Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DIXIÈME

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SEULS À RAÏATÉA. - CHANGEMENT D'EMPLACEMENT DU VILLAGE MISSIONNAIRE. - UTUMAORO. - EXTRAITS. - MRS. WILLIAMS ET LES RÉUNIONS DE FEMMES. - DISCIPLINE DANS L'ÉGLISE. - ACCUSATIONS CALOMNIEUSES. - ARRIVÉE DE MR. ET MRS. PITMAN, MISSIONNAIRES DÉSIGNÉS POUR RAROTONGA. - UN REMÈDE POUR FEMMES GRONDEUSES. - PROJETS. - NAISSANCE. - UN DÉPART. - EN AVANT !



 JOHN WILLIAMS est maintenant le seul missionnaire de Raïatéa. Loin de considérer que la tâche le dépasse, il entend ne supprimer aucune partie de l'oeuvre : rien ne doit rester en souffrance. Travailleur infatigable, il veut pourvoir à tout. Cependant sa santé est loin d'être bonne, et celle de Mrs. Williams reste précaire.

S'il ne craint pas de porter tout le poids de l'oeuvre, il pourrait redouter la grande solitude, la privation de, tous secours médicaux, l'éloignement des collègues ; car les moyens de communication restent incertains. Il ne semble pas qu'il s'en soit soucié. Ses préoccupations sont ailleurs. Ce qui hante sa pensée, ce qui trouble son coeur, ce sont les milliers de païens encore dans la nuit ; ce sont ces archipels où Jésus n'a pas encore été prêché, ces îles situées à quelques semaines de distance seulement vers l'Ouest.

Ah ! avoir un navire ! Pouvoir aller de l'avant enfin Voilà ce à quoi il songe ; voilà ce qu'il souhaite ! Et ses pensées sur ce point prennent parfois tant d'acuité qu'elles deviennent une souffrance.
Pour l'instant, Raïatéa demande toute son attention. Le changement d'emplacement du village entraîne des travaux multiples et de longue haleine. Quelques extraits de son journal nous aident à suivre son activité à cette époque. Il y écrit :

« La semaine qui suivit le départ de notre cher frère - le 7 juin 1824 - nous avons quitté, la maison édifiée à Opoa lors de notre arrivée à Raïatéa, et nous nous sommes installés dans une case à Utumaoro. Deux mois durant, nous nous sommes occupés du lotissement, du tracé de la route, des chemins, etc... Chacun nettoie son terrain, élève sa barrière, bâtit une case en attendant de construire sa maison. Chaque famille aura un petit jardin attenant à son habitation.

« 7 septembre. - Réunion des Chefs et du peuple pour examiner les questions se rapportant à notre nouveau village. Chacun ayant achevé d'enclore son terrain, j'aurais aimé qu'on commençât de construire le temple. Mais ils ont tous été d'avis de construire d'abord notre maison et celle du roi...

« 21 novembre. - Nous avons baptisé aujourd'hui trente-quatre personnes...

« 4 décembre. - Par une lettre de Mr. Threlkeld, j'apprends que l'embarcation que je croyais perdue a été à la dérive jusqu'à Atiu... Auura, le chef de Rurutu, est revenu à Raïatéa : il m'amène un indigène de son pays pour que je lui enseigne à faire du sucre, à construire un moulin à sucre, à cuire le sel, à fabriquer du tabac, à tourner et à faire des fuseaux. Je vais le prendre en mains. »

Dans une lettre du 8 novembre, John Williams avait écrit à sa soeur, Mrs. Kuck : « Nous sommes ravis de notre nouvelle installation. Les indigènes travaillent avec zèle et notre maison est presque achevée.
« J'ai terminé la traduction des livres de Daniel, de Ruth, d'Esther ; ils vont, bientôt sortir de presse. Et j'ai commencé la Genèse et les livres de Samuel. Avant peu, nous nous mettrons à la construction du temple. »

Au commencement de l'année 1325, il écrit à son ancien pasteur devenu un ami : Mr. Wilks, une lettre dont nous donnons quelques extraits :

« Raïatéa, 20 janvier 1825.

« CHER MR. WILKS,

« Alors qu'en Angleterre j'étais certain jour assis auprès de votre feu, je me suis promis de ne jamais vous écrire sans avoir quelque bonne nouvelle à vous annoncer en vous entendant flageller une brave dame qui vous écrivait d'un pays éloigné, « pour ne rien dire ». Je bénis Dieu qui m'a permis de vous communiquer de temps à autre ce qui, dites-vous, est « comme de l'eau fraîche pour une âme altérée... »

« J'ai reçu votre lettre si cordiale, si affectueuse, et je vous en remercie de tout coeur. Elle m'est arrivée un Jeudi. Le Vendredi, je l'ai lue à notre congrégation ainsi que des extraits de journaux qui les ont fort intéressés. Je suis heureux que mes lettres vous aient fait plaisir...

« Pour être certain d'éviter les répétitions - car je ne puis écrire à tête reposée, mais emploie à cela quelques minutes libres entre deux occupations - je diviserai mon épître en quatre points : la famille, l'église, le village, nos avant-postes.

« Vous avez probablement entendu parler de l'état précaire de nos santés ? J'ai la joie de vous dire que la mienne s'est récemment fort améliorée ; malheureusement, ma pauvre femme est toujours très souffrante. C'est pour nous une grande épreuve. Mais sur tous les autres points, nous jouissons d'un bonheur qui dépasse, je crois, la moyenne de ce dont jouissent les mortels : nous sommes heureux l'un par l'autre, heureux dans notre oeuvre, heureux par le peuple au milieu duquel nous travaillons. Il y a bien parmi les indigènes de petites exceptions ; ce sont des exceptions. Voici notre emploi du temps : chaque matin, le Samedi excepté, nous sommes à l'école de six à huit heures. Le Lundi soir, nous avons des réunions mutuelles : chacun aborde le sujet qu'il désire, ce sont des conversations. Le Mercredi soir, prédication ; le Vendredi soir, réunion générale des membres baptisés et des communiants : cantiques, prière, exhortations ; les indigènes prennent aussi la parole. C'est à ce service que sont signalés les faits incompatibles avec la profession de christianisme, les indisciplinés sont exhortés. J'attache à ce service une très grande valeur. Le Samedi, il y a séance du tribunal. Cela dure généralement de deux à trois heures. Chaque fois qu'il y a quelque chose d'important à juger, j'aime à y assister pour pouvoir donner un avis, empêcher une injustice, etc... Vous savez, je pense, que nos Dimanches sont complètement pris : six heures, réunion de prière par les indigènes ; neuf heures, le service. Mrs. Williams me lit ensuite quelque oeuvre intéressante pour notre édification mutuelle, excepté quand il y a quelque navire anglais sur rade, auquel cas je prêche toujours en anglais. À une heure, la cloche sonne de nouveau : réunion pour une étude sur le sermon du matin. L'après-midi, nouveau service, je prêche sur l'un des sujets demandés par les indigènes. Les baptisés sont divisés en trente classes : chacune à son tour choisit le sujet du sermon pour le Dimanche suivant. Le dernier texte qu'ils m'ont demandé de traiter, c'est le Cep et les sarments (Jean XV).

« Vous penserez probablement qu'il n'y a rien dans cet emploi du temps que de très ordinaire, et qu'il serait facile d'accomplir le double. C'est vrai. Mais le missionnaire des Îles-du-Sud doit s'occuper, tout à la fois, de droit, de médecine, de théologie ; effectivement, depuis le départ de frère Threlkel, c'est aussi à moi qu'incombe le soin des malades.

« Un indigène arrive et me dit : « Viens et tu répartiras toi-même la terre du district entre les familles. » Un autre me dit : « Viens régler cette affaire entre moi et mon adversaire. » Un autre demande : « Viens me montrer le meilleur emplacement pour édifier ma maison. » Un autre : « Viens marquer l'endroit de la fenêtre. » Un autre : « Viens marquer la direction à donner au chemin. » Un autre : « Viens saigner notre malade. » Un autre : « Viens m'aiguiser cette scie. » D'autres me disent les soucis de leur coeur, d'autres, leur ardent désir de suivre Jésus. Ces occupations matérielles, ces visites au pasteur, avec les services religieux, les réunions pour affaires diverses, mon travail personnel et d'intérêt général, toutes ces choses remplissent la journée.

« Parfois, au cours de l'après-midi, nous dérobons une heure pour la promenade, ou bien nous faisons une course en mer, ou encore nous passons cette heure avec l'une des classes qui a sa fête. Vous jouiriez, j'en suis sûr, de ces petites fêtes toutes simples.

« Un grand chef vient d'entrer. Je lui parle en même temps que je continue d'écrire. Il a provoqué des difficultés récemment. Samedi dernier, les indigènes m'avaient invité à une de leurs fêtes, - ils ne manquent jamais de le faire, - et ce chef était là. Les tables étaient abondamment servies et il y avait comme sièges tout autour des sofas et des tabourets. Le repas terminé, les discours commencèrent ; ils ont toujours un caractère sérieux et sont propres à favoriser la bonne entente et l'édification. Au moment du départ, je dis quelques mots au chef sur les avantages de l'union et de la coopération illustrant ma pensée par une image : « Vingt hommes s'attelant à un tronc d'arbre peuvent facilement le transporter de la montagne à la mer ; mais, si deux cordes sont fixées à cet arbre, et que dix hommes tirent en un sens et dix autres dans l'autre, jamais on n'arrivera à amener le tronc d'arbre jusqu'à la mer. » Le chef acquiesça. Alors, j'appliquai mon petit discours à sa récente conduite. Après mon départ, il paraît que la conversation roula sur le sujet abordé, et il est venu me voir pour reconnaître son erreur et son péché, me promettant qu'à l'avenir il marcherait avec nous, - comme autrefois, - la main dans la main.

« Dans mon emploi du temps, j'ai oublié de mentionner que je consacre les samedis après-midi à la visite du village. En compagnie d'un diacre ou de plusieurs, nous le traversons de part en part pour constater si les chemins sont balayés et si les maisons sont propres... Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour inciter les indigènes à la propreté et au travail. Toutefois, je ferme un peu les yeux en ce moment ; avec les reconstructions en cours il y a tant à faire !

« Ma chère femme connaît assez bien la langue maintenant, et elle a une réunion de femmes chrétiennes, réunion qui me donne beaucoup de satisfaction. Une vingtaine parmi les meilleures y assistent. Elles lisent ensemble un chapitre, verset par verset et font quelques réflexions a ce sujet ; puis elles traitent un sujet qui leur a été donné la semaine précédente. Une autre activité de ma chère femme a pour objet les femmes âgées les boiteuses, les aveugles, les sourdes. Celles-là forment aussi une classe dont elle s'occupe deux fois par semaine. Elle les a convaincues de se procurer des chapeaux qu'elle a garnis. Quant aux vêtements, elle en a fourni à celles qui n'avaient que des haillons. Elles ont leur place réservée au temple où elles forment un groupe d'une quarantaine de personnes.

« Lorsque cette classe fut inaugurée, Mrs. Williams fit une fête. Quelques-unes de, ces femmes se levèrent pour remercier. Voici quelques-unes de leurs paroles : « Nous étions comme mortes, et maintenant nous revenons à la vie. Nous étions vieilles et affaiblies par l'âge, maintenant, nous sommes jeunes encore. Nous étions négligées et méprisées, maintenant, notre soeur aînée nous a cherchées et nous mangeons des mets dont nos ancêtres n'ont même pas entendu parler : de la nourriture anglaise [allusion au plat de riz avec de la mélasse] dans la maison de l'orometua (1) ! Nous étions sales et en haillons, maintenant, nous avons de bons vêtements et même des chapeaux.

Nous pensions que notre temps était passé et que nous ne reviendrions plus jamais dans le monde, nous étions mises de côté comme des choses de rebut, mais maintenant nous vivons à nouveau. Il est bon d'avoir vécu jusqu'à ce jour. Tout ceci nous le devons à la Parole de Dieu et à ses compassions. » Ce groupement a maintenant fréquemment ses fêtes, et, à ces occasions, je vais généralement passer une demi-heure avec ces femmes âgées. Ceci est entièrement l'oeuvre de Mrs. Williams, c'est elle qui en a eu la pensée et qui dirige tout.

« Notre nouvelle maison vient d'être construite, et les grand'mères se demandaient ce qu'elles pourraient faire ? Elles décidèrent de former deux groupes et que chacun d'eux ferait une grande natte : une pour la chambre de jour (2), l'autre pour le salon.

« On s'adresse aussi constamment à Mrs. Williams pour tailler des robes, pour l'enseignement de la couture, etc...

« Notre nouvelle habitation vient d'être terminée : elle est excellente... » Après quelques détails sur la construction, le jardin, le potager, Mr. Williams continue :
« L'église ne cesse de se développer..., bien que la discipline soit très stricte, nous n'avons pas eu à prononcer d'exclusion depuis que nous sommes ici. Voici quelques-unes des conditions d'admission :

« Une conduite morale. La moindre infraction à cette règle tombe sous le coup de la discipline. Ceux qui sèment la discorde sont considérés comme ayant une conduite répréhensible, et sont exclus.

« Ne pas négliger les moyens de grâce.



DANS LA VALLÉE. RAÏATÉA

« Croire en Jésus-Christ comme unique Sauveur, et en sa mort expiatoire pour effacer le péché.

« Manifester la foi dans les mérites et la médiation du Christ par la haine du péché, l'amour de la sainteté et de ses fruits... »

« Il a été extrêmement difficile de chasser de leurs coeurs une croyance aux oeuvres comme rendant Dieu favorable. Certains faits me prouvent qu'il faut être extrêmement prudent concernant les admissions ..... Il semble que certaines notions manquent tout à fait aux indigènes. Nous ressemblons au premier homme sortant des mains du Créateur avant qu'Il eût soufflé en ses narines le souffle de vie. Nous avons besoin de l'influence du Saint-Esprit qui donne la vie et met dans l'âme un principe vital...

« Lève-toi, aquilon, et viens vent du Midi ! Souffle dans mon jardin afin que mes aromates distillent... » Que Dieu en soit béni ; bien que je vous écrive ainsi, il y a des exceptions qui nous causent une très grande joie...

« Le nouveau village s'étend sur trois à quatre milles [quatre à cinq kilomètres] ... Il n'est pas sans avoir des désavantages, mais les avantages sont en bien plus grand nombre. La situation est bien meilleure que celle de l'ancien poste. Il souffle toujours de ce côté une bonne brise de mer.... enfin Utumaoro est à une distance à peu près égale des principaux districts. Le plus grand inconvénient, c'est qu'en certains endroits on manque d'eau pendant la saison sèche ; mais, comme on trouve partout une eau excellente à une profondeur de un à trois mètres, nous installerons des pompes... Nous n'avons pas ici les deux magnifiques cours d'eau qui traversaient notre précédent village. Même cela aura son avantage.
Au lieu d'avoir les bains en commun dans la rivière, les indigènes auront, chacun, leur petite case pour bains...

« Vous allez me dire que je construis des châteaux en l'air ; une seconde tour de Babel avec confusion de langues. Je crois pouvoir répondre bien nettement que ceci n'est pas à craindre... Les indigènes travaillent avec ardeur, ils ne sont qu'un coeur et qu'une âme en cette affaire...

« Et, maintenant, quelques nouvelles de nos avant-postes : bonnes nouvelles de Rurutu. Le chef est venu à nouveau m'amenant un élève à former. Il sait déjà faire une porte avec panneaux. Je viens de le mettre au tour. Bonnes nouvelles aussi d'Aïtutaki. Elles me furent apportées par l'équipage du bateau que je croyais perdu. Pauvres gens ! Ils ont terriblement souffert sept semaines durant... De Rarotonga aussi, j'ai d'excellentes nouvelles. L'idolâtrie est abolie. Les indigènes ont élevé un temple de deux cents mètres de long, et tous ceux qui viennent ne peuvent y entrer. Vous pensez peut-être que j'ai fait une erreur de chiffres. Non, ce n'est pas le cas. Quelles grandes choses accomplies en peu de temps ! Quel encouragement à travailler pendant qu'il fait jour. Cher Monsieur, employez votre dernier souffle à plaider la cause des missions parmi les païens !
« Je reste,

« John WILLIAMS. »

À la demande des missionnaires de Tahiti, demande approuvée et soutenue par les délégués qui avaient visité la Mission en Polynésie, la Société de Londres avait accordé l'autorisation de louer chaque année un navire pour une certaine période. Le « Haweiss » fut loué. John Williams aurait désiré partir, mais le sort désigna un autre missionnaire pour la tournée en perspective. Par la suite, il vit en cette affaire la main du Seigneur, car pour plusieurs raisons il était nécessaire qu'il restât à Raïatéa à ce moment-là.

Son influence allait grandissant et sa présence, ses labeurs, faisaient obstacle aux vices des indigènes restés réfractaires à l'influence de l'Évangile et à ceux des visiteurs de passage. Ceux-ci ne manquèrent pas de se faire les porte-paroles d'une minorité dépravée, et la calomnie se donna libre carrière contre le missionnaire. De cela, il ne se serait absolument pas inquiété, connaissant les raisons qui poussaient ses accusateurs et la fausseté des accusations, sachant aussi que la calomnie n'obtiendrait aucun crédit dans l'île. Mais il apprit indirectement que le consul anglais à Tahiti avait fait à son sujet un rapport défavorable au gouvernement anglais. C'est ce qui l'amena à écrire la lettre suivante aux directeurs, de la Société des Missions à Londres.

« ... La première accusation dont je suis l'objet se rapporte au navire Z... et je vous assure que ce n'est pas volontiers que je touche à ce sujet, craignant de nuire au capitaine, mais je suis obligé de vous exposer cette affaire puisqu'on a assuré au consul anglais à Tahiti que, les indigènes avaient fixé des cordes à la quille du navire et qu'ils avaient essayé de l'échouer sur le rivage.

« Voici ce qui s'est passé : pendant que le navire Z... était sur rade, on découvrit que trois femmes étaient à bord (3). Comment s'y trouvaient-elles ?
On ne le savait pas. Le roi Tamatoa écrivit plusieurs lettres au Capitaine et lui envoya des messagers, il ne daigna pas répondre. Enfin, deux indigènes reçurent l'autorisation de chercher ces femmes dans la cale. C'était une simple farce. Comment auraient-ils pu les découvrir dans la cale encombrée d'un grand navire ! Leur recherche fut donc inutile, et toutes les mesures pacifiques prises par le roi rendues inutiles. Les choses en restèrent là. Vint le moment où le Z... s'apprêta à partir. La relève des ancres se fit, mais le vent soufflant avec violence, le navire ne put sortir du port. Le peuple comprenant que les femmes indigènes allaient être emmenées fut exaspéré. Tout le village était en effervescence. Le roi et les chefs s'assemblèrent, et je demandai d'assister à leur séance. Deux propositions furent examinées : saisir les chaloupes quand l'équipage descendrait à terre le soir, et faire celui-ci prisonnier jusqu'à ce que les femmes soient relâchées. Ou bien encore, envahir le navire, s'assurer de la personne des matelots et rechercher les femmes. Après de longues discussions, ils me demandèrent ce que je pensais ?

« Je déconseillai nettement l'une et l'autre lignes de conduite, les avertissant qu'elles pouvaient avoir des suites très graves, qu'il pourrait y avoir des représailles entraînant mort d'hommes et que leur réputation pourrait en souffrir. Mais je conseillais au roi d'écrire à nouveau au capitaine et de l'avertir que si les femmes étaient emmenées, lui et les chefs écriraient au gouvernement anglais à ce sujet. Je les engageai aussi à écrire au propriétaire du navire. Ma proposition fut adoptée. Le lendemain, cependant, les indigènes se rendirent en foule sur le navire, mais je n'en savais rien. Ayant à parler au Capitaine, je me rendis à bord et vis, à mon grand étonnement, que les ponts étaient couverts de Raïatéens. Je demandai au Capitaine pourquoi il avait admis tant d'indigènes à son bord ? « Je suppose qu'il n'y a pas de danger ? », demanda-t-il. Je lui répondis que non et le priai de descendre avec moi. Une fois dans le salon, je fis une exposition minutieuse des faits ; je lui dis les décisions que les indigènes avaient été sur le point de prendre et les conseils que j'avais donnés. Il me répondit qu'il était désolé et qu'il ignorait que des femmes fussent à bord. Si elles s'y trouvaient, on les renverrait à la nuit. Il me demanda ensuite de bien vouloir m'employer à renvoyer à terre les indigènes. J'appelai le roi qui était resté sur le pont. Il descendit à son tour et je lui communiquai la réponse du capitaine. En même temps, je le priai de bien vouloir commander aux indigènes de regagner le rivage, ce qui fut fait. Les femmes furent alors amenées et une note d'excuse fut envoyée avec elles. Je considère comme providentiel que je me sois trouvé à bord au moment critique, autrement je ne sais trop comment les choses auraient tourné.

« On fait aussi courir le bruit, et cela vient de la même source, que nous avons ici l'Inquisition : qu'on coupe les nez et les oreilles, qu'on arrache les yeux et que d'autres cruautés de ce genre sont pratiquées ici. Il est inutile, je pense, que je réfute de semblables allégations. Nulle part, il n'y a plus de liberté religieuse qu'ici, et on trouverait difficilement quelqu'un qui tînt plus que moi à cette liberté. Depuis que je suis ici, j'ai été mis au courant de toutes les affaires jugées, de toutes les peines infligées, et j'affirme positivement que rien de tel ne s'est jamais passé. Il est vrai qu'il y eut une proposition à l'effet de couper les oreilles des femmes qui étaient allées à bord du Z... et on demanda mon consentement. Naturellement, je refusai, mais je consentis à ce qu'elles eussent la tête rasée.

« Il y a quelque temps, on essaya de tirer une confession d'un repris de justice, en employant ce que les matelots nomment le scotch-winch... Dès que j'entendis parler de la chose, je m'opposai à cette façon de procéder, insistant pour qu'on n'y revînt pas. Et la chose n'a jamais été recommencée depuis. À cela se réduit la prétendue torture exercée à Raïatéa. Personne n'en a jamais souffert. »

N'est-il pas douloureux de penser que les « civilisés » soient si souvent des éléments de désordre loin de la Mère-Patrie et qu'ils donnent de si tristes exemples à ceux que le labeur et l'amour des missionnaires ont amenés à Christ.

Depuis le jour qu'il avait découvert Rarotonga, John Williams avait donné une place toute particulière à cette île dans ses pensées et dans son coeur. Bien qu'il eût la plus entière confiance dans les missionnaires qu'il y avait placés et surtout en Papeiha, il savait que, sans le concours des missionnaires européens, les progrès des indigènes dans la connaissance et la piété seraient relativement lents et superficiels. Aussi avait-il écrit au Comité de Londres pour demander qu'on envoyât un missionnaire dans cette île. Cette requête, appuyée par les délégués MM. Tyermann et Bennett, avait été agréée et Mr. et Mrs. Pitman furent envoyés à destination de Rarotonga. Ils arrivèrent à la fin de l'année 1825 à Tahiti. John Williams en ressentit la joie la plus vive, et partant immédiatement à leur rencontre, il les ramena à Raïatéa en décembre pour les y garder jusqu'à ce qu'il fût possible de partir pour Rarotonga. « ... Nous avons habité sous son toit tout le temps de notre séjour à Raïatéa, écrit Mr. Pitman ; et nous étions traités comme si nous avions fait partie de sa famille. Il nous aida de tout son pouvoir pour tout ce qui concernait la grande oeuvre à laquelle nous avions consacré nos vies. Raïatéa était alors à l'apogée de son développement ; et quelle joie c'était pour nous de constater les triomphes de l'Évangile en ce pays. Nous fûmes alors les témoins du labeur incessant de notre cher Frère, dans l'oeuvre à laquelle il s'était donné corps et âme... Souvent le sujet de conversation était le salut du monde, un feu s'allumait aussitôt dans le coeur de Williams. - Rien ne le préoccupait davantage que l'évangélisation des îles du Pacifique. - « Pitamani (4), me disait-il, j'ai l'impression que de se confiner ici... c'est perdre sa vie. Cette pensée m'est insupportable. Des dizaines de mille périssent dans des îles qui ne sont pas très éloignées d'ici, et il faut restreindre ses labeurs à quelques centaines d'indigènes et à une seule île ! J'en souffre de façon intense. Il faut que quelque chose soit fait. Et si la Société des Missions de Londres ne peut s'en charger, il faut chercher ailleurs. Si j'avais un navire, il n'y aurait pas une seule île du Pacifique qui ne fût visitée Dieu voulant, et des évangélistes y seraient placés. » Son âme d'apôtre allait d'une île à l'autre, n'attendant que les moyens d'y porter le Pain de Vie... »

John Williams ne pouvait se reposer sur ce qu'il avait déjà accompli. La pensée de ce qui restait à faire l'écrasait. Cet état d'esprit le rendait parfois malheureux, inquiet, anxieux. Les raisons qui l'avaient poussé à demander son changement de Raïatéa subsistaient, et l'obligation de se confiner dans une tâche qu'il jugeait insuffisante lui infligeait une véritable souffrance. Quand il voyait les choses du point de vue des membres du Comité, il comprenait que leur prudence - était une obligation ; mais lorsqu'il ne les voyait plus qu'au travers de son zèle brûlant pour la cause de Christ, il ne pouvait retenir son indignation contre une économie qui, pour épargner quelques centaines de livres sterling par an, laissait mourir des myriades de païens auxquels on aurait pu annoncer Christ.

En août 1826, il écrit au Comité de Londres ce qui suit :
« Nous avons reçu votre communication approuvant ce qui avait été décidé avec vos délégués pour la visite des avant-postes. Mais il faudrait se souvenir que la somme placée à notre disposition était applicable à un voyage aux Îles Hervey (5), à Rurutu, etc... La création de nouveaux postes entraînera de nouvelles dépenses, et je voudrais attirer l'attention des Directeurs sur la nécessité d'aller de l'avant. Voici des missionnaires qui travaillent dans des champs limités quand des milliers meurent tout près d'eux attendant qu'on leur annonce Christ. Nous trouverions facilement dans nos Églises cinquante indigènes prêts à partir. Avec l'addition d'une petite dépense annuelle de 5 à 700 livres sterling, nos travaux pourraient être multipliés par dix. Les Marquises, l'archipel des Navigateurs (6), les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Guinée, etc... seraient facilement conquises. Pourquoi nous retenir (7) quand tout est à notre disposition, excepté l'argent. Des îles déjà visitées : Rurutu, Xitutaki, Rarotonga, etc.... nous pouvons presque dire : « Nous sommes allés, nous avons vu, nous avons vaincu. » Si en ces endroits nous avons eu un tel succès, n'est-il pas permis d'espérer qu'il en sera de même ailleurs ? Généralement, ce sont les maîtres qui poussent leurs serviteurs à l'action. Ici c'est le contraire. Nous avons à vous presser de nous laisser agir. » (« We have to urge you »).

Mr. Pitman remplaçait maintenant John Williams à l'école ; et celui-ci s'occupa davantage de l'église. Il redoutait pour l'indigène l'oisiveté. Et ceci le poussa à s'initier à l'art du cordier. Il fit donc une sorte de manivelle et les outils nécessaires, et, se servant de l'enveloppe fibreuse de la noix de coco et des tiges du bananier, il réussit à faire des câbles et des cordes d'une solidité à toute épreuve dont la vente était assurée.

Dans une lettre qu'il écrit aux membres de sa famille en novembre 1826, nous trouvons les détails qui suivent :
« J'ai tellement à vous dire que je ne sais trop par quoi commencer ? Et puis je crains aussi de dire trop ou trop peu. Je puis toujours annoncer que nous nous proposons d'aller passer quelques mois à Rarotonga pour aider à l'installation de Mr. et Mrs. Pitman... Vous serez heureux d'apprendre que notre Société auxiliaire des Missions à Raïatéa a envoyé trois cents livres sterling. Les enfants, trente livres.
Cet envoi est pour deux ans. De plus, nous entretenons nous-mêmes les six missionnaires des avant-postes. J'ai l'impression que peu d'Églises d'Angleterre font autant que nous pour les Missions.

« ... Je reviens d'une petite fête scolaire célébrée à l'occasion de l'ouverture d'une nouvelle école. Il y avait là au moins quatre cents enfants. Ils firent une procession avec bannières déployées... Puis prédication et examens.

« J'ai eu de bonnes nouvelles de Rurutu. Mr. Stutchbury vous dira ce qu'il a vu là-bas quand il s'y trouvait. Je regrette d'avoir à vous annoncer le départ de Mr. et Mrs. Bourne à cause de la santé de celle-ci. Mr. et Mrs. Platt sont à Bora bora ; nous pensons aller passer quelques jours avec eux. De là, nous irons à l'inauguration du temple de Huahiné, qui est presque terminé. Et puis ce sera le départ pour Rurutu et Rarotonga. Nous voici donc avec des voyages en perspective pour plusieurs mois.... mais toujours à l'oeuvre dans la moisson ; et il y a beaucoup à faire en vérité.

« Je vais donner à vos maris, mes chères soeurs, une cure certaine pour femmes grondeuses. J'ai ici un jeune homme qui travaille pour moi, il a bon caractère et est un peu farceur. Sa femme l'aime, mais parfois la langue de Madame souffre de terribles démangeaisons. Et alors les reproches pleuvent. Le mari écoute, recueilli, les effusions de sa colère, et tandis qu'elle gronde, il ouvre son Nouveau-Testament et commence à lire à haute voix. Alors sa femme de crier : « Pourquoi cet homme se met-il à lire la Parole de Dieu ? » Le mari de répondre : « Pour calmer ton esprit ma chère, et pour m'aider à supporter les décharges de ta colère, de crainte que la mienne ne s'allume à son tour. » Sa femme sentant qu'elle perd son temps vient l'embrasser, sourit de sa folie, et promet qu'à l'avenir elle tiendra sa langue en bride.

« Dites à mon cher père que mes mains sont toujours occupées à la meilleure des tâches. J'espère, je crois qu'il est fidèle à sa profession ; je prie qu'il en soit ainsi et qu'il fasse honneur à son divin Sauveur. Je ne cesse de demander à Dieu qu'il soit amené jusqu'en la Bergerie ainsi que mes chers frères. C'était là aussi la supplication de notre très chère et excellente mère, la meilleure des mères ; et nous savons que la prière du juste a une grande efficace. Qui dira toute la puissance d'une telle intercession ? Employons-nous donc mes chères soeurs à faire tout ce qui dépend de nous pour que soit atteint ce qui constituait les plus hautes ambitions de notre chère Mère quand elle était encore avec nous. Quel privilège lorsque père, mère, fils, filles, tous se sont placés au bénéfice du Sang précieux répandu pour les pécheurs ! »

Donnons encore cet extrait de lettre écrite à des amis, extrait qui complète le précédent :
« Dix ans que nous avons quitté les amis dont nous nous souvenons avec beaucoup d'affection ! Mais nous ne regrettons pas d'avoir passé ce long laps de temps au service d'un tel Maître. Bien au contraire, nous en avons de la joie en constatant que notre service n'a pas été vain. De quatre à dix personnes sont ajoutées chaque mois à l'église, et la conduite des membres professants nous donne toute satisfaction...



BAIE DE HAAVAÏ A HUAHINÉ

« Il vient d'y avoir ici une terrible épidémie. Neuf ou dix décès. Nous avons toutes raisons de croire que sept ou huit indigènes sont morts en Christ. Parmi ceux-là, trois eurent une mort triomphante... L'un d'eux suppliait qu'on ne fit quoi que ce soit pour le retenir ici-bas, car il désirait ardemment partir pour être avec le Seigneur... »

À cette lettre, Mrs. Williams ajoute quelques lignes : « Mon cher John est extrêmement occupé, écrit-elle. Tous ses instants libres sont employés à traduire les Écritures. Plusieurs chrétiens sont morts. Mon cher John a soigné les malades jour et nuit, et Dieu a béni ses soins pour plusieurs.

« Depuis ma précédente lettre, nous avons été réjouis par la naissance d'un autre délicieux bébé, un petit garçon. Nous l'avons nommé Samuel et prions qu'il soit vraiment un Samuel. Il a maintenant huit mois (8). Notre cher fils aîné est à l'école de Mooréa. C'est sa seconde année. C'est pour nous un grand sacrifice, mais comme il s'agit de son bien, nous l'avons remis à la Garde du Tout-Puissant.

« Mr. et Mrs. Pitman sont encore avec nous, mais ils se préparent à partir pour Rarotonga, et mon cher John a formé le projet que nous les accompagnions pour les aider à s'installer et à établir le village missionnaire. Ni l'un ni l'autre ne jouissent d'une très bonne santé, et seuls ils seraient submergés par tous les détails et toutes les difficultés d'une installation à Rarotonga. Voici un an qu'ils sont avec nous, et nous sommes très attachés les uns aux autres... »

Cependant il se passa encore quelques mois avant qu'on trouvât un navire pour accomplir le voyage projeté. Et lorsque navire et équipage furent enfin trouvés, en avril 1827, la situation n'était plus à Raïatéa ce qu'elle était quelques mois auparavant. Le missionnaire de Tahaa, Mr. Bourne, qui avait accepté de s'occuper de l'île en l'absence de son ami avait dû s'embarquer pour l'Australie à cause de la santé de sa femme. Les autres collègues de Williams refusant de se charger de Raïatéa, il fallait qu'il renonçât au voyage, projeté ou qu'il installât un diacre pour prendre soin de l'église en son absence. Il n'ignorait pas que le ministère indigène - extrêmement précieux lorsque soutenu et surveillé par le missionnaire d'Europe - était fort insuffisant quand il était laissé à lui-même. Que faire ? Que décider ? Après tout, ce n'était qu'une absence de trois ou quatre mois, et il avait promis aux Pitman qu'il les aiderait à s'installer. À Papeiha qui l'appelait au secours, il avait aussi répondu qu'il arrivait. Effectivement, c'étaient maintenant des milliers de Rarotongans qui demandaient qu'on les instruisît, et qu'on leur enseignât l'Évangile. Papeiha et son ami ne pouvaient suffire à la tâche. Enfin, partir, c'était aller de l'avant ; c'était la possibilité de découvrir d'autres îles encore païennes, c'était satisfaire ce besoin d'apostolat qui brûlait toujours si intense en son coeur ; partir c'était le devoir. Il prépara donc l'un de ses fidèles diacres à la pensée de son départ, et à prendre la direction de l'oeuvre en son absence. Son choix s'était porté sur Tuahiné, l'un des premiers convertis de la mission à Tahiti. Tuahiné avait suivi John Williams à Raïatéa et avait toujours été son bras droit. Il était digne de la charge et de l'honneur que lui conférait le choix du missionnaire. Les Williams se préparèrent donc à accompagner leurs amis Pitman à Rarotonga ; l'île qui devait être le champ d'activité de ceux-ci.


(1) Missionnaire. 

(2) Sitting room. 

(3) Pour plusieurs raisons, écrit le Révérend Prout, nous ne publions pas les noms du commandant et du navire. 

(4) Mon nom tahitianisé. Il aimait à m'appeler ainsi.

(5) Aujourd'hui : archipel de Cook.

(6) Les Samoa.

(7) Wy cramp us, with all the means, but money, at our command?

(8) 25 novembre 1826. 
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