Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DOUZIÈME

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MAÎTRES ET DISCIPLES. - UN CHEMIN D'OR. DES HOMMES MEURENT SANS CONNAÎTRE JÉSUS - PROJET MISSIONNAIRE. - OPPOSITION. - EN AVANT ! - JOHN WILLIAMS CONSTRUIT UNE GOÉLETTE. - SUCCÈS. - VOYAGE D'ESSAI. - COCOS, PORCS ET CHATS. - CHASSE AUX RATS. ÉPREUVES. - ARRIVÉE DE MR. ET MRS. BUZACOTT. UN COURRIER. - TUAHINÉ. - ADIEUX !


 

LORSQUE les ombres du soir s'étendaient sur l'île, John Williams se rendait volontiers sur la plage, et là il s'asseyait au milieu de ses disciples bronzés écoutant leurs conversations ou répondant à leurs questions. Devant lui, les brisants se couvraient d'écume sous l'assaut incessant des grandes vagues du large. Elles arrivaient, bondissaient, rebondissaient avec un grondement de tonnerre, puis reculaient avec un sifflement presque aussitôt couvert par les boums des vagues qui se précipitaient à leur tour. Les rayons lunaires mettaient sur l'écume des tons argentés et nacrés et faisaient scintiller l'immensité de l'Océan. Au delà de ce que les yeux pouvaient percevoir, c'était la nuit, le mystère de ces mers sans bornes qui limitent et enserrent, mais ne sont pas limitées. Que de questions abordées en ce majestueux décor ! Que d'occasions de pénétrer plus avant en ces coeurs indigènes, et de les mieux comprendre pour les mieux aimer.

Les mois se succédaient ; mais aucun bateau n'était encore venu jusqu'à Rarotonga qui, très au Sud, n'est pas sur le chemin que suivaient les voiliers. Un soir que John Williams était allé sur une montagne pour sonder l'horizon, il suivit longtemps des yeux le sillon de lumière conduisant vers l'Ouest, alors que le soleil s'enfonçait dans les flots. Ce chemin royal, cette route d'or, conduisait là-bas, vers les archipels sans Dieu ! À cette pensée, une grande souffrance envahit son âme d'apôtre, et il sentit renaître en lui, puissant, irrésistible, douloureux, ce besoin d'aller de l'avant, de partir vers de nouvelles conquêtes pour son Roi.

Là-bas, à quelques jours de distance seulement, des hommes mouraient sans avoir entendu parler de leur Sauveur ! Avait-il bien le droit de se reposer, de rester ainsi dans l'inaction ? Dans ces nombreux archipels, vers l'Ouest, se trouve Erromanga, l'île dont les habitants avaient reçu à coups de pierres et de flèches le grand navigateur Cook. Mais depuis, personne n'était encore allé à Erromanga pour y porter l'Évangile ! L'appel des païens retentit alors avec tant de force en lui, et cet appel auquel il ne répond pas, auquel, semble-t-il, il ne peut répondre, lui inflige une telle souffrance qu'il s'en ouvre à sa femme.

Mrs. Williams comprend immédiatement tout ce qui est au coeur de son mari. Mais la seule idée du départ de celui-ci lui cause une terreur indicible. Déjà, à Raïatéa, lorsqu'il lui avait laissé entrevoir son désir d'aller jusqu'aux Samoas et aux Nouvelles-Hébrides, elle s'était opposée à ce projet. Aujourd'hui son opposition subsiste, et elle s'écrie, douloureuse :
« Quoi ! tu partirais pour quelque six mois à une distance de dix-huit cents à deux mille milles en me laissant seule au milieu des indigènes les plus féroces que nous ayons jamais rencontrés ! Et si tu perdais la vie en cette entreprise, je resterais seule avec deux chers orphelins à quelque vingt mille milles de la mère-patrie et de mes amis ! Ne compte pas que je donne jamais mon consentement à semblable projet : »

« Voyant qu'elle s'opposait de façon si catégorique à mon désir d'aller de l'avant, je n'en reparlai plus. Quelques mois après, elle tomba malade. Ce fut si rapide, et le mal fut si violent, qu'au bout de quelques heures, elle s'évanouissait. D'une seconde à l'autre ce pouvait être la fin. En tous lieux, les séparations, les deuils infligent de douloureuses blessures. Mais ici, dans la solitude de ces îles, rester seul avec mes pauvres enfants désormais sans mère, quel coup terrible ! Dieu eut pitié ; il entendit nos cris et, peu après, ma chère femme était partiellement remise. Durant sa convalescence, elle se demanda souvent le pourquoi de cette grande épreuve, et elle fut conduite à penser que Dieu l'avait permise à cause de son opposition aux voyages missionnaires que j'aurais aimé à entreprendre. Un après-midi que j'entrais dans sa chambre, elle m'appela près d'elle et me dit le sujet de ses pensées, ajoutant : « Maintenant, je ne m'oppose plus à tes projets, quand tu partiras je t'entourerai de mes prières afin que Dieu te garde et qu'Il couronne ton voyage de succès. » En l'entendant j'étais fort étonné, car depuis longtemps ce sujet n'avait plus été mentionné. Mais je considérai les paroles de ma chère femme comme donnant la preuve que Dieu favorisait mes desseins. »

Cependant, John Williams n'a toujours pas de bateau ! Cet Océan qui se transforme en voie de communication quand on a un navire, est une prison pour qui n'en a pas. Les indigènes n'ont que leurs grands canots de guerre. C'est insuffisant, pour couvrir les milliers de milles marins qui séparent des autres archipels. Même les embarcations qu'il a construites à Eiméo et Raïatéa sont insuffisantes pour le long voyage projeté. Il lui faut au moins une goélette de soixante-dix à quatre-vingts tonneaux. Ce fut alors que John Williams eut l'idée de construire un navire et qu'il entreprit de le réaliser. « Depuis que les hommes construisent des navires, écrit l'un de ses biographes, il ne semble pas que jamais aucun d'eux ait entrepris semblable travail, étant destitué de choses et d'instruments essentiels au même point que lui. Pas de fer, rien qu'une vieille chaîne, pas de toile, pas de corde, pas de scie, pas de machines pour incurver les planches, pas de clous ni de boulons, et rien de tout ce que demande le constructeur. Il a le bois, il a la main-d'oeuvre, une main-d'oeuvre très inexpérimentée et c'est tout. Quant à lui il n'a jamais vu de navire en construction. »

« D'abord, j'avais pensé à ne faire que la quille à Rarotonga, écrit Williams, pour achever ma goélette à Raïatéa. Mais le roi, les chefs, le peuple insistèrent tellement pour que j'achevasse de construire le navire dans leur île que je promis d'essayer en tout cas.

« Je commençai par faire un soufflet de forge. Il me fallait du cuir et je tuai trois de nos chèvres sur quatre, ne laissant que celle qui donnait un peu de lait. Hélas, mon soufflet ne fonctionnait pas comme il aurait fallu, de plus, les rats qui pullulent à Rarotonga, - où ils sont une véritable plaie, - vinrent manger tout le cuir. Alors, je dus faire une caisse que je munis d'une sorte, de piston, quelque chose dans le genre d'une pompe, mais la mienne devait projeter de l'air au lieu d'eau. Après plusieurs expériences malheureuses, mon soufflet fonctionna normalement ; pour assurer un travail régulier, je doublai l'appareil et les deux leviers étaient mus alternativement. Il fallait une dizaine d'hommes pour manoeuvrer mon instrument, mais la main-d'oeuvre était bon marché, et les indigènes étaient ravis de faire fonctionner la soufflerie. Une pierre perforée servit de foyer, une autre d'enclume. Nous fîmes du charbon avec la noix de coco, le tamanu et autres bois durs. Quand les indigènes nous virent travailler le fer, ils furent plongés dans l'admiration. Que n'avons-nous pensé à chauffer cette chose dure au lieu de la battre avec des pierres, disaient-ils, en me voyant forger certaines pièces avec le métal de la chaîne abandonnée par le navire.
Dépourvu de scie, il fallut me contenter de séparer les troncs d'arbres en deux, en me servant de coins. Puis, les indigènes aplanirent les surfaces en se servant de petites haches de pierres fixées à un manche en guise de doloires. Lorsqu'il me fallait une pièce courbée, je pliai un bambou, lui donnant la courbe requise, et le remettait aux indigènes qui partaient dans les bois à la recherche de l'arbre tordu avant la forme voulue. N'ayant que très peu de fer que je conservais pour des pièces essentielles, je forai des trous dans les traverses et les planches intérieures et extérieures, les maintenant ensemble par de fortes chevilles de bois ; pour calfater, je me servis de la bourre de l'enveloppe de la noix de coco, de tiges de bananiers, d'étoffe indigène et autres substances. Pour faire les cordes, je construisis la même machine qu'à Raïatéa et me servis de l'écorce de l'hibiscus. Pour les voiles, j'employai de petites nattes ajoutées et doublées pour qu'elles pussent tenir sous le vent. Je dus faire un tour ; et je pris du bois de fer (aito) pour l'intérieur des poulies... »

Bref, trois mois après, - exactement quinze semaines, - John Williams, le travailleur infatigable qui ne se laissait vaincre par aucune difficulté, avait construit son navire : un navire de vingt mètres de long sur six de large, qu'il nomma « le Messager de Paix ». « Restaient à faire le gouvernail et la pompe. Je manquais des pièces de fer indispensables pour suspendre le gouvernail et pour assurer son fonctionnement normal. Il me fallut prendre le fer d'un pie, d'une erminette et d'une grande pioche pour les forger. Pour plus de sûreté, je fis un second gouvernail. Pour remplacer l'ancre, je préparai une caisse à claire-voie remplie de lourdes pierres... - »

Quelle émotion, quand l'oeuvre achevée et les rouleaux posés entre le chantier et la mer, le moment vint de procéder au lancement ! « Mais la goélette se mit à l'eau comme un canard », écrivit, à l'époque, l'armateur improvisé. Quelle joie, quel sujet de reconnaissance envers Dieu ! John Williams avait enfin son bateau, ce bateau tant désiré, ce moyen de communication rêvé.
Alors que le navire était à peu près terminé, un baleinier vint à Rarotonga, mais il repartait presque aussitôt pour l'Amérique. Williams en profita pour rédiger rapidement la lettre que nous donnons ci-après :

« Rarotonga, 27 novembre 1827.

« BIEN CHER FRÈRE ELLIS,

« Un baleinier en route pour l'Amérique s'est arrêté devant Rarotonga et repart incessamment. Mais, pensant que ces lignes vous arriveront peut-être avant que je puisse écrire à nouveau des Îles-sous-le-Vent, je prends la plume pour vous remercier très à la hâte pour votre intéressante épître.

« Voilà sept mois que nous sommes ici et depuis notre arrivée le travail n'a pas manqué. Nous avons construit un édifice pour le culte, construction immense et bien terminée. J'ai traduit les lois de Raïatéa, modifiant ici et là ; elles sont en vigueur et la paix et la bonne volonté règnent maintenant dans l'île. J'ai aussi rédigé un petit travail sur l'île de Rarotonga, ses dieux, l'introduction du Christianisme, etc... J'ai traduit les épîtres aux Hébreux, aux Galates et l'évangile de Jean. J'enverrai les manuscrits à Londres, ainsi que mes grammaires en tahitien et rarotongan, avec, en appendice, quelques remarques sur la Nouvelle-Zélande.

« À cause des nombreux inconvénients qu'il y a à visiter les Îles sur des bateaux loués, j'avais résolu de me construire une petite goélette une fois de retour à Raïatéa. Mais Makea et les autres chefs m'ont demandé de la construire ici, et maintenant c'est chose faite. Le bateau est entièrement en tamanou et jauge de cinquante à soixante tonneaux. Je l'ai nommé le « Messager de Paix ». Pour le premier voyage missionnaire, je me propose d'emmener douze évangélistes indigènes dans plusieurs îles, et d'aller jusqu'aux Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Calédonie, etc... Si vous pouvez décider les membres du Comité à me donner le cuivre dont j'ai besoin pour recouvrir la coque, je vous en serai reconnaissant...

« Vous serez heureux d'apprendre les progrès de l'oeuvre à Rarotonga. La transformation chez la femme est extraordinaire, et la connaissance de la Bible s'étend rapidement. Je ne puis vous donner plus de détails ; le capitaine se promène de long en large et attend ma lettre. Je suis heureux que vous puissiez vous occuper de façon si utile en Angleterre. Mrs. Williams et moi nous sommes attristés des nouvelles que vous nous donnez de l'état de santé de Mrs. Ellis. Nous continuons à nous souvenir de vous devant Dieu. Oh ! combien je regrette votre absence ! Que je serais heureux de travailler avec vous, n'importe où !

« Tinomana, roi du district sud-ouest a, le premier, aboli l'idolâtrie. Il est très attaché à la Parole et sa conduite est excellente. Les indigènes suivent la prédication avec une attention remarquable. Il est rare que les auditoires du dimanche soient inférieurs à deux mille personnes. Et quand les deux villages se réunissaient de l'autre côté de l'île, l'assemblée comptait de quatre à cinq mille personnes. Je vous écrirai à nouveau par la première occasion.
« Votre...

« J. WILLIAMS. »

Si la construction de la goélette « Le Messager de Paix » n'est certes pas la chose la plus importante de la carrière de John Williams, elle est la plus remarquable, écrit E. Prout. Les difficultés qu'il dut surmonter, les machines et les choses qu'il dut imaginer, ce navire construit alors qu'il ignorait tout à fait l'art de l'armateur, ceci met en lumière son tempérament génial, et ses qualités de travail, de persévérance, de ténacité, de volonté. Le héros de Robinson Crusoë n'essaye rien d'aussi grand, et les romans n'offrent rien de semblable. Aussi n'est-il pas étonnant que bien des lecteurs, après avoir lu le récit de cette construction se soient écriés : « Comment cela est-il possible ? » Mr. Williams lui-même, lorsqu'il vint en Angleterre quelques années après, se trouva plusieurs fois en présence de personnes qui mirent en doute la possibilité de ce travail. Une fois qu'il dînait en compagnie d'officiers de marine de très haute situation, l'un des officiers, un capitaine, lui dit : « Eh bien, Mr. Williams, quelques-uns de mes amis et moi nous avons lu votre livre (1), et, si vous voulez bien excuser ma franchise, je vous dirai que nous croyons tout ce que vous y écrivez, sauf l'histoire du bateau, mais ceci dépasse vraiment le croyable.
- Je suis heureux, répondit John Williams, que vous me disiez vos doutes maintenant, car il y a ici le capitaine X. qui vint à Raïatéa peu après l'arrivée du « Messager de Paix ». C'est donc à lui que je vous adresse pour tous les renseignements que vous pouvez désirer. » L'officier désigné donna des détails qui intéressèrent vivement toute la société, et firent tomber tous les doutes.

Si remarquable que fût l'achèvement de ce navire, plus remarquable encore fut la pensée qui le conçut. Et si, sans le connaître, nous avions rencontré Williams sur la plage rarontongane travaillant à son navire, n'aurions-nous pas pensé que le pauvre homme n'avait pas calculé le prix de la tour, et qu'il commençait ce qu'il ne pourrait jamais mener a bien ? Il dut inventer bien des pièces de remplacement. Et ceci en dit long sur l'habileté et la confiance en soi de l'homme qui, au sein de circonstances défavorables, conçut le projet et l'exécuta.

« Avant d'entreprendre le voyage de Tahiti, île distante de sept à huit cents milles, il était prudent d'essayer le navire, écrit Williams. Je résolus donc d'aller jusqu'à Aïtutaki qui est située à cent soixante-dix milles environ. Makea n'ayant jamais quitté Rarotonga et îles voisines, décida de m'accompagner. Je fis donc quelques provisions, portai à bord boussole et sextant, puis nous relevâmes les caisses de grosses pierres qui servaient d'ancres et hissâmes nos voiles. Nous n'étions guère qu'à six milles du rivage, quand les indigènes en tournant la voile de misaine, ne firent pas attention à mes recommandations et lâchèrent celle-ci sous la force du vent. Aussitôt, le mât d'avant se courbait, puis se brisait. Heureusement que le morceau qui restait mesurait encore près de trois mètres. J'essayai alors de diriger sur Rarotonga. Mieux valait s'échouer à la côte que de courir le risque d'être entraîné à la dérive avec des provisions insuffisantes à bord. L'équipage était très effrayé, mais je fus le seul à mesurer l'étendue du danger. Quant à ramener la goélette au point de départ, avec vent debout, la chose semblait impossible. »

Froidement, John Williams a décidé qu'il va essayer d'amener son cher navire à la côte, risquant ainsi de le voir mis en pièces. Sous ses ordres, les indigènes débarrassent le pont, arrangent la voile qu'ils fixent au tronçon du mât, puis il tourna l'avant vers l'île. Malgré la violence du vent Williams se rapproche de Rarotonga, les récifs sont tout proches, il fait remplir une caisse de pierres avec celles du lest, comme seconde ancre, espérant que l'une et l'autre choses empêcheront que le navire dérive jusqu'aux récifs. Les indigènes sont nombreux à bord et il les emploie sans cesse de façon ou d'autre à écarter le navire des points dangereux... Enfin, alors que le soleil était sur le point de disparaître, le « Messager de paix » revenait à la petite anse d'où il était parti le matin.

« Quelques jours après, le mal était réparé ; un nouveau mât avait remplacé le tronçon qui restait du précédent, et le navire reprenait la mer par un fort vent du Sud-Est. Après un rapide voyage, on arrivait un dimanche matin à Aïtutaki, à temps pour le culte du matin et les services du jour qu'on pria Williams de faire lui-même.

« Nous restâmes dans l'île une douzaine de jours, puis revînmes à Rarotonga avec un chargement de porcs, de noix de coco et de chats. Il n'y avait à Rarotonga qu'une race de porcs très petits et difficiles à élever ; quant aux chats, il n'en existait pas du tout et les rats étaient légion. À ce point que nous ne pouvions prendre un repas sans avoir un ou deux Indigènes pour les tenir à distance. Quand nous nous agenouillions pour le culte de famille, ils couraient par-dessus nous dans toutes les directions. Certain jour, quatre s'étaient glissés sous mon oreiller ! Nos amis Pitman eurent aussi beaucoup à souffrir de ces dégoûtantes bestioles. Certaines de leurs malles étaient recouvertes de cuir ; les rats commencèrent par s'y attaquer comme ils l'avaient fait pour mes malheureux soufflets ; certain soir, Mrs. Pitman ayant négligé d'enfermer ses chaussures, elle les chercha vainement le lendemain. Dans les Mers du Sud, une paire de chaussures c'est une perte irréparable. Aussi l'extermination des rats fut décidée, et l'école terminée, hommes, femmes, enfants armés de bâtons partirent en guerre contre eux. On fit de grandes corbeilles avec des feuilles de cocotiers, corbeilles de deux mètres de long. En une heure à peu près, trente de ces immenses paniers furent remplis du produit de la chasse. Il ne semble pas cependant que cela ait en rien diminué le nombre des rats.

« Ces incidents feront comprendre la nécessité de l'introduction des chats. Mais si utiles que furent ceux-ci par la suite, ils ne détruisirent certainement pas autant de rats que les pores. Ceux-ci, extrêmement voraces, firent beaucoup pour débarrasser l'île de ce fléau.

« Enfin nous apportions un chargement de noix de cocos. Peu avant notre retour à Rarotonga, une guerre désastreuse avait éclaté dans l'île. Makéa et ses partisans avaient dû se réfugier dans une forteresse naturelle située dans les montagnes ; et les adversaires victorieux en avaient profité pour couper tous les maïoré et tous les cocotiers. À nouveau on allait pouvoir planter en cocotiers les étendues dévastées.

Pour aller à Aïtutaki, nous avions eu une grosse mer, mais le vent avait été favorable. Cependant les grosses lames avaient infligé des chocs assez violents à la coque de notre goélette, ce qui avait effrayé le roi. Au retour, mer mauvaise et vent debout, de sorte que le voyage dura trois jours et trois nuits. À plusieurs reprises, la nuit, je montai sur le pont pour m'assurer que tout allait bien. Chaque fois le roi me suivait, paraissant n'être tranquille qu'à mes côtés. Le second soir, il se montra très nerveux, il craignait que nous n'ayons passé près de son île sans la voir, et que nous ne naviguions vers le « Tareva Kaua », le vide, l'abîme.

Le troisième soir, alors que le soleil s'abaissait à l'horizon sans qu'on eût signalé de terre, Makéa très malheureux perdit tout espoir de revoir « son île bien-aimée ». J'essayai de le consoler, lui conseillant d'aller se coucher jusqu'au moment du lever de la lune, lui promettant qu'alors il pourrait voir son pays. Il me répondit par une question très expressive : « Ka moe ia e Tama ? » Puis-je dormir, ami ? Et il décida de rester sur le pont jusqu'au moment que j'avais fixé. Enfin, une tache argentée signala la prochaine apparition de la lune qui, peu après, illuminait l'immensité liquide. A l'avant, une main au-dessus des yeux, le roi Makéa sonde l'horizon vers le Sud. Enfin il discerne une ligne blanchâtre : celle que forme l'écume des grandes vagues sur les récifs, et au delà en arrière le profil montagneux qu'il connaît bien, commence à se dessiner. Alors il se mit à danser de joie et à frapper des mains. Puis il s'arrêta et sa figure exprimant la perplexité et l'étonnement, il vint à moi et dit : « Comment as-tu pu fixer le moment que l'île sortirait de la mer ? » J'essayai en vain de lui expliquer la chose. Il semblait que mes explications rendaient cette affaire toujours plus mystérieuse pour mon passager : « Comment pouvait-on parler avec tant de précision d'une chose encore invisible ?... »

Notre débarquement fut bruyant : les joyeuses exclamations des parents et amis restés à terre et saluant le retour des absents, les miaulements des chats, les grognements des porcs, enfin les expressions d'étonnement des indigènes qui n'avaient encore jamais vu ces petits quadrupèdes et d'aussi gros porcs.

En arrivant, John Williams fut étonné de voir les transformations opérées autour de sa maison. Comme il avait construit son navire à cet endroit, la barrière avait été défoncée, le jardin endommagé, les plantes détruites, et celles-ci avaient disparu sous de nombreux tas de copeaux, de branchages, de troncs de bananiers, d'écorces de noix de coco, de morceaux de bois inutilisés, etc...

« Que s'était-il passé ? Mrs. Williams avait dit aux femmes qui venaient la voir pour qu'elle les enseignât, que cela me ferait plaisir que le jardin fût nettoyé pour mon retour. Aussitôt elles se levèrent avec joie disant : « Nous ne laisserons pas un seul morceau de bois contre lequel il pourrait heurter son pied. » Et elles se mirent au travail. D'abord elles firent un alignement de pierres plates à droite et à gauche des chemins, puis elles remplirent les allées de kiukiu : corail blanc concassé, auquel elles mêlèrent de petits cailloux noirs. De chaque côté, elles plantèrent de grands « ti », dracoena terminalis et des taros géants : kapé (caladium odoratum). Elles demandèrent à leurs maris de relever la barrière, enfin elles transplantèrent elles-mêmes de grands feïs et des bananiers portant leurs régimes cuivrés et dorés. « Et les braves gens parurent amplement récompensés quand je leur dis la joie que j'avais du travail qu'ils avaient fait. »

Le roi Makéa, les matelots, étaient aussi très entourés ; chacun racontait ses expériences, ses émotions, ses craintes ; et Makéa désignant John Williams, disait à ses sujets : « Jamais plus je ne nommerai guerriers ceux qui combattent sur terre ; seuls les Anglais qui combattent contre les vagues et les vents sont dignes de ce nom. »
Makéa partagea avec les chefs et avec ses amis le butin apporté, de sorte que tous se déclarèrent satisfaits de notre voyage.

Le temps de séjour de Williams à Rarotonga n'avait pas été sans compter bien des épreuves. L'île fut visitée par une très grave épidémie dont beaucoup moururent. Les missionnaires firent tout leur possible pour lutter, sans trop se rendre compte du siège de la maladie. Bientôt leur petit stock de médecine était épuisé.



MAISON MISSIONNAIRE. RAROTONGA

Les indigènes continuaient de venir demander aux missionnaires secours et médecine. Et c'était une souffrance de ne pouvoir plus essayer quoi que ce soit, de ne plus pouvoir faire le geste de sympathie qui aide, soulage, s'il ne guérit pas. Ils pouvaient heureusement intercéder pour les malades et diriger les regards des mourants vers Celui qui demeure.

C'est à ce moment que John Williams apprit qu'il y avait dissentiment entre les deux pasteurs de Rurutu et que la cause de l'Évangile en souffrait. Une enquête était nécessaire et, peut-être, le déplacement des évangélistes. Enfin la nouvelle lui parvint du naufrage de quatre embarcations dont deux lui appartenaient. Elles étaient montées par soixante-six personnes. Chassées par des vents contraires à leur départ d'Aïtutaki, elles n'étaient pas arrivées à destination, et on craignait qu'elles ne fussent perdues. De Raïatéa aussi, les nouvelles étaient mauvaises ; et John Williams fit hâtivement ses derniers préparatifs pour le voyage à Tahiti. D'autant qu'après une longue période de privations des choses qui sont à la base de l'alimentation en Europe : farine, sucre, beurre, etc.... Mrs. Williams était à nouveau gravement malade. C'est alors qu'il envoya au Comité de Londres une lettre sans date dans laquelle il écrit : « Ma détresse est immense et mes inquiétudes sont plus grandes encore... »

Peu après le retour d'Aïtutaki, une voile était signalée à l'horizon, puis un navire. Quelle joie ! Le voilier croise devant Avarua, et bientôt sa chaloupe conduisait à terre Mr. et Mrs. Buzacott, qu'envoyait la Mission de Londres. Les Rarotongans n'étaient pas sans se demander quelle sorte d'individu était ce monsieur qu'on leur envoyait ? Mais le lendemain de son arrivée, ils virent Aaron Buzacott retrousser ses manches, mettre un tablier de forgeron et travailler quelques pièces à la forge ; et ils s'écrièrent : « C'est l'homme qu'il nous faut ! » Ce fut aussi le verdict de Makéa, tout heureux de voir le nouveau missionnaire faire usage du marteau du forgeron.

Tout à coup l'attention de Buzacott fut attirée sur la soufflerie : « Qu'est-ce que cela, demanda-t-il ? - Ça, c'est mon soufflet, répondit Williams avec orgueil. » Buzacott qui était un excellent artisan se mit à considérer l'étrange instrument et éclata de rire. « Laissez-moi détruire cette machine, et je ferai autre chose dit-il enfin. » Mais Williams s'y opposa : « Non, dit-il, c'est lourd, c'est laid, ça n'a rien d'un soufflet de forge, c'est entendu. Mais j'attends de voir le vôtre à l'oeuvre avant de consentir à ce que vous détruisiez ce que j'ai inventé sous l'empire de la nécessité... »

Mr. Buzacott m'apportait plusieurs lettres. L'une d'elles provenait du cher et vénérable pasteur du Tabernacle : Mr. Wilks. Je la donne ci-après :

« MON CHER WILLIAMS,

« Tu m'es aussi cher que la prunelle des yeux... Je t'aime. Mon coeur bondit quand je pense à toi. Je prie pour toi. Je prie que tu ne te lasses pas de faire le bien. Je prie que tu abondes toujours en toutes bonnes paroles et en toute bonne oeuvre. Je prie que tu sois l'épître vivante de Christ comme et lue de tous les hommes. Je prie que tu vives longtemps et sois utile jusqu'au bout, et lorsque toi et moi serons appelés à rendre compte, que nous puissions entendre le Maître dire : « Entre dans la joie de ton Seigneur. » Et alors nous répondrons : « Oui Seigneur, à cause de tes compassions infinies... »

Alors avec tous dans la gloire,
Remplis de reconnaissance nous dirons
L'extraordinaire histoire
De l'amour de Jésus.

« NOUVELLES : Le vieux Tabernacle est toujours à la même place. Il se remplit toujours, comme autrefois. - Plusieurs sont morts et sont entrés dans leur repos. Nous avons fait deux grandes pertes : Mr. Wilson et mon cher frère Hyatt. Et moi je ne saurais demeurer longtemps encore ici-bas, j'ai dépassé les quatre-vingts. On m'a ventousé cette semaine. De tous les mortels qui hériteront du royaume de Dieu, je suis le moins digne ; j'espère cependant arriver sûrement au port.

« Dites mon affection à tous vos frères, vivez ensemble, collaborez harmonieusement au service d'une si noble cause, unissez vos efforts. Que le Seigneur remplisse votre nouveau temple de vrais adorateurs... et que ce temple soit l'un des endroits où Il aime à se reposer... Que la grâce, la miséricorde et la paix soient avec vous tous ; et croyez à l'amour sincère de votre ancien pasteur, maintenant de votre protecteur.

« M. WILKS. »

Je recevais aussi par Mr. Buzacott un courrier de Raïatéa, et j'appris avec douleur la mort de celui que j'avais laissé à la tête de l'oeuvre à Utumaoro. Tuahiné était l'un des deux premiers convertis de la Mission à Tahiti. Un jour que l'un des missionnaires se retirait dans la brousse pour y prier en secret, il entendit un bruit de voix et saisit les paroles d'une prière. L'indigène qui priait avait été très impressionné par un mot du roi Pomaré. Désireux d'avoir un ami, il était allé trouver Tuahiné qui avait longtemps habité avec les missionnaires : il voulait abandonner le culte des idoles et toutes les horribles pratiques associées à ce culte, observer le Dimanche, et adorer uniquement Jéhovah. Tuahiné était heureusement dans les mêmes dispositions, et tous deux décidèrent de se réunir pour s'entretenir de ces choses et prier. C'est cette réunion qu'avait surprise le missionnaire. D'autres jeunes vinrent grossir ce petit groupement. Le christianisme commença de s'étendre. Tuahiné rendit alors des services inappréciables en s'occupant des nouveaux convertis et en enseignant dans les écoles. Il connaissait parfaitement sa propre langue et avait une grande connaissance des Écritures, de sorte qu'il put donner un concours précieux pour la traduction de la Bible. Il collabora d'abord avec Mr. Nott, puis avec moi. Parfois nous avons travaillé ensemble huit et dix heures par jour, et c'est à lui qu'est due en grande partie l'exactitude de la traduction des Écritures...

Quand nous partîmes pour Raïatéa, il nous accompagna. Ses conseils, sa collaboration pour l'enseignement dans les écoles furent inappréciables. De plus, il nous a beaucoup aidés dans l'étude du tahitien.

Et lorsque je m'absentais de Raïatéa, c'est lui qui me remplaçait. Ses discours étaient de superbes morceaux d'éloquence indigène ; leur note était plutôt celle de la douceur d'un Barnabas que celle d'un Boanergès, et les coeurs des indigènes s'ouvraient en l'entendant. La netteté du style, l'exactitude du langage, la simplicité et la beauté de ses images rivaient l'attention des auditeurs. Il avait aussi le don de la prière. Que de fois ai-je suivi avec un profond intérêt les expressions de son ardente dévotion ! Le peuple le respectait. Il resta fidèle.

Deux jours avant de mourir, sentant la fin venir, il m'écrivit ce qui suivit :

« Raïatéa, 11 novembre 1827.

« OH ! CHER Ami !

« Puisses-tu être béni toi et ta famille par Jésus-Christ. Je t'ai écrit cette lettre en ce jour, alors que mon corps est détruit par la maladie. Je sais que la mort approche car je sens que ma maladie est très grande. Le 11 novembre est le jour que je t'écris, et je t'écris avec de grandes difficultés, car mes yeux s'obscurcissent déjà dans la mort prochaine. Je ressens une grande compassion pour ma famille. Et aussi je t'écris, mon cher ami, alors que je suis déjà un moribond. Nous ne sommes pas de Raïatéa, ni moi ni ma femme. Tous deux nous sommes de Tahiti. Mais à cause de notre attachement à la Parole de Dieu et de notre affection pour toi, nous avons laissé nos terres, et maintenant je suis sur le point de mourir. Et c'est la mort qui va terminer notre collaboration.

« Et voici, mon cher ami, ce que je veux te dire au sujet de ma famille. Ne laisse pas les miens à Raïatéa, emmène-les à Tahiti dans ton grand bateau. Que ce soit toi-même qui les emmène et personne d'autre. Ils appartiennent à Papeete. C'est là que sont leurs parents et leurs terres. Mon angoisse est très grande, à cause de mes bien-aimés qui pleurent et se lamentent autour de moi. Ils disent : « Qui nous ramènera chez nous ? » Je leur dis que tu le feras : « Mr. Williams est notre ami », leur dis-je. Tu m'as beaucoup manqué pendant ma maladie, et j'ai beaucoup de peine de ton absence. Maintenant mon cher ami, laisse-moi te supplier de ne pas oublier ma dernière prière, celle d'un mourant. Ne fais pas comme mes compatriotes, ne dis pas quand je ne serai plus là - « Oh ! c'est seulement la recommandation d'un cadavre. » C'est là ce qu'ils disent et ils prennent ce que laisse le défunt. J'ai fait mon possible pour prolonger ma vie afin de te voir encore. Mais je ne puis plus. L'heure est venue que Dieu veut me reprendre et je ne peux résister à sa volonté. C'est peut-être le moment que le Seigneur a décidé pour moi. Et maintenant mon cher ami, voici la fin de toute là grande bonté que tu as toujours eue pour moi ; ta figure ne verra plus la mienne en la chair. Toi et moi nous sommes séparés. Cher ami, je pars maintenant pour l'endroit que tous nous désirons ardemment.

« Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ soit avec toi et ta famille.

« TUAHINÉ.

« P. -S. - Prends soin de ma famille. »

Un ou deux jours après avoir écrit cette lettre, Tuahiné mourait. Son départ laissa un grand vide. Et les affaires de la station missionnaire commencèrent à s'embrouiller peu après. Ueva qui avait été chargé de lui succéder, bien qu'intelligent, n'était pas à la hauteur de la tâche. Il le confessait lui-même en toute simplicité dans la lettre qu'il m'adressait et que je reçus avec celle de Tuahiné.

« Raïatéa, 17 mars 1828.

« CHER AMI, MR. WILLIAMS,

« Que la bénédiction de Dieu et la grâce du Seigneur Jésus-Christ soient avec toi. Voici ce que j'ai e te dire : Où es-tu ? Que fais-tu ? Cela va-t-il bien ? Es-tu mort ? Hélas, il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas vus face à face. Tuahiné est mort. Il ne reverra plus ta face ; il se peut que ce soit aussi le cas pour moi. Il est mort en novembre.

« Nous avons eu les visites de Mr. Barff et Mr. Platt. Mr. Pritchard est ici maintenant, et nous l'aimons beaucoup. Dix familles se sont jointes à nous dernièrement, ces gens vivaient autrefois comme des païens ou à peu près. Mr. Barff les a baptisés. Il n'y a que deux membres de l'église qui se soient mal conduits depuis que tu es parti.

« Cher ami, la charge d'un pasteur pour la direction d'une église est une lourde tâche. C'est plus que je ne puis faire, c'est aussi une charge redoutable. Je suis comme l'enfant présomptueux qui, à côté de ses parents, se croit sage et habile ; mais qui, une fois ses parents partis, apprend tout ce qui lui manque. Le Seigneur a bien dit que le disciple n'est pas plus sage que son maître.

« Cher ami, je désire ardemment ton retour, car j'ai dépensé tout mon petit stock de connaissance, et comme tu le sais, j'ai à instruire un peuple qui est aussi sage que moi. Cependant et de façon générale, ils se déclarent satisfaits de mes méditations...
« Ne viens pas dans le navire que tu as construit de peur que Mrs. Williams et tes enfants se noient. Reviens vite ; car nous attendons les frères et les amis de Huahiné pour la fête des Missions en mai.

« L'enclos missionnaire est couvert de brousse, ton grand bateau est mangé par les vers, ton bétail devient sauvage, car les personnes qui doivent s'en occuper sont paresseuses. Je pense qu'il vaut mieux te dire tout cela afin que tu n'en sois pas étonné quand tu arriveras.

« Que la bénédiction repose sur toi en Jésus-Christ.


« UEVA. »


IDOLES

Après l'arrivée de Mr. Buzacott, nous demeurâmes encore un mois à Rarotonga. Nous employâmes ce temps à consolider notre navire avec le fer qu'il nous avait apporté. Nous l'aidâmes aussi à élever sa maison, tout en lui enseignant la langue et en lui communiquant les affaires intéressant la Mission.

Le roi qui désirait partir avec nous fit des recommandations à son peuple pour le temps de son absence. Il assembla les chefs et fit nommer un Régent. Toutes choses étant prêtes, nous prîmes congé de ceux qui restaient. J'étais heureux de laisser l'oeuvre en si bonnes mains...

Voici ce qu'écrit Mr. Pitman au sujet de ce départ de John Williams : « Quand nous l'accompagnâmes au rivage, il nous prit tous deux par la main, ma femme et moi, et il me dit : Pitimani ! que le Seigneur soit avec vous deux ! Attendez-vous à me voir revenir dans les trois mois avec trente indigènes pour évangéliser les archipels qui ignorent encore les bienfaits de l'Évangile. Et comme en l'entendant je lui disais qu'il était trop sûr de cette affaire, il me répondit « Il faut l'obtenir, on l'obtiendra. Vous verrez ! » Cependant les sentiments des indigènes et les siens donnaient un intérêt touchant à cette scène d'adieu. Williams avait un don spécial qui lui gagnait aussitôt les coeurs indigènes, qu'il s'agît des chefs ou du peuple. Aussi l'annonce de ses visites remplissait de joie. Hommes, femmes, enfants, tous couraient quand il arrivait pour le saluer aussitôt. Et les marques d'attachement qu'ils lui donnaient au moment du départ n'étaient pas moindres.

« Un mois auparavant, de petits groupes s'étaient réunis le soir, soit près des bananiers, soit autour de quelque arbre géant ; et ils chantaient sur un mode plaintif les stances qu'ils avaient composées pour exprimer leur tristesse à l'occasion des adieux prochains... »

« Le soir du départ, nous dûmes nous ouvrir un chemin parmi les milliers d'indigènes qui voulaient nous voir et nous serrer, la main une dernière fois, écrit Williams. »

« La lune brillait, point de vent, la soirée était merveilleusement belle. Lorsque le bateau quitta la rive, ces milliers d'indigènes entonnèrent avec ensemble le chant qu'ils avaient composé :

« Kia ora e Tama ma
I te aeranga i te moana e !

« Soyez bénis bien chers amis, soyez bénis pendant votre voyage sur l'abîme de la mer... »

Les strophes étaient chantées à intervalles réguliers. La mélodie, scandée, par le battement des rames, semblait flotter sur les eaux, et l'effet produit fut tel que nous ne pûmes refouler nos larmes. Tous pleuraient dans l'embarcation qui nous conduisait au petit navire.

Graduellement, le chant de ce peuple réuni sur le rivage, perd de sa puissance, et devient quelque chose de lointain. Quelques secondes encore, et l'on ne perçoit plus que quelques accords, quelques mots plus accentués. Puis, plus rien ! Rien que la grande voix de l'Océan.

Les voyageurs montent à bord du « Messager de Paix », la chaloupe est hissée, et la petite goélette prend sa course vers Tahiti.
Un vent favorable soufflait, la mer si souvent démontée en ces parages était calme, et le « Messager de Paix » avance rapidement. Lentement, le sombre écran projeté par Rarotonga sur le ciel étincelant s'abaisse, s'abaisse, et peu après disparaît dans les flots et dans la nuit.



(1) A Narrative of Missionary Entreprises. 
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