SEULS À RAÏATÉA. - CHANGEMENT D'EMPLACEMENT DU VILLAGE MISSIONNAIRE. - UTUMAORO. - EXTRAITS. - MRS. WILLIAMS ET LES RÉUNIONS DE FEMMES. - DISCIPLINE DANS L'ÉGLISE. - ACCUSATIONS CALOMNIEUSES. - ARRIVÉE DE MR. ET MRS. PITMAN, MISSIONNAIRES DÉSIGNÉS POUR RAROTONGA. - UN REMÈDE POUR FEMMES GRONDEUSES. - PROJETS. - NAISSANCE. - UN DÉPART. - EN AVANT !
JOHN WILLIAMS est maintenant le seul
missionnaire de Raïatéa. Loin de
considérer que la tâche le
dépasse, il entend ne supprimer aucune
partie de l'oeuvre : rien ne doit rester en
souffrance. Travailleur infatigable, il veut
pourvoir à tout. Cependant sa santé
est loin d'être bonne, et celle de Mrs.
Williams reste précaire.
S'il ne craint pas de porter tout le poids
de l'oeuvre, il pourrait redouter la grande
solitude, la privation de, tous secours
médicaux, l'éloignement des
collègues ; car les moyens de
communication restent incertains. Il ne semble pas
qu'il s'en soit soucié. Ses
préoccupations sont ailleurs. Ce qui hante
sa pensée, ce qui trouble son coeur, ce sont
les milliers de païens encore dans la
nuit ; ce sont ces archipels où
Jésus n'a pas encore été
prêché, ces îles situées
à quelques semaines de distance seulement
vers l'Ouest.
Ah ! avoir un navire ! Pouvoir
aller de l'avant enfin Voilà ce à
quoi il songe ; voilà ce qu'il
souhaite ! Et ses pensées sur ce point
prennent parfois tant d'acuité qu'elles
deviennent une souffrance.
Pour l'instant, Raïatéa demande
toute son attention. Le changement d'emplacement du
village entraîne des travaux multiples et de
longue haleine. Quelques extraits de son journal
nous aident à suivre son activité
à cette époque. Il y
écrit :
« La semaine qui suivit le
départ de notre cher frère - le 7
juin 1824 - nous avons quitté, la maison
édifiée à Opoa lors de notre
arrivée à Raïatéa, et
nous nous sommes installés dans une case
à Utumaoro. Deux mois durant, nous nous
sommes occupés du lotissement, du
tracé de la route, des chemins, etc...
Chacun nettoie son terrain, élève sa
barrière, bâtit une case en attendant
de construire sa maison. Chaque famille aura un
petit jardin attenant à son habitation.
« 7 septembre. - Réunion
des Chefs et du peuple pour examiner les questions
se rapportant à notre nouveau village.
Chacun ayant achevé d'enclore son terrain,
j'aurais aimé qu'on commençât
de construire le temple. Mais ils ont tous
été d'avis de construire d'abord
notre maison et celle du roi...
« 21 novembre. - Nous avons
baptisé aujourd'hui trente-quatre
personnes...
« 4 décembre. - Par une
lettre de Mr. Threlkeld, j'apprends que
l'embarcation que je croyais perdue a
été à la dérive
jusqu'à Atiu... Auura, le chef de Rurutu,
est revenu à Raïatéa : il
m'amène un indigène de son pays pour
que je lui enseigne à faire du sucre,
à construire un moulin à sucre,
à cuire le sel, à fabriquer du tabac,
à tourner et à faire des fuseaux. Je
vais le prendre en mains. »
Dans une lettre du 8 novembre, John Williams
avait écrit à sa soeur, Mrs.
Kuck : « Nous sommes ravis de notre
nouvelle installation. Les indigènes
travaillent avec zèle et notre maison est
presque achevée.
« J'ai terminé la
traduction des livres de Daniel, de Ruth,
d'Esther ; ils vont, bientôt sortir de
presse. Et j'ai commencé la Genèse et
les livres de Samuel. Avant peu, nous nous mettrons
à la construction du
temple. »
Au commencement de l'année 1325, il
écrit à son ancien pasteur devenu un
ami : Mr. Wilks, une lettre dont nous donnons
quelques extraits :
« Raïatéa, 20 janvier 1825.
« CHER MR. WILKS,
« Alors qu'en Angleterre
j'étais certain jour assis auprès de
votre feu, je me suis promis de ne jamais vous
écrire sans avoir quelque bonne nouvelle
à vous annoncer en vous entendant flageller
une brave dame qui vous écrivait d'un pays
éloigné, « pour ne rien
dire ». Je bénis Dieu qui m'a
permis de vous communiquer de temps à autre
ce qui, dites-vous, est « comme de l'eau
fraîche pour une âme
altérée... »
« J'ai reçu votre lettre si
cordiale, si affectueuse, et je vous en remercie de
tout coeur. Elle m'est arrivée un Jeudi. Le
Vendredi, je l'ai lue à notre
congrégation ainsi que des extraits de
journaux qui les ont fort intéressés.
Je suis heureux que mes lettres vous aient fait
plaisir...
« Pour être certain
d'éviter les répétitions - car
je ne puis écrire à tête
reposée, mais emploie à cela quelques
minutes libres entre deux occupations - je diviserai
mon
épître en quatre points : la
famille, l'église, le village, nos
avant-postes.
« Vous avez probablement entendu
parler de l'état précaire de nos
santés ? J'ai la joie de vous dire que
la mienne s'est récemment fort
améliorée ; malheureusement, ma
pauvre femme est toujours très souffrante.
C'est pour nous une grande épreuve. Mais sur
tous les autres points, nous jouissons d'un bonheur
qui dépasse, je crois, la moyenne de ce dont
jouissent les mortels : nous sommes heureux
l'un par l'autre, heureux dans notre oeuvre,
heureux par le peuple au milieu duquel nous
travaillons. Il y a bien parmi les indigènes
de petites exceptions ; ce sont des
exceptions. Voici notre emploi du temps :
chaque matin, le Samedi excepté, nous sommes
à l'école de six à huit
heures. Le Lundi soir, nous avons des
réunions mutuelles : chacun aborde le
sujet qu'il désire, ce sont des
conversations. Le Mercredi soir,
prédication ; le Vendredi soir,
réunion générale des membres
baptisés et des communiants :
cantiques, prière, exhortations ; les
indigènes prennent aussi la parole. C'est
à ce service que sont signalés les
faits incompatibles avec la profession de
christianisme, les indisciplinés sont
exhortés. J'attache à ce service une
très grande valeur. Le Samedi, il y a
séance du tribunal. Cela dure
généralement de deux à trois
heures. Chaque fois qu'il y a quelque chose
d'important à juger, j'aime à y
assister pour pouvoir donner un avis,
empêcher une injustice, etc... Vous savez, je
pense, que nos Dimanches sont complètement
pris : six heures, réunion de
prière par les indigènes ; neuf
heures, le service. Mrs. Williams me lit ensuite
quelque oeuvre intéressante pour notre
édification mutuelle, excepté quand
il y a quelque navire anglais sur rade, auquel cas
je prêche toujours en
anglais. À une heure, la cloche sonne de
nouveau : réunion pour une étude
sur le sermon du matin. L'après-midi,
nouveau service, je prêche sur l'un des
sujets demandés par les indigènes.
Les baptisés sont divisés en trente
classes : chacune à son tour choisit le
sujet du sermon pour le Dimanche suivant. Le
dernier texte qu'ils m'ont demandé de
traiter, c'est le Cep et les sarments
(Jean
XV).
« Vous penserez probablement qu'il
n'y a rien dans cet emploi du temps que de
très ordinaire, et qu'il serait facile
d'accomplir le double. C'est vrai. Mais le
missionnaire des Îles-du-Sud doit s'occuper,
tout à la fois, de droit, de
médecine, de théologie ;
effectivement, depuis le départ de
frère Threlkel, c'est aussi à moi
qu'incombe le soin des malades.
« Un indigène arrive et me
dit : « Viens et tu
répartiras toi-même la terre du
district entre les familles. » Un autre
me dit : « Viens régler cette
affaire entre moi et mon adversaire. » Un
autre demande : « Viens me montrer
le meilleur emplacement pour édifier ma
maison. » Un autre :
« Viens marquer l'endroit de la
fenêtre. » Un autre :
« Viens marquer la direction à
donner au chemin. » Un autre :
« Viens saigner notre malade. »
Un autre : « Viens m'aiguiser cette
scie. » D'autres me disent les soucis de
leur coeur, d'autres, leur ardent désir de
suivre Jésus. Ces occupations
matérielles, ces visites au pasteur, avec
les services religieux, les réunions pour
affaires diverses, mon travail personnel et
d'intérêt général,
toutes ces choses remplissent la
journée.
« Parfois, au cours de
l'après-midi, nous dérobons une heure
pour la promenade, ou bien nous faisons une course
en mer, ou encore nous passons cette heure avec
l'une des
classes qui
a sa fête. Vous jouiriez, j'en suis
sûr, de ces petites fêtes toutes
simples.
« Un grand chef vient d'entrer. Je
lui parle en même temps que je continue
d'écrire. Il a provoqué des
difficultés récemment. Samedi
dernier, les indigènes m'avaient
invité à une de leurs fêtes, -
ils ne manquent jamais de le faire, - et ce chef
était là. Les tables étaient
abondamment servies et il y avait comme
sièges tout autour des sofas et des
tabourets. Le repas terminé, les discours
commencèrent ; ils ont toujours un
caractère sérieux et sont propres
à favoriser la bonne entente et
l'édification. Au moment du départ,
je dis quelques mots au chef sur les avantages de
l'union et de la coopération illustrant ma
pensée par une image :
« Vingt hommes s'attelant à un
tronc d'arbre peuvent facilement le transporter de
la montagne à la mer ; mais, si deux
cordes sont fixées à cet arbre, et
que dix hommes tirent en un sens et dix autres dans
l'autre, jamais on n'arrivera à amener le
tronc d'arbre jusqu'à la mer. » Le
chef acquiesça. Alors, j'appliquai mon petit
discours à sa récente conduite.
Après mon départ, il paraît que
la conversation roula sur le sujet abordé,
et il est venu me voir pour reconnaître son
erreur et son péché, me promettant
qu'à l'avenir il marcherait avec nous, -
comme autrefois, - la main dans la main.
« Dans mon emploi du temps, j'ai
oublié de mentionner que je consacre les
samedis après-midi à la visite du
village. En compagnie d'un diacre ou de plusieurs,
nous le traversons de part en part pour constater
si les chemins sont balayés et si les
maisons sont propres... Je fais tout ce qui est en
mon pouvoir pour inciter les
indigènes à la propreté et au
travail. Toutefois, je ferme un peu les yeux en ce
moment ; avec les reconstructions en cours il
y a tant à faire !
« Ma chère femme
connaît assez bien la langue maintenant, et
elle a une réunion de femmes
chrétiennes, réunion qui me donne
beaucoup de satisfaction. Une vingtaine parmi les
meilleures y assistent. Elles lisent ensemble un
chapitre, verset par verset et font quelques
réflexions a ce sujet ; puis elles
traitent un sujet qui leur a été
donné la semaine précédente.
Une autre activité de ma chère femme
a pour objet les femmes âgées les
boiteuses, les aveugles, les sourdes.
Celles-là forment aussi une classe dont elle
s'occupe deux fois par semaine. Elle les a
convaincues de se procurer des chapeaux qu'elle a
garnis. Quant aux vêtements, elle en a fourni
à celles qui n'avaient que des haillons.
Elles ont leur place réservée au
temple où elles forment un groupe d'une
quarantaine de personnes.
« Lorsque cette classe fut
inaugurée, Mrs. Williams fit une fête.
Quelques-unes de, ces femmes se levèrent
pour remercier. Voici quelques-unes de leurs
paroles : « Nous étions comme
mortes, et maintenant nous revenons à la
vie. Nous étions vieilles et affaiblies par
l'âge, maintenant, nous sommes jeunes encore.
Nous étions négligées et
méprisées, maintenant, notre soeur
aînée nous a cherchées et nous
mangeons des mets dont nos ancêtres n'ont
même pas entendu parler : de la
nourriture anglaise [allusion au plat de riz avec
de la mélasse] dans la maison de l'orometua
(1) !
Nous
étions sales et en haillons, maintenant,
nous avons de bons vêtements et même
des chapeaux.
Nous pensions que notre temps était
passé et que nous ne reviendrions plus
jamais dans le monde, nous étions mises de
côté comme des choses de rebut, mais
maintenant nous vivons à nouveau. Il est bon
d'avoir vécu jusqu'à ce jour. Tout
ceci nous le devons à la Parole de Dieu et
à ses compassions. » Ce groupement
a maintenant fréquemment ses fêtes,
et, à ces occasions, je vais
généralement passer une demi-heure
avec ces femmes âgées. Ceci est
entièrement l'oeuvre de Mrs. Williams, c'est
elle qui en a eu la pensée et qui dirige
tout.
« Notre nouvelle maison vient
d'être construite, et les grand'mères
se demandaient ce qu'elles pourraient faire ?
Elles décidèrent de former deux
groupes et que chacun d'eux ferait une grande
natte : une pour la chambre de jour
(2), l'autre
pour
le salon.
« On s'adresse aussi constamment
à Mrs. Williams pour tailler des robes, pour
l'enseignement de la couture, etc...
« Notre nouvelle habitation vient
d'être terminée : elle est
excellente... » Après quelques
détails sur la construction, le jardin, le
potager, Mr. Williams continue :
« L'église ne cesse de se
développer..., bien que la discipline soit
très stricte, nous n'avons pas eu à
prononcer d'exclusion depuis que nous sommes ici.
Voici quelques-unes des conditions
d'admission :
« Une conduite morale. La moindre
infraction à cette règle tombe sous
le coup de la discipline. Ceux qui sèment la
discorde sont considérés comme ayant
une conduite répréhensible, et sont
exclus.
« Ne pas négliger les
moyens de grâce.
« Croire en Jésus-Christ comme
unique Sauveur, et en sa mort expiatoire pour
effacer le péché.
« Manifester la foi dans les
mérites et la médiation du Christ par
la haine du péché, l'amour de la
sainteté et de ses
fruits... »
« Il a été
extrêmement difficile de chasser de leurs
coeurs une croyance aux oeuvres comme rendant Dieu
favorable. Certains faits me prouvent qu'il faut
être extrêmement prudent concernant les
admissions ..... Il semble que certaines notions
manquent tout à fait aux indigènes.
Nous ressemblons au premier homme sortant des mains
du Créateur avant qu'Il eût
soufflé en ses narines le souffle de vie.
Nous avons besoin de l'influence du Saint-Esprit
qui donne la vie et met dans l'âme un
principe vital...
« Lève-toi, aquilon, et
viens vent du Midi ! Souffle dans mon jardin
afin que mes aromates distillent... » Que
Dieu en soit béni ; bien que je vous
écrive ainsi, il y a des exceptions qui nous
causent une très grande joie...
« Le nouveau village
s'étend sur trois à quatre milles
[quatre à cinq kilomètres] ... Il
n'est pas sans avoir des désavantages, mais
les avantages sont en bien plus grand nombre. La
situation est bien meilleure que celle de l'ancien
poste. Il souffle toujours de ce côté
une bonne brise de mer.... enfin Utumaoro est
à une distance à peu près
égale des principaux districts. Le plus
grand inconvénient, c'est qu'en certains
endroits on manque d'eau pendant la saison
sèche ; mais, comme on trouve partout
une eau excellente à une profondeur de un
à trois mètres, nous installerons des
pompes... Nous n'avons pas ici les deux magnifiques
cours d'eau qui traversaient notre
précédent village. Même cela
aura son avantage.
Au lieu d'avoir les bains en commun dans la
rivière, les indigènes auront,
chacun, leur petite case pour bains...
« Vous allez me dire que je
construis des châteaux en l'air ; une
seconde tour de Babel avec confusion de langues. Je
crois pouvoir répondre bien nettement que
ceci n'est pas à craindre... Les
indigènes travaillent avec ardeur, ils ne
sont qu'un coeur et qu'une âme en cette
affaire...
« Et, maintenant, quelques
nouvelles de nos avant-postes : bonnes
nouvelles de Rurutu. Le chef est venu à
nouveau m'amenant un élève à
former. Il sait déjà faire une porte
avec panneaux. Je viens de le mettre au tour.
Bonnes nouvelles aussi d'Aïtutaki. Elles me
furent apportées par l'équipage du
bateau que je croyais perdu. Pauvres gens !
Ils ont terriblement souffert sept semaines
durant... De Rarotonga aussi, j'ai d'excellentes
nouvelles. L'idolâtrie est abolie. Les
indigènes ont élevé un temple
de deux cents mètres de long, et tous ceux
qui viennent ne peuvent y entrer. Vous pensez
peut-être que j'ai fait une erreur de
chiffres. Non, ce n'est pas le cas. Quelles grandes
choses accomplies en peu de temps ! Quel
encouragement à travailler pendant qu'il
fait jour. Cher Monsieur, employez votre dernier
souffle à plaider la cause des missions
parmi les païens !
« Je reste,
« John WILLIAMS. »
À la demande des missionnaires de Tahiti,
demande approuvée et soutenue par les
délégués qui avaient
visité la Mission en Polynésie, la
Société de Londres avait
accordé l'autorisation de louer chaque
année un navire pour une certaine
période. Le « Haweiss » fut loué. John
Williams
aurait désiré partir, mais le sort
désigna un autre missionnaire pour la
tournée en perspective. Par la suite, il vit
en cette affaire la main du Seigneur, car pour
plusieurs raisons il était nécessaire
qu'il restât à Raïatéa
à ce moment-là.
Son influence allait grandissant et sa
présence, ses labeurs, faisaient obstacle
aux vices des indigènes restés
réfractaires à l'influence de
l'Évangile et à ceux des visiteurs de
passage. Ceux-ci ne manquèrent pas de se
faire les porte-paroles d'une minorité
dépravée, et la calomnie se donna
libre carrière contre le missionnaire. De
cela, il ne se serait absolument pas
inquiété, connaissant les raisons qui
poussaient ses accusateurs et la fausseté
des accusations, sachant aussi que la calomnie
n'obtiendrait aucun crédit dans l'île.
Mais il apprit indirectement que le consul anglais
à Tahiti avait fait à son sujet un
rapport défavorable au gouvernement anglais.
C'est ce qui l'amena à écrire la
lettre suivante aux directeurs, de la
Société des Missions à
Londres.
« ... La première
accusation dont je suis l'objet se rapporte au
navire Z... et je vous assure que ce n'est pas
volontiers que je touche à ce sujet,
craignant de nuire au capitaine, mais je suis
obligé de vous exposer cette affaire
puisqu'on a assuré au consul anglais
à Tahiti que, les indigènes avaient
fixé des cordes à la quille du navire
et qu'ils avaient essayé de l'échouer
sur le rivage.
« Voici ce qui s'est
passé : pendant que le navire Z...
était sur rade, on découvrit que
trois femmes étaient à bord
(3).
Comment s'y
trouvaient-elles ?
On ne le savait pas. Le roi Tamatoa
écrivit plusieurs lettres au Capitaine et
lui envoya des messagers, il ne daigna pas
répondre. Enfin, deux indigènes
reçurent l'autorisation de chercher ces
femmes dans la cale. C'était une simple
farce. Comment auraient-ils pu les découvrir
dans la cale encombrée d'un grand
navire ! Leur recherche fut donc inutile, et
toutes les mesures pacifiques prises par le roi
rendues inutiles. Les choses en restèrent
là. Vint le moment où le Z...
s'apprêta à partir. La relève
des ancres se fit, mais le vent soufflant avec
violence, le navire ne put sortir du port. Le
peuple comprenant que les femmes indigènes
allaient être emmenées fut
exaspéré. Tout le village
était en effervescence. Le roi et les chefs
s'assemblèrent, et je demandai d'assister
à leur séance. Deux propositions
furent examinées : saisir les chaloupes
quand l'équipage descendrait à terre
le soir, et faire celui-ci prisonnier
jusqu'à ce que les femmes soient
relâchées. Ou bien encore, envahir le
navire, s'assurer de la personne des matelots et
rechercher les femmes. Après de longues
discussions, ils me demandèrent ce que je
pensais ?
« Je déconseillai nettement
l'une et l'autre lignes de conduite, les
avertissant qu'elles pouvaient avoir des suites
très graves, qu'il pourrait y avoir des
représailles entraînant mort d'hommes
et que leur réputation pourrait en souffrir.
Mais je conseillais au roi d'écrire à
nouveau au capitaine et de l'avertir que si les
femmes étaient emmenées, lui et les
chefs écriraient au gouvernement anglais
à ce sujet. Je les engageai aussi à
écrire au propriétaire du navire. Ma
proposition fut adoptée. Le lendemain,
cependant, les indigènes se rendirent en
foule sur le navire, mais je n'en savais rien.
Ayant à parler au Capitaine, je me rendis à bord
et
vis, à mon grand étonnement, que les
ponts étaient couverts de
Raïatéens. Je demandai au Capitaine
pourquoi il avait admis tant d'indigènes
à son bord ? « Je suppose
qu'il n'y a pas de danger ? »,
demanda-t-il. Je lui répondis que non et le
priai de descendre avec moi. Une fois dans le
salon, je fis une exposition minutieuse des
faits ; je lui dis les décisions que
les indigènes avaient été sur
le point de prendre et les conseils que j'avais
donnés. Il me répondit qu'il
était désolé et qu'il ignorait
que des femmes fussent à bord. Si elles s'y
trouvaient, on les renverrait à la nuit. Il
me demanda ensuite de bien vouloir m'employer
à renvoyer à terre les
indigènes. J'appelai le roi qui était
resté sur le pont. Il descendit à son
tour et je lui communiquai la réponse du
capitaine. En même temps, je le priai de bien
vouloir commander aux indigènes de regagner
le rivage, ce qui fut fait. Les femmes furent alors
amenées et une note d'excuse fut
envoyée avec elles. Je considère
comme providentiel que je me sois trouvé
à bord au moment critique, autrement je ne
sais trop comment les choses auraient
tourné.
« On fait aussi courir le bruit,
et cela vient de la même source, que nous
avons ici l'Inquisition : qu'on coupe les nez
et les oreilles, qu'on arrache les yeux et que
d'autres cruautés de ce genre sont
pratiquées ici. Il est inutile, je pense,
que je réfute de semblables
allégations. Nulle part, il n'y a plus de
liberté religieuse qu'ici, et on trouverait
difficilement quelqu'un qui tînt plus que moi
à cette liberté. Depuis que je suis
ici, j'ai été mis au courant de
toutes les affaires jugées, de toutes les
peines infligées, et j'affirme positivement
que rien de tel ne s'est jamais passé. Il
est vrai qu'il y eut une proposition à l'effet de
couper les oreilles des femmes qui étaient
allées à bord du Z... et on demanda
mon consentement. Naturellement, je refusai, mais
je consentis à ce qu'elles eussent la
tête rasée.
« Il y a quelque temps, on essaya
de tirer une confession d'un repris de justice, en
employant ce que les matelots nomment le
scotch-winch... Dès que j'entendis parler de
la chose, je m'opposai à cette façon
de procéder, insistant pour qu'on n'y
revînt pas. Et la chose n'a jamais
été recommencée depuis.
À cela se réduit la prétendue
torture exercée à
Raïatéa. Personne n'en a jamais
souffert. »
N'est-il pas douloureux de penser que les
« civilisés » soient si
souvent des éléments de
désordre loin de la Mère-Patrie et
qu'ils donnent de si tristes exemples à ceux
que le labeur et l'amour des missionnaires ont
amenés à Christ.
Depuis le jour qu'il avait découvert
Rarotonga, John Williams avait donné une
place toute particulière à cette
île dans ses pensées et dans son
coeur. Bien qu'il eût la plus entière
confiance dans les missionnaires qu'il y avait
placés et surtout en Papeiha, il savait que,
sans le concours des missionnaires
européens, les progrès des
indigènes dans la connaissance et la
piété seraient relativement lents et
superficiels. Aussi avait-il écrit au
Comité de Londres pour demander qu'on
envoyât un missionnaire dans cette île.
Cette requête, appuyée par les
délégués MM. Tyermann et
Bennett, avait été
agréée et Mr. et Mrs. Pitman furent
envoyés à destination de Rarotonga.
Ils arrivèrent à la fin de
l'année 1825 à Tahiti. John Williams
en ressentit la joie la plus vive, et partant
immédiatement à leur rencontre, il
les ramena à Raïatéa en
décembre pour les y garder jusqu'à ce qu'il
fût possible de partir pour Rarotonga.
« ... Nous avons habité sous son
toit tout le temps de notre séjour à
Raïatéa, écrit Mr. Pitman ;
et nous étions traités comme si nous
avions fait partie de sa famille. Il nous aida de
tout son pouvoir pour tout ce qui concernait la
grande oeuvre à laquelle nous avions
consacré nos vies. Raïatéa
était alors à l'apogée de son
développement ; et quelle joie
c'était pour nous de constater les triomphes
de l'Évangile en ce pays. Nous fûmes
alors les témoins du labeur incessant de
notre cher Frère, dans l'oeuvre à
laquelle il s'était donné corps et
âme... Souvent le sujet de conversation
était le salut du monde, un feu s'allumait
aussitôt dans le coeur de Williams. - Rien ne
le préoccupait davantage que
l'évangélisation des îles du
Pacifique. - « Pitamani
(4), me
disait-il, j'ai l'impression que de se confiner
ici... c'est perdre sa vie. Cette pensée
m'est insupportable. Des dizaines de mille
périssent dans des îles qui ne sont
pas très éloignées d'ici, et
il faut restreindre ses labeurs à quelques
centaines d'indigènes et à une seule
île ! J'en souffre de façon
intense. Il faut que quelque chose soit fait. Et si
la Société des Missions de Londres ne
peut s'en charger, il faut chercher ailleurs. Si
j'avais un navire, il n'y aurait pas une seule
île du Pacifique qui ne fût
visitée Dieu voulant, et des
évangélistes y seraient
placés. » Son âme
d'apôtre allait d'une île à
l'autre, n'attendant que les moyens d'y porter le
Pain de Vie... »
John Williams ne pouvait se reposer sur ce
qu'il avait déjà accompli. La
pensée de ce qui restait à faire
l'écrasait. Cet état d'esprit le
rendait parfois malheureux,
inquiet, anxieux. Les raisons qui l'avaient
poussé à demander son changement de
Raïatéa subsistaient, et l'obligation
de se confiner dans une tâche qu'il jugeait
insuffisante lui infligeait une véritable
souffrance. Quand il voyait les choses du point de
vue des membres du Comité, il comprenait que
leur prudence - était une obligation ;
mais lorsqu'il ne les voyait plus qu'au travers de
son zèle brûlant pour la cause de
Christ, il ne pouvait retenir son indignation
contre une économie qui, pour
épargner quelques centaines de livres
sterling par an, laissait mourir des myriades de
païens auxquels on aurait pu annoncer
Christ.
En août 1826, il écrit au
Comité de Londres ce qui suit :
« Nous avons reçu votre
communication approuvant ce qui avait
été décidé avec vos
délégués pour la visite des
avant-postes. Mais il faudrait se souvenir que la
somme placée à notre disposition
était applicable à un voyage aux
Îles Hervey
(5),
à
Rurutu, etc... La création de nouveaux
postes entraînera de nouvelles
dépenses, et je voudrais attirer l'attention
des Directeurs sur la nécessité
d'aller de l'avant. Voici des missionnaires qui
travaillent dans des champs limités quand
des milliers meurent tout près d'eux
attendant qu'on leur annonce Christ. Nous
trouverions facilement dans nos Églises
cinquante indigènes prêts à
partir. Avec l'addition d'une petite dépense
annuelle de 5 à 700 livres sterling, nos
travaux pourraient être multipliés par
dix. Les Marquises, l'archipel des Navigateurs
(6), les
Nouvelles-Hébrides, la
Nouvelle-Calédonie, la
Nouvelle-Guinée, etc... seraient facilement
conquises.
Pourquoi
nous retenir (7) quand tout est à
notre
disposition, excepté l'argent. Des
îles déjà
visitées : Rurutu, Xitutaki, Rarotonga,
etc.... nous pouvons presque dire :
« Nous sommes allés, nous avons
vu, nous avons vaincu. » Si en ces
endroits nous avons eu un tel succès,
n'est-il pas permis d'espérer qu'il en sera
de même ailleurs ?
Généralement, ce sont les
maîtres qui poussent leurs serviteurs
à l'action. Ici c'est le contraire. Nous
avons à vous presser de nous laisser
agir. » (« We have to urge
you »).
Mr. Pitman remplaçait maintenant John
Williams à l'école ; et celui-ci
s'occupa davantage de l'église. Il redoutait
pour l'indigène l'oisiveté. Et ceci
le poussa à s'initier à l'art du
cordier. Il fit donc une sorte de manivelle et les
outils nécessaires, et, se servant de
l'enveloppe fibreuse de la noix de coco et des
tiges du bananier, il réussit à faire
des câbles et des cordes d'une
solidité à toute épreuve dont
la vente était assurée.
Dans une lettre qu'il écrit aux
membres de sa famille en novembre 1826, nous
trouvons les détails qui suivent :
« J'ai tellement à vous
dire que je ne sais trop par quoi commencer ?
Et puis je crains aussi de dire trop ou trop peu.
Je puis toujours annoncer que nous nous proposons
d'aller passer quelques mois à Rarotonga
pour aider à l'installation de Mr. et Mrs.
Pitman... Vous serez heureux d'apprendre que notre
Société auxiliaire des Missions
à Raïatéa a envoyé trois
cents livres sterling. Les enfants, trente livres.
Cet envoi est pour deux ans. De plus, nous
entretenons nous-mêmes les six missionnaires
des avant-postes. J'ai l'impression que peu
d'Églises d'Angleterre font autant que nous
pour les Missions.
« ... Je reviens d'une petite
fête scolaire célébrée
à l'occasion de l'ouverture d'une nouvelle
école. Il y avait là au moins quatre
cents enfants. Ils firent une procession avec
bannières déployées... Puis
prédication et examens.
« J'ai eu de bonnes nouvelles de
Rurutu. Mr. Stutchbury vous dira ce qu'il a vu
là-bas quand il s'y trouvait. Je regrette
d'avoir à vous annoncer le départ de
Mr. et Mrs. Bourne à cause de la
santé de celle-ci. Mr. et Mrs. Platt sont
à Bora bora ; nous pensons aller passer
quelques jours avec eux. De là, nous irons
à l'inauguration du temple de
Huahiné, qui est presque terminé. Et
puis ce sera le départ pour Rurutu et
Rarotonga. Nous voici donc avec des voyages en
perspective pour plusieurs mois.... mais toujours
à l'oeuvre dans la moisson ; et il y a
beaucoup à faire en
vérité.
« Je vais donner à vos
maris, mes chères soeurs, une cure certaine
pour femmes grondeuses. J'ai ici un jeune homme qui
travaille pour moi, il a bon caractère et
est un peu farceur. Sa femme l'aime, mais parfois
la langue de Madame souffre de terribles
démangeaisons. Et alors les reproches
pleuvent. Le mari écoute, recueilli, les
effusions de sa colère, et tandis qu'elle
gronde, il ouvre son Nouveau-Testament et commence
à lire à haute voix. Alors sa femme
de crier : « Pourquoi cet homme se
met-il à lire la Parole de
Dieu ? » Le mari de
répondre : « Pour calmer ton
esprit ma chère, et pour m'aider à
supporter les décharges de ta colère,
de crainte que la mienne ne
s'allume à son tour. » Sa femme
sentant qu'elle perd son temps vient l'embrasser,
sourit de sa folie, et promet qu'à l'avenir
elle tiendra sa langue en bride.
« Dites à mon cher
père que mes mains sont toujours
occupées à la meilleure des
tâches. J'espère, je crois qu'il est
fidèle à sa profession ; je prie
qu'il en soit ainsi et qu'il fasse honneur à
son divin Sauveur. Je ne cesse de demander à
Dieu qu'il soit amené jusqu'en la Bergerie
ainsi que mes chers frères. C'était
là aussi la supplication de notre
très chère et excellente mère,
la meilleure des mères ; et nous savons
que la prière du juste a une grande
efficace. Qui dira toute la puissance d'une telle
intercession ? Employons-nous donc mes
chères soeurs à faire tout ce qui
dépend de nous pour que soit atteint ce qui
constituait les plus hautes ambitions de notre
chère Mère quand elle était
encore avec nous. Quel privilège lorsque
père, mère, fils, filles, tous se
sont placés au bénéfice du
Sang précieux répandu pour les
pécheurs ! »
Donnons encore cet extrait de lettre
écrite à des amis, extrait qui
complète le
précédent :
« Dix ans que nous avons
quitté les amis dont nous nous souvenons
avec beaucoup d'affection ! Mais nous ne
regrettons pas d'avoir passé ce long laps de
temps au service d'un tel Maître. Bien au
contraire, nous en avons de la joie en constatant
que notre service n'a pas été vain.
De quatre à dix personnes sont
ajoutées chaque mois à
l'église, et la conduite des membres
professants nous donne toute satisfaction...
« Il vient d'y avoir ici une terrible
épidémie. Neuf ou dix
décès. Nous avons toutes raisons de
croire que sept ou huit
indigènes sont morts en Christ. Parmi
ceux-là, trois eurent une mort
triomphante... L'un d'eux suppliait qu'on ne fit
quoi que ce soit pour le retenir ici-bas, car il
désirait ardemment partir pour être
avec le Seigneur... »
À cette lettre, Mrs. Williams ajoute
quelques lignes : « Mon cher John
est extrêmement occupé,
écrit-elle. Tous ses instants libres sont
employés à traduire les
Écritures. Plusieurs chrétiens sont
morts. Mon cher John a soigné les malades
jour et nuit, et Dieu a béni ses soins pour
plusieurs.
« Depuis ma
précédente lettre, nous avons
été réjouis par la naissance
d'un autre délicieux bébé, un
petit garçon. Nous l'avons nommé
Samuel et prions qu'il soit vraiment un Samuel. Il
a maintenant huit mois (8). Notre
cher fils aîné
est à l'école de Mooréa. C'est
sa seconde année. C'est pour nous un grand
sacrifice, mais comme il s'agit de son bien, nous
l'avons remis à la Garde du
Tout-Puissant.
« Mr. et Mrs. Pitman sont encore
avec nous, mais ils se préparent à
partir pour Rarotonga, et mon cher John a
formé le projet que nous les accompagnions
pour les aider à s'installer et à
établir le village missionnaire. Ni l'un ni
l'autre ne jouissent d'une très bonne
santé, et seuls ils seraient
submergés par tous les détails et
toutes les difficultés d'une installation
à Rarotonga. Voici un an qu'ils sont avec
nous, et nous sommes très attachés
les uns aux autres... »
Cependant il se passa encore quelques mois
avant qu'on trouvât un navire pour accomplir
le voyage projeté. Et lorsque navire et
équipage furent enfin trouvés, en
avril 1827, la situation n'était plus
à Raïatéa ce
qu'elle était quelques mois auparavant. Le
missionnaire de Tahaa, Mr. Bourne, qui avait
accepté de s'occuper de l'île en
l'absence de son ami avait dû s'embarquer
pour l'Australie à cause de la santé
de sa femme. Les autres collègues de
Williams refusant de se charger de
Raïatéa, il fallait qu'il
renonçât au voyage, projeté ou
qu'il installât un diacre pour prendre soin
de l'église en son absence. Il n'ignorait
pas que le ministère indigène -
extrêmement précieux lorsque soutenu
et surveillé par le missionnaire d'Europe -
était fort insuffisant quand il était
laissé à lui-même. Que
faire ? Que décider ? Après
tout, ce n'était qu'une absence de trois ou
quatre mois, et il avait promis aux Pitman qu'il
les aiderait à s'installer. À Papeiha
qui l'appelait au secours, il avait aussi
répondu qu'il arrivait. Effectivement,
c'étaient maintenant des milliers de
Rarotongans qui demandaient qu'on les
instruisît, et qu'on leur enseignât
l'Évangile. Papeiha et son ami ne pouvaient
suffire à la tâche. Enfin, partir,
c'était aller de l'avant ;
c'était la possibilité de
découvrir d'autres îles encore
païennes, c'était satisfaire ce besoin
d'apostolat qui brûlait toujours si intense
en son coeur ; partir c'était le
devoir. Il prépara donc l'un de ses
fidèles diacres à la pensée de
son départ, et à prendre la direction
de l'oeuvre en son absence. Son choix
s'était porté sur Tuahiné,
l'un des premiers convertis de la mission à
Tahiti. Tuahiné avait suivi John Williams
à Raïatéa et avait toujours
été son bras droit. Il était
digne de la charge et de l'honneur que lui
conférait le choix du missionnaire. Les
Williams se préparèrent donc à
accompagner leurs amis Pitman à
Rarotonga ; l'île qui devait être
le champ d'activité de ceux-ci.
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