que le « Messager de Paix » était un vaa lotou [un bateau de prière], que les femmes n'y seraient pas reçues et comme ce jour - un dimanche - était sacré (le aso sa), ils devaient attendre au lendemain pour apporter des vivres.

Ces informations étonnèrent fort les indigènes, et certains étant montés à bord quand même, Faouéa leur raconta comment Tahiti, Rarotonga, Tongatapou et autres Îles avaient embrassé le christianisme. Puis il dit les bienfaits découlant de l'Évangile pour le peuple qui obéissait à ses enseignements. Tous écoutaient Faouéa avec plaisir. Ils lui demandèrent encore si le fait d'embrasser la religion nouvelle mettrait un terme à leurs guerres sanguinaires ? - Comment la religion de ces extraordinaires papalangis (3) ne serait-elle pas parfaitement sage et bonne, répondit notre ami de façon évasive. De nombreux indigènes, complètement nus, couvraient maintenant le pont. Reportant son attention sur moi, l'un d'eux examina de très près mon costume. Comme je me gardais de le repousser, il tira mon soulier ; voyant la chaussette il se recula d'un bond, effrayé et étonné tout à la fois il cria à Faouéa : « Ces papalangis n'ont pas d'orteils »
- « Mais si ! Mais ils les habillent. Tâte un peu, répondit le chef. »

La foule nous entoura, Mr. Barff et moi ; nos chaussettes furent enlevées avec grandes précautions, puis examinées longuement...

Le vent soufflant toujours avec violence, et le « Messager de Paix » chassant sur son ancre avec soixante mètres de chaîne à peu près, Williams fit dire aux évangélistes descendus à terre de remonter à bord. Il fallut des heures entières pour relever l'ancre, et le capitaine dirigea de nouveau vers la mer. Au matin, le navire se trouvait dans le détroit qui sépare Savaï d'Opolou. À l'entrée de ce détroit, deux îles : Apolima - ce qui signifie : creux de la main - et « Manono ». La première est un cratère ouvert d'un seul côté sur la mer. Extérieurement c'est une muraille de rochers inaccessibles ; à l'intérieur de la cuvette une végétation luxuriante, un site enchanteur.

Vers 10 h. nous étions devant le village de Sapapalii, celui de Faouéa, où nous pensions commencer l'oeuvre missionnaire. Nous avions été déjà frappés par l'intelligence du chef que nous ramenions. Mais en cette matinée nous eûmes une nouvelle preuve de sa sagesse. Nous prenant à part, il nous dit : « J'aimerais que tu avertisses les évangélistes que tu vas laisser de ne pas commencer le travail en condamnant ceci et cela : les courses de pirogues, les danses et les jeux que le peuple aime, de crainte que cela l'éloigne de l'Évangile. Mais dis-leur d'être diligents à enseigner la Parole qui rendra sages leurs auditeurs. Quand ils seront saisis par la Parole, alors il sera possible d'adopter certaines mesures, mais le faire tout de suite empêcherait d'atteindre le but... »

Les paroles si sages de ce chef récemment sorti du paganisme ne pourraient-elles être proposées à la méditation de bien des ouvriers du Seigneur ?

À peine le « Messager de Paix » avait-il stoppé que toute une flottille de pirogues se dirigea vers nous ! Les indigènes grimpaient comme des singes le long des fameux filets protecteurs et sautaient sur le pont, au grand ébahissement des missionnaires Tamalélangi (fils des cieux), frère de Maliétoa, grand chef de Sapapalii, et parent de Faouéa, se présenta. Après les salutations habituelles, je dis au jeune homme - Faouéa me servant d'interprète - que j'aimerais faire descendre quelques-uns des passagers qui souffraient d'être à bord depuis très longtemps. Il fut alors décidé que les évangélistes et Faouéa accompagneraient Tamalélangi à terre, et reviendraient le lendemain pour opérer le débarquement de leurs familles et de leurs bagages, si tout allait bien. D'autre part, le frère de Maliétoa allait dépêcher une pirogue et des messagers vers celui-ci, pour l'avertir de notre arrivée. »

Au cours de l'après-midi, le frère du roi avait fait charger des pirogues de vivres : porcs, bananes, noix de cocos, denrées qu'il se proposait d'échanger contre les marchandises que nous pouvions avoir à bord ; mais Faouéa lui ayant expliqué qui nous étions, la bonté avec laquelle nous l'avions traité et le but de notre voyage, Tamalélangi ordonna que tous les vivres fussent déposés sur le pont et offerts aux missionnaires. Ce qui fut fait. En même temps, il nous faisait savoir qu'un autre présent suivrait. Tous ceux qui montaient des pirogues autour du « Messager de Paix » firent de même, imitant la conduite de Tamalélangi. Ce fait me montrait que Dieu faisait réussir mon voyage, et j'en ressentis une grande joie.

Au matin, nos catéchistes revinrent enthousiasmés de l'accueil qu'ils avaient reçu. Cinquante pirogues et le jeune chef les accompagnaient. Huit évangélistes, dont cinq mariés, leurs dix enfants, les bagages, furent alors transportés à terre où nos gens furent reçus avec enthousiasme. C'est ainsi que commença l'oeuvre missionnaire en août 1830.

Ce même jour nous aperçûmes un grand incendie sur la montagne. On nous apprit qu'une bataille venait d'être livrée à ceux qui avaient tué Tamafainga ; ils avaient été battus et le feu dévorait maintenant cases et plantations, femmes, enfants, malades, vieillards et blessés.

Tous les indigènes - à quelque parti qu'ils appartinssent &emdash; s'étaient réjouis de la mort du tyran : Tamafainga ; cependant ce chef étant apparenté aux principales familles de l'île, et de par les lois, il fallait venger le sang répandu. Il paraît que le peuple d' « Oupolou », fatigué de subir les exactions et la tyrannie de ce monstre qui n'épargnait ni les biens, ni les personnes, ni les femmes, ni les jeunes filles - et que cependant on adorait comme dieu - l'avait attiré dans un guet-apens et assassiné...

L'après-midi, vers 4 h., par une averse torrentielle, Maliétoa arrive. Il semble avoir 65 ans, il est fort, vigoureux, d'aspect imposant. Faouéa l'a salué avec toutes les marques du respect, s'inclinant suffisamment bas pour baiser ses pieds, et faisant embrasser par son petit garçon la plante des pieds du chef. Celui-ci fut aussitôt introduit dans la cabine. Il était mouillé, glacé, et ne portait qu'une ceinture de feuilles de « ti » (4) autour des reins. Nous lui donnâmes une pièce de tapa (étoffe tahitienne faite de l'aubier de l'hibiscus), il s'y enveloppa avec une satisfaction évidente.

Nous lui expliquâmes alors le but de notre voyage et il en montra de la joie. Il avait déjà entendu parler du « lotou » et voulait s'instruire. Nous dîmes alors combien nous étions attristés par la guerre actuelle.
N'était-il pas possible d'arranger amicalement les choses entre les partis adverses ?
- Le vieux chef protesta que c'était impossible. Laisser impuni cet assassinat le ferait mépriser par ses adversaires et par ses alliés eux-mêmes ; mais il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour que cette guerre fût la dernière ; et dès qu'il le pourrait il viendrait à l'école des évangélistes. »

Inutilement nous essayâmes de dissuader Maliétoa de poursuivre les hostilités : tous nos arguments échouèrent devant une volonté très arrêtée.

Pendant qu'il était à bord, les indigènes avaient entouré le navire, poussant de grands cris selon leur coutume, puis ils avaient envahi le pont. Pris de peur, mon jeune capitaine avait chargé une vieille espingole de huit balles sans m'en avertir. Pendant sa visite, Maliétoa apercevant l'arme l'avait saisie : il l'examinait, la retournait et était sur le point de faire jouer la gâchette, le canon dans ma direction, lorsque l'interprète John Wright s'écria : « Ne le fais pas ! Farine est peut-être chargée ! » À ce même instant, le capitaine faisait irruption en disant : « O Monsieur, il s'en est fallu de peu que vous soyez réduit en miettes ! Pourquoi laisser votre visiteur toucher à cette arme ? Je viens de la charger » - Une fois de plus Dieu avait préservé ma vie.

La nuit, un fort courant nous entraîna si loin en mer que nous perdîmes de vue le village. Au matin, Maliétoa devait nous envoyer sa grande pirogue pour nous amener à terre, mais ce contre-temps rendait la chose impossible. Supposant que nous n'étions guère qu'à une douzaine de milles de l'île, et comme c'était, le calme plat, nous décidâmes d'aller à terre par nos propres moyens, et nous descendîmes, Mr. Barff et moi, dans notre embarcation vers 10 h. du matin. Seulement nous nous étions trompés en évaluant la distance ; de plus nos indigènes étaient malades, enfin le bateau faisait eau et nous n'avancions que difficilement. Mr. Barff et moi nous prîmes les rames plusieurs heures durant. Fort heureusement le calme subsistait. Avec une forte mer, je ne sais ce qui serait advenu. Vers le soir, comme le soleil allait se coucher, ou nous aperçut du rivage. Maliétoa envoya aussitôt une pirogue pour nous remorquer.

Les indigènes sur la rive avaient allumé un grand feu pour diriger les pagayeurs. Nous abordâmes enfin, et je crois bien que Mr. Barff et moi étions les premiers Anglais qui foulions ces rives. Une multitude assistait à notre débarquement ; les uns étaient munis de torches faites de feuilles sèches et autres ingrédients, pour éclairer la route qui conduisait à la maison du chef. Armés de lances et de massues, des guerriers nous ouvraient un chemin dans la foule, frappant sans merci sur les crânes de quiconque entravait la circulation. Des indigènes alimentaient le feu des porteurs de torches, d'autres transportaient le bagage, d'autres s'emparaient des enfants, d'autres montés sur les arbres s'occupaient surtout à regarder les étrangers. La flamme rouge des torches nous montrait ici et là, émergeant du feuillage et des branches, des yeux brillants et des grappes d'individus.

Mr. Barff avait sa garde d'honneur, j'avais la mienne ; et nous ne nous rencontrâmes plus qu'à la maison du chef. Comme j'avançais difficilement, étant extrêmement las, je le fis comprendre au jeune chef qui était à mes côtés ; celui-ci prononça quelques paroles, et en un clin d'oeil je fus saisi par un groupe de solides gaillards : les uns me prirent les jambes, d'autres les bras, d'autres me soulevèrent, je fus élevé et étendu sur une litière faite de bras et de mains avec une rapidité et une habileté extraordinaires, et peu de temps après je fus déposé avec soin sur une jolie natte en la présence du chef et de sa principale épouse, lesquels nous reçurent avec l'étiquette des cours païennes. Mr. Barff et moi nous nous assîmes à la tailleur ; Maliétoa, après quelques paroles de bienvenue, nous invita à demeurer chez lui. Mais comme nos gens étaient malades et que notre séjour devait être très court, nous demandâmes d'aller auprès de nos Raïatéens. Nous prîmes donc congé du chef pour aller les rejoindre ; ce faisant, nous passâmes près d'une grande case où quelques individus dansaient devant un nombreux public : six femmes et deux hommes sautaient avec une grande énergie, faisant en même temps des mouvements de bras et de jambes, tandis que deux tambours battaient une cadence que ponctuaient des chants en l'honneur des grands chefs venus d'un pays éloigné...

Nos évangélistes souffraient toujours de l'influenza. Nous avons essayé d'une saignée pour deux d'entre eux, et avons administré quelques remèdes. Tous étaient heureux de l'accueil qu'ils avaient reçu. Bien que leurs bagages eussent été répartis sur plusieurs pirogues, tout avait été scrupuleusement apporté. Mais c'est au sujet de leurs enfants qu'ils avaient été inquiets durant de longues heures. Allant aux renseignements ils avaient enfin appris que les heureux porteurs des petits avaient emmené ceux-ci dans leurs huttes respectives. Là, ils avaient cuit un porc et des légumes ; puis après avoir fait manger aux enfants de toutes les excellentes choses préparées, et n'osant les garder davantage, ils les avaient enfin ramenés à leurs parents.

Les femmes des évangélistes firent le thé, [c'était la première fois qu'on préparait ce breuvage dans l'île de Savaii]. Nous fîmes ensuite le culte de famille. La case fut séparée au moyen de tapa, de sorte que Mr. Barff et moi nous eûmes notre chambre. Enfin nous pûmes nous étendre sur les nattes. Nous étions extrêmement las. Comme oreiller, je me suis arrangé une botte d'herbes séchées, et le coeur rempli de reconnaissance envers Dieu qui avait fait réussir notre voyage au delà de ce que nous espérions, je me suis endormi.

Le lendemain, nous fîmes une visite de cérémonie à Maliétoa. Un grand concours de peuple s'était assemblé dans l'immense case où avaient eu lieu les danses de la veille. Le roi vint aussitôt que nous fûmes annoncés et il nous offrit des nattes très finement tressées.

Nous abordâmes immédiatement le grand sujet : le but de notre visite, et reçûmes l'assurance que nos évangélistes seraient protégés et aidés dans leur tâche, que des maisons seraient construites pour eux, etc... Le roi lui-même se ferait instruire une fois la guerre terminée, et il demandait que quatre évangélistes fussent placés chez lui, les autres chez son frère. Nous acceptâmes cet arrangement. Désignant deux maisons faites de roseaux juxtaposés, le roi les mit aussitôt à leur disposition disant qu'il était prêt à en offrir une troisième.
Je dis alors que nous espérions revenir l'année suivante. Si les promesses faites avaient été tenues, un missionnaire européen viendrait aussi habiter parmi eux.

L'un des évangélistes ouvrit ensuite la corbeille qui contenait le présent choisi pour Maliétoa : des outils, des miroirs, des colliers de grosses perles bleu ciel et des tuniques. Un présent identique fut déposé devant Tainalélangi, le frère de Maliétoa. Celui-ci manifestait une grande joie, et disait qu'il nous considérait comme faisant partie de sa famille, « ainga tau... ».

Tamalélangi examina attentivement le contenu du panier placé devant lui ; puis après avoir donné un couteau à son fils, un miroir et une paire de ciseaux à chacune de ses femmes, il replaça tous les autres objets dans la corbeille, et la déposant devant Maliétoa il dit : « J'ignorais qu'il y eût un présent pour moi, je pensais que tout était pour toi. Permets-moi de te le remettre. Tu es mon frère aîné, je veux ne recevoir que ce que tu jugeras bon de me donner. »

Cette marque de respect fit visiblement le plus grand plaisir à Maliétoa qui répondit aussitôt : « Non ! Frère. Ces rois anglais t'ont donné ces choses ; elles t'appartiennent. » Alors s'adressant au peuple il ajouta après avoir rappelé les présents que nous venions de faire : « Les alii papalangi vont reprendre la mer. Les porcs ne courent pas sur l'Océan, et les maïoré (5) n'y poussent pas... » Immédiatement le peuple se dispersa, et en moins d'une heure revenait avec des présents de vivres : quantité de légumes et quinze pores de différente taille.
Puis Maliétoa envoya chercher les quatre évangélistes qu'il avait déjà demandés à plusieurs reprises la veille. Le soir, nous nous réunîmes pour la dernière fois, exhortant ceux que nous allions quitter au support mutuel, à la patience. Nous les avons mis en garde contre tout esprit de rivalité, toute division, toute recherche de l'intérêt particulier... On ne saurait trop déplorer les petites jalousies qui existent parfois dans le coeur de gens vraiment pieux ; choses qui détruisent la paix intérieure et sont comme une meule de moulin attachée au cou de ceux qui entretiennent de pareils sentiments.

Cette nuit-là, nous pûmes à peine reposer : des guerriers étaient arrivés qui durant de longues heures dansèrent au son d'une musique plus sauvage encore que la danse elle-même.

Le lendemain nous apprîmes que Maliétoa venait d'acheter une nouvelle femme : une jeune et jolie personne d'apparence agréable. Les cérémonies du mariage allaient commencer incessamment... Il paraît que les femmes des principaux chefs sont généralement achetées. Si un prix suffisant est payé à ses parents, il est rare que la jeune femme refuse de suivre l'acquéreur..., même s'il est vieux et d'humeur acariâtre.

Le moment de notre départ approchait. Moment douloureux et plein d'émotion. Les évangélistes, leurs femmes, leurs enfants, nous accompagnèrent jusqu'au rivage. Tous pleuraient. Depuis huit à dix ans ils étaient membres de l'Eglise de Raïatéa, et par une conduite sans reproche ils avaient gagné mon estime. Ils allaient rester seuls sur une terre étrangère, sans moyen de communication avec leur pays !... Des centaines de Samoans nous entouraient aussi, et disaient : « Ole alofa i te alii » (6).

Matétaou, le chef de Manono nous ayant apporté des vivres, nous voulions lui faire un présent, et nous lui demandâmes de nous accompagner à bord. Ce chef a la réputation d'être d'un rang égal à celui de Maliétoa mais de surpasser celui-ci à la guerre. Nous le croyons aisément : par sa taille il rappelle les géants, et il donne l'impression d'avoir une force herculéenne. Un homme de grandeur moyenne ne doit pas peser plus qu'une fourmi en sa main. Il voulait un évangéliste pour Manono ; il nous assurait qu'il se ferait chrétien et veillerait à ce que son peuple le suivît. » Je lui expliquai qu'il devait se garder d'obliger personne à le suivre. Le vrai Dieu ne voulait que de libres adorateurs. Mais j'espérais que je reviendrais, et je lui amènerais alors l'évangéliste qu'il demandait.

Lorsque le « Messager de Paix » fut à la hauteur de Manono, je fis remettre à Matétaou un présent : outils, miroirs, ciseaux, colliers de grosses perles bleues. Alors, de joie, Matétaou prit ma tête en ses immenses mains et frictionna vigoureusement son nez au mien. Puis ravi il se hâta de descendre dans sa pirogue. Peu après il revenait apportant des vivres, ce qui expliquait la rapidité de son départ. Comme il arrivait pour la seconde fois, nous aperçûmes aussi la pirogue de Maliétoa se dirigeant vers le « Messager ». Sa jeune femme était assise à la proue. Lorsqu'il fut à bord il nous expliqua qu'il retournait à la guerre et emmenait sa femme de peur qu'elle ne repartît chez ses parents, auquel cas il lui faudrait l'acheter une seconde fois. Il nous renouvela l'assurance de mettre fin aux hostilités dès qu'il le pourrait ; puis il reviendrait se faire instruire par nos évangélistes à Sapapalii. »

Alors que les deux chefs étaient encore à bord, on vint m'avertir que l'un des matelots venait de mourir. L'influenza et les refroidissements sont particulièrement dangereux pour l'indigène ; il y est très vulnérable. Le défunt, que j'avais à mon service depuis longtemps, connaissait et aimait la Vérité. Je regrettai de n'avoir pas été près de lui à ses derniers moments... C'est une consolation pour l'enfant de Dieu de savoir que son salut et celui de ceux qui l'entourent ne dépendent pas d'une mort heureuse, mais d'une vie vécue avec Dieu. J'exposai à mes deux hôtes mon grand embarras : étant si près de terre, je préférais ne pas recourir à l'immersion. D'autre part, nous redoutions de descendre le corps à Savaii ; si une épidémie se déclarait parmi les indigènes, ils pourraient nous en rendre responsables, ce qui éveillerait leurs craintes superstitieuses. Que faire ?

Maliétoa nous désignant un îlot nous dit que nous pouvions y faire l'ensevelissement. C'est là que nous rendîmes à la terre la dépouille mortelle de notre ami. Ensuite, accompagnés du grand chef, nous allâmes selon ses conseils jusqu'à Oupolou pour y renouveler notre provision d'eau. Ceci fait, nous dîmes un dernier adieu aux îles Samoa.

Dieu avait fait pour nous de grandes choses, et nos coeurs débordaient de reconnaissance en remémorant comment il nous avait conduits dans cet archipel. Il est certain que les témoignages de Faouéa et de sa femme - celle-ci convertie - ont influencé favorablement les chefs. Faouéa avait raconté sa vie à Tongatapou, il avait dit la conversion de Toupoou, le plus grand chef de ces archipels. Il avait expliqué que les chrétiens pouvaient faire savoir leurs pensées à distance, et aussitôt une foule d'indigènes avaient entouré les évangélistes, demandant à être initiés à cet art curieux : l'écriture ; etc.... etc... Bref, si en d'autres endroits nous avions dû renoncer momentanément à nos projets, ici la porte s'ouvrait toute grande.

Il existe deux petits mots dans notre langue qui excitent toujours mon admiration : TRY and TRUST [ essayer et se confier]. Vous ne savez pas ce que vous pouvez faire tant que vous n'avez pas essayé. Lorsque vous essayez en vous confiant en Dieu, des montagnes de difficultés imaginaires s'évanouissent, et vous découvrez des concours que vous n'auriez jamais soupçonnés.
... Le calme puis les vents contraires nous empêchèrent de toucher à Nioué où nous voulions faire descendre les jeunes indigènes de ce pays. Mais la provision d'eau s'épuisait ; il fallut mettre le cap sur Rarotonga.
Nous leur promîmes de leur donner des présents une fois à Raïatéa, et de les ramener aussitôt que possible à Nioué, ce qui les consola.
Enfin une forte brise arrière nous conduisit rapidement à Rarotonga où nous apprîmes avec joie que l'état sanitaire était normal. Papéiha, Tinomana, les missionnaires, Makéa, tous désiraient nous recevoir et demandaient que nous allions les voir. C'était impossible, car nous ne voulions rester que quelques jours. »

Dans une lettre qu'il écrit à cette époque, Mr. Pitman raconte ce retour de Williams : « Sa joie était débordante quand il nous racontait la réception des Samoans, l'accueil fait aux évangélistes, la demande d'autres ouvriers. Il nous mit sur la conscience d'en préparer plusieurs, qu'il emmènerait lors de sa prochaine croisière. Makéa, en apprenant que Williams avait découvert Manouka, la patrie de son ancêtre Karika d'après la tradition, en manifesta la joie la plus vive, ainsi que son peuple... »

Trois jours après, le « Messager de Paix » reparlait en direction de Rouroutou. Là nous apprîmes avec tristesse qu'on considérait Pouna, sa femme et les quelques indigènes qui étaient partis avec eux comme perdus en mer. Six mois auparavant ils avaient quitté l'île pour se rendre à Raïatéa. Depuis, on était sans nouvelles des voyageurs.

Deux jours après avoir quitté Rouroutou nous étions à Tahiti, île distante de 350 milles. Notre voyage avait donc été extrêmement rapide. Il est à noter que depuis qu'un vent favorable s'était mis à souffler nous avions couvert dix-sept à dix-huit mille milles en quinze jours !
Nos collègues de Tahiti nous reçurent avec joie. Avant entendu parler de plusieurs naufrages, ils n'étaient pas sans inquiétude à notre endroit et ils furent d'autant plus heureux de notre arrivée...

À peine étions-nous à Papéété qu'une invitation pressante à aller à Mooréa nous était remise. Voici quelques extraits de la lettre reçue :

« Afaréaïtou, 2 septembre 1830.

« Chers Amis Wiriamou et Miti Papou (Barff),

« Que la bénédiction du vrai Dieu et de Jésus-Christ notre Sauveur soit avec vous. Par la bonté de Dieu nous avons l'espoir de vous rencontrer à nouveau. Dieu vous a conduits, dans ces îles païennes et vous a ramenés sains et saufs. Ce sont tous les frères d'Afaréitou qui vous envoient cette lettre à vous deux. Dites-nous en quel pays vous avez laissé nos frères Hataï et Faarouéa... Nous nous réjouissons de ce que la mer ne vous a pas engloutis et de ce que les païens vous ont traités avec bonté... Voici notre requête : venez et dites-nous tous les détails de votre voyage... Et si vous ne le pouvez pas, écrivez-nous une longue lettre...

« Les frères d'Aforéaïtou. »

Nous nous rendîmes à cette invitation. Lorsque nous eûmes satisfait l'intérêt des amis qui s'étaient réunis pour nous entendre, le chef de district, Vara, se leva : « Généralement je garde le silence, dit-il, mais aujourd'hui mon coeur brûle au-dedans de moi, il faut que je parle. Puis, après s'être lamenté de n'être plus jeune et de ne pouvoir partir lui-même comme évangéliste, il ajouta : « Jamais je n'ai ressenti de joie plus grande qu'en vous écoutant. Missionnaires, ne méprisez pas nos îles parce qu'elles sont moins peuplées que les autres pays. Prenez grand soin des églises fondées : elles vous fourniront les évangélistes pour les archipels encore païens. »

Ce fut la l'une des dernières allocutions de Vara, sinon la dernière. Très malade déjà, il entrait peu après dans son repos. La conversion de ce chef est une illustration saisissante de la puissance de l'Évangile. Avant sa conversion il était chargé de pourvoir le roi des victimes nécessaires aux sacrifices humains. Une fois que Pomaré l'avait envoyé chercher une victime et que l'ordre du roi était pressant, ne voyant personne et son petit frère le suivant et criant après lui, Vara se retourna, le frappa d'une pierre à la tête, le tua et le porta à Pomaré... Et comme sa mère se lamentait, accusant le grand frère de cruauté, celui-ci répondit que la faveur des dieux, le plaisir du roi et la sécurité du pays valaient mieux qu'un petit imbécile de frère. « Mieux valait le perdre que de perdre le gouvernement du district ! ... » Vara était aussi orateur, et chargé en certaines occasions de réveiller l'esprit combatif des guerriers, d'enflammer leur zèle, de les pousser au combat en affirmant qu'ils allaient au-devant de la victoire...

Le païen au coeur dur, implacable, devint par la suite un chrétien humble et fidèle, et il l'est resté jusqu'à la fin. Comme le moment du départ pour la meilleure Patrie approchait, Mr. Orsmond, le missionnaire de Mooréa, vint le voir et lui demanda s'il ne regrettait pas d'avoir rejeté ses idoles et tous les gains qu'il en avait eus autrefois ? « Oh non ! Non ! Non ! répond-il. Comment regretter d'avoir abandonné la mort pour la vie ! Jésus est mon rocher, ma forteresse, en qui mon âme se réfugie. - As-tu bien la certitude d'être heureux au ciel ? Qui te donne cette certitude ?
- J'ai été très méchant, c'est vrai, mais un grand Roi est venu de l'autre côté des cieux et a envoyé ses ambassadeurs avec des propositions de paix. D'abord je ne comprenais pas. Mais quand Pomaré a eu la victoire, il m'a dit de me réfugier en Jésus. Je l'ai fait. Le sang de Jésus est la raison de mon assurance. J'ai beaucoup de peine de ce que tous mes enfants n'aiment pas le Seigneur. Ah ! s'ils avaient connu notre état misérable au temps du paganisme, ils s'empresseraient d'échanger leurs folies pour l'Évangile. Jésus est le meilleur roi, il donne un oreiller sans épines. » Mr. Orsmond lui demanda encore si la mort ne l'effrayait pas ? À quoi il répondit : « Non, non ! La pirogue est à la mer et les voiles sont hissées ; elle est prête pour la tempête. J'ai un sûr Pilote qui me dirigera, et le port n'est pas loin ; je vais y entrer. »

« ... Nous passâmes le dimanche avec nos bien chers amis, Mr. et Mrs. Simpson, puis nous reprîmes la mer et fîmes voile sur Houahiné où Mrs. Williams et Mrs. Platt étaient venues passer quelques jours avec Mrs. Barff en attendant notre retour. Inutile de peindre les joies du revoir... » A Raïatéa, Williams est fêté, entouré, tous veulent l'entendre. À la maison, sur le chemin on le questionne, ou le presse pour apprendre quelques nouveaux détails...

Ainsi se terminait heureusement ce long voyage au cours duquel un nouvel archipel avait été ouvert à l'Evangile.



ADIEU A RA RAROTONGA


(1) Le christianisme. 

(2) Le mille marin vaut 1.852 m.

(3) Étrangers.

(4) Feuilles lancéolées du sacharinier.

(5) L'arbre à pain.

(6) « Grand amour pour vous » - littéralement : « grand amour aux rois ».
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