Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE CINQUIÈME

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INSTALLATION. - UNE MAISON A L'EUROPÉENNE. - CONTAGION DE L'EXEMPLE. - L'ÉCOLE. - UN DEUIL. - EMPLOI DU TEMPS. - AU SERVICE DU ROI. - LE CHRISTIANISME, RELIGION D'ÉTAT. - PROFONDES TRANSFORMATIONS OPÉRÉES PAR L'ÉVANGILE. - UN TEMPLE. - CRÉATION D'UNE SOCIÉTÉ AUXILIAIRE DES MISSIONS. - DISCOURS. - LE DON DU ROI ET DE LA REINE.



 LE lendemain, de bon matin, MM. Threlkeld et Williams allèrent sur le rivage devisant sur l'oeuvre à faire, le poste missionnaire à fonder, etc... Une femme indigène vint vers eux. C'était la reine ; la femme de Tamatoa. Lui désignant un terrain tout proche, John Williams lui demanda : « Pourrions-nous avoir cet endroit pour y construire ?
- Regarde devant toi, répondit la reine en souriant ; regarde derrière toi. Regarde de ce côté-ci et de ce côté-là. Regarde tout autour de toi, tout est à toi ; et à l'endroit que tu diras, là tu construiras. »

Les missionnaires choisirent donc un terrain dominant un peu le rivage et d'où l'on pouvait voir l'une des passes donnant accès à la mer intérieure ; puis ils se mirent à l'ouvrage. À Eiméo, durant les jours qui avaient suivi son arrivée, John s'était occupé de la construction d'un bateau ; à Raïatéa, il va se mettre à la construction d'une maison.

Les maisons indigènes consistaient en un grand toit fait des feuilles tressées du cocotier ou des feuilles enfilées du pandanus. Ce toit tombait très bas et reposait sur des piliers. Pas de parois. Sur le sol, une sorte d'herbe séchée nommée « arétou » qu'on renouvelait de temps à autre. Comme contour, cela ressemble aux meules de nos champs. Williams désire se construire une véritable maison. Dans sa pensée, la sienne doit servir de modèle aux indigènes. Il est convaincu qu'un logement convenable aura d'heureuses répercussions sur les moeurs du peuple, et il se met à construire dans l'espoir qu'on l'imitera.

Il va sans dire que les indigènes ignoraient totalement ce qu'étaient une porte, une fenêtre ou même un mur ! Williams devait être à la fois architecte, charpentier, maçon, menuisier. Il fallait aussi songer à l'érection d'un temple. Enfin, si absorbantes qu'elles fussent, ces questions matérielles devaient rester secondaires et ne venir qu'après l'enseignement et la prédication.

Pour la prédication, le missionnaire parle, l'indigène l'écoute assis, pas de difficultés ! Mais l'enseignement ! Comment amener ces gens insouciants, indolents, à vouloir s'instruire ! Et comment les atteindre, dispersés qu'ils sont dans toute l'île ? Et comment les amener à aimer le travail ? Pour John Williams qui a la passion du travail, l'indolence ambiante est une souffrance. Il sait bien que l'oeuvre le dépasse, mais il compte sur la puissance de transformation de l'Évangile.

La guerre, la pêche, le service des idoles, les horribles cérémonies païennes, à cela se réduisent les occupations des Raïatéens. En temps de paix, ils aiment à se poursuivre, soit sur terre, soit à la nage, ou bien ils iront en face d'une passe vers l'Océan et se laisseront porter vers la rive par les grandes vagues du large. Ils réciteront leurs traditions ; et le soir venu c'est la danse et l'orgie : le rapt, le viol, souvent le meurtre.

La richesse du sol, les productions naturelles donnent le nécessaire pour l'entretien de la vie. Comme leurs ancêtres, ils cueillent et mangent des fruits - bananiers, orangers, goyaviers, ananas, manguiers, citronniers, papayers, etc., poussent sans culture, ainsi que bien des racines comestibles : taros, ignames, arrow-root. Ils mangent le poisson cru, après l'avoir fait macérer dans le jus de citron ; d'ailleurs, ajoute John Williams, « ils préféreront souffrir de la faim plutôt que de s'astreindre à faire du feu pour cuire des aliments. » (1)

Les missionnaires ont heureusement l'appui du Roi et des chefs ; ils sont leurs invités, leurs hôtes, ce sont eux qui sont allés les chercher à Huahiné, qui s'occupent de leur installation dans l'île. Et cela c'est beaucoup, certes, bien que ce ne soit pas tout. Le roi veut que le peuple vienne écouter les missionnaires et apprenne d'eux à servir le Dieu des blancs. Son peuple obéit, et chaque dimanche il remplit plusieurs fois la grande case où Christ est annoncé. Ces papaa disaient d'ailleurs des choses bien curieuses. Ils assuraient que le Dieu des blancs n'exigeait pas de sacrifices humains comme « Oro », le grand dieu polynésien. Il défendait le vol, le mensonge, le meurtre, la paresse ; leurs dieux à eux permettaient tout cela et même ils avaient un dieu pour les voleurs : Hiro un autre pour le meurtre : Te-rongo, d'autres pour la guerre : Oro, Tarianui. Et le Dieu des blancs commandait aussi de travailler. Quelle étrange religion ! Si douce d'un côté, si terrible de l'autre par ses exigences de sainteté dans la conduite, dans la vie !

En attendant plus et mieux, les missionnaires sont heureux des grands auditoires du Dimanche : « Les gens sont décemment et proprement vêtus, écrit Williams. Le premier service terminé, ils prennent le repas préparé la veille ; ensuite ils reviennent au temple pour le second service. Je vous assure qu'ils écoutent avec une grande attention.



RAÏTEA. LE RIVAGE

« Je viens d'avoir une intéressante conversation avec le roi et la reine et deux indigènes venus pour voir le portrait de ma mère. Ils ont d'abord demandé si vous ne pleuriez pas tous quand nous sommes partis et si vous n'aviez pas essayé de nous retenir ? J'ai répondu que vous auriez préféré nous garder, mais que vous nous aviez laissé partir par amour pour Dieu et pour eux. » Et qui t'a envoyé, me dirent-ils ?
- La pensée est venue en mon coeur ; et je crois que c'est Dieu qui l'y a mise.
- Et retourneras-tu voir ta famille ?
- Je le désire ardemment. Si l'Angleterre n'était pas plus loin que Tahiti, je pourrais espérer aller les voir et revenir ici. Mais vu la distance, il était probable que si j'allais en Angleterre, je ne reviendrais jamais vers eux. »

Après quelques réflexions sur leur apparence agréable, leur conversation, J. Williams continue : « Quant à leurs coutumes, elles sont abominables [trop abominables, ajoute Prout, pour que nous puissions les indiquer ici]. Leur oisiveté semble invétérée. Leur parlons-nous de la nécessité du travail ? Ils se mettent à rire. Et nombreux sont ceux qui ne veulent plus nous approcher parce que, disent-ils, nous les fatiguons de nos constantes exhortations à travailler. Tous les habitants se rattachent plus ou moins au Christianisme. Celui-ci est maintenant devenu religion nationale, et est adopté comme telle par le peuple. Mais hélas, il n'a pas pénétré le coeur.

« Au lieu d'être groupés par villages, ils habitent par familles sur leurs terres, et sont ainsi dispersés un peu partout. Que de temps perdu pour les atteindre : les chemins de vallée sont à peine tracés, les cols souvent difficiles d'accès. Si l'on veut voyager par mer, l'ile est profondément découpée par de vastes baies et des caps qu'il faut contourner. Comment appeler les indigènes à se grouper autour de nous ? »

Après mûres réflexions, les missionnaires décidèrent de convoquer une grande réunion de tous les habitants. Ils leur expliqueraient que pour les instruire selon le désir du roi, il était nécessaire qu'ils habitassent près des missionnaires. La réunion eut lieu, et à la grande joie de MM. Williams et Threlkeld, la proposition fut adoptée, la création d'un village décidée, et l'endroit choisi pour l'érection des cases.

John Williams avait appris la langue maorie avec une étonnante rapidité ; non en pâlissant sur un vocabulaire ou une grammaire, mais en se mêlant aux indigènes, en les questionnant, en les écoutant, de sorte qu'il avait acquis rapidement et tout à la fois les mots et la manière de les assembler, les tournures de langage et la prononciation. Sa mémoire était excellente ; il notait les nuances, les images, les sons, les figures de langage. Les missionnaires venus avant lui furent extrêmement surpris des résultats de cette méthode. Williams avait acquis en quelques mois la langue qu'ils avaient mis plusieurs années à apprendre.

Dès son arrivée à Raïatéa, le jeune missionnaire prêche trois fois par semaine, et il est tout heureux de constater que les indigènes le comprennent. Dans une lettre à sa mère, il écrit à ce sujet : « Tu pries, chère maman, pour que ton fils puisse annoncer aux païens les richesses insondables de Christ. Dieu a entendu, chère maman, et Il a exaucé... J'ai fait de grands progrès en maori et j'en donne toute la gloire à Celui qui dispense la sagesse et a créé la bouche. ... J'espère être pour toi une couronne de joie... Je pleure en songeant qu'il ne m'est guère permis de caresser l'espoir de te revoir ici-bas, mère chérie ; mais par la grâce de Dieu, j'ai là vive espérance de te rencontrer auprès du Seigneur, où la mort ne détruira plus, ne fera plus couler de larmes, ne remplira plus l'âme d'amertume. Va de l'avant, chère maman, bon courage ; sans doute tu m'as donné, mais c'est à Celui qui s'est donné Lui-même pour toi... »

Peu après il écrit encore en réponse à une lettre dans laquelle Mrs. Williams rappelle les douleurs de la séparation : « Ces heures déchirantes reviennent souvent aussi à ma pensée... Mais les paroles de chère tante Tomes sont aussi dans mon coeur : « Souviens-toi mon cher garçon quelque souffrance que tu puisses avoir à endurer, que ce n'est pas pour toi, mais pour Jésus, lequel a fait pour toi et a souffert pour toi, infiniment plus que tu ne feras jamais, ou que tu ne souffriras jamais. » Dans les heures de solitude et quand mon âme est abattue au dedans de moi, cette pensée a été pour moi une puissante consolation et a changé ma tristesse en joie. Ne vous lamentez donc pas, chers parents, parce que je suis si loin. Les mondains ne sont-ils pas très honorés quand l'un des leurs est au service d'un homme illustre, et ne devriez-vous pas vous réjouir de ce que je suis au service du Roi des rois ? Parce que je parle ainsi, n'allez pas imaginer que je ne vous aime plus. Non, non ! Il n'en est pas ainsi. Il me faut souvent faire un effort pour me dominer quand je pense à vous, et n'était-ce la joie de servir le Seigneur et de lui gagner des âmes, j'aurais vite fait de partir vous retrouver. Ni l'or d'Ophir, ni toutes les richesses de l'Orient ne suffiraient à me garder éloigné de vous. Mais j'ai cette consolation d'être dans le chemin du devoir, de faire un service utile, de constater que tous, depuis le roi jusqu'au dernier indigène, nie sont attachés. N'est-ce pas pour cette oeuvre que j'ai quitté ma patrie et mes bien-aimés ; et n'ai-je pas tous les encouragements qu'un missionnaire peut ambitionner ? »

Les indigènes aidaient leurs missionnaires pour la construction des maisons en fournissant les matériaux nécessaires et en aidant à les placer sous la direction de Williams. Mais leur concours laissait beaucoup à désirer ; comment auraient-ils pu aider de façon très effective à la fabrication de choses qu'ils n'avaient jamais faites, bien plus : jamais vues ! Il est difficile de peindre leur étonnement et leur admiration pour la demeure qui s'élevait et pour son architecte, à mesure qu'avançait le travail. La maison avait vingt mètres de long sur dix de large et était divisée en sept chambres, trois sur le devant, quatre de l'autre côté. Les chambres ouvraient sur des vérandas par des fenêtres à la française avec leurs jalousies. Ces vérandas étaient couvertes. Le gros de la construction était en bois, mais il entrait dans les murs une sorte de clayonnage et le tout était recouvert de chaux mêlée de sable. John Williams teignit celle-ci en orange et en gris pour faire la décoration intérieure des chambres.

La maison achevée, Williams se mit à faire des meubles : des chaises, des tables, des sofas, des lits, dont il rabote les planches, tourne les piliers et les pieds ; les planchers sont recouverts de nattes. Enfin la première demeure missionnaire raïatéenne était construite et meublée avec tout le confort des maisons européennes. Sur le devant, Williams a dessiné un jardin avec pelouses, plates-bandes plantées de fleurs [celles des îles et les plantes exotiques introduites par les missionnaires] avec des allées soigneusement recouvertes de gravier. Derrière la maison, une basse-cour fermée que le jeune missionnaire peuple de dindons, de poules et de canards de plusieurs espèces. À côté, un potager avec les légumes qu'on peut faire pousser là-bas choux, concombres, haricots, oignons, etc... Un peu plus tard, les missionnaires introduisirent dans l'île des chèvres et des vaches.

L'intérêt des indigènes allait croissant. Qu'il était donc habile leur missionnaire ! Il n'y avait point de choses, semblait-il, que ses mains ne pussent réussir ! Pourquoi donc ne pourraient-ils eux aussi se faire une maison ? Ils avaient le bois, un modèle de construction, ils avaient des bras et le temps voulu. Ce désir de se bâtir une maison fut la première chose qui aida les Raïatéens à vaincre leur extrême indolence. Chaque jour maintenant, et tout le long du jour, les visiteurs arrivaient pour demander un renseignement, pour voir une pièce de menuiserie, pour que leur missionnaire leur dît comment s'y prendre, ou qu'il résolût leurs difficultés.

On aurait tort de s'imaginer qu'à cette époque l'oeuvre spirituelle proprement dite fût abandonnée. Jamais peut-être John Williams ne s'y était consacré plus complètement. Voici d'ailleurs l'emploi du temps que nous relevons dans l'une de ses lettres, et quelques extraits de sa correspondance avec sa famille ou le Comité directeur à Londres.

Aux siens il écrit « ... Que je vous donne mon emploi du temps : les Lundis (sauf le premier Lundi du mois), Mardis et Jeudis, je travaille à la construction de notre maison. Les indigènes font le toit et le clayonnage, mais il me reste les portes, les planchers, les murs, les parois séparant les chambres, etc... Mercredi, Vendredi et Samedi sont consacrés à l'étude et à me préparer pour la prédication. De plus, je fais chaque jour l'école, de sorte que mon temps est extrêmement rempli... »

Voici un autre extrait donnant de plus amples détails :
« Les gens viennent régulièrement au temple. Certains sont très attentifs et paraissent désireux de croire. » Je ne puis vous parler de conversions frappantes ou d'éveil des consciences ; mais je crois que Dieu agit dans quelques murs. Les indigènes viennent aussi à l'école. Ils ont le culte de famille ; et plusieurs font leur culte particulier matin et soir. Mais chez la plupart d'entre eux, une chose semble encore faire défaut : ils ne se sentent pas pécheurs et ne comprennent pas leur besoin d'un Sauveur. Envers nous, ils sont bons, aimables, et acceptent tout ce que nous leur proposons. Les chefs, le peuple nous consultent sur toutes choses ou à peu près ; et s'ils ont des difficultés entre eux, ils nous demandent de décider. Nous le faisons avec autant de douceur et de tact que possible. Il y a de fréquentes disputes entre les maris et les femmes, et comme mes collègues ne veulent pas s'en occuper, on vient à moi. Jusqu'ici, j'ai été un assez heureux médiateur.
v« Nous pensons établir ici une Société de Missions comme celles qui existent à Tahiti et à Huahiné. Mais la création du village est récente : il n'y avait que deux ou trois vieilles huttes quand nous sommes arrivés. Tous les indigènes ont dû construire de nouvelles habitations et faire tout autour des plantations pour avoir les vivres qui leur sont nécessaires. Jusqu'ici, nous n'avons pu leur demander aucune contribution, mais nous ne négligerons pas de le faire aussitôt que possible.

« Nous voulons aussi élever un nouveau temple avec plancher et murailles recouvertes de chaux, etc... Quand ceci sera achevé ainsi que les constructions en cours, le village s'étendra le long de la plage sur une distance de deux à trois kilomètres...

« En plus de la case où nous faisons nos services, nous avons inauguré un autre lieu de culte et nous nous proposons d'ouvrir une seconde salle à Tahaa, où il y a aussi une oeuvre à faire. (Talma se trouve encerclée dans la même ceinture de récifs que Raïatéa. Nous espérons pouvoir nous y rendre toutes les semaines).

« Voici comment se passent nos Dimanches : le matin à six heures, réunion de prières : deux indigènes prient, et le missionnaire fait une méditation ; à neuf heures, la cloche sonne pour le service. L'auditoire est de cinq à sept cents indigènes, tous convenablement vêtus, la plupart très attentifs. Mais il est parfois de mille à quinze cents auditeurs. À onze heures, nous nous réunissons entre collègues chez l'un ou l'autre, à tour de rôle, pour un service en anglais. À une heure, catéchisme ; à quatre heures, nouveau service en tahitien. Ensuite nous nous réunissons entre collègues, nous et nos familles, pour prendre le thé. Et la soirée se passe en chantant des cantiques, en priant, ou en faisant quelque lecture pour notre édification mutuelle. Chaque premier Dimanche, nous célébrons ensemble la Sainte Cène. Alors il m'arrive souvent de penser avec regret aux services de Communion du Tabernacle, alors que j'avais ma chère Mère à mes côtés. Non certes que nous ne fassions pas ici comme en Angleterre l'expérience de la Présence du Seigneur ! Il est fidèle celui qui a dit : « Je suis toujours avec vous, jusqu'à la fin du monde. » Et sa présence est suffisante pour aider à continuer la route avec joie.

« L'école de semaine se tient tous les matins et elle est bien suivie. Le Lundi soir, nous nous mettons à la disposition de ceux qui veulent nous poser quelque question, ou nous demander quelque explication. Quelques-unes de ces questions sont subtiles... « Comment puis-je obtenir la vraie foi dont vous parlez ? - Pourquoi les méchantes pensées m'assaillent-elles quand je vais à la montagne pour prier ? - Si Satan était un homme, je le frapperais jusqu'à ce que mort s'ensuive. Que dites-vous de cette pensée, est-elle bonne ou mauvaise ? »

« Le Mercredi, service en tahitien ; le Jeudi soir, nous prenons le thé ensemble chez l'un ou l'autre des ménages missionnaires, à tour de rôle ; puis nous étudions un sujet pour notre édification mutuelle. Tout mon temps libre est consacré à enseigner aux indigènes quelque travail manuel.



UNE JETÉE, RAÏATÉA

« Mon travail fait mes délices... Mon seul désir est d'être un instrument pour gagner des âmes... Je parle le tahitien couramment et prêcherais volontiers cinq sermons en tahitien pour quiconque en prêcherait un pour moi en anglais quand c'est mon tour.

« La chambre où nous nous tenons dans la journée (sitting-room), mesure près de sept mètres sur cinq. Presque chaque soir elle se remplit d'indigènes qui désirent quelque explication ou conseil, ou qui demandent quelque information. On nous pose souvent des questions sur la prière. C'est aujourd'hui Samedi ; la soirée de ce jour est censée nous appartenir. Cependant une douzaine de personnes sont venues quand même. L'une d'elles voulait nous demander s'il était convenable, quand elle se retirait dans la brousse pour prier, de s'exprimer ainsi : « O Jéhovah ! mets ta Parole dans mon coeur, toute ta Parole, et recouvre-là pour que je ne l'oublie point. »

À la fin de 1818, Mr. et Mrs. Orsmond vinrent à Raïatéa, pour être auprès de Mr. Threlkeld au moment de la naissance du bébé espéré. Mrs. Orsmond avait souvent dit qu'elle ne survivrait pas à la douloureuse épreuve de la maternité, parlant de la proximité de son départ avec l'a plus grande sérénité. Malgré cela, sa mort soudaine nous surprit péniblement. « Notre frère est soutenu, écrit Mr. Williams, par la pensée que son appauvrissement fait l'enrichissement de la chère disparue. » Ce départ, si loin de la mère-patrie, affecta très particulièrement la petite colonie missionnaire de Raïatéa.

Lorsque Mr. Williams avait quitté l'Angleterre, le Comité lui avait donné des instructions écrites où nous trouvons ces sages recommandations : « Il faudra quelque temps pour que vous sachiez assez bien la langue pour annoncer l'Évangile - ce qui doit être votre principal objet. - Mais vous pouvez vous employer dès l'arrivée à enseigner l'agriculture et tous autres travaux manuels des peuples civilisés. Le grand mal des indigènes, c'est l'oisiveté. Amenez-les à s'occuper utilement de quelque manière que ce soit : peut-être en cultivant le sol, ou en exploitant quelque richesse naturelle dont ils pourraient tirer profit. Alors ils seront en mesure de faire quelque chose pour propager l'Évangile en d'autres îles encore dans les ténèbres du paganisme. Nous regrettons que jusqu'ici presque rien n'ait été fait en ce sens... »

Nous avons déjà vu à quel point John Williams s'était inspiré des instructions reçues, et avec quel heureux résultat. Les mois qui suivent son arrivée dans le champ missionnaire à Mooréa et à Huahiné sont remplis d'une activité débordante. Et que dire de la première année à Raïatéa ! Tout le peuple de l'île venant se grouper auprès de la maison des missionnaires, abandonnant ses habitudes d'oisiveté et s'instruisant dans la connaissance de Dieu ; tous les indigènes venant à l'école apprendre à lire pour pouvoir lire la Bible. Les lettres de John Williams sont plus éloquentes que de nombreux commentaires et nous donnons encore ci-après plusieurs extraits de sa correspondance. Dans une communication aux amis du Tabernacle, il dit :
« C'est un grand avantage que de pouvoir mettre la main à tout, et il est à souhaiter que tout missionnaire partant pour une contrée non encore civilisée ait non seulement l'esprit missionnaire, mais encore qu'il puisse s'occuper de travaux manuels.

« Nous avons enseigné aux indigènes à construire des maisons, à scier le bois, à faire une charpente, nous leur avons enseigné à travailler le fer, à construire un bateau et bien d'autres choses encore. Frère Threlkeld fait faire en ce moment une grande embarcation dont les ouvriers sont uniquement des indigènes. Ayant personnellement besoin, d'un bateau plus grand que celui que j'ai achevé à Eiméo, pour visiter Tahaa, j'ai construit une embarcation de près de six mètres de long [seize pieds]. L'autre qui est très large et lourd demande un équipage d'au moins cinq hommes. Avec celui-ci, deux indigènes me suffisent, et si besoin était, je me contenterais d'un seul. Il est d'une forme élégante, et c'est à peine si j'ai employé quelques clous, me servant presque exclusivement de iéié. J'ai attaché toutes les traverses et les planches avec cette cordelette extrêmement forte que tressent les indigènes et dont ils se servent pour leurs pirogues. Mes Raïatéens sont enchantés de ce procédé, et une fois leurs maisons achevées, ils ont résolu de se faire des bateaux dans le genre du mien (2). Ils s'imaginaient qu'ils ne pouvaient rien faire de ce genre sans avoir des clous. Maintenant qu'ils se rendent compte du contraire, ils disent :
« Mea maitai atura. » C'est-à-dire : « Parfait ! » ou « Excellent ! » puisque tout homme qui le veut et n'est pas paresseux pourra se faire aussi un bateau.

« À notre manière, nous avons formé une petite Société pour l'Encouragement des Arts et des Sciences. Frère Threlkeld a offert le premier prix. Frère Orsmond et moi nous avons promis cinquante clous chacun à celui qui commencera le premier à faire un bateau. Un chef âgé est parti pour couper le bois nécessaire à faire la quille d'une embarcation qu'il va : construire dans notre enclos... Nous allons lui donner cent cinquante clous pour fixer l'extrémité des planches et pour employer partout où la corde, lette ne suffit pas (3) pour fixer de façon assez serrée.

« Tout en nous occupant très activement des intérêts éternels du peuple parmi lequel nous travaillons, nous n'oublions pas ce qui est temporel, nous souvenant du commandement : « Ne soyez point paresseux à vous employer pour autrui, soyez fervents d'esprit, servez le Seigneur. »

Aux membres du Comité à Londres, il écrit à la date du 5 septembre 1919, presque un an après l'arrivée à Raïatéa :
« Lorsque nous sommes venus ici, il ne s'y trouvait que deux cases indigènes et il était difficile de marcher sur le rivage tant il y avait de brousse. Le désert s'est transformé ; il est devenu un endroit fort agréable, propre, débroussé. Une longue rangée de maisons s'étendent au bord de la mer sur près de trois kilomètres, un millier d'indigènes y habitent. Nous souhaitons ardemment que dans le désert moral les choses subissent d'aussi profondes transformations. Le roi qui habite tout près de nous semble être une personnalité de premier ordre. Il suit très régulièrement l'école et les cultes, et sera probablement l'un des premiers que nous baptiserons à Raïatéa. Nous sommes heureux de pouvoir dire qu'il gouverne avec sagesse et s'occupe activement de supprimer les crimes. »

Ici, quelques détails sur la demeure du roi élevée à côté de la maison missionnaire et sur les cases indigènes ; puis John Williams ajoute :
« Nous ne cessons d'exhorter les Raïatéens à abandonner la coutume pernicieuse de s'entasser plusieurs familles ensemble sous le même toit, dans la même chambre. Plusieurs se sont laissés convaincre, et avant six mois une vingtaine de maisons seront achevées, maisons avec plusieurs chambres à coucher et une salle à manger. Sur ce point, notre station - bien que la dernière en date - va devenir la première. Personnellement, nous attachons une grande importance à ce changement d'habitude.

« Dans l'île de Tahaa, nous avons ouvert un lieu de culte à Tiva ; on en construit un autre à Patio, que nous espérons bientôt inaugurer. À Patio, nous aurons un auditoire de cinq à six cents personnes. Nous pensons placer dans ces villages deux de nos élèves raïatéens : deux hommes intelligents et sérieux qui s'occuperont des écoles. Naturellement, nous ferons souvent des visites d'inspection. C'est une nouvelle sphère d'activité qui s'ouvre devant nous ; ce dont nous sommes reconnaissants.

« Depuis notre arrivée, il y a eu des rumeurs de guerre. Des gens mal disposés seraient heureux de la voir éclater. Mais les chefs ne la désirent pas ; heureusement ! Bien mieux : le roi, les prêtres, le peuple font profession de vouloir s'enrôler sous la bannière du Prince de la Paix. Oh ! si nous pouvions seulement ajouter qu'Il règne vraiment dans tous les coeurs !

« Dès maintenant, nous sommes encouragés et ne doutons pas que si la foi, la patience, la persévérance nous sont départies, notre ministère ici sera utile. Nous faisons notre possible pour enseigner les arts manuels aux indigènes, et nous consacrons à ces travaux tout notre temps libre. Peut-être que les tenants de la civilisation ne seraient pas moins heureux que les amis de l'évangélisation s'ils pouvaient jeter les yeux sur nos lointains rivages...

« Dernièrement, les indigènes ont construit deux grands ponts qui feraient honneur à n'importe quel village d'Angleterre. Toutefois nous ne pouvons nous consacrer à ces travaux manuels aux dépens de l'oeuvre spirituelle et des intérêts éternels de ceux que nous sommes venus instruire. »

Quelles merveilleuses et profondes transformations la prédication de l'Évangile a accomplies en quelques mois ! Car c'est bien l'Évangile qui est à la base de cet extraordinaire changement ! C'est la prédication de la Bonne Nouvelle qui incline le coeur de ce roi auquel le paganisme accorde des honneurs divins - à se détourner de l'idolâtrie pour servir Dieu. C'est l'Évangile qui amène les prêtres d'Oro à abandonner le culte sanguinaire dont ils vivent, dont ils vivaient. C'est l'Évangile, l'Évangile vécu par ses serviteurs qui amène un peuple se livrant de temps immémorial au plaisir, au vice, à la paresse, à quitter son indolence pour se mettre au travail et à faire ce que - quelques mois auparavant - il considérait comme impossible, insupportable !

« Ici, un bras se meut comme un piston de haut en bas : l'indigène scie un tronc d'arbre pour faire des planches. Voici un autre homme actionnant un tour et occupé à tourner le pied d'une table. Là-bas, une colonne de fumée sur le rivage : ce sont des Raïatéens qui brûlent le corail blanc - lequel abonde à l'intérieur des récifs - pour faire la chaux nécessaire aux planchers et aux cloisons des maisons en construction. Ici, le bruit du marteau sur l'enclume, des gerbes d'étincelles se succèdent, des flammes jettent leurs lueurs fauves sur les corps des forgerons qui semblent autant de statues de bronze. Plus loin, nous sommes attirés par le bruit d'une curieuse machine, c'est un moulin à broyer la canne à sucre qu'a construit le jeune missionnaire. Et tout à côté, la vapeur s'élève d'un récipient où le jus qui s'écoule est bouilli et purifié... »

Assis à la tailleur, un indigène plie des feuillets, les place par ordre, les coud, les colle, faisant des livres qu'il recouvre d'un fort carton. De tout ce que nous avons énuméré, c'est ici la chose la plus extraordinaire. Les missionnaires de Huahiné se sont employés à fixer le langage des indigènes par des mots jamais encore écrits jusque-là, puisque le peuple n'avait pas d'alphabet. Ensuite ils s'étaient mis à traduire l'évangile selon saint Luc, et l'avaient imprimé en se servant d'une petite presse apportée d'Angleterre. Ce sont les feuillets de l'évangile de Luc que le Raïatéen s'occupe maintenant à classer et à relier pour les écoles ouvertes par John Williams.

Ces livres eussent été bien inutiles sans les écoles où on enseignait la lecture aux indigènes. À Raïatéa même, John Williams et sa femme allaient chaque matin à l'école. Quand la cloche sonnait, tous hommes et femmes, garçons et filles, jeunes et vieux se rendaient à la « farehaapiiraa ». Celle-ci fut rapidement trop petite et il fallut tenir l'une des classes au dehors. Il était évident que malgré leur bonne volonté, les Williams ne pouvaient enseigner le B a Ba à cette multitude d'élèves. Toujours pratique, toujours méthodique, Williams a vite fait de repérer les plus intelligents de ses élèves ; il en prend sept qu'il instruit plus particulièrement et dont il fait des moniteurs, chacun à son tour ayant à s'occuper de l'enseignement d'une classe. Le soir, les heures d'étude, terminées, on entoure les moniteurs - car ils savent lire - et tout heureux de leur science nouvellement acquise, ils lisent à ceux qui les écoutent l'évangile, de Luc.

Un jour qu'un Raïatéen se rendait à l'école, il vit l'un de ses compatriotes rester assis à la maison. Étonné, il s'arrêta pour savoir pourquoi l'homme ne venait pas aussi : « E boa ! [Ami] demande-t-il, la cloche de l'école a sonné ; que fais-tu ?
- Je suis découragé, parce que je suis encore au BA ba, répondit-il. Jamais je ne parviendrai à lire le livre de Luc. Je n'irai plus à l'école.
- C'est là une amorce du diable, répondit l'indigène. Quand tu vas pêcher, tu dissimules ton hameçon sous une amorce pour tromper le poisson. Certainement le diable a son hameçon dans la mauvaise pensée qui te fait rester à la maison. Ne t'y laisse pas prendre et viens avec moi. » Celui qui était ainsi exhorté se leva, et suivit son ami.

Nous avons signalé les merveilleuses transformations opérées par le labeur des missionnaires sur lequel Dieu faisait reposer sa bénédiction. Mais combien restait à faire ! Que d'ombres au tableau ! Que de réformes à opérer dans bien des domaines ! Et pour ne citer qu'une chose, nous ne signalerons que l'exercice de la justice.

Jusqu'ici, le despotisme des chefs, des prêtres, et les sociétés d'Aréoïs maintenaient le peuple sous une pénible oppression. Il est évident que l'enseignement évangélique minait un état de chose inique, et que la croissance du christianisme devait faire s'écrouler tôt ou tard les lois païennes et la société païenne elle-même. D'autre part, les bénéficiaires de l'état de chose existant s'opposeraient probablement aux réformes nécessaires, réformes pour lesquelles d'ailleurs le peuple n'était pas encore prêt. De sorte que les missionnaires se contentèrent chaque fois que se présentait l'occasion - de dire comment les choses se passaient en Angleterre. En même temps, ils soulignaient les avantages d'un Code de lois et l'existence de magistrats préposés à leur application. Il était bon de procéder lentement, sagement, et de ne dire que ce que l'indigène pouvait assimiler. L'année 1819 n'était pas achevée que les missionnaires avaient la joie de constater que leur méthode portait des fruits.

« Nous sommes extrêmement heureux de noter la manière dont les rois et les chefs procèdent pour essayer de réglementer les affaires du peuple. Ils viennent de tenir une grande réunion à laquelle ils nous ont invités et voici comment le roi s'est exprimé :
« Essayons de conformer notre conduite d'après l'enseignement de nos missionnaires et de la Parole de Dieu que nous lisons quotidiennement. Arrêtons-nous ! C'est assez ! Notre méchanceté est déjà grande. Souvenez-vous que c'est moi qui vous parle. Si le fils d'un roi est méchant et mérite de mourir : il mourra. Si un roi mérite la mort : il mourra. Et si je mérite la mort, je mourrai aussi. Que tous se souviennent de cela. Qui méritera de mourir : mourra ! Nous écouterons la parole des missionnaires, car c'est Dieu qui les a envoyés. Prenez garde, vous tous, d'exciter sa colère ; car si Dieu se courrouçait contre nous, il retirerait nos conducteurs, et nous serions à nouveau dans les ténèbres. »

Puis se tournant vers nous, le roi demanda ce qu'il fallait faire pour empêcher l'homme de renvoyer sa femme ou la femme de quitter son mari » ? Nous lui expliquâmes qu'une fois le coeur changé, tout ce qui était mal n'avait plus d'attrait ; toutes choses étaient faites nouvelles. On remit au roi un registre pour qu'il y inscrivît les noms des gens mariés ; on décida que tous ceux qui voulaient se marier devraient faire connaître leurs intentions au roi, et que leurs noms seraient inscrits au registre.

Tout ceci se fit spontanément, sans aucune intervention de notre part, peu après le meurtre commis par l'un des chefs d'une île du groupe et à la suite de plusieurs prédications dénonçant et stigmatisant les horribles coutumes subsistant encore parmi les indigènes.

Le lendemain, les chefs s'assemblèrent et ordonnèrent qu'on leur amenât vingt femmes qui avaient abandonné leurs maris et ils les obligèrent à retourner avec eux en disant : « Si vous refusez de le faire, rendez aussi la Parole de Dieu que vous apprenez (4). Cela ne pourrait plus vous servir ; vous n'auriez plus qu'à suivre à nouveau le diable. Que notre terre ne soit plus polluée par le péché ! » Le plus grand nombre des ménages ainsi réunis d'autorité par les chefs vivent en bonne harmonie maintenant, pour autant que je suis renseigné. »

Les ennemis du christianisme et plus particulièrement de l'évangélisation en pays païens ont critiqué l'oeuvre missionnaire en Polynésie. On est allé jusqu'à prétendre que le règne du despotisme subsistait malgré l'introduction du christianisme. Mais il était exercé par les missionnaires au lieu de l'être comme autrefois parle roi et les chefs. Que trouvons-nous ou plutôt qui trouvons-nous à l'origine de ces accusations ? Fréquemment des matelots, des personnes intéressées, qui n'ont pu s'enrichir aux dépens des indigènes comme ils l'auraient voulu, à cause de la vigilance et de l'influence des missionnaires. De là leur haine et leurs calomnies. Et des ennemis de l'oeuvre missionnaire ont recueilli avec joie les critiques, les inventions qu'ils ne pouvaient contrôler, et pour cause.

Il demeure que les missionnaires se contentent de conseiller. Mais le roi et les chefs habitués à commander ordonnent aujourd'hui que le peuple se conforme aux lois inspirées par l'Évangile, tout comme ils commandaient autrefois au temps du paganisme les rites idolâtres. Il est indéniable que l'influence des missionnaires est très grande ! Mais comment en serait-il autrement ? Ils sont les instruments dont Dieu s'est servi pour l'extraordinaire transformation opérée, au sein de ce peuple maori, transformation qui s'accentue de jour en jour.
De plus, l'influence missionnaire s'étend au delà de l'île où ils résident, jusque dans les îles éloignées qui ne sont visitées que de temps à autre.

Cette première année de labeur fut couronnée par la création d'une Société Missionnaire auxiliaire, création désirée par MM. Williams et Threlkeld, mais dont ils ne voulaient pas prendre l'initiative, de peur que les coeurs mal disposés, les esprits mal intentionnés - où ne les trouve-t-on pas hélas ? - ne prissent occasion de la chose pour reprocher qu'on fît payer l'Évangile.

Toutefois, ceux qui aimaient les missionnaires n'avaient pas besoin d'être stimulés. Ils savaient ce qui se faisait à Tahiti et à Huahiné, et désiraient que Raïatéa eût aussi son Comité des Missions et sa fête. Ils décidèrent donc de convier tout le peuple au village pour l'entretenir de ce projet : un jour fut fixé, le temple fut agrandi et des préparatifs furent faits pour recevoir ceux qui viendraient de loin.

Au jour dit, une foule d'indigènes se pressait au temple et aux abords du temple. On désirait tellement être présent à cette réunion que même des infirmes retenus sur leurs nattes depuis de longues années se faisaient porter par leurs amis. Ce que voyant, on s'écria dans la foule « C'est un jour de résurrection des morts ! Voyez Les malades, les boiteux, les aveugles, sont venus aujourd'hui. » Mais bien avant l'heure du service, il était évident que le temple ne pourrait contenir ceux qui continuaient d'arriver. Quelqu'un cria : Qu'on enlève les côtés de la maison, que nous puissions voir ceux qui nous enseignent et entendre leurs voix. Ainsi fut fait, et bientôt on ne vit plus des murs que les piliers qui soutenaient le toit.

Le service commença par le chant et la prière ; puis quelques orateurs indigènes se levèrent pour exposer la raison de cette convocation adressée à tous : la création d'une Société auxiliaire des Missions. Mr. Williams se leva alors pour proposer que Tamatoa fût le président de l'assemblée. Mr. Threlkeld vint ensuite appuyer ce qu'on venait de dire, demandant que ceux qui étaient d'accord levassent la main, On vit alors une forêt de bras tendus pour approuver les propositions faites. Après la nomination de Tamatoa, les missionnaires quittèrent le temple, laissant les indigènes continuer la séance.

Le roi se leva et adressa à son peuple des paroles pleines de vie et de force. Nous citons ci-après une partie de son discours et les paroles de plusieurs autres orateurs. Ceci permettra de mesurer le labeur missionnaire : « Souvenez-vous de ce que vous faisiez pour vos dieux menteurs, dit le roi. Vous leur donniez tout ce qu'ils demandaient ; vos forces, ce que vous possédiez et même vos vies. Alors rien ne vous appartenait ; tout était aux esprits mauvais. Pirogue, nattes, porcs, étoffe, nourriture, tout était à eux. Quel travail colossal vous imposait la construction des maraës (5). Tout ce que vous aviez était absorbé par les dieux. Mais maintenant ce qui vous appartient est bien à vous ; et ceux qui nous enseignent sont au milieu de nous ! Dieu les a envoyés. Il a de grandes compassions. Ils ont laissé leur pays pour venir ici. Et maintenant nos yeux sont ouverts et nous savons que notre ancienne religion n'est que mensonge, une religion de mort : des paroles et des oeuvres qui vont à la mort. Agissons selon ce que nous avons appris. Ayons pitié des terres encore dans les ténèbres. Donnons joyeusement de ce que nous possédons, donnons de tout coeur pour qu'on leur envoie aussi des missionnaires. C'est là bien peu de chose que nous pouvons faire pour le vrai Dieu. Cependant si vous ne donnez rien, vous n'avez pas à redouter d'être punis ou tués comme vous l'auriez été certainement autrefois. Que chacun agisse comme il le voudra. »

Le roi continua en les exhortant à rechercher avec soin le salut et termina son discours en disant :
« Veillons à ne pas travailler à la propagation de l'Évangile en d'autres pays et en même temps le chasser de chez nous par notre iniquité. Souvenez-vous que beaucoup périrent dans les eaux qui cependant avaient aidé à construire l'arche. - Prenez garde d'avoir envoyé l'Évangile aux autres et de mourir dans vos propres péchés. Ne soyons pas comme ces échafaudages utiles pour la construction d'une maison et qu'on brûle quand elle est achevée. Si nous ne sommes pas de vrais croyants, Dieu nous rejettera et nous serons jetés dans l'étang de feu. »

Tamatoa s'était à peine assis que Puna - un indigène réputé pour sa bonne conduite - se leva pour faire nommer un secrétaire pour l'un des districts, puis il ajouta :
« Amis, j'ai à vous poser une petite question dans votre pensée, qu'est-ce qui fait avancer le grand navire ? Moi je pense que c'est le vent. Sans vent, le navire resterait sur place. Mais quand le vent souffle, le navire avance. Pour la grande Société missionnaire, l'argent c'est comme le vent. S'il n'y avait pas eu d'argent, aucun bateau ne serait venu jusqu'à nous avec des missionnaires. Si l'argent manque, comment des missionnaires pourraient-ils être envoyés en d'autres pays ? Comment le navire avancerait-il ? Donnons donc de nos biens, tout ce qui est en notre pouvoir. »

Tuahiné, l'un des hommes les plus habiles du village, se leva et dit :
« Amis - rois, chefs, et vous tous, vous avez entendu bien des discours aujourd'hui. Ayez patience. J'ai aussi quelques mots à vous dire. D'où viennent les grandes rivières ? N'est-ce pas de petits cours d'eau ? Qu'il y ait donc de nombreux petits cours d'eau, et que le nôtre ne soit jamais à sec. Qu'il y ait des missionnaires envoyés en tous pays. Notre état actuel est bien supérieur à celui d'autrefois. Nous ne dormons plus maintenant avec nos cartouches sous la tête, nos fusils à nos côtés, et la peur ne nous broie plus le coeur. Nos enfants ne sont plus étranglés et nos frères ne sont plus immolés en sacrifice aux faux dieux. C'est là l'oeuvre de Dieu qui nous a envoyé sa Parole et des missionnaires pour nous l'enseigner. Et nous espérons que parmi nous il y a plusieurs croyants. »

Plusieurs nominations furent faites pour les districts, puis on offrit la parole à qui voudrait dire quelque chose. C'est alors que se leva Ueva, l'un de ceux que les missionnaires considéraient comme convertis, et il dit :
« Nous venons de constituer une Société des Missions et on nous invite à donner pour que la Parole de Dieu soit annoncée en d'autres pays. Est-elle dans nos coeurs ? Y-a-t-elle pris racine ? Sinon, comment aurions-nous compassion des autres ? L'amour pour ceux qui sont encore assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort doit accompagner le don. »

Aussitôt, Paumoana se leva pour dire :
« Il est à souhaiter que, par toute la terre, on connaisse la Parole de Dieu aussi bien que chez nous, qu'on ait la possibilité de la lire comme nous, et la possibilité de l'entendre chaque dimanche comme nous ; il est à souhaiter que tous fléchissent les genoux devant Jésus et qu'ils voient en Lui l'unique sacrifice pour le péché. Nous sommes invités à donner ce que nous avons pour que d'autres pays puissent connaître le vrai Dieu et sa Parole, pour que d'autres puissent avoir des missionnaires. Ce qu'on nous demande n'est pas destiné aux faux dieux que nous servions autrefois. Soyons donc diligents, et dépensons-nous pour cette bonne oeuvre. »

Enfin, un autre dit :
« Amis, il s'en trouve parmi nous qui ont été percés de balles (6). Que nos fusils se couvrent de rouille et si nous sommes encore transpercés que ce soit avec la Parole de Dieu ! Ne nous amassons plus de balles, et que la balle que nous tirerons sur d'autres pays, ce soit la Parole de Dieu. » Arrêtons ici ces citations ; nous ne pouvons relater tout ce qui se dit au sein de l'immense assemblée, mais ces extraits aident à comprendre l'état d'âme de ces païens d'hier.

Ce peuple qui s'assemble à l'appel de son roi chrétien, cette résolution de création d'une Société auxiliaire des Missions pour envoyer l'Évangile en pays encore païens, ces discours favorables à la cause missionnaire, tout ceci nous montre les progrès extraordinaires de l'Évangile à Raïatéa, et la transformation profonde qui s'accomplissait au sein de ce petit peuple. Mais ce serait une erreur de croire que la majorité des Raïatéens eussent accepté l'Évangile comme règle de vie. Williams écrit : « Comme en tous endroits où pénètre le christianisme, le nombre des professants dépasse de beaucoup celui de ceux qui ont expérimenté la puissance de la Vie nouvelle en Christ. Et si nous admirons les effets extraordinaires de la prédication de l'Évangile qui a conduit à l'abolition d'une religion cruelle et sanguinaire, à l'abandon de cérémonies dégoûtantes et absurdes, nous ne pouvons que pleurer sur tous ceux qui ignorent la repentance et manifestent la plus grande indifférence concernant le salut de leurs âmes. »

La masse reste indifférente, mais suit extérieurement les actes du culte. Autrefois, le roi était païen et avait rang divin, son peuple était païen et lui rendait les hommages dus à la divinité. Aujourd'hui, il a accepté la religion des blancs, docilement, son peuple le suit aussi. Mais ce que le peuple dans sa masse n'imite pas et ce qu'aucun pouvoir humain ne peut provoquer, c'est le changement du coeur, c'est la transformation de la vie qui s'étaient opérés chez le roi.

Tamatoa est le plus fidèle ami des missionnaires et il soutient de toutes ses forces leur action. Par son exemple, par ses paroles, il essaye d'amener son peuple à la soutenir aussi. Un jour que John Williams passait près de leur maison, il fut tout étonné de voir le roi et la reine, dehors, occupés à préparer de la fécule d'arrow-root (7). Le jeune missionnaire s'arrêta et, au cours de la conversation, laissa voir sa surprise : « Pourquoi faites-vous ce travail, alors que vous avez tant de serviteurs qui pourraient le faire, pour vous, dit-il ?

- Oh ! répondit le roi en souriant, nous préparons notre souscription pour la fête des Missions.
- Mais pourquoi ne pas laisser faire ce travail par d'autres ?
- Non, répondit-il. Nous ne voudrions pas donner au Seigneur ce qui ne nous a pas coûté de travail, et préférons préparer notre don de nos propres mains. Ainsi, comme David, nous pourrons offrir à Dieu de ce qui nous appartient en propre. »





(1) Il est vrai qu'allumer un feu à cette époque n'était pas chose facile. Les indigènes frottaient avec rapidité un morceau de bois très sec contre un autre un peu plus résistant : au bout de quelque temps on voyait un peu de fumée et enfin le bois rougissait. 

(2) Jusque-là les indigènes ne se construisaient que des pirogues, parfois de très grandes pirogues puisqu'ils s'en servaient pour aller d'une île à l'autre. 

(3) Cette cordelette est tressée avec les libres d'une liane : iéié, prononcer chaque voyelle séparément et comme s'il y avait un tréma sur l'i.

(4) L'évangile de Luc. 

(5) Sanctuaires polynésiens dont les enceintes sont formées de pierres immenses de deux à trois mètres de hauteur, pierres taillées dans le corail blanc. Aujourd'hui on s'étonne en voyant ces blocs dressés ; et on se demande comment sans machines, sans leviers, les indigènes purent transporter ces immenses pierres de la mer jusque sur terre et les dresser à l'endroit voulu.
Un jour que près du grand maraë d'Opoa, celui où l'on venait sacrifier des îles les plus éloignées, nous considérions ces immenses pierres dressées et que nous demandions aux indigènes comment, par quel moyen on les avait tirées de la mer, l'un d'eux nous répondit que - d'après les anciens - lorsqu'un bloc était choisi comme convenable, les indigènes faisaient cercle tout autour et imprimaient à la surface de la mer un certain mouvement en tapotant la surface. Cela se faisait parfois longtemps. À un moment donné la pierre oscillait sur sa base. Alors ils l'entraînaient jusqu'à la rive où on la basculait sur des troncs d'arbres pour l'amener jusqu'à l'endroit voulu. 

(6) Les balles dont se servaient les indigènes avaient la grosseur des billes dont se servent les enfants pour jouer. Nous en avons trouvé quelques-unes dans l'enclos de la Mission à Raïatéa. 

(7) Pïa, en tahitien.
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