Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

-------

TAHITI. - RETOUR A RAÏATÉA. - NOUVEAU DEUIL. - AUX ÎLES COOK. - DAVIDA. - VISITE À ROUROUTOU (1). - « JE SUIS PHILIPPE. »



 APRÈS une excellente traversée les Williams, venant de Rarotonga, arrivèrent devant Tahiti au soir du quatorzième jour. Il fallut attendre le lendemain pour entrer au port. Entrée sensationnelle. De la rive on examinait le petit navire : qu'était-ce que ce pavillon ? D'où sortaient ces mâts, et ces voiles en nattes tressées ? Ce devait être un corsaire. Et c'est à cette conclusion que se rangèrent la plupart de ceux qui suivaient les évolutions du « Messager de Paix ». Peu après descendaient la famille Williams, et Makéa, roi de Rarotonga, avec sa suite, ce qui mit fin à toutes les suppositions, sinon à tous les commentaires. - « Quoi ! Un bateau que Wiriamou avait construit ? Ah ! qu'il était donc habile ! Pour Wiriamou rien n'était impossible... »

Les visites à faire aux collègues, Makéa à présenter et à entourer, un volumineux courrier à écrire, tout cela absorba les voyageurs pendant leur séjour à Tahiti. Voici un extrait de lettre écrite à cette époque, par John Williams au Comité Directeur de la Mission à Londres :

« Je suis heureux de vous informer que la traversée de Rarotonga ici sur mon petit navire s'est bien effectuée. Avant d'entreprendre le voyage de Tahiti, j'avais fait celui d'Aïtoutaki. Les progrès en ce pays sont remarquables. Beaucoup d'indigènes savent lire maintenant. Ils viennent de fonder une Société auxiliaire des Missions et de souscrire 270 porcs : le produit de la vente de ceux-ci est destiné à l'évangélisation. En attendant l'époque incertaine de cette vente il faut garder ces animaux, les nourrir, etc... Or, ils brisent parfois leurs barrières, détruisent les plantations, et causent bien des ennuis. Pour ces raisons, on a décidé que désormais on ne donnerait plus de porcs. D'autre part, il n'y a pas d'arrow-root à Aïtoutaki. J'ai donc construit pour les indigènes une machine à faire des cordes. Ainsi, ceux qui le désirent pourront offrir quelque chose à la Mission et gagner de quoi s'acheter des livres. J'ai distribué plusieurs centaines de brochures lors de mon passage dans cette île... »

À la même date, Williams écrivait à ses parents :
« ... Makéa, le roi de Rarotonga, nous a accompagnés. C'est un homme de haute stature, d'apparence très digne. Il a été très bon pour nous pendant notre séjour en son pays. Il sera à Raïatéa au moment de notre fête missionnaire en mai. Nous ayons chargé à Rarotonga deux immenses idoles que nous nous proposons d'exposer à l'occasion de cette fête, comme trophées de l'Évangile.

« Ma chère Mary est sur le point d'être mère... Les gens de Rarotonga désiraient ardemment que la naissance du bébé espéré eut lieu chez eux... Mais malgré leur bonté, nous avons manqué de tant de choses là-bas que le retour s'imposait. Il a fallu se passer de thé, de sucre, de farine, de riz, pendant bien des mois... Pas de volailles. Le sel et le savon, j'ai dû les fabriquer.... etc.

« Mr. Pritchard, qui est allé à Raïatéa en mon absence me donne de bonnes nouvelles de l'île. Il paraît que certain dimanche matin, une petite embarcation entra dans la passe. On pensait que nous étions à bord, et une délégation partit en pirogue à notre rencontre pour nous souhaiter la bienvenue, tandis qu'à terre on hissait les drapeaux. La joie était grande. Mais quelles ne furent pas la déception et la consternation quand on vit que nous n'étions pas là ! Si je mentionne ce fait, chers Parents, c'est parce que je sais que vous serez heureux de le connaître ; il prouve que l'absence n'a pas effacé notre mémoire du coeur des indigènes... »

L'allusion que fait le jeune missionnaire à tout ce qui leur avait manqué à Rarotonga ne donne qu'une faible idée de l'étendue des privations auxquelles fut soumis le jeune ménage. La santé de Mrs. Williams souffrit beaucoup de ce manque total de ravitaillement. Son mari s'accommodait de tout, et se contentait de légumes indigènes. Ainsi, quand il construisit sa goélette, il était difficile de l'arrêter, même aux moments des repas, tant il s'absorbait dans un travail qui comblait ses désirs. S'il était occupé à l'achèvement ou à l'ajustage de quelque pièce, il restait sur le chantier aux heures les plus chaudes du jour, - alors que les indigènes se retiraient, - et il ne prenait pour tout repas qu'un maïoré (2) cuit sur les braises et une gorgée d'eau. Cette grande sobriété chez ce robuste travailleur était vraiment extraordinaire.

Williams était à peine à Tahiti que déjà il se sentait attiré vers l'Ouest, vers ces terres encore sans Dieu. Volontiers il eût appareillé pour les Samoa sans plus tarder. Cependant, on l'appelait à Raïatéa, et d'ailleurs, il savait que sa présence y était nécessaire. Ce n'est que dans quelques mois qu'il pourra entreprendre le grand voyage dont il rêve depuis si longtemps, voyage auquel la Conférence des missionnaires réunis à Tahiti donne son consentement.

Aussitôt la décision prise, Williams écrit aux directeurs de la Société, à Londres, et à ses amis personnels, demandant les articles nécessaires pour des présents et des échanges. Entre temps, le « Messager de Paix », mis à la disposition des collègues de Tahiti, fera un voyage aux îles Marquises.

Le 26 avril 1828, un an après le départ de Raïatéa, la famille Williams était de retour : « Nous avons eu la plus chaleureuse réception qu'on puisse imaginer, écrivit John Williams, et nous sommes arrivés à temps pour empêcher que s'enveniment de graves querelles ; entre le roi et les chefs... Les indigènes n'ont pas achevé leurs maisons aussi vite que je le supposais, et quelques-uns ont négligé d'entretenir les barrières autour des enclos. Mais ceci est sans importance à côté de la chose essentielle. En quelques mois tout sera en règle. Voici qui est plus grave : de faux prophètes et des séducteurs sont venus, apportant de fausses doctrines ; ils prétendent avoir en des visions et des révélations. Ailleurs, ils ont fait des prosélytes, mais j'ai la joie de vous annoncer qu'ils ont totalement échoué à Raïatéa, bien que les deux chefs du « mouvement » soient venus en personne ici.

« M. Bourne ne rentre pas. Je m'occupe donc de Tahaa (3) et je me propose de passer alternativement un mois ici et un mois à Tahaa. Cela, en plus de la charge des avant-postes, du travail, des traductions en cours, des classes, des services, des réunions, etc... remplira tout mon temps. Mais j'aime à avoir beaucoup de travail. L'une de mes craintes, en quittant l'Angleterre, c'était de n'être pas suffisamment occupé. Certes, à présent, ce n'est pas le cas...

« Tous, vous insistez pour que nous prenions notre congé. Comme nous aussi nous serions heureux de vous revoir enfin ! Mais je dois attendre encore, de façon à pouvoir allier le travail au plaisir. Si mon retour en Angleterre pouvait être l'occasion d'un travail missionnaire, par exemple la surveillance de l'impression des Écritures, j'en aurais la joie la plus vive, et l'attirance vers l'Angleterre serait plus grande encore. Tous ici nous travaillons à une édition complète et corrigée du Nouveau Testament en tahitien et j'active aussi la traduction des livres du Nouveau Testament en rarotongan. Enfin, avant le retour, il y a le grand voyage vers l'Ouest, que je projette de faire depuis si longtemps !... »

C'est à cette époque que John Williams reçut la nouvelle de la mort de son père : « Nous avons maintenant au ciel notre père et notre mère, écrivit-il à ses soeurs ; l'un d'eux appelé à la onzième heure et « arraché comme un tison du feu ». Chers frères et soeurs, considérons tous le ciel comme le vrai foyer... Bientôt, nous aurons rejoint nos chers parents... Que notre fin soit semblable à la leur... »

À peine à Raïatéa, Mrs. Williams tombait à nouveau malade. Les répercussions des privations de toutes sortes se faisaient douloureusement sentir. L'enfant qu'elle mit au monde mourut en naissant. Le père souffrit cruellement de ce nouveau deuil, et de la maladie de sa femme qui se prolongea longtemps après cette naissance. Toutefois, cela n'empêchait pas Williams de travailler. Au contraire, le travail l'aidait à supporter l'épreuve et agissait sur lui comme un calmant.

La fête missionnaire du mois de mai approchait. C'était une cérémonie très solennelle et très importante. Williams la préparait longtemps à l'avance et avec soin. Les récitations qu'apprennent les indigènes à cette occasion sont un moyen d'étendre leurs connaissances religieuses. Les dons pour l'oeuvre missionnaire développent en eux la reconnaissance et un esprit de libéralité. Les Raïatéens travaillent pour préparer leurs dons en nature, ce qui les garde de l'oisiveté... Ailleurs qu'à Raïatéa enfin, on profitait aussi de ce qui se faisait, de ce qui était prêché ou récité à l'occasion de cette grande fête : soit que des indigènes d'autres îles fussent là, soit que des Raïatéens portassent en d'autres terres leur « parau-tamau » (4) et enseignassent aux gens encore dans les ténèbres ce qu'ils avaient appris de leur missionnaire.

Celui-ci avait pris grand soin, dès les débuts de son oeuvre, d'inculquer aux indigènes convertis le devoir de travailler pour l'évangélisation des païens. « S'asseoir sous sa vigne et son figuier », manger des viandes grasses et boire du vin doux sans envoyer de portions à ceux qui sont dans le besoin, considérer position et privilèges comme terme et non comme moyens, ne s'occuper que de soi et de son église, tels n'étaient pas les sentiments des Raïatéens, qui avaient été sagement instruits de leurs responsabilités de « rachetés » vis-à-vis des païens.



MRS WILLIAMS

De fait, l'esprit missionnaire, le zèle missionnaire, caractérisaient l'église de Raïatéa, qui, à peine constituée, avait envoyé des évangélistes indigènes en d'autres îles. Les Raïatéens avaient appris à donner comme le demande l'Apôtre ; c'est-à-dire avec promptitude et avec joie. Rien ne les intéressait davantage que le récit des triomphes de l'Évangile. Et si quelqu'un d'entre eux se levait, s'offrant pour aller annoncer Jésus, il était aussitôt entouré de ses compatriotes.. qui s'engageaient à prier pour lui et à subvenir à ses besoins.

Williams préparait avec soin ses sermons missionnaires, choisissant les faits, les anecdotes qui pouvaient faire le plus d'impression sur l'âme indigène. Les Raïatéens se réjouissaient longtemps à l'avance d'une fête missionnaire. Mais en cette année 1928, ou attendait avec une impatience spéciale que la date fixée arrivât, car John Williams avait gardé pour ce jour-là l'histoire complète de l'introduction de l'Évangile à Rarotonga. Non seulement toute l'île se réunit alors au chef-lieu, mais on vint aussi de Tahaa, de Borabora, de Houahiné. Quelle animation à Outouroa et dans la baie, où toute une flottille de cotres pontés de quinze à vingt-cinq tonneaux avaient jeté l'ancre autour du « Messager de Paix ». Il fallait recevoir les parents et les amis qui arrivaient par terre et par mer. Il fallait préparer à l'avance les provisions nécessaires pour le jour de la fête.

Celui-ci arrive enfin ! La cloche sonne, une foule en fête envahit l'immense édifice. Tous sont bientôt suspendus aux lèvres de John Williams. L'émotion est à son comble quand les deux idoles gigantesques rapportées à bord du « Messager de Paix » sont dressées. Lorsque le missionnaire se tait, le roi Makéa se lève et parle à son tour. Sa personne, son discours, la langue qu'il parle, tout intéresse au plus haut point l'auditoire. Après lui, d'autres Rarotongans parlèrent encore. Tous dirent les miracles accomplis par la prédication de l'Évangile à Rarotonga.

Le missionnaire exposa ensuite ses projets à l'assemblée : l'un d'eux, c'était de confier à un diacre la visite des avant-postes récemment ouverts à l'Évangile. Cette proposition fut adoptée avec enthousiasme. Un indigène fut choisi que, par la suite, Williams prépara pour la mission en perspective. C'était la première fois que semblable activité était confiée à un indigène. Celui-ci partit peu après, et s'acquitta de sa charge à l'entière satisfaction du missionnaire. Nous trouvons un récit de ce voyage dans une lettre de Williams adressée au Révérend W. Orme, et datée de Borabora, le 19 août 1828. En voici un résumé :

« CHER ET HONORÉ MONSIEUR,

Mon petit navire vient de rentrer des îles Australes et je me hâte de vous transmettre les nouvelles reçues. Le départ s'était effectué par Rarotonga pour ravitailler la Mission. Le roi Makéa et sa suite avaient pris place à bord. Ils arrivèrent chez eux en santé et chargés des présents qu'ils avaient reçus à Raïatéa, à Huahiné, etc... De Rarotonga le navire fit voile sur Aïtoutaki pour y prendre des indigènes de Manuaë et les transporter dans leur île ; à quelques cinquante milles d'Aïtoutaki. Je ne me souviens pas d'avoir mentionné ce pays dans mes précédentes lettres. Il est composé de deux îles - où l'Évangile fut introduit par deux indigènes de Rouroutou et deux Américains. Leur embarcation, drossée par la tempête, alla s'échouer sur le récif de Manuaë vers minuit, au lieu d'atteindre Rimatara, le but du voyage. [Ces Américains sont des matelots du « Faucon », le navire qui fit naufrage près de Rouroutou ; ils avaient pu sauver boussole et sextant.]

Les gens de Manuaë ont une réputation de férocité bien méritée. Malheur à ceux que la tempête poussait sur leurs rives ; ils étaient aussitôt massacrés. Mais quand ils virent le visage pâle des Américains, ils s'imaginèrent que ces deux hommes étaient des dieux ; et, saisis de terreur, ils s'enfuirent. À la longue, voyant qu'ils s'étaient trompés ils décidèrent de faire mourir les naufragés ; mais cette fois ils en furent empêchés par la vue de la boussole qui leur sembla une redoutable divinité. L'un des Américains avait une glace. Cet objet parut aux païens un dieu tutélaire, et pendant longtemps ils refusèrent absolument d'y toucher. Enfin, certain jour, un chef accepta de prendre l'article en question. Il le regarda, puis il s'empressa de le retourner pour voir l'autre côté et saisir le dieu. Rien ! Alors la figure qu'il avait aperçue se moquait de lui ? Il recommença : regarda, retourna, inutilement. Furieux, il fit d'horribles grimaces que le miroir rendit avec fidélité, ce qui aggrava les choses. Fou de rage, il se livra aux plus affreuses contorsions et sortit toutes les insultes de son vocabulaire. Le miroir rendait fidèlement toutes les convulsions du visage ; c'était intolérable, et d'un violent coup de poing le chef brisa la glace en se coupant la main... Alors on parla de nouveau de faire mourir les étrangers. Des indigènes s'étaient heureusement attachés aux pauvres naufragés qui leur avaient enseigné la lecture : l'un d'eux commençait à lire dans le livre des Actes et racontait ensuite à ses compatriotes les paroles du Livre. On vint alors écouter l'enseignement des naufragés. L'un des indigènes fut persuadé de brûler son idole. Il le fit en tremblant, le corps penché en avant, les yeux hors de l'orbite, comme s'il attendait à ce que l'idole sortît du feu pour le saisir... Plusieurs autres suivirent son exemple...

« Par la suite, les Américains et quelques-uns de leurs convertis étaient venus à Aïtoutaki ; j'avais promis à ces derniers de les ramener dans leur île, selon leur désir. Maintenant c'est chose faite. Nos missionnaires sont en bonne santé. Le Seigneur a béni leur persévérance et ils commencent à moissonner.

« Bonnes nouvelles aussi de Mitiaro ; mais le sol est pauvre et les gens se nourrissent des tiges de bananiers pilées avec une sorte de terre rouge. Nous voulons faire le possible pour les ravitailler de temps à autre.

« La mer était si mauvaise que le « Messager de Paix » n'a pu toucher à Mangaïa. Les nouvelles qu'on avait de cette île à Mitiaro étaient mauvaises. Davida, l'évangéliste, a beaucoup à souffrir. Le chef principal reste hostile à l'Évangile. Il vient de faire massacrer six jeunes gens ; et dix autres de son propre parti ont subi le même sort pour s'être convertis. Malgré la persécution, l'Évangile continue de se répandre, et les conversions se multiplient. Le capitaine d'un navire de passage, mis au courant de la situation pénible des évangélistes, est allé voir le roi pour essayer de le fléchir. Il était accompagné de sa femme. Furieux, le roi les fit dépouiller d'une partie de leurs vêtements et les renvoya. De retour à son bord, le capitaine expédia un présent au roi, en même temps qu'il lui faisait tenir une lettre dans laquelle il essayait de parler à la conscience du tyran. Puis, il offrit à Davida (5) de l'emmener ; mais sur les instances des convertis, l'évangéliste resta.

« Se détournant de Mangaïa où le gros temps l'empêchait de faire escale, le capitaine laissa l'archipel de Cook et fit voile sur Rouroutou (l'une des Iles Australes). De cet endroit les nouvelles sont relativement bonnes. Cependant, des difficultés d'ordre politique aggravées par des divisions entre églises et pasteurs tendent à s'envenimer. L'île m'envoie un délégué qui a charge de me ramener. »

Malgré cette pressante invitation Williams continua de s'occuper activement à Raïatéa et à Tahaa. Ce n'est qu'en décembre qu'il se prépara pour ce voyage aux îles Australes. Le 20 décembre 1828 « le Messager de Paix » appareillait pour Rouroutou. Avec le missionnaire partaient aussi le roi Tamatoa, l'un des diacres de l'église de Raïatéa, et une trentaine de petits chefs de Raïatéa et de Tahaa. Le 30, les voyageurs arrivaient devant Rouroutou et peu après descendaient à terre, où ils recevaient la plus cordiale des bienvenues. Après avoir pris quelques rafraîchissements, John Williams partit en compagnie du pasteur Mahaméné pour voir le temple et le village. Il admira le travail accompli : les proportions de l'édifice, la chaire octogonale, l'escalier qui y conduit et dont la balustrade est faite avec les lances des guerriers, les portes doubles terminées en ogive, etc... Puis, traversant le massif montagneux, il se rendit vers le Sud : au village où se trouvait le second pasteur : Pouna. Mais laissons Williams lui-même nous raconter ce voyage en nous servant d'une lettre (6) écrite par lui, à cette époque, aux directeurs de la Société des Missions de Londres :
« J'étais à peine arrivé que les districts se réunirent pour un service. J'ai pris pour texte de ma méditation, Tite II : 11, 12. Quelle puissance dans le chant de ces indigènes. Comme les cantiques étaient enlevés ! Vieux et jeunes chantaient de toute leur âme. J'ai passé une soirée agréable avec Pouna et quelques chrétiens indigènes de l'île. La conversation roula sur les Écritures, surtout sur l'épître aux Hébreux et les épîtres de Jean (ce sont les livres qui viennent de sortir de presse).

« Le lendemain, 1er janvier 1829, la cloche sonnait pour l'école. Je m'y suis rendu et j'ai constaté avec joie les résultats obtenus. Tous les adultes peuvent lire ; s'il y a des exceptions elles sont rares. Et avec quelle promptitude on répondait à mes questions sur la Bible ! J'ai chaudement félicité l'évangéliste.

« Comme je rentrais de l'école un indigène, hors d'haleine à force de courir, m'apporta un message du roi et des chefs, mes compagnons de voyage : « Ils me demandaient d'éloigner Pouna et de lui ordonner de quitter l'île, car ils avaient appris dans le village où nous avions débarqué la veille que cet évangéliste ne méritait pas l'estime que je lui accordais. » Je leur fis répondre que leur démarche auprès de moi manquait en tout cas de sagesse, puisqu'ils n'avaient entendu qu'un son de cloche. J'étais décidé à convoquer une réunion publique pour aller au fond de l'affaire dont on leur avait parlé... »

« Puis je me rendis dans une maison préparée pour un grand festin où se trouvaient disposées deux rangées de tables et de banquettes. Il y avait place pour cent cinquante personnes. Pouna et sa femme étaient là ; mais ils avaient entendu parler du message qu'on m'avait envoyé et paraissaient très abattus. Il y eut des discours, et je venais de terminer par la prière quand l'un des principaux convives me demanda s'il était vrai que je voulusse leur enlever leur évangéliste. Je lui conseillai de ne point écouter ce qu'on pouvait raconter ; qu'il y aurait une réunion publique pour que l'un et l'autre partis puissent dire librement ce qu'ils avaient à dire. » Après avoir visité le village nous reprîmes le chemin parcouru peu auparavant pour retrouver le poste missionnaire situé au Nord de Rouroutou. Tout le monde nous accompagna et nous arrivâmes comme le soleil disparaissait dans l'Océan. La soirée se passa en conversation générale avec Mahaméné et quelques chefs.

« Le vendredi matin grand branle-bas. Presque tous les indigènes sont occupés de diverses façons pour la fête du jour : l'inauguration du temple. À dix heures nous entrons au temple ayant pris soin qu'on ne suivît pas la coutume païenne de laisser entrer le roi d'abord. Cette coutume est basée sur des croyances superstitieuses, et les indigènes ont une tendance à considérer l'édifice du culte comme ils considéraient autrefois leurs maraës ou leurs grandes pirogues, c'est-à-dire comme « tabou ». Il faut donc, d'après eux, que le roi entre d'abord et qu'il enlève la grande sainteté du lieu avant que le peuple ose entrer à son tour. Pour ne point paraître sanctionner ces idées païennes et cependant donner au roi et aux chefs l'honneur qui leur est dû, je demandai que le peuple fût autorisé à entrer dans l'édifice et à y prendre sa place d'abord, puis le roi, les chefs, les pasteurs de Rouroutou et moi nous y entrerions ensuite en procession.

« Un autre point fut soulevé : qui occuperait le banc du roi, siège considéré comme le plus sacré de tout l'édifice ? Je demandai à Tamatoa de s'asseoir parmi le peuple, et de laisser quelques chefs de rang inférieur s'asseoir sur le banc. Comme Tamatoa avait un rang bien supérieur à tous les autres et qu'il lui était indifférent de s'asseoir n'importe où, je pensais que son exemple ferait école et réduirait au silence toutes les objections.

« Pour ce service d'inauguration, je pris mon texte au livre d'Aggée, chapitre 1 : 8. Un festin suivit ; nous nous assîmes tous à terre. Le sol avait été recouvert d'herbe très propre. De nombreux discours furent prononcés par les indigènes du pays et les Raïatéens.

« À une heure et demie la cloche sonnait pour la grande réunion où devaient être exposés les griefs de l'un et l'autre partis qui divisaient l'île depuis assez longtemps. Je commençai en demandant à tous de manifester un bon esprit, un esprit de douceur, puisque nous étions réunis non pour aggraver, mais pour concilier. À peine avais-je terminé qu'un indigène du parti de Mahaméné se levait, et s'adressant à Tamatoa, à moi, au diacre de Raïatéa, aux chefs, en nous nommant tous par nos noms, il demanda que Pouna fût retiré de Rouroutou. Je répondis que j'étais prêt à entendre toutes les raisons qui l'amenaient à formuler ce désir. Aussitôt un chef du parti de Pouna se leva : - « Nous sommes prêts à répondre à toute accusation dont notre pasteur sera l'objet, dit-il ; mais ceci ne doit pas être mêlé il nos différends politiques. » J'entendis alors les accusations, et je fus heureux de constater qu'elles étaient réfutées de façon virile et sans acrimonie ; alors que les accusés auraient eu bien des raisons de se plaindre. Je résume le réquisitoire de la partie adverse :

« 1° Pouna avait accueilli dans son village ceux qui avaient violé la loi, et avait refusé de les livrer pour qu'ils fussent jugés. »
Immédiatement un chef du parti de Pouna se levait et disait : « Allons tout de suite au fond de cette affaire. Roi Tamatoa, Viriamou, et vous tous, Raïatéens ! Écoutez la vérité ! La voici : Un jeune homme d'ici a été jugé et puni. Après quoi il quitta l'endroit et vint chez nous. Il fit profession de se repentir, fut admis à nos réunions et baptisé. Les gens d'ici se mirent en colère et quelques-uns se rendant sur la plantation du jeune homme la détruisirent et coupèrent tous les arbres. Alors, lui se rendit sur leurs plantations et fit de même. Les juges d'ici vinrent chez nous comme autant de sauvages pour s'emparer du coupable. Notre pasteur s'enquit de sa faute.
On la lui dit. Pouna demanda aux juges s'ils avaient puni ceux qui avaient détruit la plantation du jeune homme ? À, quoi ils répondirent que non. - « Eh bien, dit Pouna, jugez-les d'abord ; je ne livrerai pas le jeune homme avant que cela soit fait. » Et maintenant Tamatoa, Viriamou, et vous chefs, c'est ici la raison de l'accusation contre Pouna : de prendre le parti des mauvais sujets. Jugez vous-mêmes. Notre loi est très stricte. Personne n'échappe qui est trouvé coupable. »

« Cette réponse sensée réduisit l'accusateur au silence. Mais un autre se leva, menant grand bruit et reprochant au premier orateur de se montrer si faible champion de leur cause ; il parla quelque temps et souleva l'opposition de plusieurs, tous voulant répondre à la fois. Nous eûmes beaucoup de mal à obtenir le silence. La seconde accusation était celle-ci : Pouna avait armé son village et préparé la guerre civile.

« À nouveau un orateur se leva pour l'accusé et répondit avec cette animation des orateurs d'autrefois et beaucoup de bon sens : à un moment donné il s'adressait à nous, puis il se tournait vers l'accusateur : « Aimeriez-vous être réduits en cendres ? Aimeriez-vous que vos femmes et vos enfants fussent brûlés ? Une semblable perspective ne vous jetterait-elle pas dans l'angoisse ? Aimeriez-vous que vos biens, vos maisons fussent détruits, et être réduits à vous enfuir dans les montagnes ? Eh bien, ce sont là leurs menaces contre Pouna. Alors nous nous sommes préparés à la résistance craignant que des menaces ils voulussent passer à l'exécution ; mais Pouna nous a déconseillé de le faire. Il préféra tout leur abandonner et s'enfuir. Nous avons donc tout laissé et nous nous sommes enfuis à la montagne... quand l'ennemi vint et trouva le village désert, il est reparti sans piller quoi que ce soit. Deux jours après, nous sommes rentrés dans notre village. »

« Les faits étant bien tels que me disait l'orateur, je fus confirmé dans l'excellente opinion que j'avais de Pouna.
« La question était réglée : Pouna et Mahaméné résolurent de faire la paix. Je pensai alors qu'il serait peut-être possible d'arranger aussi le différend politique. Dans ce but nous réunîmes les chefs le samedi matin. La séance était à peine ouverte que plusieurs personnes se levaient et parlaient avec véhémence. Avant l'introduction de l'Évangile, la partie Sud de l'île avait été conquise par les districts du Nord, et de ce chef, payait un tribut au jeune roi. Antérieurement ils avaient toujours été libres. Maintenant que les uns et les autres étaient chrétiens il leur semblait tout naturel de conserver leur indépendance et de ne plus payer de tribut. »

Il y eut une suspension de séance pendant laquelle j'examinai soigneusement la question. Il me sembla qu'il était juste et qu'il valait mieux que le village de Pouna reconnût l'autorité du jeune roi. Après de longues discussions, les districts Sud acceptèrent mon arbitrage. Il fallut alors rédiger plusieurs articles au sujet de l'accord conclu, articles qui furent soumis aux uns et aux autres et signés par tous, ce qui mettait un terme à une situation pénible et à de constantes querelles.

« Ensuite nous eûmes le service de préparation à la Sainte Cène qui devait être célébrée le dimanche suivant. À cette occasion les deux églises se réunirent et nous les exhortâmes à l'amour mutuel et à l'union.

« Le dimanche matin je pris pour texte 1 Jean : V, 6, et soulignai la nécessité du Sang et de l'Esprit de Christ. Il y eut à peu près quatre-vingts communiants. L'après-midi, nouvelle réunion au temple, au cours de laquelle des questions furent posées sur la prédication du matin, réunion suivie d'un autre service. Je pris pour texte 1 Cor. X, 4. Le soir, la maison où nous demeurions ne désemplit pas : quantité de questions me furent posées sur les prédications du jour et sur les passages bibliques incompris.

« Le lundi matin, réunion publique où fut lu le règlement intervenu entre les deux factions de l'île ; une copie en fut donnée au juge de l'un et l'autre districts...

« Le jeudi soir, nous étions tous réunis chez Mahaméné lorsqu'un chef se leva et me dit : « Je suis Philippe. J'ai été envoyé ici par le roi et les chefs de Toupouaï qui demandent des évangélistes de Raïatéa. Voici plus de deux ans que je suis ici à Rouroutou à attendre que tu viennes. Depuis mon départ des maladies ont ravagé Toupouaï : ma femme et deux enfants sont morts. Cependant j'ai supporté l'exil et l'affliction à cause de mon pays. Le peuple meurt, le pays sera bientôt désolé ; et nous ne savons pas comment arrêter le mal sinon en plaçant notre terre sous ta protection. Nous voyous la prospérité de Rouroutou et voudrions qu'il en soit ainsi à Toupouaï. »

J'acceptai de prendre Philippe il bord, et de l'emmener à Tahiti où il exposerait sa demande devant les missionnaires.

« Le lundi 5 janvier 1830, après avoir reçu des présents de vivres et serré la main de tous, nous regagnâmes notre petit navire et partîmes pour Rimatara. Il y avait deux nouveaux passagers à bord : Philippe, et un indigène de Rouroutou, délégué à Raïatéa pour apprendre tout ce qu'on y faisait, afin de l'enseigner ensuite à ses compatriotes. »

Williams donne tous ces détails aux directeurs de la Société des Missions pour leur faire comprendre la nécessité de ces voyages missionnaires dans les archipels ; probablement aussi pour expliquer ce qu'on a nommé « son action politique », laquelle fut blâmée. Et cependant, fallait-il qu'il laissât les différends dégénérer en guerres ? Fallait-il qu'il laissât ruiner l'oeuvre accomplie par la prédication de l'Évangile, alors qu'il était en son pouvoir de faire rentrer toutes choses dans l'ordre ? À la faveur d'une guerre, le paganisme se fût à nouveau affirmé avec toutes ses horreurs, tous ses crimes. Le devoir était de travailler a maintenir la paix, à rétablir la concorde. Malgré cette action politique qu'on lui a reprochée, personne mieux que Williams ne comprit que la règle unique du missionnaire c'était de prêcher Christ et de le vivre. Mais chaque fois qu'il pouvait travailler à supprimer quelque iniquité, ou communiquer quelque bienfait d'ordre religieux, politique ou matériel, son devoir lui semblait tout tracé. Il avait alors la conviction de servir Dieu dans ces activités diverses : que ce fût dans une assemblée de chefs, en chaire ou à l'atelier. Il resta toujours fidèle à sa devise : « By all means » [ tous les moyens], fidèle à la résolution prise dans les débuts de sa féconde carrière d'obéir à l'exhortation de l'Écriture : « Sème ta semence dès le matin, et ne retiens pas ta main le soir... »

Sa renommée s'étendait au loin jusqu'en des îles où il n'était jamais allé. Bien des faits le prouvent.
Peu sont aussi touchants que celui de ce chef de Toupouaï parti pour Rouroutou à la demande de son roi afin d'y attendre la venue du jeune missionnaire, celui qu'on a si justement surnommé : « l'Apôtre des Mers du Sud. »



THE BOX BELLOWS
INSTRUMENT CONSTRUIT PAR WILLIAMS
POUR REMPLACER LE SOUFFLET DE FORCE



(1) Le nom de l'île est Rurutu - Nous écrivons Rouroutou à cause de la prononciation. Les u en langue maorie (celle de ces divers archipels polynésiens) se prononcent : ou. 

(2) fruit de l'arbre à pain. 

(3) De soeur de Raïatéa, c'est-à-dire entourée par la même ceinture de récifs.

(4) Étude sur un sujet qui est traité par questions et réponses. Cet exercice subsiste encore aujourd'hui à l'occasion de la fête missionnaire et de celle du 1er, de l'an.

(5) On se souvient du passage de Williams à Mangaïa où il avait placé les évangélistes Taua, Haavi, et leurs femmes, et Papéiha. Il avait dû les rappeler aussitôt débarqués il cause de l'infâme conduite des indigènes. L'année d'après, Davida, de l'île de Tahaa et un autre indigène, étaient partis pour cette terre inhospitalière. Suivant l'exemple de Papéiha lorsqu'il retourna seul à Rarotonga, nos deux amis attachèrent leurs Nouveaux-Testaments sur leurs têtes puis se jetèrent à l'eau pour gagner Mangaïa à la nage. Le rivage était couvert d'une foule de guerriers armés ; l'un d'eux jeta sa lance sur Davida alors il prenait pied et s'écria : « Tu ne prendras plus jamais de requins ! » Mais le jeune prince, qui plus tard devint roi, fit dévier le coup. Alors le roi prit Davida et son compagnon par la main et il les conduisit au maraë où ils furent dédiés au roi Rongo (la grande divinité de Mangaïa auquel on n'offrait que des sacrifices humains. 

(6) Lettre que nous résumons.
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant