Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

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1830. - VERS L'INCONNU. - MANGAÏA. - LA GUERRE A MANGAÏA. - LE « ONO ». - PEUT-ON MANGER DES RATS ? - RAROTONGA. - AÏTUTAKI, - NIOUÉ. - DANSE GUERRIÈRE. - INSUCCÈS. - À TONGATABOU. - ACCUEIL DES MISSIONNAIRES. - LE CHEF FAOUÉA. - WILLIAMS EST AMENÉ A MODIFIER SES PROJETS. - LE ROI TOUPOOU, SON HOSPITALITÉ. - EN ROUTE VERS LES ÎLES HAPAÏ - NAVIGATION DIFFICILE. - « COE AFI A DEVOLO ». LEFOUGA. - LE ROI TAOUFAHAU. - VISITE À FINAOU. - SON DESPOTISME. - ENTRE-VUE AVEC TAUTÉ ! - HISTOIRE DE TAOUFAAHAU. - DESTRUCTION DE L'IDOLÂTRIE AUX ÎLES HAPAÏ.


 

L'HEURE d'aller de l'avant sonnait enfin ! Avec quelle joie Williams met la dernière main aux préparatifs de ce grand voyage vers l'Inconnu, voyage pour lequel il a construit son petit navire ! Certes, si la chose n'avait dépendu que de lui, il n'eût pas attendu si longtemps ! Cependant son séjour prolongé a Raïatéa n'avait pas été inutile. Il s'y était dépensé sans compter et avait communiqué à l'Eglise indigène son zèle missionnaire ; si bien que celle-ci avait déjà donné toute une phalange d'évangélistes. En certaines îles - comme Rarotonga - ils avaient annoncé les premiers l'Évangile, ouvrant le chemin devant Williams.

Le temps, les difficultés, les déceptions, la maladie, l'incompréhension ou les blâmes, rien n'avait pu arracher du coeur de l'ouvrier l'ardent désir d'aller de l'avant, pour annoncer la Bonne Nouvelle aux âmes encore plongées dans les ténèbres de l'ignorance et de la mort. Et cela prouve surabondamment que Dieu lui-même avait comme implanté en l'âme de son serviteur ce besoin jamais assouvi de nouvelles conquêtes pour Christ.

Tout est prêt. Les provisions de bord attendues d'Angleterre ne sont pas arrivées : on s'en passera. Williams donne le signal du départ. Les missionnaires, les évangélistes et leurs familles montent à bord, et le 24 mai 1830 « le Messager de Paix » gagnait l'Océan et faisait voile vers l'Ouest, vers l'inconnu. Mais cet inconnu n'était pas caché aux yeux de Dieu. Lui-même ne marchait-il pas devant les voyageurs ? Cette assurance les soutient et leur communique la force nécessaire au moment des adieux.

Après avoir passé un jour à Borabora, le navire mit le cap sur Mangaïa, où les missionnaires admirèrent les transformations accomplies par la fidèle prédication de l'Évangile.
Malheureusement il y avait état de guerre entre les convertis et les païens. À la maison du chef principal les missionnaires apprirent les nombreuses vexations auxquelles étaient soumis les chrétiens : « Le dimanche les païens venaient hurler et danser près du temple pendant le service, et menaçaient de tuer l'évangéliste et de faire de son crâne une coupe pour boire. Ils sont persuadés que Rongo, la grande idole du pays, ordonne la destruction des chrétiens, faute de quoi le dieu appellera la mer qui dévastera l'île.
- « Nous avons fait la guerre à ces païens, continua le chef, et nous en avons tué plusieurs. » Williams s'éleva aussitôt contre cette conduite. Il aurait fallu montrer de la clémence aux prisonniers. Les tuer n'avait fait qu'endurcir les coeurs et entretenir un désir de vengeance. »
[Les Mangaïans ne combattent pas cachés derrière les broussailles. Au contraire, ils choisissent une plaine et s'affrontent après avoir formé des rangs par quatre : d'abord les guerriers armés de lances ; puis ceux armés de massues pour défendre les premiers ; ensuite les jeunes gens porteurs de frondes avec des pierres bien arrondies, bien polies ; enfin les femmes qui portent des armes et des pierres pour ravitailler les guerriers. Si besoin est, elles combattent aussi avec une énergie désespérée. Un jeune chef me raconte que très ennuyé par la femme de son antagoniste, il lui dit : Femme, retire-toi ; je ne suis pas venu combattre des femmes. Elle me cria avec fureur : « Et si tu tues mon mari, moi, que ferai-je ? » Là-dessus, choisissant une pierre, elle m'en frappa au front avec tant de force que je tombai à la renverse. J'aurais été aussitôt achevé sans le prompt secours de mes amis. »

« J'attribue l'attitude des chrétiens - écrit Williams - à la loi du « ono » qui est en vigueur à Mangaïa (1), et qui oblige l'indigène à la vengeance systématique. Très probablement ceux qui tuèrent avaient été victimes de quelque manière de ceux qui leur tombaient entre les mains ou d'un membre de la famille de ceux-ci. Or, de par cette loi, toute injure, tout meurtre, est un legs qui se transmet de père en fils jusqu'à la troisième et quatrième générations, si jusque-là l'occasion de vengeance ne s'est pas présentée. Il n'y a pas lieu de s'étonner de cette survivance d'une loi païenne, mais il faut plutôt admirer que l'acceptation de l'Évangile rende ces sortes de faits si rares.]

« L'après-midi, nous eûmes un service auquel assistèrent neuf cents personnes environ : chrétiens et païens. Le contraste entre les uns et les autres est frappant. Toutefois je pus parler sans que ces derniers fissent aucune opposition. J'avais choisi mon texte préféré : « C'est là une parole certaine et digne d'être reçue que Christ est mort pour sauver les pêcheurs... » J'ai employé le dialecte de Rarotonga qui se rapproche beaucoup du leur. La congrégation chante de tout coeur ; la puissance et la sonorité des voix sont incontestables et remplacent l'harmonie qui fait tout à fait défaut.

« Mangaïa n'est pas, à beaucoup près, une île aussi riche que celles de la Société, et ou y mange les rats que d'ailleurs ou trouve excellents. On dit couramment ici : « Aussi délicieux qu'un rat. » Les indigènes jettent des noix de bancoulier dans un trou : quand les rats y sont venus en nombre suffisant, ils placent un filet sur l'orifice et capturent ceux-ci. Ils font griller les poils sur des pierres rouges, puis enveloppent de feuilles ces rongeurs et les font cuire. Le samedi est le jour de la chasse aux rats, on les prépare aussitôt pour n'avoir rien à cuire le dimanche. Des légumes froids complètent le menu.

« Dans l'une des réunions qui suivirent ou me demanda s'il était permis aux chrétiens de manger des rats ? - Je répondis que nous avions l'habitude de considérer le rat comme extrêmement dégoûtant, mais que manger du rat ne semblait pas constituer une faute morale. Toutefois je leur recommandai de prendre le plus grand soin des porcs et des chèvres que je leur avais apportés. Ils auraient de la sorte une nourriture animale infiniment supérieure à celle qu'ils trouvaient si « délicieuse ».

« La question des plantations de taros (arum esculentum) fut aussi abordée. Le taro qui fournit le principal aliment dans bien des îles est planté dans les marécages. Une loi de Mangaïa ordonnait que ces plantations ne fussent faites que par les jeunes filles au-dessous de seize ans et les femmes très âgées. Sur les instances de Faaruéa v. - la femme de l'évangéliste - nous sommes intervenus avec succès auprès des chefs pour que les hommes soient employés à ce pénible travail et que les femmes n'y soient plus obligées. Les femmes en eurent tant de joie qu'elles préparèrent un festin auquel elles m'invitèrent. Cinq à six cents convives. Pas un rat sur la table : mais du porc, des poissons, des légumes, et aqua pura de la source. »
Enfin, nous avons essayé de persuader les chefs païens de mettre un terme à leurs attaques contre les chrétiens.

Après plusieurs jours consacrés à la prédication, à visiter les chefs, à examiner les écoliers, à donner quelques conseils aux évangélistes, nous remontâmes a bord, remettant notre travail à Celui qui, seul, peut faire lever la semence, et nous nous dirigeâmes sur Atiou où nous reçûmes une réception des plus cordiales. Nous arrivions à temps pour la célébration du mariage du roi Romatané avec la fille du chef de Mauké. Pour cette cérémonie les chefs des îles voisines étaient venus à Atiou, de sorte que nous pûmes à peine nous reposer durant les quelques jours passés en cette île. Les uns et les autres avaient dressé des listes de questions sur les sujets bibliques qui leur semblaient obscurs. Les listes épuisées, ils désiraient qu'on leur apprît de nouveaux cantiques. Quand, tombant de fatigue, je m'endormais, ils réveillaient Mr. Barff ; et quand celui-ci était trop fatigué pour continuer ils me réveillaient à nouveau.

Rien de particulier à relever dans les visites aux îles de Mauké et de Mitiaro. Mais à Rarotonga nous fûmes tout étonnés à notre arrivée de n'apercevoir sur le rivage que Mr. Buzacot et quelques indigènes à l'air squelettique ! Que se passait-il donc ? Hélas ! une terrible épidémie dévastait l'île. Des centaines mouraient, les autres étaient malades. Quelques-uns seulement avaient pu se traîner jusqu'au bord de la mer pour voir Viriamou. Celui-ci fit tout ce qu'il put. Peu de chose, hélas ! Et c'est le coeur lourd de tristesse que les voyageurs quittèrent Rarotonga se dirigeant vers Aïtoutaki où l'on devait embarquer un évangéliste et sa femme envoyés pour quelques mois, en attendant que fût prête la grande expédition projetée. Mais, comme à Mangaïa, Williams ne put reprendre ceux qu'il n'avait fait que prêter tant l'Eglise s'était déjà attachée à ses conducteurs. Pour remplacer les évangélistes qu'elle retenait, l'Eglise d'Aïtoutaki choisit en son sein deux élèves qu'elle envoya, afin qu'ils fussent instruits et préparés.

Un petit fait réjouit particulièrement le missionnaire : ce fut de constater que la femme de l'évangéliste suivait l'exemple de Mrs. Williams pour l'instruction de la partie féminine de l'île, et qu'elle avait une classe spéciale pour les femmes âgées. Ceci avait eu d'excellents résultats sur les mères et les jeunes filles. Enfin le missionnaire eut la surprise et la joie de recevoir de l'Eglise cent trois livres sterling, prix des porcs gardés depuis plus d'un an. Cet argent devait servir a porter à d'autres païens la Bonne Nouvelle. [Un capitaine de passage avait consenti à payer ces animaux en argent au lieu de le faire en nature, comme c'est la coutume.]

Très encouragés par tout ce qu'ils avaient vu dans ces îles encore païennes si peu de temps auparavant, les voyageurs se remirent en route. Le cap fut mis sur Nioué, nommée par Cook l'île Sauvage à cause de l'air féroce des habitants.

« Nous laissions derrière nous la dernière île évangélisée. Maintenant nous voguions vers l'inconnu. Cinq jours de mer, et le « Messager de Paix » arrivait devant l'île.

« Des évangélistes descendent dans l'embarcation et gagnent la terre. Après des préparatifs de guerre on les laisse aborder quand on s'aperçoit qu'il n'y a pas de blancs parmi eux, et on leur présente le outou, l'offrande de paix : un maïoré, un peu de tissu, la feuille sacrée du cocotier : tapaau, en échange de quoi ils offrent leurs présents. Mais les indigènes refusent de venir sur le « Messager de Paix », seul un vieux chef s'y décide.

« Son corps était passé au charbon, sa barbe et ses longs cheveux étaient tressés en une quantité de petites nattes qui s'agitaient autour de lui comme autant de lanières ou de queues de rats. Les pieds du vieillard avaient à peine touché le pont qu'il se mit à bondir de ci de là, criant et hurlant. L'un des évangélistes vint à lui avec une bande d'étoffe, essayant de la lui fixer autour des reins, ce qui le mit en une violente colère ; et, arrachant le tissu, le jetant à terre et le trépignant, il criait : « Suis-je une femme qu'on m'empêtre de cette guenille ? »

« Il se mit alors à mimer une danse guerrière, hurlant de façon épouvantable, faisant tenir sa lance en équilibre, puis la faisant trembler, courant, bondissant, vociférant. Il se tordit ensuite la figure, agrandit sa bouche, grinça des dents et projeta ses yeux presque en dehors des orbites. Il termina cette représentation en jetant les petites nattes de sa barbe dans sa bouche et en les mastiquant de façon sauvage. Tout le temps de l'exécution il ne cessa de faire entendre un hurlement absolument hideux.

« L'après-midi, on avertit les évangélistes que le « Messager de Paix » devait quitter son mouillage et aller de l'autre côté de Nioué. Ils revinrent nous le dire, et à ce moment le vieux chef nous quitta après avoir reçu des présents : une petite hache, un couteau, un miroir et une paire de ciseaux, choses qu'il ne sembla pas apprécier : il en ignorait l'usage. Mais apercevant entre les mains d'un évangéliste la coquille d'une nacre perlière, ses yeux brillèrent de convoitise, et bondissant, il s'en empara, cria de joie, puis passant par-dessus bord il sauta dans le canot et fut reconduit à terre...

« Nous nous éloignâmes donc pour croiser en mer. Au matin, nouvel essai de débarquement : mais les évangélistes furent aussitôt entourés, pris, palpés, flairés. Tout autour d'eux des guerriers armés. Saisis de terreur ils s'enfuirent dès qu'ils le purent, et regardèrent le navire, demandant qu'on ne les laissât pas en cet endroit.

« Tout ce que nous pûmes faire à Nioué, ce fut de persuader deux jeunes sauvages de venir avec nous à Raïatéa. Mais quand Ouéa et Nioumanga virent leur île s'effacer à l'horizon, ils se mirent à hurler et il s'arracher les cheveux. Durant trois jours ils s'abstinrent de dormir, de boire et de manger. Quand on cuisait les repas ils se lamentaient de façon douloureuse, s'imaginant que c'était de la chair humaine qu'on grillait et que leur tour viendrait d'alimenter nos menus. Les gens de cette île sont certainement les plus sauvages que j'aie jamais rencontrés.

« Dès que nous eûmes doublé Eoùa - île montagneuse - nous aperçûmes Tongatapou au loin. La mer en ces parages est couverte de petites îles, d'écueils, de récifs. Le « Messager de Paix » n'avançait que lentement. On jetait fréquemment la solide pour reconnaître le fond, car nous n'avions ni cartes, ni pilote. Enfin nous arrivâmes devant Noukoualofa où se trouve le village missionnaire [juillet 1830].

« Lorsque « le Duff » avait fait son premier voyage dans le Pacifique, il avait laissé dix ouvriers à Tongatapou (1796). MM. Bowel Gaulton et Hooper furent massacrés trois ans après. Leurs collègues s'enfuirent. Privés de tout et dans un état lamentable, ils furent recueillis par le capitaine Clark venu à Tongatapou pour avoir de leurs nouvelles, à la demande du capitaine Henry. Récemment, avait été reprise avec succès par un pasteur indigène, et quand les missionnaires wesleyens arrivèrent, le Christianisme était implanté dans l'île.

« Aussitôt débarqués, les voyageurs furent reçus avec la plus grande affection par MM. Turner et cross, qui les emmenèrent chez eux, tandis que le roi Toupoou invitait chez lui tous les évangélistes et leurs familles. À Tongatapou, Williams rencontra le capitaine Henry qui le dissuada d'aller jusqu'aux Hébrides, à cause des mauvais traitements infligés récemment aux indigènes par les équipages de vaisseaux anglais et américains. Remplis de colère, les habitants, de ces îles - surtout ceux d'Erromanga - ne rêvaient plus que de vengeance. Tout travail d'évangélisation serait vain et dangereux en ce moment, assurait M. Henry. D'autre part, MM. Turner et Cross exprimèrent le désir que l'archipel des Fidji fût laissé aux soins de la Mission wesleyenne, à cause de sa proximité de l'archipel des Amis. Pour ces diverses raisons Williams fut amené à modifier ses plans primitifs.

« Bien que Tongatapou eût été évangélisé en tout premier lieu par des missionnaires de la Société de Londres puis par l'un de nos pasteurs, nous nous sommes rendus aux désirs de nos collègues wesleyens, écrit Williams. Il est préférable que chaque Société de Missions ait son champ d'action bien délimité. Entre missionnaires les décisions doivent être prises dans la charité, et en ayant égard à l'avancement du Règne de Dieu. »

« Le dimanche qui a suivi notre arrivée a été bien rempli. Au petit jour nous avons eu un service en tahitien avec les évangélistes, leurs familles et l'équipage du « Messager de Paix ». Après le déjeuner, service religieux pour les gens de Tongatapou. Leur langue est moins musicale que la langue tahitienne. À l'issue de ce service trente hommes furent baptisés. Puis service en anglais pour les familles missionnaires ; je fus prié de le faire. L'après-midi, nouveau service en langue du pays à l'issue duquel trente-huit mariages furent célébrés. Les indigènes sont polygames. Ceux qui se convertissent doivent choisir l'une de leurs femmes : une cérémonie religieuse est alors célébrée. À cette occasion les missionnaires ajoutent un nom au nom indigène. Le roi a reçu celui de Jérémie, la reine celui de Mary, etc... Ceci me semble une erreur et même une faute contre le génie de la langue. On justifie cette continue en disant que les indigènes ontplusieurs noms : ainsi Toupoütotaï de Tongatapou, Makéâ-Noui de Rarotonga, etc... Mais ces noms ajoutés décrivent la situation, l'occupation, etc... Totaï signifie littéralement : « le marin », noui signifie « le grand » et correspond à Neko ou Epiphanes. Nous ne songerions pas à nommer un Pharaon-Jérémie, ou une Cléopâtre-Elisabeth. Il y a une dignité dans le nom indigène, et il me semble que cette adjonction de noms étrangers y porte atteinte. Je souhaite vivement que tout missionnaire fasse ce qui dépend de lui pour que la langue du pays où il est, soit transmise aux générations futures dans sa pureté.

« ... Le costume des femmes de nos évangélistes avait été remarqué. À la demande de la reine, elles ont aidé celle-ci à se faire une robe semblable aux leurs. Elles ont aussi montré comment tresser et fabriquer un chapeau. »

MM. Barff et Williams essayèrent d'aller jusqu'à l'endroit où les trois missionnaires avaient été assassinés. Mais une averse tropicale les surprit en cours de route et les obligea à rebrousser chemin.

À Tongatapou, un indigène des Samoa nommé Faouéa vint trouver Williams pour demander qu'il le ramenât en son pays. Faouéa se disait chef. Beaucoup l'assurent qui ne le sont pas, et le missionnaire jugea bon de se renseigner auprès du roi Toupoü. Celui-ci confirma les dires de Faouéa : sa femme était chrétienne, lui-même sans avoir fait profession de l'être, assistait souvent aux services et manifestait une sympathie évidente au lotou [l'un des noms donnés au christianisme]. Faouéa demandait aussi des évangélistes pour son pays, il promettait de les protéger et de faire son possible auprès des chefs et du peuple pour qu'on adoptât le christianisme aux Samoa. Williams vit en cet homme un instrument que Dieu mettait sur sa route pour diriger sa course vers les Samoa. Il accepta de le prendre à bord avec sa famille. Quand le chef vint se présenter, le missionnaire le recul avec les égards dus à son rang et il lui offrit un présent. Faouëa repartit plein de joie pour faire ses préparatifs de voyage.

Mr. Cross avait aussi demandé le passage pour lui et sa femme à John Williams. Mrs. Cross était très souffrante et l'on espérait qu'un voyage en mer lui ferait du bien. Le missionnaire Cross allait jusqu'aux îles Hapaï visiter son collègue : Mr. Thomas, qui résidait à Lefotiga. « Or nous devions passer devant ces îles en nous rendant à l'archipel Vaüvaü où Mr. Orsmond, mon collègue, avait envoyé peu de temps auparavant trois évangélistes indigènes. »

Williams fut heureux de pouvoir rendre le service demandé. Avant de partir il s'occupa de faire entourer son navire de filets. Ceux-ci faits de cordes de l'épaisseur du petit doigt ont trois à quatre mètres de hauteur et sont fixés autour du navire, à quelque distance, au moyen d'une rampe extérieure, laquelle est maintenue par des pièces de bois dépassant le bastingage. Ces filets ont pour but d'empêcher les pirogues d'accoster. Précaution jugée nécessaire en cette région occidentale du Pacifique où les indigènes sont réputés pour leurs ruses et leur férocité.

Enfin le moment du départ vint, et « le Messager de Paix » se remit en route pour Lefouga. Tous emportaient le meilleur souvenir de la cordiale hospitalité reçue à Tongatapou : non seulement chez les missionnaires mais aussi chez le roi qui, de plus, avait fourni gratuitement tous les vivres nécessaires pendant le séjour du « Messager de Paix ». Bien plus, au moment du départ, il chargea de présents les voyageurs.

La navigation fut difficile : en ces parages l'Océan est parsemé de bancs de sable, d'écueils sous-marins, de récifs. Le lendemain, au petit jour, les indigènes crièrent : « Coe afi a Devolo » [Le feu du Diable]. Du cratère du « Tofoua » sortaient d'immenses volutes de fumée qui retombaient et roulaient jusqu'à la mer. John Williams ne put regarder le volcan tant il était préoccupé par les difficultés de la navigation. Un instant d'inattention, et le « Messager » pouvait se briser sur un écueil. Appelant des indigènes occupés a pêcher sur des îlots, Williams leur expliqua qu'il cherchait un passage. Ceux-ci lui montrèrent un détroit entre deux îles. La route semblait libre enfin, et le navire s'y engageait toutes voiles dehors, lorsque tout à coup ou aperçut d'autres récifs. Les hommes se précipitèrent sur les voiles pour les diminuer et empêcher que le navire fut brisé, car le vent soufflait avec force ! Le péril était extrême. La nuit allait-elle surprendre les voyageurs au milieu de ces dangereux parages ? Après de longues heures de manoeuvre on arrivait enfin à la mer libre, alors que disparaissaient les dernières lueurs du couchant. Le lendemain, « le Messager » jetait l'ancre devant le village missionnaire de Lefouga.

Mr. Thomas attendait les voyageurs sur le rivage, et son chaleureux accueil fit oublier les difficultés de la traversée. Il conduisit aussitôt ses collègues chez le roi Taoufaahau. Williams apprenant que le roi des îles Vaüvaü : Finaou se trouvait à Léfouga, il alla le trouver. « ... Sa majesté s'occupait à jeter la lance au milieu de ses chefs, quand les missionnaires survinrent. Mr. Thomas lui ayant dit qui nous étions, il nous conduisit chez lui : une hutte faite de feuilles de cocotiers. Nous nous assîmes tous à terre.

Je lui dis alors l'oeuvre faite à Tahiti, aux Îles-sous-le-Vent, et en d'autres archipels, les heureuses transformations apportées dans ces pays par la prédication de l'Evangile ; puis je dis mes regrets de ce que deux des évangélistes envoyés à Vaüvaü étaient retournés au paganisme. Mais nous avions avec nous un homme de foi robuste, vivante, qui ne retournerait pas en arrière. Nous désirions le laisser pour qu'il instruisît Finaou et son peuple. Voulait-il recevoir cet évangéliste, et l'écouterait-il ?

Mon discours fut suivi attentivement. Finaou prit alors la parole et dit : « Les gens envoyés pour m'instruire moi et mon peuple ont fait ce qu'ils ont pu : mais nous avons refusé de les écouter. Voyant qu'ils travaillaient en vain, vos envoyés ont cessé leurs efforts, puis ils sont devenus comme nous. Pour ce qui était de recevoir un autre évangéliste, voici sa pensée : si on plaçait cet homme à Vaüvaü il le protégerait, mais ni lui ni aucun des siens n'embrasserait le Christianisme, et il mettrait à mort quiconque voudrait se faire chrétien : homme, femme ou enfant. »

Il nous parut inutile d'essayer de faire revenir ce potentat sur la décision qu'il avait prise. Nous lui dîmes notre tristesse, et que nous le présenterions à Dieu par la prière, à ce Dieu puissant qui peut, Lui, donner un coeur nouveau et changer les pensées des hommes.

Les renseignements recueillis sur ce roi montrent qu'il est bien ce qu'il dit être : plusieurs indigènes de l'archipel Vaüvaü se sont réfugiés à Léfouga auprès de Mr. Thomas, qui les instruit dans les vérités évangéliques. Par eux, le missionnaire espère pouvoir atteindre plus tard l'archipel des Vaüvaü. Quelques-uns sont d'anciens chefs : ils vivent dans une pauvreté relative et la dépendance ; ils ont renoncé à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs biens, tout cela pour gagner Christ.

Il nous a été donné d'être témoin de la tyrannie de Finaou. Nous avions envoyé chercher Taüté, le seul survivant des trois évangélistes. Finaou refusa de nous le laisser voir seul ; c'est seulement devant lui que nous pûmes parler au malheureux. « Il arriva pâle, tremblant, semblable aux païens comme extérieur. Quelle tristesse de le revoir ainsi, et lui-même ne put surmonter son émotion, sa douleur, et ses remords. Pendant quelque temps, il ne put formuler une parole. Puis il dit que Porapora était resté fidèle. Extrêmement affligé par la défection de ses deux collègues il s'était rendu à Tongatapou où Dieu avait béni ses travaux, et où il était mort en paix. Zorobabela était mort dans ses péchés à « Vaüvaü ». Quant à lui, il était malheureux et se savait perdu et sans espoir de salut. »

« Nous offrîmes de le rapatrier, mais il refusa la proposition faite, sous prétexte qu'il avait femme et enfant et ne pouvait les abandonner ; d'ailleurs il savait que le chef l'empêcherait de partir. »

« Effectivement, Finaou qui d'abord avait gardé le silence, faisait maintenant entendre les menaces les plus sévères au malheureux, en s'apercevant que nous gagnions quelque terrain avec lui. Il le menaça de le châtier sévèrement s'il nous écoutait davantage, ou s'il changeait quoi que ce soit à sa conduite après cette rencontre avec nous.

« À l'issue de cette entrevue, et après en avoir conféré avec Mr. Thomas, nous jugeâmes préférable de ne point laisser d'autres catéchistes aux Îles Vaüvaü, et d'emmener aux Samoa celui que nous avions désigné pour cet archipel.

« Nous passâmes une très agréable soirée avec nos collègues, devisant sur les joies, les tristesses, les encouragements et responsabilités de l'oeuvre missionnaire.

« Le lendemain nous allâmes prendre congé du roi Taoufaahau, une personnalité remarquable. Il règne sur les îles du groupe Hapaï : une trentaine, dont vingt habitées. Léfouga est la principale. Tout dans la personne du roi dénote la supériorité. Jeune encore, il méprisait le culte des idoles. À l'occasion d'un voyage à Tongatapou il se trouva en contact avec le christianisme, et visita l'île pour se rendre compte des transformations opérées : frappé par ce qu'il vit, il décida de se faire instruire lui-même dans les vérités chrétiennes. Il demanda à Mr. Thomas d'aller avec lui à Léfouga. Mais le missionnaire désirait avoir d'abord quelques preuves de la sincérité de Taoufaahau, et il fut entendu qu'un nommé Péter, indigène converti, l'accompagnerait ; si le roi restait fidèle à ses promesses, il pourrait alors envoyer une pirogue chercher Mr. et Mrs. Thomas. »

Aussitôt de retour chez lui, Taoufaahau, se mit à détruire maraës et idoles ; d'abord dans son île, puis dans les autres ; exhortant les chefs à suivre son exemple. Presque partout il réussit. Cependant en quelques endroits on résista. Sa conduite provoqua une grande indignation, et une fête païenne fut décrétée en l'honneur des dieux. Les pêcheurs furent donc envoyés pour prendre des tortues et des poissons considérés comme sacrés, en vue des sacrifices. Le jour fixé, le roi conduisit un troupeau de porcs dans l'enclos sacré ; et il envoya ses servantes dormir dans le temple intérieur, où il suspendit par le cou les idoles (2).

Lorsque le peuple, précédé de ses prêtres, arriva en grande cérémonie, apercevant les porcs prêts à dévorer les offrandes, et le traitement infligé aux idoles, ils furent saisis de fureur et jurèrent de se venger. Mais leur parti n'était pas le plus fort, et connaissant la fermeté du roi, ils renoncèrent à user de représailles.

« Taoufaahau nous a conduits jusqu'au maraë où se trouvent de forts beaux arbres : barringtonia, cordia, etc. Dans l'enceinte, trois temples : celui du milieu est le plus petit, mais le plus beau. Comme j'admirais le travail et m'étonnais que les indigènes eussent pu obtenir de tels résultats avec les instruments primitifs dont ils disposaient et pour des idoles de néant, le roi me répondit : « - C'est vrai ; ce sont des morceaux de bois, des démons. Mais nous étions encore dans les ténèbres et nos coeurs n'avaient pas reçu la lumière qu'apporte la connaissance du vrai Dieu ! »

« J'ai de la joie à signaler ces faits, ajoute Williams, parce que les missionnaires qui travaillent ici sont d'une autre Société que la nôtre. Où l'Évangile est prêché dans sa simplicité et sa pureté, Dieu agit et met le sceau de sa bénédiction, à quelque confession qu'appartiennent les semeurs. »

Avant donné ces preuves de sa loyauté et de son désir réel de voir venir les missionnaires, Taoufaahau avait envoyé sa grande pirogue de guerre chercher Mr. et Mrs. Thomas, comme convenu. Et cette même pirogue, qui autrefois avait porté des guerriers sanguinaires au lieu du combat, avait amené à Léfouga les messagers du Prince de la Paix !

Le roi était sur le point de célébrer les fêtes de son mariage avec la soeur de Finaou. En ces pays, la cérémonie n'a lieu qu'une fois le mariage consommé. Toute une flottille de pirogues décorées de plumes et de coquillages ancrées près du rivage, une grande quantité de vivres, la venue des chefs des îles environnantes, tout cela indiquait les préparatifs d'une très grande fête. Taoufaahau veut qu'il en soit ainsi pour honorer la jeune femme. À l'arrivée du frère de celle-ci, on a tué et préparé 70 porcs et 10 tortues, un millier d'ignames furent cuits, etc. La flotte de Tonga, partie bien avant nous, n'est pas encore ici... Les indigènes ne sont jamais pressés.

Le roi tient d'autant plus à ce que la fête soit brillante qu'il a pris la résolution d'éloigner sa jeune épouse avant longtemps, comme toutes ses autres femmes d'ailleurs ; et il ne voudrait pas que cet acte lui amenât de complications politiques.
Mais la polygamie règne dans l'archipel des Amis. Le roi pour prêcher d'exemple a décidé qu'il resterait seul pendant un temps déterminé. Ensuite il choisira l'une de ses femmes et demandera à cette occasion la bénédiction religieuse.
[Par la suite, les missionnaires ayant dit à Taoufaahau que l'esclavage n'était pas compatible avec le christianisme, il affranchit tous ses esclaves.

Il m'est agréable, dit Williams, de m'étendre sur la personnalité de cet homme si droit, si sincère, si désintéressé, parce que je l'admire ; ou plutôt j'admire en lui l'oeuvre de la grâce de Dieu]. 


(1) Comme dans presque toutes les îles du Pacifique. 

(2) En toutes ces îles polynésiennes la femme était considérée comme impure, et l'accès des maraës lui était interdit.
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