INAUGURATION DU NOUVEAU TEMPLE. - LAMPADAIRES. - CHANGEMENT DES LOIS. - MÉCONTENTEMENT DES PARTISANS DU PAGANISME. - VOYAGE À BORA BORA. - COMPLOTS. - ATTENTAT CONTRE LA VIE DE JOHN WILLIAMS. - MORT D'UN BÉBÉ. - MRS. WILLIAMS MALADE. - LA PREMIÈRE FÊTE DES MISSIONS. - AUJOURD'HUI ET AUTREFOIS. - LES PREMIERS BAPTÊMES. - UNE LETTRE DE JOHN WILLIAMS AU COMITÉ DES MISSIONS. - PRÉDICATION DE WILLIAMS. - AUURA, SON HISTOIRE. - DÉPART DES PREMIERS MISSIONNAIRES RAÏATÉENS.
JE désire faire tout ce qu'il est
possible de faire au service du Maître
béni, à qui je suis et que je sers.
Notre champ d'action est limité, mais nous y
ferons tout ce qui dépendra de nous, car
nous savons « qu'un homme est
agréable selon ce qu'il a et non selon ce
qu'il n'a pas ». Quant à nos
désirs, ils ne se rapportent pas uniquement
à notre champ missionnaire, car nos coeurs
embrassent jusqu'aux extrémités de la
terre. »
Cet extrait d'une lettre de J. Williams au
début de sa seconde année de labeur
à Raïatéa peint bien le jeune
missionnaire. Il n'est pas satisfait de ce qui
pourrait produire davantage. À
côté des millions de païens
africains ou hindous, les milliers de maoris dont
il s'occupe lui
paraissent un bien petit nombre ! À
côté des solitudes des continents, les
Îles-sous-le-Vent qui forment plus
particulièrement sa paroisse lui semblent un
domaine bien limité et comme perdu dans
l'immense Océan. Mais ce domaine, il le
travaillera sans relâche et lui fera produire
son maximum à la gloire du Seigneur
Jésus qu'il est venu annoncer en
Polynésie.
Vers la fin de l'année 1819, nous le
voyons occupé à l'érection
d'un temple. Le roi, les chefs, le peuple, tous
travaillent et collaborent à la nouvelle
Maison. L'ancienne est devenue insuffisante, et,
comme les indigènes ont achevé de
construire leurs propres demeures, le moment semble
propice à J. Williams pour bâtir un
temple qui pourra contenir deux mille quatre-cents
personnes.
L'édifice mesurait soixante-quatre
mètres de long sur quinze de large. Une
partie de la longueur était coupée
par une cloison, ce qui formait une - seconde
pièce destinée à devenir une
cour de justice. Le toit et les côtés
reposaient sur de puissants piliers, les murs
étaient en bois entrelacé et
recouverts de chaux (1). À
l'intérieur :
un plancher, des bancs ; une large estrade
surmontée d'une chaire, le tout
travaillé et sculpté avec soin.
Enfin, d'immenses lampadaires faits par John
Williams lui-même, des lampadaires portant un
nombre de lampes suffisant pour éclairer
l'immense édifice. Autant de choses que les
yeux des indigènes n'avaient encore jamais
vues ! Aucun des temples déjà
construits à Huahiné et à
Tahiti n'avaient cette installation
intérieure : il ne s'y trouvait ni bancs, ni
plancher, ni estrade ; enfin et surtout, pas
de lampadaires ! Ces lampadaires eurent un
immense succès. Presque trop grand. La
première fois que les indigènes
virent leur temple illuminé, ils ne purent
s'empêcher de dire leur admiration. Presque
tous s'écriaient : Auê Paretane
ê ! Auê Paretane ê !
Ô Angleterre ! Angleterre Fenua maraa
ore! Pays de merveilles sans fin ! Il est
certain que, durant tous les premiers services, les
lampadaires firent une sérieuse concurrence
au prédicateur, en attirant et retenant
l'attention.
Ce fut le 11 mai 1820 qu'on
célébra le premier service dans
l'immense édifice, que Prout nomme la
première cathédrale
polynésienne.
Journée mémorable en
vérité. Le lendemain de ce service,
Raïatéa recevait son premier code de
lois. Après de longues conversations avec
leurs missionnaires et l'étude des lois
données à Tahiti et Huabiné,
roi et chefs avaient décidé que la
haine, la cupidité, le caprice ne pourraient
plus s'exercer librement, et que la loi garantirait
désormais la propriété, la
liberté et la vie de tous les
indigènes. Ici encore, Raïatéa
devançait les autres îles sur un
point : l'institution d'un jury. Institution
nécessaire, surtout à cause des chefs
qui jusque-là étaient au-dessus de la
loi.
La peine de mort n'était retenue que
pour les cas de meurtre et de trahison
(1) ;
venait
ensuite la condamnation à faire les routes
ou à les entretenir ; c'était la
peine la plus sévère, après la
peine capitale.
Le code fut accepté. Tout
dépendait de Tamatoa. Si le roi
s'était montré hostile ou seulement
neutre, le changement de lois eût
été impossible. Quelle oeuvre
profonde Dieu n'avait-Il pas faite dans le coeur si
orgueilleux de ce souverain, de ce despote qu'on
adorait comme dieu et qui, jusqu'à
l'arrivée des missionnaires, s'était
montré extrêmement jaloux de toutes
ses prérogatives, opposé à la
moindre innovation ! Et maintenant, saisi par
Christ, il se dépouillait lui-même de
son autorité absolue pour le bien de son
peuple, et il jetait tout le poids de son influence
à faire accepter par les chefs les lois qui
lui enlevaient cette autorité à
laquelle il était autrefois si
attaché.
C'est le 12 mai, devant tout le peuple
assemblé, qu'on lut le code des lois
proposées. Chaque article fut lu
séparément, discuté, puis
voté à mains levées. Les chefs
de l'archipel avaient été
convoqués pour cette solennité et
celle de la veille, et tous donnèrent leur
adhésion s'engageant à appliquer la
nouvelle loi dans leurs îles
respectives : Tahaa, Bora bora, Maupiti.
Mais comment choisir les magistrats !
Après bien des hésitations, il sembla
que le mieux était de s'en remettre au choix
du peuple. Celui-ci, consulté, choisit comme
premier magistrat : Pahi, le frère du
roi ; or, c'était celui que les
missionnaires considéraient comme le mieux
qualifié pour rendre la justice. La nation
choisit aussi les membres du jury. Rien ne se fit
qu'avec l'assentiment du peuple.
Dès lors, quand quelqu'un avait un
sujet de plainte, il allait trouver le magistrat,
et celui-ci - s'il y avait lieu - faisait
appréhender aussitôt le
délinquant qu'on attachait à un
arbre. Cette peine ne durait
guère, car le juge, les jurés et le
roi étaient immédiatement
convoqués et un homme parcourait le village,
en sonnant une cloche, pour annoncer la
séance du tribunal. [Bien qu'il ne fût
pas magistrat, le roi assistait
généralement aux séances.] Une
heure environ après l'arrestation, le
prisonnier était amené devant le
tribunal. Les témoins étaient alors
entendus. Point de prestation de serment
préalable. Mais dans le cas de faux
témoignage la punition était des plus
sévères. L'accusé
était-il trouvé coupable ? Le
magistrat lisait avec solennité le ou les
articles de loi s'appliquant à l'offense
commise et, après la
délibération des jurés,
prononçait la sentence. S'il était,
au contraire, reconnu innocent, le temps
d'emprisonnement avait été fort
court, et l'innocence proclamée le
même jour.
Les transformations radicales
opérées par la prédication de
l'Évangile au sein de ce petit peuple, ces
temples élevés, ces idoles
jetées au feu, ces maraës
détruits, ce culte du vrai Dieu
succédant aux infâmes pratiques du
paganisme, ces lois inspirées par le
christianisme remplaçant les décrets
d'un despotisme absolu, quels extraordinaires
résultats ! Et quelles raisons pour les
missionnaires de dire du fond du coeur :
« Mon âme, bénis
l'Éternel ! » Et cependant,
à côté des joies et des sujets
d'actions de grâce, il y avait aussi les
causes de tristesse ; à
côté d'une majorité qui,
à la suite de son roi, avait embrassé
le christianisme et faisait son possible pour
encourager et seconder les missionnaires, il y
avait aussi une minorité active de
mécontents. Elle était surtout
composée de mécréants
habitués à commettre tous les actes
que condamnent les lois. « Eh quoi !
Plus d'orgies païennes au fond des
vallées, plus de combats
sanglants, plus de rapts, plus de vols
possibles ! Une même loi s'appliquant
à tous et atteignant les castes reconnues de
tous temps comme au-dessus des lois ! Mais
c'était insupportable ! »
Toute une jeunesse habituée jusque-là
au vice, au plaisir, au crime, à tous les
actes de brigandage, et qui jusqu'à
l'arrivée des missionnaires était
restée impunie, manifestait un vif
mécontentement. On murmurait contre le
roi ; encore davantage contre les
missionnaires, surtout contre Wiriamou
(3) !
À l'insu de ceux-ci, on conspirait
contre eux : « C'est
l'arrivée de Wiriamou qui a tout
changé », disaient les
mécontents. De là, à songer
à se débarrasser de lui, il n'y avait
qu'un pas à franchir pour ces hommes
habitués à commettre tous les crimes.
Et le meurtre des missionnaires et celui du roi
furent décidés.
Celui dont les méchants
décrétaient la mort continuait son
intense labeur : traduction des livres du
Nouveau Testament, tournées
d'évangélisation,
prédications, instruction des
catéchistes, envoi et installations de
ceux-ci dans les îles adjacentes de Tahaa et
Borabora, travaux manuels, etc... A Tahaa
(4), John
Williams se rendait généralement le
deuxième ou le troisième dimanches du
mois. À Bora-bora, île plus
éloignée, où travaillaient
depuis quelque temps des évangélistes
formés par les missionnaires, on attendait
avec impatience la visite que John Williams avait
promise.
« Nous avons une lettre du jeune
missionnaire, lettre adressée aux membres de
sa famille et dans laquelle il
raconte, entre autres choses, cette première
visite à Bora bora. Elle est datée du
24 juin 1820 : « Depuis que je vous
ai écrit, nous avons eu bien des occasions
de bénir Dieu pour sa miséricorde et
ses jugements. À plusieurs reprises, le
Seigneur nous a donné des marques de sa
bonté, et, chaque fois que je pense aux
délivrances dont nous avons
été les objets, mon coeur est rempli
de gratitude envers Lui, en même temps que je
me consacre tout à nouveau à celui
qui peut délivrer de la gueule du lion et de
l'ours. Un parti de mécontents s'est
formé ces derniers temps ils veulent
à tout prix provoquer la guerre. Jusqu'ici,
tous leurs efforts ont été vains.
Jésus, le Prince de la Paix, a
renversé le conseil des
méchants.
« Récemment, nous sommes
allés jusqu'à Bora bora, île
située à quelque vingt milles
à l'ouest de Raïatéa. Les
indigènes nous ont reçus avec joie.
Nous emportions avec nous une centaine
d'exemplaires de l'évangile selon saint
Matthieu, que nous avons traduit récemment.
Tous voulaient avoir un exemplaire. La foule qui
nous entourait était très dense et
des indigènes grimpaient sur des cocotiers
pour se faire voir et entendre. Chefs et peuple
nous ont reçu avec bonté et respect.
La maison mise à notre disposition n'a pas
désempli du matin au soir ; tout le
temps libre était pris par les visiteurs.
Que de questions sur tous les sujets imaginables
à côté des demandes
d'explication de passages de la Bible ! Chaque
jour nous avons prêché
l'Évangile ; enfin nous avons
inauguré une salle de réunion pour
les services du Dimanche.
« Lorsque le moment du
départ fut venu, les indigènes me
montrant une petite île vers le Sud -
île située sur la
ligne même des récifs qui encerclent
Bora bora - me dirent : « Si tu
traversais cette petite terre tu gagnerais cinq ou
six heures » [sur le temps normal du
voyage en sortant par la passe]. Nous
partîmes donc dans la direction de
l'île désignée ; et
là, dans notre bateau, ils nous
chargèrent sur leurs épaules,
traversèrent l'île qui a un
kilomètre de large, à peu
près, et de l'autre côté,
entrant dans l'Océan, ils nous
lancèrent de leurs épaules en pleine
eau, bateau et occupants.
« Peu de temps après notre
retour à Raïatéa, un dimanche
après-midi, tandis que frère
Threlkeld prêchait, quatre jeunes hommes
complètement ivres entrèrent au
temple. En l'absence de Mr. Orsmond et pendant que
ses domestiques assistaient au service divin, ils
avaient pénétré dans la
maison, brisé les armoires, pillé
tout ce qu'ils avaient pu prendre et bu tous les
spiritueux trouvés (5). Comme les
indigènes en
état d'ivresse sont dangereux, les chefs
après nous avoir consultés, les
emprisonnèrent.
« Nous avions alors à notre
service un petit homme très travailleur que
nous nommions Jem. Sa conduite nous avait
semblé bien étrange pendant la
journée. Cependant je ne soupçonnais
quoi que ce soit d'alarmant. Mais à l'issue
du service, Jem me prenant à part
m'annonça qu'il y avait un complot
tramé contre les chefs et moi ; complot
ourdi depuis longtemps (peut-être Jem
avait-il aussi trempé dans cette
conspiration, et même la chose semble
certaine), Mais il avait répondu aux
conspirateurs que j'étais un bon
maître, et il avait refusé de rien
leur montrer dans la maison.
« Comme il y avait des rumeurs de
guerre, nous avions pris cet homme pour rester avec
nous et pour veiller, et bien que nous eussions
entendu des allées et venues pendant la nuit
précédente, nous ne nous en
étions pas inquiétés.
« Leur plan une fois mûr,
deux des conspirateurs vinrent un soir tandis que
nous dînions. Heureusement, la porte
était fermée. Ils insistèrent
pour entrer, et comme les domestiques refusaient
d'ouvrir, ils se mirent à les insulter.
Ennuyée, ma femme me dit - «. Pourquoi
ne vas-tu pas les renvoyer ? » Et
certainement c'est ce que j'aurais fait de
moi-même en temps ordinaire ; mais cette
fois-là étais-je occupé
à lire ou à penser ? Je ne
sais ! Bref, sans quitter ma chaise, je me
contentai de dire aux gens dans la cuisine :
« Essayez de savoir qui est à la
porte ; mais n'ouvrez pas, à cause de
leur insistance. » Ce qu'entendant, ils
s'en allèrent. Comme on m'assura par la
suite qu'ils étaient venus dans le but de me
tuer, je fus ainsi miraculeusement
préservé. Peu auparavant, un autre
complot avait été formé pour
m'ôter la vie on devait m'assassiner, puis me
jeter à la mer et prendre mon bateau. Mais
Dieu veillait et le conseil des méchants fut
dissipé. Que ces nouvelles ne vous troublent
point. Nous devons nous attendre à ce que
« l'homme fort et armé se
débatte et combatte pour garder ses
possessions ». Ces faits prouvent qu'il
considère que son domaine est menacé
et que sa forteresse en ces îles est presque
renversée. »
Dans son livre, « Narrative of
Missionary Enterprises », John Williams
donne quelques détails sur les complots
contre sa vie auxquels il fait allusion dans la
lettre citée ci-dessus :
« J'allais assez
régulièrement - toutes les deux ou trois semaines
- passer le
Dimanche à Tahaa. Je m'y rendais le Samedi
soir. Quatre indigènes étaient venus
m'offrir leurs services comme nageurs. Ils
s'étaient engagés mutuellement
à me tuer puis à me jeter à la
mer, tandis que des camarades restés
à terre s'étaient chargés
d'assassiner Mr. Threlkeld et Tamatoa. Or un
détail - en apparence bien insignifiant -
m'empêcha de partir. J'avais
réparé et repeint mon bateau le
Mercredi précédent. Manquant de
peinture à l'huile, j'avais ajouté
à ce qui me restait une forte proportion
d'huile extraite de l'amande du coco. Ceci
empêcha la peinture de sécher, ce que
je n'avais pas prévu. À plusieurs
reprises, les indigènes vinrent me presser
de partir, le faisant avec une extrême
insistance. Mais je leur répondis que
c'était tout à fait impossible
puisque la peinture n'était pas
sèche. À ce moment-là,
j'ignorais leur complot et la raison de leur
insistance, et je ne soupçonnais pas que le
tout petit détail mentionné ci-dessus
était le moyen dont la Providence se servait
pour me garder d'une mort prématurée,
et de l'Océan comme tombeau. Voyant leur
plan déjoué, ils
décidèrent de consommer le crime en
plein jour. Dès le lendemain, l'un d'eux fut
envoyé chez nous pendant que nous
dînions : il était habillé
de façon grotesque : sur la tête
une coiffure bizarre de feuillage ; en guise
de veste, un pantalon dont les jambes lui servent
de manches, et comme pantalon il avait mis une robe
rouge, en passant ses jambes dans les manches et en
fixant le bas de la robe autour des reins. Dans sa
main un grand coutelas. Ainsi vêtu, il se mit
à danser devant la maison tout en
brandissant et en faisant tournoyer le couteau et
en criant : « Faites sortir le
cochon et nous le tuerons, chassez le pourceau et
nous lui couperons la
gorge. » Ennuyé de cette conduite
et ignorant qu'il y eût aucun danger, je me
dirigeai vers la porte pour lui demander de
s'arrêter. Mais j'avais à peine
entr'ouvert celle-ci qu'un diacre
(6)
tout
essoufflé par sa course me rejetait à
l'intérieur en me disant :
« Pourquoi sors-tu ? Pourquoi
exposes-tu ta vie ? Tu es le porc qu'il
appelle ! Si tu sors tu es un homme
mort. »
Ainsi, deux jours de suite,
j'échappais à un très grand
danger bien que j'ignorasse celui-ci, et sans avoir
rien fait par conséquent pour en être
gardé. C'est ainsi que la miséricorde
de Dieu s'exerce constamment en faveur de ses
enfants. »
L'indigène qui avait brusquement
rejeté John Williams à
l'intérieur de sa maison le mit alors au
courant du complot tramé contre lui.
Dès le lendemain, les chefs se
réunirent pour juger les coupables. On
retint les instigateurs de l'affaire qui furent
condamnés à mort. Sur l'insistance de
John Williams et des autres missionnaires et
après une longue journée de
délibération, la peine fut
commuée.
Très alarmée par ces
événements, Mrs. Williams donna
prématurément le jour à un
bébé. Celui-ci mourut peu de temps
après sa naissance, et « notre
joie fut changée en - tristesse »,
écrit J. Williams. « Bien plus, ma
chère femme tomba si malade que je craignis
de la perdre. Mais grâce à Dieu et aux
soins continus de frère Threlkeld, elle se
rétablit enfin. »
Revenons un peu en arrière. Peu de
temps après l'inauguration du nouveau temple
de Raïatéa, la fête des Missions
y fut célébrée. À cette
occasion, les indigènes apportèrent
comme contribution onze mille
bambous d'huile de coco. Tous frais
défalqués, la vente de cette huile en
Angleterre rapporta net 500 livres sterling pour la
Société des Missions de Londres.
À cette époque, il n'y avait pas
encore d'argent dans l'archipel et les offrandes
pour la Mission étaient surtout en huile et
en arrow-root. Beaucoup donnèrent de tout
coeur et avec joie ; d'autres agirent sous le
coup de l'émulation ou par
vanité.
Ce fut une très grande fête. Le
Seringapatam était sur rade depuis quelques
jours et le capitaine Wal de grave et son
état-major assistèrent à tous
les services. La fête commençait
à dix heures. Tamatoa, le roi,
présidait, et nomma un indigène qui
prononça la prière et indiqua un
cantique. Celui du Jubilé fut choisi :
Sonnez de la trompette, sonnez ! cantique
traduit en tahitien : « Faaoto ite
pu. » Puis le roi se leva et fit un
discours qui est un curieux spécimen de
l'éloquence raïatéenne. Aussi
John Williams demanda-t-il que Tamatoa lui en
donnât une copie et nous en avons une
traduction anglaise dans « A Narrative of
Missionary Enterprises ». On trouvera le
texte français à l'Appendice.
Plusieurs propositions furent ensuite votées
à mains levées, entre autres un salut
de cordiale bienvenue au Capitaine et à ses
officiers. Puis les catéchistes qui
étaient désignés pour porter
l'Évangile parmi les païens prirent
congé des frères, suppliant qu'ils ne
les oubliassent point dans leurs prières. Le
service achevé, officiers et missionnaires
allèrent chez le roi qui les avait
invités à déjeuner. Pendant ce
temps, toute la congrégation - plus d'un
millier de personnes - prenaient ensemble leur
repas sur un vaste espace libre où des
tables avaient été dressées
à l'ombre de tentes de
« tapa » [tissu indigène
fait de l'aubier de certains
arbres pilé]. Ces tables ployaient sous le
poids des victuailles : porcs, poissons,
maïore, bananes, patates, puddings
d'arrow-root mêlé à l'amande
râpée de la noix de, coco, etc... La
satisfaction et la joie étaient sur tous les
visages. Au cours du repas, quelques orateurs se
firent entendre qui établirent un
parallèle entre leur présent
état : le confort, la joie qui
étaient actuellement leur lot, et la
misère, la dégradation où le
paganisme les avait maintenus.
La cloche retentit, le festin est
terminé et on retourne au Temple.
Pahi, secrétaire de la
Société auxiliaire des Missions lut
la liste des dons ; puis il dit :
« Mon coeur se réjouissait
pendant que je lisais. Tel district donne mille
bambous ! Tel autre quatorze cents ! Cela
va bien, amis ! Ne nous lassons point ;
ne soyons pas paresseux. Redoublons de zèle.
Nous disons constamment à Dieu :
« Que ton règne
vienne. » Mais si nous négligeons
les moyens à employer, comment
s'étendrait-il ? Que penseriez-vous
d'un homme dont la pirogue est sur le rivage et qui
s'agenouillerait à côté,
demandant, à Dieu que sa pirogue gagne la
mer ? Ne diriez-vous pas qu'il est
insensé et qu'il doit se lever et tirer son
esquif lui-même ? Et ne serions-nous pas
comme cet homme si, demandant à Dieu que son
règne s'établisse ici-bas, nous ne
faisions pas tout ce qui dépend de nous pour
que ce but soit atteint ? La prière et
les dons doivent aller ensemble, et alors nous
pouvons espérer que tous connaîtront
la Parole de Dieu. »
Mahamene, un indigène qui, par la
suite, - porta l'Évangile à Rurutu,
s'exprima ainsi : « Nous
étions autrefois soumis à un double
esclavage : esclavage de nos dieux, esclavage
des
teuteu
arii (les serviteurs du roi). Quelqu'un ici doit
particulièrement comprendre ce que je veux
dire ; je connais la caverne où il
s'est caché à plusieurs reprises
quand on le cherchait pour l'offrir en sacrifice
aux dieux. (L'individu en question se trouvait
assis en face de l'orateur), A-t-il maintenant
trouvé le grand Refuge des
pécheurs ? L'autre esclavage faisait de
nous la chose des serviteurs des chefs. Ils
entraient dans nos maisons et les pillaient. Le
raatira (ou chef de la maison) restait assis comme
un pauvre captif sans oser ouvrir la bouche, tandis
qu'on enlevait ses rouleaux de tapa, qu'on tuait
les plus gras de ses porcs, qu'on
dépouillait ses arbres à pain de
leurs fruits, et qu'on abattait les piliers de sa
case pour en faire le combustible nécessaire
à la cuisson. Parmi nous, n'y a-t-il
personne qui ait enterré sa pirogue dans le
sable pour la cacher et empêcher qu'on la lui
prît ? Mais maintenant ces coutumes
n'existent plus ; nous vivons en paix et sans
frayeur. Et comment cela se fait-il ? Comment
les coutumes d'antan ont-elles été
abolies ? - Est-ce à cause de nos
mérites ? Ou de notre force ? Non,
c'est à cause de la prédication de
l'Évangile du Seigneur Jésus. Nous ne
cachons plus nos porcs sous nos nattes ; nous
ne nous servons plus de nos rouleaux
d'étoffe comme d'oreillers pour les
dérober aux recherches... Maintenant nous
avons des lits confortables, d'excellents sofas,
des maisons aux murs recouverts de chaux pour y
habiter, et nous pouvons considérer ce que
nous possédons comme
nôtre... »
Un autre orateur montre par quelques
exemples, que tous emploient les moyens
appropriés pour atteindre le but qu'ils se
proposent : ainsi le pêcheur : son
filet, les amorces, l'hameçon, etc.... puis
il continua en disant :
« De même pour ceux qui
aiment le Christ ; ils feront le
nécessaire pour que l'Évangile
atteigne les pays où on ne connaît pas
encore le Sauveur. Je me suis demandé quel
nom on pourrait donner à notre souscription
pour la Mission, et j'ai pensé qu'on
pourrait la dénommer ainsi :
« Dons pour la recherche des âmes
perdues. » Les âmes de ceux qui
vivent dans les ténèbres ne
sont-elles pas perdues ? Et nos dons ne
sont-ils pas le moyen par lequel elles pourront
obtenir la lumière de la vie ? C'est la
pensée des âmes perdues qui soutient
les serviteurs de Dieu dans leurs travaux. Ce n'est
pas pour eux qu'ils recueillent nos dons, c'est
pour les âmes perdues. Nous donnons quelque
chose en échange de tout ce que nous
désirons : une pirogue, un filet,
etc... Ne vaut-il pas la peine de donner aussi de
nos biens en faveur des âmes perdues ?
... »
Enfin, durant ce même mois de mai de
l'année 1820, une autre
cérémonie d'une très grande
importance eut lieu. Le dernier dimanche du mois,
soixante-dix indigènes reçurent le
baptême : parmi eux, des parents et
leurs enfants, des chefs, des familles
entières. « Les candidats
étaient assis devant la chaire, écrit
Mr. Williams. Une attention très grande, un
profond sérieux signalèrent
spécialement le moment du baptême. Les
adultes conservèrent leurs noms quand
ceux-ci étaient convenables, mais des noms
nouveaux pour la plupart des noms tirés de
la Bible - furent donnés aux enfants. Nous
avons admis ceux qui semblent recevoir de tout
coeur l'Évangile, qui assistent
régulièrement aux services et dans la
conduite desquels il n'y a rien
d'immoral. »
Les fruits que portait son immense labeur et
celui des deux autres missionnaires de
Raïatéa auraient dû satisfaire,
semble-t-il, le coeur de John Williams. Cependant
il n'en est pas ainsi : les résultats
lui paraissent insuffisants, et son champ d'action
trop limité. Trois pasteurs pour cette
petite île, alors que des milliers meurent
chaque jour sans avoir entendu parler du
Sauveur ! Son zèle missionnaire en
souffre. Raïatéa est, pourvue, plus que
pourvue ! Oh ! aller planter la Croix sur
d'autres plages ! En pays encore
plongés dans les ténèbres du
paganisme ! Cette pensée vient
fréquemment le visiter. Si
fréquemment, qu'il se demande si le devoir
n'est pas de laisser à ses collègues
l'oeuvre si magnifiquement commencée, si
pleine de promesses, pour porter l'Évangile
où Christ n'a pas encore été
prêché. Il écrit au
Comité de la Mission de Londres à ce
sujet, demandant qu'on veuille bien lui
désigner un autre champ d'activité.
Voici quelques extraits de cette lettre, qui est
datée du 7 juillet 1820 :
« ... Frères, je me suis
donné complètement au Seigneur et
désire que toute ma vie lui soit
consacrée. Je n'ai qu'un désir, vivre
et mourir à son service. Mais je regrette
d'être venu dans, ces îles, et vous
supplie de bien vouloir examiner sans parti pris la
requête que je vais vous faire pour les
raisons que je vous donne ci-après.
« En premier lieu là petite
population de Raïatéa et la vie
relativement oisive que je mène ici. Dans
vos publications, il est question de milliers, de
dizaines et centaines de milliers qui appellent au
secours, comme le Macédonien. Or, ici,
à cause de l'isolement et des circonstances,
il y a deux ou trois familles missionnaires dans
chaque île. Il y a de 600 à 1.000
personnes dans les villages qui se sont
formés autour des maisons
missionnaires ; et nos congrégations
ont aussi de 600 à 1.000
membres. Huahiné a trois missionnaires,
Raïatéa aussi. Vous me direz :
pourquoi ne pas vous établir en quelque
autre endroit de l'île ? À ceci
je répondrai : parce qu'il n'y a pas
d'autre endroit ! Ailleurs, nous ne pourrions
avoir qu'une congrégation d'une vingtaine de
personnes. Ils vivent très isolés les
uns des autres : cinq ou six familles au fond
d'une baie ; quelque huit kilomètres
plus loin, nous trouvons un autre petit groupement.
Nous vous avons expliqué dans une
précédente lettre, que pour instruire
le peuple et pour l'évangéliser, nous
l'avions amené à se grouper autour de
la station missionnaire.
« Il ne semble pas que ces
populations soient destinées à
augmenter. Les naissances compensent à peine
les décès. En avril-mai, nos
îles ont été visitées
par une épidémie d'influenza qui a
fait de nombreuses victimes. J'ai fait
jusqu'à trois et quatre enterrements par
jour et plusieurs jours, de suite...
L'épidémie a été bien
plus grave cette année que les
précédentes. À plusieurs
reprises, j'ai exhorté les indigènes
devant trois et quatre tombes ouvertes.
« J'ai lu l'analyse que vous avez
publiée du petit livre de Mr. Newell.
L'auteur y montre que si la Société
envoyait 30.000 missionnaires, cela ne ferait qu'un
missionnaire pour 10 à 12.000 païens.
En lisant ces chiffres, mon esprit abandonne mon
corps dans son oisiveté - ou presque -
à Raïatéa, et s'envole vers une
tribu de milliers et une autre de millions de
païens. Alors, en pensée, je les vois
plongés dans les ténèbres de
la plus effroyable ignorance et je leur parle de
l'amour du Sauveur qui s'est donné pour eux.
Et lorsque j'ai accompli cette envolée en
esprit, je me retrouve tout abattu et
accablé sur la rive raïatéenne, pour y
reprendre mon oeuvre solitaire. En quittant
l'Angleterre, je croyais trouver quelque 34.000
indigènes en ces îles ; et je
crois bien que c'est l'une de vos publications qui
donne ce chiffre. C'est d'ailleurs cette unique
pensée qui nous a amenés, ma femme et
moi, à nous séparer de nos
frères Platt, Bourne et Darling. Comme
Tahiti, qui compte six à huit mille
habitants avait déjà huit à
neuf missionnaires, je vis un devoir
immédiat à gagner les
Îles-sous-le-Vent où devaient se
trouver quelque 28.000 habitants, d'après
les renseignements qu'on m'avait donnés. Et
même je jugeais la conduite de mes
frères qui s'établissaient à
Tahiti où se trouvaient déjà
tant de missionnaires pour si peu
d'habitants ! Or, depuis deux ans je voyage
aux Îles-sous-le-Vent, et je ne crois pas
qu'il s'y trouve actuellement plus de 4.000
habitants. Je sais la valeur infinie d'une
âme. Cependant que fait le marchand à
la recherche de perles de prix ? S'il sait
qu'il trouvera ici une fort belle perle, et
qu'ailleurs il en trouvera des milliers d'une
valeur identique, où dirigera-t-il ses
pas ? Où il trouvera le plus grand
nombre de perles. N'agissons donc pas avec moins de
sagesse que ceux qui recherchent les richesses
d'ici-bas.
« Une autre raison pour laquelle
je souhaite ardemment un autre champ
d'activité, c'est qu'ici il n'est pas
possible que nos enfants deviennent des membres
utiles de l'Eglise et de la société.
En d'autres parties du globe, ils peuvent devenir
missionnaires eux-mêmes, et s'ils n'ont pas
cette vocation, ils se préparent à
quelque honorable situation, à quelque
activité utile... J'irais en l'un ou l'autre
de ces pays avec la plus grande joie, prêt
à y rester jusqu'à ce que Dieu
m'appelle...
« Nous venons de perdre un
bébé, et sans les soins
dévoués de frère Threlkeld,
j'aurais peut-être aussi perdu ma femme. Nous
n'avons plus qu'un enfant, ce qui permet notre
changement de mission avec un minimum de
difficultés ; c'est pourquoi j'aimerais
avoir votre réponse par le premier
courrier.
« De plus, je suis encore jeune,
n'ayant que vingt-quatre ans. J'ai donc la
certitude de pouvoir apprendre rapidement une autre
langue. Je ne savais pas un mot de tahitien en
arrivant ici ; cependant je pus prêcher
avant que se fussent écoulés onze
mois, bien que j'aie passé six mois à
des travaux de forge et que durant les cinq mois
suivants, j'aie déménagé deux
fois : d'Eiméo à Huahiné,
et de Huahiné à Raïatéa.
Si le changement que je sollicite ne devait avoir
lieu que bien plus tard - quand j'aurai la
trentaine par exemple - je doute de pouvoir aussi
facilement acquérir une autre langue.
« Je vous expose en toute
humilité les diverses raisons qui
m'amènent à solliciter de vous un
changement... Je ne voudrais rien décider
à la légère. Je demande
constamment à Dieu qu'Il me guide dans le
chemin où je dois marcher... Si un navire en
route pour l'Angleterre touchait ici, et si -
prenant passage - j'allais à l'improviste
vous voir, comment m'accueilleriez-vous ? Je
sais que quelques-uns des Directeurs se
réjouiraient, mais le petit nombre de ceux
qui aiment avec tant d'enthousiasme ces montagnes
inhabitées seraient mécontents. Quoi
qu'il en soit, frères, il n'est pas
impossible qu'après beaucoup de
prières et mûre réflexion je me
décide à faire ce que je
considère comme un devoir, si l'occasion se
présentait. Et si d'un commun accord vous
vous opposiez à ce que je demande, je fais
appel à votre clémence, à votre
charité chrétienne, pour celui qui
n'est influencé, en cette affaire, que par
l'ardent désir d'être plus utile, et
de travailler davantage au service de notre commun
Rédempteur... »
Il va sans dire - ajoute le biographe de
John Williams - qu'il aurait eu tort de quitter son
champ d'activité précipitamment en
dépit des engagements pris et sans
l'assentiment des Directeurs. Il va sans dire aussi
que son appréciation du champ missionnaire
où il travaille et de son activité
sont inexactes et fort au-dessous de la
réalité... Mais comment ne pas
admirer la candeur, la franchise, le zèle
ardent pour le Sauveur, qui caractérisent la
requête du jeune missionnaire ?
Cinq mois s'écoulèrent. Il fut
décidé que Mr. Orsmond irait
s'installer à Bora bora. John Williams eut
un peu plus à faire et moins de raisons de
se plaindre d'une vie de loisirs. Tout autour de
lui, il voit des fruits de ses travaux, et il
semble réconcilié
momentanément avec la possibilité
d'une, prolongation de séjour. Les deux
missionnaires, non contents de maintenir ce qui
existe, vont constamment de l'avant, forment de
nouveaux plans, ouvrent de nouveaux cours. Une
conférence périodique est
instituée pour la recherche des meilleures
méthodes pour cultiver l'esprit, garder le
coeur pur, augmenter la prospérité du
pays. L'après-midi du jour où fut
convoquée la première
conférence, il y eut une inspection des
écoles, avec récompenses pour les
meilleurs élèves. Puis les enfants
furent conduits jusqu'à une petite île
où un repas leur fut servi. La
journée fut terminée par les
discours, les chants et les prières.
« Où que ce soit,
écrit John Williams, une réunion de
trois cents enfants à qui on a
enseigné à lire la Parole de Dieu offre un
spectacle intéressant ; combien plus
ici ! En les regardant, nous songions que si
l'Évangile n'avait pas été
prêché, la plupart d'entre eux
n'eussent point vécu et que c'est des mains
mêmes de leurs parents qu'ils eussent
reçu la mort. Presque toutes les femmes
avant plus de trente ans se sont rendu coupables de
cet horrible crime. Je connais une pauvre
Raïatéenne aujourd'hui mourante, qui a
eu quinze enfants. Tous, à peine nés,
furent victimes de sa cruauté. Aujourd'hui
elle se repent avec larmes. Elle fut parmi les
premiers indigènes qui demandèrent le
baptême. Depuis elle est restée
ferme ; elle a une bonne conduite et manifeste
son affection pour les choses spirituelles. Bien
que son cas soit compliqué et qu'elle
souffre beaucoup, elle me dit qu'elle n'ose pas
murmurer. Dieu s'est montré si bon pour elle
en permettant qu'elle vécût assez
longtemps pour entendre annoncer Jésus.
« Maintenant, dit-elle, je ne crains plus
la mort bien que mes péchés soient
très grands. Je me confie en Jésus et
je crois qu'Il m'aime. »
La prédication de John Williams
était particulièrement
appréciée, on aimait à
l'entendre. Il présentait son sujet de
façon habile, tout allait au but, et son
discours était émaillé de
faits, d'images, à la portée des
indigènes. Enfin il parlait avec chaleur, et
sa façon de s'exprimer était vraiment
tahitienne. Pour ces raisons, il était
recherché comme orateur, et
extrêmement populaire. À Tahiti,
où on l'invitait souvent à l'occasion
de fêtes ou d'anniversaires, l'annonce qu'il
occuperait la chaire à une date
déterminée attirait toujours une
foule d'auditeurs. Bien loin de prêcher
uniquement les éléments de la foi
chrétienne, il visait à augmenter les
connaissances bibliques de ceux
qui l'entouraient, tant par le fond que par la
variété de ses sermons. Durant
l'année, il prêcha deux séries
de sermons : l'une sur les types de l'Ancien
Testament, l'autre sur les lettres aux sept
Églises d'Asie. En même temps il
continuait de traduire plusieurs livres des
Écritures. Mais il ne se laisse pas
uniquement absorber par ces divers travaux et
visite régulièrement les familles
groupées autour de la Mission. Ainsi nous
lisons à la date du 15 mai 1821:
« Visité aujourd'hui tous
ceux qui ont reçu le baptême. Nous
avons distribué des éloges, des
encouragements, ou bien des reproches quand nous
rencontrions l'indolence et la négligence.
Les indigènes commencent à être
convaincus que nous ne recherchons pas notre
intérêt, mais le leur. Puis, dans une
réunion pour les membres de l'Eglise
uniquement, nous disons devant tous les
résultats généraux de notre
tournée pastorale. »
Celui qui a promis d'accomplir les
désirs de ceux qui le craignent, allait
bientôt ouvrir devant son fidèle
serviteur ce champ d'action plus vaste que John
Williams souhaitait si ardemment. Un jour qu'il
regardait cet Océan encerclant des
îles insuffisamment peuplées,
écrivait-il à Londres, et où
il se sentait à l'étroit parce
qu'ailleurs des milliers mouraient dans les
ténèbres, de l'ignorance, il
aperçut au large une étrange pirogue
qui faisait route vers la passe. Peu après,
elle atteignait le rivage raïatéen.
Avec les indigènes, Williams est là
quand le chef sort de son esquif suivi de ses
compagnons de voyage. L'étonnement est peint
sur le visage des voyageurs, tandis qu'ils
considèrent les maisons blanches, le linge
blanc des gens de Raïatéa, mais surtout
l'homme blanc, sa femme, leur petit garçon.
D'autre part, l'étonnement des
Raïatéens est aussi très grand.
D'où viennent ces gens ? Qui
sont-ils ? Pourquoi viennent-ils ?
Après l'échange des
salutations, Auura dit son histoire:
« Nous venons d'une terre
éloignée, dit-il en désignant
le Sud. Il faut bien, bien des jours, pour venir de
notre île jusqu'ici. Le nom de mon île,
c'est Rurutu (7). Mais la colère
des dieux
fit tomber sur nous une terrible maladie. Le peuple
mourait. Et nous nous dîmes l'un à
l'autre : les dieux nous dévoreront
entièrement, fuyons leur colère.
« Alors un autre chef et moi nous
avons construit deux grandes pirogues ; nous
avons fait des préparatifs pour le voyage,
embarqué nos gens, puis nous avons tendu nos
voiles à la brise, et nous avons
touché à Tubuaï où nous
sommes restés quelque temps ; et puis
après avoir repris des forces et fait de
nouvelles provisions, croyant que la colère
des dieux devait être apaisée, nous
reprîmes la mer pour retourner chez nous. Les
montagnes de Tubuaï disparaissaient à
peine derrière nous dans l'Océan,
quand un vent violent s'éleva et une grande
tempête survint, qui lançait nos
pirogues en haut sur la crête des vagues,
puis en bas, en tous sens. L'équipage de
l'autre canot fut presque complètement
enlevé par les vagues et noyé. Notre
pirogue fut chassée par la tempête
pendant de longs jours. Plus de jours qu'il n'y a
de doigts aux deux mains quand on les compte deux
fois de suite. Et tout ce temps, point de terres en
vue ! Bientôt nos provisions et notre
eau furent épuisées. La faim et la
soif furent terribles. Enfin nous vîmes vers
l'Ouest une terre, le
vent
nous y conduisait et notre pirogue s'échoua
sur les récifs qui entourent Maurua
(l'île la plus occidentale de l'archipel des.
Îles-sous-le-Vent).
« Les habitants nous
donnèrent à manger et à boire.
Puis, une fois en état de parler, nous leur
avons dit que les dieux avaient frappé
Rurutu, notre île, d'une grande maladie.
« Et ils me
répondirent : « Nous aussi
autrefois nous adorions les dieux et nous croyions
que tous les maux étaient envoyés par
les malins esprits. Mais des hommes blancs sont
venus dans de grands navires d'une terre
éloignée ! Et ils nous ont
parlé du vrai Dieu : Jéhovah. Et
maintenant c'est Lui que nous adorons. Il aime
comme un Père et il n'exige pas qu'on tue
des hommes sur le maraë. Nous avons donc
détruit nos temples païens
(maraës), et réduit en pièces
nos idoles. »
« Ces paroles
m'étonnèrent beaucoup, et alors je
leur dis : « Et où sont ces
hommes blancs ? » Ils
indiquèrent la direction du soleil levant
où l'on voit se dresser les sommets de Bora
bora et de Raïatéa, et nous
partîmes. Nous n'avons pas pu trouver
l'entrée de la mer intérieure qui
entoure Bora bora, et nous avons été
poussés jusqu'ici à vos
pieds. »
Telle fut l'histoire racontée par
Auura sur la rive raïatéenne. Mais
maintenant, à côté de tout ce
qu'il voyait, sa croisière ne lui semblait
plus qu'un tout petit
événement ! Les bateaux, les
vêtements, les jolies maisons blanches qui
brillaient au soleil et s'étendaient le long
du rivage, les tables, les chaises, le moulin
à sucre, les habits que portaient les gens,
les hommes blancs, tout attirait et retenait ses
regards. Plus qu'autre chose peut-être, le
temple le remplit d'admiration.
Il y entendit les indigènes chanter leurs
cantiques, il écouta les paroles du Livre du
Grand Dieu, et celles des missionnaires
annonçant l'amour de Jésus.
Au bout de peu de jours, Auura dit :
« Je crois que c'est ici le
véritable culte ; mais nous aimerions
apprendre à lire dans vos
livres », dit-il, en désignant les
Évangiles.
Aussitôt John Williams désigna
des moniteurs qu'il chargea d'enseigner Auura et
ses compagnons : ceux-ci commencèrent
par l'A, B, C., puis on passa au syllabaire, enfin
ils lurent dans l'Évangile et le
catéchisme, et se mirent à
mémoriser des passages entiers.
Trois mois s'écoulèrent, et le
chef exprima le désir de retourner dans son
pays pour dire à son peuple ce qu'il savait
du vrai Dieu et de son Fils :
Jésus-Christ. « Toutefois, dit-il
encore, il est à craindre que beaucoup ne
soient morts, car le mauvais esprit les
dévorait quand j'ai quitté
l'île. »
En ce moment, un vaisseau était en
route pour Raïatéa ; et
bientôt les indigènes
aperçurent du haut des collines d'où
ils surveillaient l'horizon, les voiles blanches du
grand navire qui se dirigeait vers la passe. Peu
après, le navire jetait l'ancre dans la mer
intérieure devant la maison de John
Williams.
Le vaisseau était en route pour
l'Angleterre et il emportait les contributions en
nature des chrétiens indigènes de
Tahiti et Moorea pour la Société des
Missions de Londres : de l'huile de coco toute
prête et contenue dans de longues tiges de
bambous. À cette contribution, les
chrétiens de Raïatéa joignirent
la leur (8). Puis, une fois le
chargement
achevé, John Williams
demanda au capitaine s'il consentirait à
reconduire Auura à Rurutu, bien que ceci
dût le détourner de sa route.
Le capitaine répondit de façon
favorable : il acceptait de prendre à
bord le chef de Rurutu et ses gens pour les
reconduire chez eux. À l'idée de
rentrer, Auura manifesta la joie la plus vive. Mais
tout aussitôt, à celle-ci
succéda la tristesse :
« Comment dit-il, pourrais-je retourner
chez moi, pays de ténèbres, sans une
lumière en la main ? »
[voulant dire par là qu'il désirait
emmener un évangéliste en son pays].
John Williams convoque alors son Église et
lui communique le désir d'Auura :
emmener quelqu'un de Raïatéa à
Rurutu pour enseigner son peuple. Deux
chrétiens se levèrent
immédiatement, deux parmi les meilleurs, qui
dirent : « Nous voici ;
envoie-nous. »
La veille du jour fixé pour le
départ, les Raïatéens leur
apportèrent des présents.
Présents les plus divers : un rasoir,
un couteau, des ciseaux, un rouleau d'étoffe
indigène, des outils, des livres, des
Évangiles en tahitien - langue qui est
à peu près celle de Rurutu.
Le moment venu, Auura et sa suite
montèrent à bord, ainsi que les deux
missionnaires raïatéens et leurs amis.
On hissa sur le navire en partance un bateau dont
les Raïatéens devaient se servir pour
le retour, après un temps de séjour
à Rurutu, lorsqu'ils auraient vu la
réception faite à leurs frères
évangélistes. Les ancres
relevées, les voiles hissées, le
navire se dirigea vers la passe qui coupe le
récif ; puis, une fois au large, il
prit la direction sud.
Tandis qu'il surveillait la course du
navire, le suivant des yeux sur l'Océan
aussi longtemps que possible,
John Williams eut la claire vision d'un champ
missionnaire agrandi, sans limites. Ce
n'était plus un vaste continent comme l'Asie
ou l'Afrique, mais un Océan tout
parsemé d'archipels, de centaines
d'îles, dont beaucoup étaient encore
sans Dieu et sans espérance.
Désormais, il ne demandera plus
à quitter Raïatéa. Ce qu'il
voudrait obtenir maintenant, c'est un navire. Ce
moyen de communication lui semble indispensable. En
cet Océan qui encercle et limite l'archipel
des Îles-sous-le-Vent de Tahiti, et où
il ne voyait autrefois qu'une prison, il discerne
aujourd'hui une route, des routes innombrables. Et
elles conduisent ici et là, vers les
archipels de l'immense Océan Pacifique, dont
la plupart sont encore plongés dans les
ténèbres de l'ignorance et de la
mort.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |