Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE ONZIÈME

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EN DANGER SUR LES MERS. - RAROTONGA. - DÉMÉNAGEMENT SENSATIONNEL. - RÉCIT DE PAPEIHA. - FEU DE JOIE. - GNATANGEIA. - FIN DE L'IDOLÂTRIE A RAROTONGA. - CONSTRUCTION D'UN TEMPLE. - JOHN WILLIAMS FIXE LA LANGUE DE RAROTONGA, ET ÉCRIT LES PREMIERS LIVRES. - TRADUCTION DE L'ÉVANGILE DE JEAN. - LE COPEAU QUI PARLE. - RETOUR A AVARUA. - UN NOUVEAU CODE. - COUTUMES BARBARES. - KUKUMI-ANGA. - HO-ANGA. - KAÏ-KAIN-GA.



 LE 26 avril 1827, les familles Williams et Pitman s'embarquèrent sur un petit voilier. Le 5 mai, après une traversée de neuf jours, on arrivait devant Rarotonga. La mer était démontée, le vent hurlait et sifflait dans la mâture et les voiles, les vagues s'élevaient à une grande hauteur. On décida d'attendre au lendemain pour essayer de descendre dans la chaloupe et gagner la rive. Mais le lendemain, loin de se calmer, la tempête faisait toujours rage, et John Williams fut d'avis que sans plus attendre on essayât de gagner l'île. Il fallait quitter le bateau en pleine mer, à une lieue de Rarotonga à peu près. La chaloupe fut mise à l'eau. « Jamais je n'oublierai ce jour, écrit Mr. Pitman : John Williams faillit perdre la vie. La mer était toujours démontée ; alors que le pied appuyé au rebord de la chaloupe, les bras tendus, Williams attendait que la vague élevât l'embarcation pour pouvoir prendre le bébé qu'on lui tendait du navire, il fut projeté cri avant avec une grande violence. Il venait de saisir l'enfant ! Ma chère femme voyant le danger, se suspendit aux basques de son habit, l'attirant avec force dans la chaloupe, ce qui empêcha qu'il perdît l'équilibre. Autrement à vues humaines, l'enfant et lui eussent été écrasés entre la goélette et l'embarcation.

« Mrs. Williams déjà assise au fond du bateau et la figure recouverte, ne vit pas le danger, ce que je regarde comme providentiel. Eût-elle fait un mouvement pour aller au secours de son mari, notre esquif aurait certainement chaviré. »

Les passagers ne sont pas encore au port ; leur esquif grimpe au haut de vagues géantes, ce sont de vraies collines liquides qu'on redescend avec une rapidité vertigineuse pour escalader la colline suivante ; les passagers sont reconnaissants quand les vagues s'arrondissent au lieu de s'écrouler comme un mur verticalement (1). Au fond de l'embarcation, Mrs. Williams puise l'eau sans arrêt. On avance difficilement, lentement. De la rive, couverte d'indigènes, on suit avec angoisse la marche du canot, on a le coeur serré chaque fois qu'il disparaît, et on respire quand on l'aperçoit à nouveau sur la crête d'une vague. Aussitôt que les passagers touchèrent le rivage, la foule les entoura, tous voulant les saluer à la mode anglaise, par la poignée de mains. L'énergie de celle-ci devant prouver la sincérité de l'affection, John Williams en reçut de si nombreuses et de si énergiques que son pauvre bras en ressentit longtemps les effets.

Il restait à bord presque tous les bagages des missionnaires et les provisions de bouche dont ils s'étaient munis. Sage précaution à prendre en se rendant en un pays isolé du reste du monde et sans relations commerciales. Malheureusement, la mer restait mauvaise, rendant le débarquement, sinon impossible, du moins dangereux. Au troisième jour, le capitaine envoya une lettre aux missionnaires. « Le navire avait subi de graves avaries au cours de la nuit, écrivait-il, et il était obligé de repartir sans plus attendre. »

« Aussitôt, Mr. Pitman et moi nous prîmes notre bateau et retournâmes à bord pour débarquer vêtements et provisions diverses, et écrire quelques lettres. Ceci fait, nous prîmes congé du capitaine et quittâmes le navire. Nous étions à peine en mer que nous comprîmes le danger de notre situation : un bateau lourdement chargé, l'Océan toujours démonté, une seule paire de rames, et de, huit à neuf kilomètres à couvrir. Providentiellement, d'une pirogue double qui était allée chercher quelques indigènes à bord, on vit notre dangereuse situation et on vint aussitôt à notre aide. Après plusieurs heures difficiles, nous arrivions enfin à destination. Nous n'avions malheureusement pas pu prendre toutes nos provisions, beaucoup restèrent sur le navire. Cependant nous fûmes heureux de ce que nous avions pu apporter : farine, sucre, thé, etc...

« Le Mercredi, nous assistâmes à un service au temple, écrit Mr. Pitman. Celui-ci était absolument bondé ; la prédication fut faite par Tibério, l'ami de Papeiha. Quelle joie pour moi que de voir cet immense édifice rempli d'indigènes sortis récemment du paganisme, écoutant gravement la prédication d'un indigène d'une autre île que la leur. Je ne puis décrire mes sentiments et ma grande émotion ! Comment ne pas s'écrier : « Quelles grandes choses Dieu a faites ! ... »

Durant la semaine qui suivit l'arrivée des missionnaires, tout le peuple d'Avarua se transporta de l'autre côté de l'île pour y bâtir un second village, où devait rester Tibério. Pourquoi ? Les missionnaires n'étaient pas au courant, et ils suivirent le mouvement général. La chose avait été décidée avant leur arrivée.

Le déménagement ne manqua pas de comique et d'imprévu. Une forte pluie avait rendu le chemin presque impraticable ; mais comme les indigènes voulurent absolument porter les blancs et leurs bagages, cette promenade sous bois à travers l'île s'accomplit avec un minimum de fatigue. Ils étaient là des milliers d'indigènes chacun voulant porter quelque chose : qui une poêle, qui une bouilloire, qui une boîte, un autre l'une des pièces d'un lit, etc... La plupart brandissaient l'objet très haut dans l'espace tout fiers d'avoir pu s'emparer de quelque chose, et désirant le faire admirer. Le roi, lui, avait trouvé particulièrement de son goût un objet de faïence décorée qu'on ne peut nommer, et il s'était chargé de le porter à destination. Ce qu'il fit avec la gravité convenant à un homme de sa situation, et sans rien perdre de sa dignité. Cette multitude joyeuse, ces cris, ce bizarre déménagement, le moyen de locomotion, tout ceci nous amusa prodigieusement.

Pendant la marche, je demandai à Papéiha de me dire tout ce qui s'était passé depuis l'instant qu'il était arrivé seul sur le rivage, tandis que nous faisions voile vers Raïatéa.

« Eh bien, dit-il, quand je retournai, je vis les guerriers sur le rivage, ils brandissaient leurs lances vers moi, et ils dirent : « Qu'on l'emmène à Makéa. » Alors ils me conduisirent au roi qui, me regardant, demanda : « O homme, parle-nous, que nous sachions pourquoi tu persistes à venir ?
- Je viens, leur dis-je, pour que vous appreniez à connaître le vrai Dieu, et pour que vous fassiez comme tous les gens des îles éloignées : que vous preniez vos dieux de bois, de plumes d'oiseaux et d'étoffe et que vous les brûliez. »

Quand il m'entendit, le peuple poussa un cri d'horreur et de rage.
« Quoi ! brûler les dieux ! Et que ferions-nous sans eux, criaient-ils? Ils étaient en fureur contre moi, mais quelque chose les empêcha de me tuer.

Un jour, j'entendis des cris, des appels, un grondement furieux, comme celui que ferait un rassemblement de gens en démence. J'allai pour me rendre compte, et je vis tout autour des dieux un très grand rassemblement de peuple qui leur offrait de la nourriture. Les prêtres s'étaient passés la figure au charbon et ils s'étaient bariolé le corps de grandes raies rouges et jaunes. Les guerriers avaient une haute coiffure de plumes d'oiseau et de coquillages blancs.

Je courus au milieu d'eux et leur dis : « Pourquoi agir aussi follement ? Vous prenez un morceau de bois, vous le sculptez et puis vous l'adorez comme un dieu, et vous lui offrez de la nourriture. Ce n'est bon qu'à être brûlé. Et bientôt ces dieux vous serviront de combustible. »

Et comme ils étaient frappés d'étonnement et que cette fois ils m'écoutaient, je pus leur dire l'histoire de l'amour de Dieu manifesté en Jésus. Alors ils me demandèrent : - Où est-ce qu'il vit ton Dieu ?
- Il remplit les cieux et la terre de sa présence, leur dis-je.
- Nous ne pouvons pas le voir ? S'il était aussi grand que tu dis, nous pourrions le voir ?
- Et ne nous heurterions-nous pas à lui, dit un autre ?
- La terre est remplie d'air, mais nous ne le voyons pas et ne trébuchons pas contre... »

Ce fut le commencement. Ensuite je leur ai souvent parlé sur une grande pierre au milieu des bananiers, ou au village, ou sous les palmiers, et quelques-uns abandonnèrent leurs dieux pour servir Jésus-Christ.

Un jour, je vis l'un des prêtres des faux dieux venir à moi ; il m'amenait son petit garçon de dix ans : « Prends soin de mon fils, dit-il. Je vais brûler mon dieu et je ne voudrais pas que sa colère tombât sur mon enfant. Demande à ton Dieu qu'il le protège. » Puis il s'en alla. Le lendemain, il revint de très bonne heure, marchant péniblement et ployé en deux sous le poids de l'idole. Derrière lui, la foule furieuse hurlait : « Fou ! Fou ! Le dieu va te tuer ! » - « Hurlez si vous voulez, dit le prêtre, d'une voix saccadée, à cause de la charge qu'il portait, vous ne me ferez pas changer. Je veux adorer Jéhovah, le dieu de Papeiha. » Alors il jeta l'idole à mes pieds. Mon frère Tibério, qui était arrivé, courut chercher une scie. D'abord nous avons scié la tête, et ensuite le reste en gros morceaux. Une partie du peuple se sauva terrifié. D'autres indigènes - même quelques-uns des convertis - se cachèrent derrière les arbres et dans la brousse pour voir de loin ce qui allait se passer. J'allumai un feu et y jetai les morceaux de l'idole. Alors que les flammes du brasier s'élevaient, les prêtres de cette même idole qui alimentait le feu me crièrent : « Tu mourras, tu mourras ! »

Pour leur montrer que ce n'était qu'un feu ordinaire, je pris un régime de bananes et le mis sur des braises. Une fois les bananes rôties, nous nous assîmes, Tibério et moi, et les mangeâmes.
La foule regardait, comme frappée de stupeur, s'attendant à nous voir tomber morts, mais rien n'arriva. Immédiatement après, un chef nommé Tinomana, nous invita, Tibério et moi, à aller le voir dans les montagnes. Nous partîmes ; et quand il nous vit il dit :
« Je veux être chrétien ; que dois-je faire ?
- Détruis ton maraë et brûle tes idoles, fut notre réponse.
- Venez avec moi, et voyez-les détruits, répondit-il. » Alors il prit une torche allumée et partit mettre le feu au temple (maraë), à son autel (atarau) et aux pièces de bois sculpté nommées unus - choses sacrées -, qui décoraient le maraë. On apporta aussi quatre grandes idoles qu'on mit à nos pieds. Alors je lus ce passage devant le peuple qui s'était rassemblé:
« Les soixante-dix revinrent avec joie disant : Seigneur, les démons mêmes nous sont assujettis par ton nom. Et il leur dit : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. Voici, je vous donne le pouvoir de marcher sur les serpents, sur les scorpions et sur toutes les forces de l'ennemi, et rien ne pourra vous nuire. Toutefois, ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux. »

Ensuite nous avons jeté les faux dieux dans les flammes. Mais une partie du peuple était rempli de fureur. Les femmes hurlaient, se lamentaient et s'enduisaient de charbon ; elles se lacéraient les mains et la figure avec des coquillages pointus et des dents de requin, et elles criaient : « Hélas ! hélas ! les dieux de Tinomana le fou, les dieux de l'homme lunatique sont donnés aux flammes. »

Cette même semaine, le grand chef Pa - celui qui avait eu la victoire sur Tinomana - nous envoya chercher, nous faisant savoir que lui aussi voulait devenir chrétien. Nous partîmes. La nuit, comme nous étions assis près de Pa et parlions avec lui, un homme qui paraissait en proie au délire arriva en hurlant et en se donnant comme possédé par Tangaroa, le grand dieu de Rarotonga. Et il criait :
« Pa ! Pa Donne-moi ces deux hommes ! Pourquoi reçois-tu ces deux bâtons vermoulus, ces deux épaves que les vagues ont rejetées sur notre rivage. Pourquoi écoutes-tu cette écume de la mer ? Je suis le grand Tangaroa. Donne-les moi, je les mangerai. »
Et comme il se rapprochait de nous, je dis à Tibério en plaisantant : « Si nous prenions nos couteaux pour l'ouvrir, et pour chercher le grand dieu Tangaroa ! » Alors Pa, le chef, parlant à son tour au prêtre en délire, dit : « N'entre pas, Papeiha et Tibério sont tout prêts à t'ouvrir avec leurs couteaux pour essayer de trouver Tangaroa. »

C'est ainsi que la vie des fidèles missionnaires raïatéens fut préservée encore cette fois. Les païens redoutaient de toucher à ceux qui pouvaient impunément détruire maraës et faux dieux. Et dans les mois qui suivirent, toute l'île imitant l'exemple des chefs Tinomana et Pa, rejeta le culte des idoles.

En entendant ce récit, en évoquant ces grands feux de joie dont le combustible était fourni par les idoles, Williams voyait en pensée une grande lueur se projeter sur le Pacifique, une splendide lumière faisant sa trouée dans les ténèbres du paganisme ; et Papeiha et les chrétiens de l'île lui semblaient comme autant de phares qui allaient projeter leurs feux bien au delà des plages de Rarotonga.
Cependant, on était enfin arrivé à Gnatangeïa, où on conduisit les missionnaires dans l'une des maisons élevées pour les évangélistes indigènes. Les voyageurs trouvèrent le repos délicieux. Mais dès le lendemain, John Williams se mettait à l'ouvrage. Son séjour à Rarotonga pouvait être court, il n'avait pas de temps à perdre, songeait-il.

Les chefs et le peuple furent convoqués, et d'un commun accord, tous décidèrent d'élever d'abord la maison de Dieu. Le jour suivant, ils étaient à l'oeuvre ; une semaine après, on avait coupé et transporté tout le bois nécessaire. « Alors que nous travaillions à la charpente, les chefs exprimèrent le désir qu'on dépouillât deux de leurs faux dieux de leurs ornements pour en décorer des poutres. Nous acceptâmes ; et tandis qu'ils apportaient les idoles d'Avarua, comme je leur disais : « Voici les dieux que vous avez adorés », ils me répondirent : « Il est vrai, mais nous étions alors dans la nuit. » Le prince des ténèbres doit avoir grincé des dents à cette vue, écrit Mr. Pitman.

Quelques jours après notre arrivée à Gnatangeïa, Papeiha et Tibério vinrent nous demander de nous asseoir sur la place, devant les maisons. Nous le fîmes ; et bientôt nous vîmes une longue théorie d'indigènes portant leurs idoles. Ils arrivaient devant nous et à mesure qu'ils passaient, les jetaient à nos pieds. Quelques indigènes portaient à plusieurs sur leurs épaules de lourds fardeaux : c'étaient d'immenses idoles dont la plus petite avait cinq mètres de haut. Elles étaient faites du bois de l'aïto (2) : longue colonne surmontée d'une tête grossièrement sculptée ; à l'autre extrémité, une figure obscène, autour du cou un collier de perles taillées dans la nacre des huîtres perlières : l'âme de l'idole, disent les païens. Le buste est entouré de plusieurs tours d'étoffe indigène. Quelques-unes furent immédiatement brûlées ; d'autres furent utilisées comme bois pour le temple en construction, l'une d'elles fut gardée pour être expédiée au Musée des Missions à Londres, où elle se trouve aujourd'hui. « Malheureusement, elle a beaucoup perdu comme apparence, ajoute John Williams. Les fonctionnaires de Sa Majesté britannique, craignant que le corps ne fût creux et qu'on y eût caché quelque article payant des droits, mirent l'idole en pièces. Moins habiles à faire des dieux qu'à sauvegarder les droits du pays, ils n'ont qu'à moitié réussi la reconstruction. » Après avoir décrit l'idole des pêcheurs fixée à l'avant de la pirogue, et avoir dit que jamais l'indigène n'entreprendrait quoi que ce soit sans avoir fait une offrande à son dieu et l'avoir prié, Williams ajoute : « Voici des païens qui implorent la bénédiction de leurs dieux sur leurs travaux quotidiens. N'y a-t-il pas ici une leçon pour beaucoup ? Chrétien, va, et fais de même ! »

Pendant qu'aidé de Mr. Pitman, de Papeiha et de Tibério, Williams travaillait à l'érection du temple, il écoutait les conversations indigènes, notait ce qui différenciait le langage de celui des Îles-sous-le-Vent ; et le soir venu, il travaillait encore, vérifiant les remarques faites au cours de la journée. Bien que Papeiha et Tibério eussent fait l'école régulièrement, les chrétiens de Rarotonga n'étaient pas arrivés à apprendre à lire. Ceux de Raïatéa étaient-ils beaucoup plus intelligents ? Ne fallait-il pas plutôt incriminer les différences de langage ? C'est pourquoi Williams voulait arriver à comprendre parfaitement la langue de l'île pour pouvoir l'écrire et pour mieux se faire entendre.
« Je résolus de me mettre à rédiger quelques livres en leur langue, et à traduire l'évangile de Jean et l'épître aux Galates.

La langue tahitienne a quantité de hiatus. Ceux-ci, dans le langage de Rarotonga, sont remplacés par des k et des gn. Ainsi le mot tahitien pour nourriture est ma'a ; et en rarotogan : ma-gna ; maïtaï (bon) devient maitaki. De plus, les indigènes de l'archipel ne peuvent prononcer les h ni les f. Ces lettres ne sont pas dans leur langue. Et ceci modifie de manière assez sensible le langage. Ainsi pour le mot tahitien : ha'eha'a, humble ; les deux hs sont supprimés et les deux hiatus amendés ; le mot devient alors akaaka. Avec cette même règle et en remplaçant la lettre f par un a, fa'i devient aaki... »

Le lecteur reste confondu devant un semblable labeur, labeur de tous les instants et qui fait appel à toutes les forces de l'être : spirituelles, intellectuelles, physiques. Williams manie le marteau ou la varlope, mais il écoute ce qu'on dit autour de lui, il note les différences ; il les classe en sa pensée le soir il écrit, il compare.
Il s'initie à la mythologie, aux légendes du pays : Raïatéa y joue une place assez grande. Les deux îles étaient-elles vraiment voisines autrefois et furent-elles éloignées - amputées aussi peut-être par un séisme ?

En très peu de temps, John Williams fixe la langue. Il rédige alors des traités de lecture et il traduit quelques livres de la Bible : l'évangile de Jean ainsi que l'épître aux Galates, qu'il fait imprimer à Huahiné. Dès que Rarotonga reçut des livres de lecture en rarotongan, ses progrès furent extraordinaires. À ce point qu'il se trouve maintenant plus de chrétiens sachant lire à Rarotonga que nulle part ailleurs.

Un jour que John Williams arrivait sur le chantier, il s'aperçut qu'il avait oublié son équerre. Prenant un copeau, il y écrivit quelques mots avec du charbon, puis appelant un chef qui surveillait la partie de construction dévolue à son district, il lui demanda de porter le copeau à Mrs. Williams.

Ce chef avait une apparence assez bizarre : il était extrêmement vif et avait été autrefois un très grand guerrier. Dans l'un des nombreux combats où il s'était trouvé, il avait perdu un oeil. Me regardant de l'autre avec une expression indescriptible et si drôle, il me dit : « Lui porter cela ! Elle m'appellera fou et me grondera de lui avoir porté ce fragment de bois.
- Non, elle ne te grondera pas. Prends, et va tout de suite. Voyant que j'étais sérieux, il le prit et demanda : Et que dirai-je ?
- Tu n'as rien à dire, répondis-je, le morceau de bois dira tout ce qu'il faut dire. » Regardant alors le morceau de bois avec étonnement et mépris, il me dit : « Comment cette chose pourrait-elle parler ? A-t-elle une bouche ? »
Je lui expliquai que j'étais vraiment très pressé et qu'il me rendrait un grand service en partant tout de suite ; il partit enfin porter l'éclat de bois à Mrs. Williams qui, après avoir lu ce que j'y avais écrit le jeta, et partit prendre l'équerre dans là boîte à outils.

Le chef était allé sur ses talons pour essayer d'éclaircir ce qui était pour lui un grand mystère ; et, recevant l'équerre, il dit :
« Un moment, ma fille, comment sais-tu que c'est cela que demande Mr. Williams ?
- Mais ne viens-tu pas de me porter un morceau de bois, maintenant ?
- Oui, répondit le guerrier étonné ; mais je ne l'ai pas entendu parler.
- Mais moi, j'ai compris ce dont mon mari a besoin. Pars bien vite lui porter l'équerre. » Le chef bondit hors de la maison, ramassa le copeau, et brandissant celui-ci d'une main, l'équerre de l'autre, il traversa le village en criant : « Voyez la sagesse de ces Anglais, ils peuvent faire parler les copeaux ! » En me remettant l'équerre, il me demanda de lui expliquer comment il était possible de parler avec des personnes au loin. Je fis tout mon possible pour lui faire comprendre l'affaire, mais celle-ci restant mystérieuse pour lui, il fixa une cordelette au copeau qu'il attacha à son cou, et pendant plusieurs jours nous le vîmes entouré d'une foule de gens à qui il racontait l'histoire « du copeau qui parle ».

Une fois les travaux de construction terminés, MMr. Williams et Pitman ouvrirent une école. Les indigènes baptisés et ceux qui étaient candidats au baptême furent répartis en vingt-trois classes - chacune comprenant de vingt-cinq à vingt-huit familles. Deux des indigènes les plus sérieux et les plus intelligents étaient promus au titre de moniteurs sur chaque classe, pour aider à l'enseignement et veiller à la présence de chacun des membres inscrits.

Les auditoires du Dimanche à Gnatangeïa étaient de trois à quatre mille personnes. Cependant trois mois s'étaient écoulés en travaux divers, et les gens d'Avarua qui devaient retourner chaque semaine sur leurs plantations pour se ravitailler désiraient retourner dans leur village. Mais ils n'y voulaient point partir sans John Williams. Celui-ci avait appris bien des choses pendant les trois mois écoulés : les rivalités existantes, les divisions politiques, les grandes distances séparant les districts les uns des autres, l'impossibilité pour les gens d'un district de se procurer des vivres ailleurs que sur leurs terres, le pouvoir relatif de chacun des différents chefs, etc... Pour toutes ces raisons, deux postes missionnaires étaient nécessaires, et il serait peut-être bon par la suite d'en créer un troisième,

Comme nous pensions n'avoir plus guère à passer que deux ou trois mois à Rarotonga, il fut donc décidé que notre collègue et ami Mr. Pitman s'installerait à Gnatangeïa, tandis que nous retournerions avec les indigènes d'Avarua pour demeurer avec eux jusqu'au moment du départ. On retrouva le village en bien triste état : maisons démolies, barrières abattues, champs et jardins couverts de mauvaise herbe. Le temple aussi avait beaucoup souffert. Ici encore il fallait bâtir. Le reste du temps fut pris par la prédication et l'instruction.

« Depuis que nous sommes ici, écrit Williams au Comité de Londres, nous avons prêché presque chaque jour. Le service terminé, notre maison se remplit d'indigènes venus pour quelque explication. Leur attention est très grande... » Williams en profite pour essayer de les convaincre des effets pernicieux de quelques-unes de leurs coutumes, et leur demande d'y renoncer. En même temps, il se met à traduire en langue du pays le code de Raïatéa. Ainsi, de temps immémorial, les indigènes de Rarotonga s'adonnaient au vol malgré les vengeances terribles qu'exerçait la partie lésée. Les amis et parents allaient à la maison du voleur et ils s'emparaient de tout ce qu'ils voulaient, même de la natte où dormait le voleur. Parfois sa maison était mise en pièces, ses bananiers coupés, toutes les plantations détruites. D'autres fois, le voleur était tué immédiatement et il arrivait que par ordre du roi il fût coupé en morceaux, et que ceux-ci fussent suspendus en divers endroits de la propriété où il avait été voler. Les chefs de Rarotonga comprenaient que cette façon d'exercer la justice n'était pas compatible avec les enseignements de l'Évangile ; et très souvent ils venaient nous voir pour nous soumettre les délits. Rarotonga passait par l'époque de transition qu'avait connue Raïatéa et les autres îles. De tout notre pouvoir, nous essayâmes de faire accepter aux chefs l'institution d'un jury souhaitant vivement que cette barrière fût dressée devant l'injustice et la tyrannie sous lesquelles les habitants de ce si beau pays ont longtemps gémi.

 

Les articles du code que nous avons rédigé mon collègue et moi, se rapportent au vol, aux diverses offenses, à la spoliation des terres - en langue indigène : « manger la terre », aux choses perdues, à l'observation du Dimanche, la rébellion, le mariage, l'adultère, enfin à l'institution d'un jury, à la nomination des juges, etc... Nous laissâmes de côté les lois relatives au crime, ne sachant quelle pénalité édicter (3).

En un tout autre domaine, celui de la pluralité des femmes, nous avons été longtemps perplexes. La polygamie existait avant l'introduction du christianisme. Lorsqu'un indigène demandait le baptême à Papeiha ou à son collègue, s'il avait plusieurs femmes, il avait été averti d'en choisir une, et de renvoyer les autres, mais de pourvoir à leurs besoins. Cette mesure réussit au delà de ce qu'on aurait pu espérer. Sur le très grand nombre de ceux qui acceptèrent de s'y soumettre, il n'y eut guère que vingt à vingt-cinq personnes qui causèrent quelques difficultés. Parmi elles, le roi. Nous eûmes de nombreuses conversations avec les indigènes à ce sujet : les uns nous dirent être retournés à la femme renvoyée parce qu'ils n'avaient pas pu choisir à leur guise ; d'autres dirent n'avoir pas compris que la séparation devait être définitive. Bref, après mûres réflexions, nous décidâmes, Mr. Pitman et moi, d'avoir une assemblée générale : ceux qui étaient mécontents, choisiraient publiquement devant tous la femme qu'ils désiraient garder, et les deux seraient ensuite unis par la célébration du mariage religieux devant toute l'assemblée. L'homme devait continuer de subvenir à l'entretien de la femme ou des femmes renvoyées. Ceci n'était pas aussi facile qu'à Tahiti ou aux Îles-sous-le-Vent. Là, les provisions de toutes natures sont abondantes ; mais à Rarotonga, une femme dépend presque complètement de son mari.



CASE INDIGÈNE

Sachant que l'exemple du roi créerait un précédent, nous le priâmes, lui le premier, de choisir l'une de ses trois femmes. Il choisit la plus jeune qui lui avait donné un bébé, la préférant à sa propre soeur de qui il avait trois enfants et à sa première femme, mère de neuf ou dix autres. Makéa fut donc marié religieusement avec sa troisième femme en présence de son peuple.

Le lendemain, Pivai, la femme principale, prit sa natte, ses maillets (4) et quitta la maison du roi pour s'établir dans une autre résidence. Tous ou presque tous dans le village pleurèrent en la voyant s'éloigner... Nous aussi nous sympathisions avec elle, car elle était estimée de tous et elle était digne de cette estime. Quelques jours avant son départ, elle était venue voir Mrs. Williams. Et elle lui avait dit que malgré sa très grande affection pour Makéa et la peine qu'elle éprouvait à l'idée de séparation, elle sentait cependant que la chose était préférable puisque c'était sa jeune femme qu'il aimait... Elle choisit une absence de son mari pour s'en aller. Quand il rentra de l'école et qu'il sut son départ, il s'en montra très affecté. Le roi lui fit cadeau du revenu d'une vingtaine de propriétés : les fermiers devaient obéir à ses ordres et travailler sous sa direction. Pivaï employa le temps de son veuvage - qui dura trois ou quatre ans - à faire des vêtements de tapa pour Makéa et ses enfants, faisant avec le plus grand soin tout ce qui était pour son ancien mari. Au bout de quatre ans, la femme de Tinomana - chef dont nous avons déjà eu l'occasion de nous entretenir - mourut. Tinomana épousa Pivaï, et nous avons toute raison de croire que ce chef était vraiment un très brave homme.

« Je sais qu'il peut y avoir divergence d'opinions sur ce sujet délicat, écrit John Williams, mais je crois qu'une étude impartiale des circonstances qui existaient alors montrera que les décisions prises furent à la fois heureuses et salutaires. Si ceux qui avaient repris leurs nombreuses femmes avaient eu notre sanction, c'était la restauration générale de la polygamie, et l'annihilation de l'oeuvre commencée par Papeiha. En lisant les récits missionnaires, j'ai souvent regretté que leurs auteurs laissassent sous silence les difficultés qu'ils avaient rencontrées et les mesures qu'ils avaient prises... Il me semble que ces récits ne devraient pas donner que ce qui pourrait être écrit par des personnes n'ayant jamais laissé le pays natal, mais exposer les situations complexes et la manière dont furent résolus les problèmes qui se dressaient devant eux. Leurs successeurs, leurs collègues pourraient ainsi profiter des expériences faites : en les imitant s'il y a lieu, en évitant de tomber dans leurs erreurs s'ils se sont trompés.

« Il y avait une collection de coutumes dont nous aurions voulu provoquer l'abolition. L'une d'elles, nommée Kukumi anga, dressait le fils contre le père. Dès qu'un fils atteignait la virilité, il combattait contre son père pour essayer de le vaincre. S'il avait le dessus, il prenait possession du bien de ses parents qu'il chassait alors, les laissant destitués de tout.

« Une autre coutume navrante était le ao anga. Si une femme perdait son mari, les parents du mari, au lieu de venir la consoler, s'emparaient de tout ce que laissait le défunt (tout ce qui avait quelque valeur), puis ils chassaient la mère et les enfants, s'emparant de la maison, des terres, des provisions. Il y avait aussi le Kaï-Kainga, l'appropriation injuste des terres. La terre est d'un grand prix à Rarotonga, et aucun sujet ne provoque plus de querelles et d'animosité que celui-ci... Il nous a semble prudent de recommander aux chefs de laisser les choses en l'état pour l'instant.

« Une fois le code de lois achevé - après de longues délibérations avec mon collègue Pitman et les chefs - il y eut une assemblée générale de toute l'île ; chaque article fut lu devant tous et discuté par tous. Finalement le code fut accepté et on décida la mise en vigueur immédiate.

« Ces mois passés à Rarotonga, furent donc des mois de labeur ininterrompu, une saison difficile sous plus d'un rapport ; et sentant notre manque de sagesse, nous avons demandé celle-ci à Dieu, sachant qu'il donne libéralement et sans rien reprocher. On m'objectera peut-être qu'un missionnaire n'a pas à s'occuper des affaires civiles d'un peuple. Sur ce point, je ne puis entrer dans une longue discussion... Je dirai seulement que le missionnaire serait criminel si, cherchant à élever le niveau moral d'une communauté, il négligeait de donner les avis ou le concours qu'on demande de lui... Nous ne croyons pas que le missionnaire doive assumer aucune autorité politique. Au contraire, il doit se tenir à l'écart, à moins qu'un mot de lui fasse plus qu'une année de palabres pour arranger une affaire, terminer une dispute, etc...

« Sur ce point, j'aimerais ajouter deux mots. On a accusé les missionnaires des Mers du Sud de s'être arrogé des droits royaux. À ceci je répondrai qu'aucun missionnaire travaillant dans les Mers du Sud n'a assumé semblable autorité, et que l'influence exercée par eux est purement morale. Enfin je puis dire que je ne connais pas de missionnaires qui aient exercé cette influence morale aussi peu dans leur intérêt propre, et davantage pour le bien public. » 


(1) Ceci donne une très pénible impression de vide, et c'est aussi fort dangereux ; les remous de la vague peuvent remplir l'embarcation. 

(2) Bois de fer. Ce bois est très lourd et a cette particularité qu'il tombe au fond de l'eau. 

(3) Peu après une femme tuait son mari malade, aidée par un homme qui voulait l'épouser. Tous deux furent condamnés à mort. À la demande des missionnaires cette peine fut changée en celle du bannissement. « Mais je ne suis pas certain que nous ayons eu raison », ajoute Williams.

(4) Sortes de battoirs en bois de fer dont on se sert pour faire étoffe indigène.
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