Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE NEUVIÈME

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À LA RECHERCHE DE L'ÎLE FANTÔME. - RAROTONGA ENFIN. - TRISTE RÉCEPTION. - PAPEIHA RESTE SEUL. - RETOUR TRIOMPHAL. - DES NOUVELLES DE MAUKE : UNE LETTRE DE LORD BYRON. - RAÏATÉA, PÉPINIÈRE DE MISSIONNAIRES. - UNE CROISIÈRE AUX ÎLES AUSTRALES. - MAUVAISES NOUVELLES DE SYDNEY. - VENTE DU « MATAMUA ». - LETTRE AUX DIRECTEURS. - ON DÉCIDE DE CHANGER D'EMPLACEMENT LE VILLAGE MISSIONNAIRE, D'OPOA A UTUMAORO.


 

TE MATAMUA » a repris l'Océan. On se dirige vers Rarotonga : l'île fantôme. Les gens de Rarotonga emmenés à Aïtutaki n'ont jamais pu retrouver leur île, et sont restés à Aïtutaki. John Williams a été frappé par l'intelligence de Romatane, et il est certain que celui-ci a donné la bonne direction. Mais hélas ! Un vent violent se lève, un vent debout (1), et il faut se résigner à courir des bordées. Les jours passent, les provisions du bord sont presque épuisées et on n'a pas découvert Rarotonga. C'est le matin, le soleil émerge de l'Océan, le capitaine vient rejoindre Williams sur le pont. La goélette est jetée de-ci de-là par les vagues. La mer est toujours démontée. Le capitaine sonde anxieusement l'horizon dans toutes les directions. Rien, toujours rien ! À plusieurs reprises il recommence à sonder l'immensité. Rien, rien ! Mais vers le Sud-Ouest de grands nuages menaçants s'élèvent au-dessus de la mer. Alors, allant à Williams, le capitaine dit : « Monsieur, il faut abandonner la recherche de l'île, les vivres vont manquer et nous sommes menacés de mourir de faim. » Je lui demandai - écrit le missionnaire - de continuer à diriger vers le Sud-Ouest-Ouest jusqu'à huit heures du matin, c'est-à-dire une heure de plus ; car je savais qu'il avait dit vrai et que les provisions manquaient. Ce fut une heure pénible, une heure douloureuse, pendant laquelle l'anxiété et l'espérance luttaient en moi. Quatre fois de suite j'envoyai un indigène au haut du mât. Il remonta pour la cinquième fois, et alors que dans la demi-heure qui suivait nous devions abandonner notre recherche, nous l'entendîmes enfin crier : « Téie ! Téie, taua fenua nei ! » (2).

Le revirement qui se produisit en nos pensées fut intense, instantané ; j'en ressentis une impression si profonde qu'elle reste ineffaçable. La joie transforme les visages. Nous nous félicitons les uns les autres. Nous élevons nos voix pour bénir Dieu qui couronne de succès notre voyage... Les nuages qui enveloppaient les hautes montagnes de l'île s'effaçaient à mesure que le soleil s'élevait ; et nous admirions les profondes vallées, les rochers, la splendeur du paysage qui s'offrait à nos yeux... Puis nos pensées se reportèrent sur les habitants... Quelle réception allaient-ils nous faire ? Nous nous demandions si, sur ce point, le Seigneur ferait aussi réussir notre voyage.
Les indigènes de Rarotonga revoyaient avec émotion leur pays (3).

Notre brave Papeiha, dès que nous fûmes à quelque distance du village, s'offrit à descendre pour prendre contact avec les indigènes. Ceux-ci couvraient la plage. On mit à la mer une pirogue qu'on avait chargée à Aïtutaki pour le débarquement, et Vahineino, l'un des indigènes que nous ramenions, y descendit avec Papeiha.

L'accueil fut cordial. On conduisit les deux passagers au roi Makea. Celui-ci, tatoué de l'a tête aux pieds, à l'épiderme d'une jolie couleur orangée, ce qu'il faut attribuer aux produits employés pour le tatouage, paraît-il. Derrière le roi, derrière tous les arbres, dans les buissons, une foule d'indigènes suivaient des yeux Papeiha et Vahineino.

« Nous sommes venus vous dire que dans bien des îles de la mer on a brûlé les idoles. Aujourd'hui, nous venons à vous - avant que vous vous soyez complètement exterminés dans vos guerres - pour vous parler du grand Dieu notre Père, qui, par son Fils Jésus-Christ, nous a enseignés à vivre comme des frères. Nous ramenons de Aïtutaki des gens de votre pays qui ont accepté de vivre en chrétiens, et d'autres personnes qui resteront pour vous enseigner la Bonne Parole de Dieu. »
Quand Papeiha se tut, Vahineino dit : « La cousine du roi : Tapaiza est sur le bateau. L'homme blanc Wiriamu l'a ramenée ainsi que nous tous. »

Makea montra une grande joie de cette nouvelle. « Je vais aller jusqu'au bateau, dit-il, et j'en ramènerai mes gens et ces hommes. » Tout aussitôt il entra dans sa grande pirogue et se fit pagayer jusqu'à la goélette. Il montra la plus grande joie en revoyant sa cousine ; ils tombèrent sur le cou l'un de l'autre, pleurèrent et se frottèrent le nez longuement.
« Êtes-vous les Cookees, demanda le roi aux missionnaires ?
- Les Cookees ?
- Oui ! Des gens venus de Tahiti, chassés par la tempête sur leur pirogue à la dérive ont été portés par les courants à Rarotonga ; ils nous ont dit qu'il existait des hommes qui n'avaient pas la couleur ordinaire, et étaient blancs. On les nomme Cookees à cause de leur grand chef Cook qui a visité Tahiti autrefois. Et puis, disent-ils, d'autres Cookees sont venus, des serviteurs de Téhovah et Tetetry [Jéhovah et Jésus-Christ]. Ils ont apporté des opahi [haches] qui coupent les arbres bien mieux que nos cognées en pierre. Ils ne se servent plus des os des bras et des jambes pour faire des outils et creuser leurs pirogues, et les enfants ne crient plus quand on leur coupe les cheveux, comme ils le faisaient quand on employait des dents de requins. Maintenant les Cookees ont apporté des instruments brillants qui coupent très bien [les ciseaux]. Et si on veut se voir, il n'est plus nécessaire d'aller se regarder dans l'eau ; ces gens ont apporté de petites choses brillantes où l'on peut se voir parfaitement...
« Et cette femme de Tahiti nous a encore dit bien des choses extraordinaires, dit Makea. Tu as la peau blanche, tu es donc de la tribu des Cookees ? »

De fait, les gens de Rarotonga avaient été si émerveillés par tout ce que les Tahitiens avaient dit, ils désiraient tellement l'arrivée des bons Cookees donnant des choses si utiles aux indigènes, qu'ils s'étaient mis à prier leurs dieux de leur envoyer le capitaine Cook, Voici la prière que nous tenons d'un vieillard, un prêtre : « O grand Tagaroa, envoie-nous ton grand bateau, et que nous puissions voir les Cookees 1 Grand Tangiia, envoie-nous une mer morte, envoie-nous une tempête propice, donne-nous des clous, du fer, des haches, et que nous voyions aussi ces grandes pirogues sans balancier... » Un oncle du roi avait même élevé un autel à « Tététry » [Jésus-Christ].

Après une assez longue conversation, durant laquelle nous expliquâmes qui nous étions, Makea descendit dans sa pirogue avec sa cousine, ses sujets et les évangélistes, Et la petite goélette missionnaire s'éloigna de la côte pour croiser en mer pendant la nuit. L'océan est trop profond autour de Rarotonga pour qu'on y puisse jeter l'ancre et il n'y a point de bon port, La nuit tomba. Papeiha et ses amis faisaient leurs petits préparatifs pour se reposer, quand il leur sembla entendre un bruit insolite qui dominait les détonations et les sifflements des vagues se brisant sur la côte. C'était le bruit de pas nombreux. Ils se mirent à écouter avec quelque inquiétude, se demandant ce qui allait se passer.

Bientôt, un homme surgissait des ténèbres, et s'adressant à Papeiha, il demanda qu'on lui remît la femme d'un des évangélistes. Il en avait déjà dix-neuf, la femme qu'il demandait serait la vingtième et régnerait sur le harem. Les évangélistes essayèrent de raisonner, ils expliquèrent que cela ne se faisait pas chez les chrétiens, les femmes pleuraient...
« Qu'on prenne la femme », ordonna le chef (4).
Celle-ci résista, les autres luttèrent avec elle ; leurs vêtements furent mis en pièces et il est probable que les hommes eussent été tués et les femmes emportées si Tapaiza, la cousine de Makea, n'était survenue. Elle s'opposa au chef, argumentant, disant tout le bien qu'elle avait reçu des chrétiens, luttant même contre lui au péril de sa vie, pour lui arracher la femme saisie.
Après Dieu dont elle fut l'instrument, c'est grâce à elle que les femmes de nos évangélistes furent gardées en cet extrême péril. L'intrépidité de Tapaiza, la crainte du roi, amenèrent le chef à se retirer avec sa troupe.
Papeiha et les évangélistes passèrent une triste nuit. Tapaiza refusa de les laisser un seul instant. Avant le lever du soleil, alors que l'île était encore couverte de brouillard, ils rejoignirent leur pirogue et partirent à la rencontre de la goélette missionnaire.

Quelle triste histoire entendit John Williams. Il en consigna les détails dans son journal, détails trop horribles pour être publiés. « Scènes d'une immoralité grossière, répugnante, abominable, et qu'on ne peut que signaler. Il est bon qu'elles le soient cependant, ajoute le révérend Prout, afin qu'on puisse mesurer la grandeur du changement qui s'opéra au sein de ce peuple, dans les années qui suivirent. »

Découragés par les détails entendus, nous pensions. qu'il était sage d'abandonner pour l'instant cette île ; mais notre cher ami Papeiha, l'un de ceux qui avaient été cruellement traités au cours de la nuit, au lieu d'unir ses regrets aux nôtres, s'offrit à rester seul à Rarotonga, si nous voulions lui envoyer de Raïatéa un aide qu'il nomma : Tibério. Voyant qu'il était absolument résolu et qu'il avait tout pesé, nous accédâmes à son désir. Papeilia laissa à bord tout ce qui lui appartenait, n'emportant que les habits qu'il avait sur le dos, son Nouveau Testament et un petit paquet de livres. Nous l'entourâmes de nos prières, demandant à Dieu que le petit troupeau [Papeiha et les six indigènes de Rarotonga qui s'étaient convertis à Aïtutaki et que nous avions rapatriés] devinssent le noyau d'une Église chrétienne à Rarotonga...

Mettant le cap sur Raïatéa, nous rentrions au port après une absence de cinq semaines, ayant suspendu aux vergues du navire les idoles que nous rapportions comme trophées de victoire. Un grand service d'actions de grâce eut lieu au temple le Vendredi suivant. Comme cantique d'ouverture, les indigènes chantèrent celui du Jubilé : « Faaoto i te pû : Sonnez trompettes, sonnez ! » Ensuite, nous fîmes un résumé de notre voyage, puis nous présentâmes les chefs d'Aïtutaki. Nos Raïatéens firent alors plusieurs discours (5). En voici quelques extraits :

« Ce jour n'est pas le premier de ma joie, dit Tuahiné. Nous avons déjà vu par le télescope ces mauvais esprits suspendus aux extrémités des vergues quand le navire entrait dans la passe. Maintenant ils sont suspendus ici ! Il y a certaines choses que nous nommons le poison des mers. Ces idoles ici exposées étaient le poison de la terre, car par elles le corps et l'âme étaient empoisonnés. Mais réjouissons-nous ; leur règne est arrivé à son terme. Nous ne pensions pas qu'on aurait pu le renverser si promptement... »

Puis s'adressant aux inconvertis dans l'assistance, il continua en disant :
« Voici ! Ils sont encore vos dieux ! bien que vous n'en conveniez point. O regardez à Jésus ! C'est par sa puissance que ces idoles ont été conquises. Et comment pouvez-vous lui résister ? Les idoles servent de bois pour le feu, mais le Dieu sans limites échappe à la force, sa tête ne peut être atteinte. Ces faux dieux sont vaincus, mais le Dieu invisible subsiste éternellement. Autrefois, ces idoles exposées en spectacle devant nous étaient invincibles ; mais la puissance de Dieu s'est manifestée ; elle est allée de l'avant. Les hommes sont devenus des chrétiens, et les sauvages des frères en Christ... »

Un autre se leva et dit :
« Nous avons prié Dieu de manifester son pouvoir afin que Sa Parole soit annoncée et que son bon règne puisse s'étendre, et voici que chacun peut voir de ses yeux les effets de cette puissance. Ces idoles n'ont pas été saisies à la pointe de lances trempées dans le sang humain, pas de canons, pas de massues ; pas d'autre arme que le puissant Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ. Autrefois, tout appartenait aux idoles : porcs, poissons, aliments, les hommes, les femmes, les enfants. Et maintenant voyez-les honteusement exposées. ... On a nommé notre navire le bateau de Dieu, et il est bien cela, car il a porté l'Évangile aux îles éloignées et a rapporté les trophées de Sa victoire. La louange est-elle dans chacun de nos coeurs ? Avons-nous tous de la joie ? Si oui, ne nous réjouissons pas seulement de ce que les démons sont assujettis, mais de ce que nos noms sont inscrits dans le livre de la vie. »

« Le chef d'Aïtutaki a bien voulu me donner quelques détails sur chaque idole, écrit John Williams. Je remis vingt-cinq de ces faux dieux à la délégation de la Mission de Londres, alors à Tahiti ; six autres furent envoyés en Angleterre et la plupart sont actuellement au Musée. Voici un extrait de cette liste donnant les attributs de chaque idole. »

N° 2 : Te-ronqo. L'une des grandes divinités nommée kai-tangata ou mangeur d'hommes. Le prêtre de cette idole était inspiré par le requin.

N° 8 : Tangaroa. Le grand dieu national d'Aïtutaki et des îles adjacentes. Il tient le filet avec lequel il prend les âmes des hommes quand elles s'envolent de leurs corps, et une lance avec laquelle il les tue.

N° 15 : Un bâton avec des pièges à son extrémité ; sortes de lacets fabriqués avec la fibre du cocotier et que le prêtre employait pour capter l'esprit du dieu. On s'en servait quand une femme désirait que l'enfant espéré fût un fils et un guerrier célèbre. En temps de guerre, on l'employait aussi pour attraper le dieu par la jambe afin que son influence s'exerçât en faveur de ceux qui faisaient célébrer la cérémonie.

N° 18 : Ruanuu. Chef de Raïatéa parti dans les temps anciens pour s'établir à Aïtutaki. On a conservé sa généalogie. Il mourut à Aïtutaki et fut déifié comme Te atua taitai tere, « le conducteur des flottes ». Les Raïatéens ont aussi plusieurs traditions intéressantes qui se rapportent à Ruanuu. À cette idole est suspendu un vieux mouchoir de soie déchiré et le pied d'un verre à boire. Ces deux choses provenant du navire de Cook - avaient été dédiées à Ruanuu, « le conducteur des flottes », qui avait guidé vers leurs rives le célèbre navigateur Cook.

N° 25 : Taau avec son éventail, etc. ... le dieu du tonnerre. Quand les coups de tonnerre éclataient, les indigènes disaient que c'était Taau qui volait et qu'il faisait ce bruit en frappant ses ailes l'une contre l'autre.

« Le chef qui m'a donné les renseignements ci-dessus, m'a demandé que les idoles fussent brûlées et qu'on s'en servît pour la cuisson des aliments, plutôt que de les envoyer en Angleterre, ce qui manifesterait sa folie. Or Pomare, le roi de Tahiti, avait au contraire demandé que les idoles de son pays fussent envoyées en Angleterre pour qu'on pût s'y rendre compte des dieux méprisables qu'avaient adorés les Tahitiens. »

Cette croisière missionnaire comblait les voeux de John Williams ; pour lui, ce n'était pas une finale, un couronnement, mais un commencement. Jésus-Christ prêché, l'Évangile planté en toutes ces îles encore plongées dans l'idolâtrie quelques mois auparavant ! Bien plus, cet Évangile prenant racine et développant aussitôt de merveilleux rameaux et des fruits ! Quel encouragement pour le zèle missionnaire de John Williams, si celui-ci avait eu besoin d'encouragement !

Peu après le passage de la petite goélette missionnaire à Mauke, la superbe frégate royale « The Blonde », commandée par Lord Byron, s'y arrêta. Ce bateau de guerre anglais venait de transporter dans leur pays les corps morts des chefs des Îles Sandwich. Voici un extrait du récit que rédigea Lord Byron :

« Le 8 août, à notre grande surprise, une terre fut aperçue du haut du mât ; et comme d'après la position de l'île, il n'était pas certain qu'elle eût déjà été découverte par Cook, nous fîmes gouverner vers elle. Un canot fut mis à la mer : Mr. Malden et un petit détachement y descendirent et se dirigèrent vers l'île avec ordres stricts d'être prudents et de s'assurer des dispositions des indigènes avant de débarquer. En approchant de terre, nous invitâmes un indigène à venir à nous. Il le refusa, et par des signaux, des gesticulations, il nous fit comprendre que nous ne pouvions pas accoster de ce côté, qu'il fallait aller à un autre endroit. Le lendemain, nous nous rendîmes du côté Est et vîmes plusieurs pirogues se diriger vers nous... Le premier indigène qui accosta était vêtu de telle façon que nous eûmes la conviction de n'être pas les premiers visiteurs. Il avait un chapeau de paille comme ceux qu'on porte en Angleterre et en plus de son maro (pagne), il portait un manteau de tapa ressemblant comme forme au poncho des Sud-Américains. Alors que nous questionnions notre visiteur, une autre embarcation de forme singulière, vint se ranger près du navire et deux personnes qui, par leur tenue et leur costume, semblaient avoir une certaine situation, vinrent se présenter. À notre grande surprise, ils nous tendirent un document des missionnaires de la Société de Londres, travaillant à Otaheiti (6), document qui leur conférait le titre de missionnaires de l'île de Mauke. Ces deux hommes avaient une belle apparence et étaient décemment vêtus : chemise blanche, jaquette, et autour des reins une sorte de pagne en fibre très finement tressée.

« Ils se montrèrent très étonnés de tout ce qu'ils virent sur la frégate, bien qu'ils n'ignorassent point l'usage des canons et des autres choses, mais ils n'avaient jamais vu de si grand navire. Les foyers de la cuisine et les joueurs d'instruments à vent de la musique du bord semblèrent les intéresser plus qu'autre chose. Ils mangèrent de notre pain après l'avoir senti ; mais il est impossible de peindre leur air de dégoût lorsqu'ils goûtèrent au vin.

« Quand leur curiosité fut satisfaite, nous décidâmes de leur demander d'être nos guides pour une visite dans l'île. Nous embarquâmes dans deux chaloupes, prenant dans chacune l'un des missionnaires, mais la mer se brisait sur la rive avec tant de furie que nous jugeâmes prudent d'échanger nos embarcations pour la leur, et de nous confier à l'habileté des indigènes pour nous faire traverser les brisants. Ils conduisirent avec une extraordinaire maîtrise et nous avons la conviction que nos chaloupes ne seraient point arrivées sans dommage jusqu'au rivage. Là, il semblait que toute la population masculine se fût rassemblée pour nous saluer. Il n'y avait que deux femmes, les femmes des missionnaires venus à bord, et elles étaient décemment vêtues de la tête aux pieds. Chacun vint nous serrer la main... Cette cérémonie terminée, nous fûmes conduits vers les habitations qui se trouvaient à l'intérieur, à quelque trois kilomètres du rivage. Le chemin traversait un bois ombreux ; dans une clairière nous aperçûmes deux superbes pirogues en construction. Chacune avait quatre-vingts pieds de long... Notre chemin déboucha sur une belle pelouse gazonnée où s'élevaient les chalets les plus délicieux qu'on puisse imaginer : les maisons des missionnaires.

« L'intérieur, comme propreté et tenue, correspondait à l'extérieur. Sur le plancher, une sorte de topa verni ; un sofa, des chaises, des fenêtres avec persiennes rendaient l'appartement très frais et agréable. Les chambres étaient séparées par des rideaux en tapa. Nous fûmes très frappés de l'air d'élégance et de propreté de toutes choses, ainsi que de la tenue cérémonieuse et modeste des missionnaires, surtout celle de leurs femmes.

« Après avoir partagé le repas de nos hôtes, repas dont voici le menu : un porc cuit au four tahitien, du maioré et de l'igname, nous avons accompagné les missionnaires jusqu'à leur temple. Il se dresse sur un tertre à quelque quatre cents yards des villas. Une barrière entoure l'enceinte du temple. Celui-ci est de forme ovale, et son toit repose sur quatre piliers qui soutiennent le faîte. Il peut contenir deux cents personnes. L'air et la lumière entrent par douze fenêtres et deux portes ; l'estrade et la chaire sont en bois travaillé et peint d'une variété de jolis dessins ; les bancs pour l'assistance sont disposés avec goût tout autour. Près de l'église, le cimetière : petit monticule gazonné. Tout cela est simple, de bon goût, et nous a ravis autant que surpris. »

Lord Byron fait ensuite le récit de l'introduction du christianisme dans l'île, puis il ajoute :
« Ainsi en un jour, et la première fois qu'un navire établissait, le contact avec le monde civilisé, la superstition séculaire était rejetée et la connaissance du vrai Dieu établie au milieu d'un peuple docile et relativement innocent.

« Quand nous retournâmes au rivage, l'un des missionnaires nous accompagna. Et nous reprîmes le chemin sous bois : les chants d'oiseaux, leur éclatant plumage, les papillons de toutes couleurs, le climat délicieux, la beauté des grands arbres, et par-dessus tout la concorde et l'harmonie existant parmi les habitants, tout ceci formait une succession de délicieux tableaux qui nous enchantèrent... »

« Je pus me rendre à Mauke peu de temps après le passage de « La Blonde », écrit John Williams. Tous, les missionnaires et les habitants, parlaient avec joie et reconnaissance de la visite que leur avait faite Sa Seigneurie et les officiers du bord, et ils me montrèrent les présents de prix que leur avaient laissés les généreux visiteurs.

« À Atiu aussi l'oeuvre progressait de façon extraordinaire. Après notre passage, MM. Tyerman et Bennet furent les premiers visiteurs. En approchant du rivage, ils apprirent que les indigènes avaient rejeté l'idolâtrie et construit un temple. Cette oeuvre de transformation avait été secondée et hâtée par l'arrivée de l'une de mes embarcations que j'avais envoyée à Raïatéa pour y porter la très douloureuse nouvelle de la mort de Mrs. Threlkeld. Le voyage d'aller s'était bien passé ; mais au retour, les indigènes s'égarèrent. Nous supposions que notre petite embarcation était perdue corps et biens. Or, très heureusement, il n'en était rien ! Après avoir été ballottés de-ci de-là pendant six semaines, durant lesquelles nos Raïatéens souffrirent atrocement de la faim et de la soif, ils atteignirent Atiu. Il est probable qu'ils eussent tous péri, d'épuisement sans un pot de riz qu'une amie leur avait remis pour Mrs. Williams. Lorsqu'ils manquèrent de tout, ils se partagèrent le riz et le mangèrent, un grain à la fois, humectant leurs bouches en trempant la fibre de la noix de coco dans de l'huile et en mastiquant celle-ci complètement. Presque tout leur temps se passait à prier, à lire les Écritures, à chanter des cantiques, à supplier Dieu de les préserver de mourir de faim ou d'être noyés en plein Océan...

« Un Dimanche, un grand poisson suivit l'embarcation pendant quelque temps et ils pensaient pouvoir le capturer aisément. Ils tinrent conseil : fallait-il essayer de prendre ce poisson au jour du Seigneur ? En définitive, ils résolurent de s'abstenir. Je cite ce fait pour montrer la délicatesse de leur conscience et non pour approuver l'ignorance qui les poussa à ne pas essayer de capturer le poisson.

« Enfin ils abordèrent à Atiu, où ils furent reçus avec bonté par les habitants et leurs missionnaires. Le roi Romatane leur offrit l'hospitalité. Ils reprirent rapidement des forces et se mirent aussitôt à aider les missionnaires pour la prédication de l'Évangile et l'enseignement. Avec ce résultat : que la moitié de l'île restée encore païenne se convertit et rejeta ses idoles.
- Nous savons maintenant que cette religion est vraie, disaient-ils ; car ces gens ne voudraient certainement pas nous tromper. Ce sont les vagues de l'Océan qui les ont amenés ici, et voici ils ont avec eux leurs livres ; et le Dieu qu'ils servent et qu'ils ont prié les a gardés. »

Ce fait prouve une fois de plus cette action de la Providence qui domine par-dessus tout et fait concourir les événements les plus douloureux à l'accomplissement de Ses Desseins d'amour.

Dans une lettre qu'il écrit à son père, au retour de cette croisière mémorable aux Îles Cook, John Williams dit ce qui suit :
« Je bénis Dieu de ce que j'aime toujours autant les missions qu'au jour que je foulai, ces rivages pour la première fois ; en cette oeuvre, au service de mon Seigneur et de mon Sauveur, je désire vivre et mourir. Ma plus haute ambition, mon cher Père, c'est d'être trouvé fidèle : fidèle dans l'action, fidèle en sauvant des âmes, fidèle envers Christ ; bref, je désire donner le maximum de rendement : être abondamment utile, et utile sur une vaste échelle. Notre station missionnaire est prospère, les indigènes font des progrès. Je suis très occupé. J'ai fait récemment plusieurs fuseaux et un métier à tisser : j'espère réussir à tisser de l'étoffe, car il existe dans l'île bien des lianes et des écorces fibreuses. Les indigènes s'en servent déjà pour faire des cordes. Ma chère Mary est une excellente fileuse et sait comment préparer le chanvre. Il va sans dire que nous nous occupons d'abord des choses du domaine spirituel ; toutefois, je n'ai qu'une médiocre opinion du missionnaire qui néglige ces détails secondaires. Les auditoires se maintiennent avec une moyenne de mille personnes, l'Eglise a une soixantaine de membres et le nombre des baptisés est de six cents. Les membres communiants ont une conduite qui fait honneur à leur profession. Nous n'avons pas eu à prononcer d'exclusion jusqu'ici. »

« Cependant cette prospérité de l'oeuvre à Raïatéa ne satisfaisait point le coeur de John Williams ; elle n'était pas suffisante pour satisfaire son âme d'apôtre. Raïatéa, pépinière de missionnaires indigènes, Raïatéa, centre de rayonnement : oui ! Mais Raïatéa comme unique champ d'action ne lui suffisait point. Il essaye de faire partager son point de vue, aux directeurs de la Mission de Londres et leur écrit les lignes suivantes :
« Notre devoir est de visiter les autres archipels. Vous avez dans les îles quatorze à quinze missionnaires, assez pour convertir toutes les îles des mers du Sud. Et celles-ci dans un rayon de mille milles devraient être évangélisées MAINTENANT. Six ouvriers actifs, six missionnaires unis de coeur et de pensée pourraient faire infiniment plus que vous ne pouvez supposer, si vous vouliez leur en fournir les moyens. Dans la pensée du Seigneur Jésus-Christ, un missionnaire n'est pas destiné à rassembler une congrégation de cent ou deux cents membres pour ensuite s'asseoir paisiblement et en prendre à son aise comme s'il n'y avait plus de pécheurs ; quand des milliers autour de lui se mangent encore entre eux et boivent encore le sang de leurs victimes, quand des païens vivent et meurent sans connaître l'Évangile.

« Je suis tout à fait décidé à avoir sur ce point une sérieuse conversation avec vos délégués. Je ne puis être heureux dans les limites étroites d'une seule ceinture de récifs, et si les moyens ne me sont pas fournis pour aller de l'avant, je préférerais travailler au sein d'un continent ; car là-bas si l'on ne peut monter à cheval, on peut marcher. Mais ici pour gagner les îles, il faut absolument un bateau... »

Dans une autre lettre il écrit : « Si vous connaissiez l'état des Îles environnantes, si vous saviez à quel point elles sont mûres pour la réception de l'Évangile, vous vendriez - s'il était nécessaire - les idoles mêmes de votre musée pour porter la bonne nouvelle du salut à ceux qui sont encore dans les ténèbres... »

Peu de temps après son retour de Rarotonga, John Williams reprend la mer. Il envoie à Londres un récit de son voyage missionnaire, récit dont nous donnons ci-après quelques extraits :

Aux Directeurs de la Société des Missions de Londres.

« Raïatéa, 20 novembre 1823.

« CHERS FRÈRES EN CHRIST,

« Le récit suivant d'une visite à Rurutu et Rimatara vous intéressera puisqu'il montre les rapides progrès de l'Évangile en ces îles... Je le répète, le seul moyen humain d'achever de renverser la forteresse de Satan dans l'Océan Pacifique, c'est d'aller d'une île à l'autre. Les évangélistes sont prêts : ils attendent, ils désirent partir ; les îles où l'Évangile a été prêché demandent à être instruites, et Dieu lui-même attend pour bénir nos travaux...

« Le 10 octobre j'ai quitté Raïatéa, pour visiter le poste de Rurutu... Après un long voyage de six jours, nous sommes arrivés à Rurutu où nous avons été heureux de trouver nos évangélistes et leurs femmes en bonne santé, heureux de la chaleureuse bienvenue des habitants de cette île splendide. Nous arrivions un Vendredi, jour de réunion pour les membres communiants. Je demandai à Mahamene de faire le service comme d'habitude, ce dont il s'acquitta fort bien. Puis quand il eut achevé d'exhorter la communauté sur le texte qu'il avait choisi, il donna la parole aux indigènes. Le premier qui se leva dit quelques mots sur ce verset : « Nous sommes tous enfants de la lumière et non pas des ténèbres » et il exhorta les frères à marcher dans la lumière. Un autre parla de la prière et il invita à remercier Dieu de ce qu'Il m'avait amené parmi eux en réponse à la prière. Le troisième établit une comparaison entre les joies de leur vie présente et les horreurs du temps du paganisme, exhortant les membres de la communauté à se garder d'un christianisme formaliste, d'une apparence de piété sans puissance. Ces discours étaient bien au point et ils étaient dits avec chaleur et expression ; qualités que je croyais inconnues des gens de Rurutu. Je me levai alors et leur dis à mon tour ma joie de les voir, les exhortant à persévérer en toute bonne parole et en toute bonne oeuvre. Je terminai ensuite par la prière.

« Le lendemain je visitai le village et fus attristé d'apprendre qu'une autre épidémie avait visité Rurutu, provoquant quarante-huit décès au sein d'une population déjà décimée. Parmi les victimes se trouvait le roi. Il laisse, un jeune fils et la question de régence a provoqué une nouvelle division. Quelques-uns des chefs désiraient que la régence revînt à Auura, mais le choix de la majorité se porta sur l'oncle du roi.

« Auura décida alors de se transporter de l'autre côté de l'île avec ses partisans et là ils créèrent un nouveau poste. Puna, l'un des évangélistes, avait suivi Auura, et Mahamene était resté au chef-lieu. Je n'essayai pas de réconcilier les deux partis, manquant du temps nécessaire pour m'informer exactement de leurs différends... J'expliquai aux évangélistes les avantages possibles de ces deux postes si les deux pasteurs exerçaient leurs ministères avec prudence... Il pouvait y avoir une sainte émulation entre les deux communautés, et la vie et l'activité pouvaient en résulter...

« Le Dimanche suivant, la communion fut célébrée pour la première fois à Rurutu. Seize personnes s'approchèrent de la sainte Cène... Toutes dirent leur foi en Jésus-Christ comme unique Sauveur. Le matin, j'ai prêché sur ce texte : « Faites ceci en mémoire de moi... » Puna et Mahamene présidèrent avec moi ce service. L'après-midi, je prêchai sur Hébreux IX : 11.

« Le même soir, nous retournions à bord. Et le lendemain vers midi nous étions à Rimatara. Nous descendîmes à terre aussitôt. Entreprise qui ne fut pas sans danger, car la mer était forte...

« J'ai laissé à Rimatara une cinquantaine d'exemplaires des Actes des Apôtres. Ce poste se développe normalement, mais il faudrait que nous puissions visiter régulièrement nos évangélistes... »

C'est sur la goélette « Te Matamua » que John Williams avait fait les deux voyages aux Îles Cook et aux Îles Australes (nom actuel des Des Chatham). Petit navire beaucoup trop petit et très incommode : il fallait prendre des provisions en suffisance, des marchandises pour les îles visitées, accepter de transporter les indigènes qui désiraient ou quitter leur île, ou rentrer chez eux.

Malgré les sérieux inconvénients et même des dangers d'une longue traversée sur la goélette, John Williams préparait une expédition pour l'archipel des Navigateurs (7) et espérait même aller au delà, quand il apprit qu'il fallait renoncer à faire du commerce avec l'Australie, donc renoncer à garder « Te Matamua ». Influencés par leurs intérêts commerciaux, quelques marchands de Sydney avaient persuadé le gouverneur de mettre un impôt prohibitif sur le tabac des îles des mers du Sud, et de promulguer d'autres règlements qui diminuaient la valeur des produits venant de Polynésie. Ces nouvelles atteignirent Raïatéa comme une tornade dévastatrice. Elles jetaient bas les projets du missionnaire pour l'amélioration du sort des indigènes, et ses plans de travail pour qu'ils fussent gardés de l'oisiveté. De quoi servaient les grandes plantations en cours puisque les débouchés se fermaient de façon si imprévue, si malheureuse ! Et sans le produit des exportations, comment continuer de faire les frais d'entretien de la goélette et le traitement de l'équipage, les dépenses entraînées par les visites dans les îles, les présents aux chefs, etc... Bien plus, John Williams se voyait jeté dans des difficultés financières inextricables. Il s'était porté garant du traitement de Mr. Scott pour trois ans ; et il devait faire face à d'autres engagements qui dépassaient ses possibilités, du jour que se fermait le marché de Sydney pour les produits des îles.



MER INTÉRIEURE ET RÉCIFS

En même temps, et pour l'accabler tout à fait, il recevait une lettre des Directeurs de la Société des Missions de Londres qui blâmaient son activité commerciale et censurait sa conduite.

Bien que durement frappé par les événements et par le blâme qu'il reçoit, Williams n'est pas brisé, Il réunit les chefs qui avaient payé la goélette et à qui elle appartenait ; il leur expose candidement la situation des affaires. Séance tenante, on décida de charger le petit navire des Marchandises qui avaient chance d'atteindre les prix les plus élevés ; puis, dès l'arrivée à Sydney, on vendrait, et la cargaison, et la goélette.

Dans cette grande épreuve, John Williams se sentit soutenu par la sympathie et l'intelligence des Raïatéens qui comprirent l'état des affaires et n'attribuèrent pas à leur missionnaire l'échec dont ils subissaient rudement le contre-coup. Ils continuèrent de lui donner toute leur confiance.

Avec douleur, le missionnaire vit le navire hisser ses voiles et faire route vers la passe et la pleine mer pour la dernière fois ! Que d'heures de joie et de tristesse il avait passées à son bord ! Que d'espérances caressées il voyait s'éloigner, s'estomper, avec son départ ! La « Matamua » n'était plus qu'un tout petit point, qui bientôt disparaissait à son tour dans l'immensité de la mer et du ciel. Et dans une lettre aux directeurs, Williams laisse voir toute son amertume, toute : sa tristesse : « Satan sait bien que ce navire était l'arme la plus fatale, la plus terrible qu'on pût lever contre les intérêts de son royaume dans les mers du Sud. Aussi, dès qu'il ressentit les effets des premiers coups portés par les voyages missionnaires il l'a arrachée de nos mains...

« Je regrette que ma conduite soit désapprouvée, et je reconnais la justesse de tout ce que vous écrivez, au sujet des missionnaires qui s'embarrassent des affaires de cette vie. Mais mon seul but était le bien-être d'autrui, non pas le mien. Si cependant je puis me sortir des difficultés présentes, j'éviterai à l'avenir de retomber en de semblables embarras.

« Bien que je m'exprime comme je viens de le faire, ne vous hâtez pas d'en conclure qu'un navire est inutile dans nos îles. Ne serait-ce que pour empêcher d'autres navires marchands de trafiquer avec nos indigènes, la possession d'un bateau serait d'un prix inestimable ; car, à quelques rares exceptions près, ces bâtiments de commerce sont des arches de Satan.

Personnellement, si les Raïatéens pouvaient garder « l'Entreprise », je regretterais qu'un autre vaisseau entrât dans le port. Les ennuis, les péchés, la désolation qui accompagnent le séjour d'un de ces bateaux n'est pas chose indifférente pour ceux qui ont à coeur le plus grand bien des indigènes. Nous redoutons les conséquences qu'entraîneront les visites de ces bâtiments quand nous devrons recourir à eux pour nous ravitailler... Enfin comment visiter nos avant-postes, et comment évangéliser les îles encore païennes ? »

Dans une autre lettre, les missionnaires, qui espéraient peut-être contre toute espérance qu'il n'y aurait pas à aller jusqu'au bout de la résolution prise vendre le bateau, écrivent ce qui suit :
« Nos pauvres indigènes ont été éprouvés de toutes manières... Cependant nous ne reviendrions pas sur ce sujet si la perte de notre navire n'avait pas les effets les plus désastreux relativement à l'évangélisation ; nos travaux missionnaires sont arrêtés parce que nous manquons d'un navire pour visiter nos postes. ... Que vont devenir les champs de mission récemment ouverts ? Nous ne le savons pas ! Si nous n'avons pas de navire, nous ne pouvons pas les visiter, et à moins que notre Société ou quelque autre ne nous procure le moyen de locomotion nécessaire, nous ne pourrons faire la moitié de l'oeuvre qui nous réclame. La moisson est grande en vérité, les îles attendent pour se soumettre au sceptre du Christ ; et si les chrétiens anglais ne s'arrangent pas à fournir de quelque manière l'argent nécessaire pour continuer l'oeuvre que Dieu a si abondamment bénie, il n'est pas déraisonnable de supposer que le Roi enlèvera leur talent pour le remettre à ceux qui seront plus fidèles dans l'accomplissement de la tâche confiée à leurs soins.

« De plusieurs îles visitées par le « Matamua », en se rendant à Sydney, on nous fait savoir qu'on attend notre visite, et que déjà en tous ces endroits on a accepté partiellement le christianisme. Hélas ! hélas ! Il faut vendre la goélette ! Et quel autre bâtiment qu'un bateau missionnaire consentirait à toucher en ces îles où il n'y a point de marchandises dont on puisse battre monnaie ! L'amour de Christ et des âmes peut seul amener les marchands chrétiens à acheter un vaisseau et à le faire naviguer pour la cause du Rédempteur. Qu'il serait beau de voir flotter le pavillon anglais sur un navire de ce genre !

« Hommes, frères, pères, songez aux dangers qui environnent nos missionnaires tahitiens, songez à l'impossibilité d'augmenter leur nombre, pensez aux erreurs auxquelles sont exposés ceux qui dépendent uniquement d'un enseignement oral et qui n'ont pas en leurs mains la Parole de Dieu ! Il y a longtemps que l'un de nous serait allé s'installer dans l'une de ces îles, mais nous n'avons pas pu, nous n'avons pas osé sacrifier nos vies, celles de nos chères femmes et de nos enfants, sans avoir l'assurance de communications certaines avec la civilisation, et la certitude que les moyens nous en seraient fournis.

« Ne pensez pas aux dépenses qu'entraîne un navire. Songez que les idoles vaincues seront sa cargaison et votre récompense. Deux fois vous avez reçu ces trophées de victoire de nos îles et d'ailleurs, et vos yeux verront encore de plus grandes choses. Faites appel à toute votre éloquence pour plaider la cause d'un vaisseau missionnaire auprès des chrétiens anglais, afin qu'il soit possible de conquérir les nombreuses îles de la mer et de les amener sous la souveraineté du Roi des rois. Considérées séparément et par comparaison avec d'autres sphères d'activité, aucune de ces îles ne vaut, les sacrifices de vie et d'argent qui sont consentis. Mais vues dans leur ensemble, elles méritent que vous fassiez en leur faveur le maximum de votre effort. À titre de premier-né de votre Société, ce champ de mission réclame un héritage correspondant. »

La Société de Londres ne pouvait à cette époque consacrer à l'achat et à l'entretien d'un navire la somme, nécessaire ; et elle ne jugeait pas opportun de lancer un appel dans le public chrétien. Comme plusieurs autres lettres, celle-ci resta sans réponse.

Avec une énergie renouvelée, MM. Williams et Threlkeld se consacrèrent à Raïatéa. Ils décidèrent de faire du premier jour de l'an, un jour à part, avec services religieux, réunions publiques durant lesquelles on repasserait les expériences passées et on se préparerait sous le regard de Dieu à l'activité prochaine. À l'issue du service du matin, les indigènes prendraient leurs repas en commun. Cette partie du programme fut exécutée sur une vaste échelle et à la manière de Raïatéa. Sur un grand terre-plein élevé pour l'embarquement et le débarquement des marchandises, quatre cents tables furent dressées, toutes abondamment servies. Autour, les familles s'assirent et chacun mangea le coeur plein de joie.

À nouveau, on se réunit au temple, où l'on entendit plusieurs discours. Tamatoa termina le sien par ces mots : « Ne soyons pas comme le bambou qui une fois allumé brûle avec furie, mais il ne laisse derrière lui ni tison, ni charbon ; rien qu'on puisse utiliser. Que notre zèle ne soit pas de cette nature : brûlant avec intensité à une certaine époque, puis mourant et inutile par la suite. »

John Williams était heureux de ces occasions de fête. Nul mieux que lui ne savait unir l'utile à l'agréable. Pour lui, le christianisme et la tristesse ne pouvaient marcher de pair.

« La journée se passa à la satisfaction de tous, écrit-il. Sur les tables, ni vins, ni spiritueux, seulement l'eau de coco. Comme dessert : les ananas et les bananes. Personne ne fut ivre ; aucun désordre dans cette grande assemblée.

« On prétend que si nos Raïatéens sont sobres, c'est qu'ils n'ont pas l'occasion de boire, alors que d'autres l'ont, hélas ! À ceci nous répondrons que Satan a fait ce qu'il a pu : un navire d'Amérique, commandant capitaine Biggs, est venu nous visiter avec une cargaison de spiritueux. Après avoir inutilement essayé de vendre et de donner son poison distillé, il s'est arrangé de façon à attirer à son bord trois femmes dans un traquenard, puis coupant les câbles et toutes voiles dehors, il prit le large. »

C'est durant cette année 1824 que les indigènes, après une série de désastres qui se reproduisaient périodiquement avec la saison des pluies : torrents débordés et dévastant toutes choses sur leurs parcours, tempêtes de vent, tornades, ponts enlevés, raz de marée : la mer détruisant chaque fois ce qu'elle avait recouvert et gagnant toujours sur la rive, demandèrent à leurs missionnaires de changer l'emplacement du village. Ceux-ci avaient eu aussi à souffrir très sérieusement de ce déchaînement des éléments, mais c'est surtout aux indigènes qu'ils pensaient chaque fois que se produisait un nouveau désastre ; car ils redoutaient pour eux la lassitude et le découragement. Aussi approuvèrent-ils le plan qu'on leur soumettait. Bien plus, ils en saluèrent avec joie l'accomplissement. Depuis que la vente de la goélette rendait inutile la culture journalière, ils se rendaient compte du très grand danger que constituait l'inaction pour les chrétiens. Quelques changements inquiétants se manifestaient déjà. Transporter le village ailleurs, c'était du travail en perspective, un travail de longue durée ; ils acquiescèrent avec joie à ce projet.



UTUMAORO : POINTE OUEST DE RAÏATÉA

Bientôt tous furent à l'oeuvre, ce qui dissipa le voile d'ennui et de dépression qui avait commencé de s'étendre sur la petite communauté. Roi, chefs, missionnaires avaient choisi ensemble le nouvel emplacement, à l'extrémité Nord-Ouest de l'île. L'endroit se nommait Utumaoro [aujourd'hui Uturoa]. Le district était spacieux, le terrain fertile.
Aussitôt, les indigènes se mirent à défricher, à abattre les arbres, à préparer l'emplacement de leurs futures demeures, et ils déployèrent une grande activité. C'était à qui se construirait la plus jolie maison et à qui la meublerait le plus confortablement ! Émulation que John Williams trouvait des plus heureuses et qu'il encourageait.

C'est à ce moment que se produisit la mort de Mrs. Threlkeld. Elle avait trente-quatre ans, et laissait derrière elle quatre enfants dont un bébé. Le Vendredi précédant sa mort, se sentant très mal, elle fit appeler son mari et s'évanouit. Quand elle reprit ses sens, elle lui dit : « J'ai cru que j'allais mourir. Il est dur de penser à la possibilité de te quitter, ainsi que les chers enfants, mais quand l'heure aura sonné, le Seigneur me donnera la force de lui dire : « Que ta volonté soit faite. » Le dimanche elle semblait mieux portante, et en la quittant vers 10 h. du soir, nous caressions l'espoir de la voir guérie... Une heure après, elle s'était endormie en Christ... (8).

Mr. Threlkeld prit alors la résolution de partir pour l'Angleterre. Mr. Williams et lui avaient toujours marché la main dans la main et en parfaite union depuis le jour de leur rencontre à Rio de Janeiro. Bien que John Williams comprît les raisons majeures qui obligeaient son collègue à quitter Raïatéa, il souffrit beaucoup de ce départ et ressentit douloureusement les effets de la séparation.
Désormais, Mr. et Mrs. Williams restaient tout à fait seuls à Raïatéa.


(1) Qui vient de l'avant. 

(2) Voici ! Voici cette terre !

(3) De longues années auparavant un capitaine de la Marine royale anglaise s'était arrêté devant Rarotonga où lui et ses hommes s'étaient livrés à toutes les exactions. Les indigènes furieux firent certain jour un massacre général des gens descendus à terre, et ils se préparaient à continuer leurs exploits sur le navire. Mais le capitaine laissant plusieurs mètres de chaîne dans la mer s'empressa de filer, il emmenait les gens de Rarotonga qui étaient à son bord. Quelques jours après il les descendait à AÏtutaki. Cet officier jugea inutile de signaler au monde qu'il avait découvert Rarotonga, et il n'indiqua pas la position de l'île. Ce fut donc bien John Williams qui découvrit Rarotonga. 

(4) Ce chef était l'un des plus puissants et avait conquis une grande partie de l'île.

(5) Les gens de Raïatéa naissent orateurs. Peut-être aussi ceux de tout l'archipel ; mais nous connaissons moins les autres îles que Raïatéa. 

(6) C'est ainsi que Cook avait désigné Tahiti. Williams, remarquablement doué pour les langues, a rectifié plusieurs noms d'îles, qui se rapprochent ainsi des noms donnés par Bougainville, navigateur français.

(7) Les Samoa. 

(8) « La tombe fut creusée à côté de celles de Mrs. Orsmond et de nos deux chers bébés », écrit Mr. Williams.
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