EN AVANT - LA MER. - « AT HOME. » - SERVIABILITÉ. - PLAISIRS DE LA NAVIGATION. - RIO DE JANEIRO. - HORREURS DE L'ESCLAVAGE. - SYDNEY. UNI - TEMPÊTE. - TAHITI ENFIN !
AUTANT John Williams avait été
accablé par la pensée de la
séparation à mesure qu'elle
approchait, autant maintenant qu'elle est
consommée il retrouve rapidement toute son
énergie, toute son élasticité.
Nous le voyons par les lettres écrites de
Gravesend (1),
où le navire fait une escale de quelques
jours.
« Ne vous attristez point comme
ceux qui sont sans espérance, mes
bien-aimés, dit-il à ses parents.
Personnellement, mon coeur déborde
d'espérance. Espoir d'une activité
utile durant quelques années. Espoir de
revenir, de vous revoir et d'être encore
utile dans la Mère-Patrie. Espoir que par la
bonté de Dieu, cette séparation sera
pour vous tous un moyen de
bénédiction, et que tous nous
louerons le Seigneur pour ses dispensations
à mon endroit. Espoir que nous pourrons
être utiles à l'équipage de
notre navire. Espoir que par mon moyen Jésus
sera glorifié par la conversion de
nombreuses âmes. Et c'est bien là le but que je me
propose
surtout.
C'est là ce que vous espérez aussi,
et votre consolation. Abraham ne se repentit pas
d'avoir offert son fils. Vous non plus vous ne
regretterez pas une absence de quelques
années bien courtes en comparaison d'une
oeuvre infiniment importante et
glorieuse. »
Dans une autre lettre à l'une de ses
soeurs, il dit l'émotion que lui causa la
première vision de la grande mer, et combien
il est heureux de ce voyage combien il aime
déjà le navire.
« Aussitôt à bord,
nous sommes allés installer nos cabines et
mettre de l'ordre dans nos affaires : nous
avons fait nos lits, suspendu nos miroirs,
planté quelques clous et crochets ici et
là pour tenir lieu de porte-manteau ;
enfin nous avons fixé nos lampes de cabine
et étendu nos morceaux de carpette.
Maintenant notre petit intérieur est des
plus confortables. À ce point que,
malgré la possibilité de dormir
à terre, Mary préféra rester
à bord. Après avoir lu la Bible et
prié, nous avons gagné nos couchettes
où nous avons parfaitement dormi, bien que
le temps fût orageux et la mer assez forte.
Ce matin nous étions chez Mr. Kent
(2).
Il me
demanda l'heure et je cherchai inutilement ma
montre, me rappelant seulement à ce moment
que je l'avais laissée dans la cabine. Je
dis alors à Mr. Kent que je ne pouvais le
renseigner, ayant laissé ma montre
« at home » (à la
maison). Ceci le fit sourire, et il dit être
heureux de nous voir considérer ainsi la
« Harriet ». Le navire est bien
cela pour nous : le
« home », et je t'assure que
notre petite cabine est vraiment des plus
confortables. J'espère que vous allez tous
bien, et que dans quelques jours
vous serez tous aussi heureux que je le suis
moi-même. »
Ceux qui savent ce qu'est un grand navire de
commerce avant qu'il ait complété sa
cargaison, apprécieront comme il convient
les sentiments exprimés par le jeune
missionnaire. Mais tous pourront discerner au
travers des lignes ci-dessus l'énergie de
John Williams, et cet heureux tempérament
que les circonstances défavorables ne
pouvaient abattre. S'il ne faisait pas abstraction
de l'entourage, des difficultés du moment,
il n'en dépendait pas non plus.
« Tel le rideau de verdure
décèle au loin le cours d'un
ruisseau, écrit le révérend
Prout, ainsi les paroles affectueuses, les actes de
bonté signalent le passage de Williams. Et
dans ce courant de bonté qui
procédait constamment de lui, non seulement
il trouvait pour soi un élément de
paix intérieure, mais il répandait la
paix autour de lui. Son bonheur était de
s'occuper du bien-être des autres ; ce
qu'il faisait de façon si simple, si
cordiale, que « les autres »
lui en étaient reconnaissants. Il faisait
penser aux paroles du Seigneur :
« Il vaut mieux donner que de
recevoir. » Si quelqu'un venait s'excuser
d'avoir été la cause de quelque
travail et de l'avoir ainsi dérangé,
il répondait souvent : « Le
dérangement est dans la pensée ;
et rien ne peut déranger lorsque nous
refusons de considérer les choses de cette
manière. »
Cependant, bien que le caractère
aimable et égal de John Williams
exerçât une heureuse influence sur son
milieu, bien qu'il pût s'adapter aux
circonstances les plus contraires, il
n'était jamais satisfait de laisser
subsister quoi que ce soit qu'il pouvait
améliorer. Qu'il s'agît de quelque
chose à bord ou à terre, que ce
fût en Angleterre ou plus tard en Polynésie, son
amour
inné du confort et de l'ordre lui faisait
souhaiter d'améliorer ce qui pouvait
l'être. Or, de par ses capacités
naturelles et son apprentissage pratique, il
semblait qu'il n'y eût point de choses qu'il
ne fût capable de
réaliser. »
À cette époque, les longs
voyages sur mer entraînaient bien des
privations ; ils comportaient aussi - comme
encore aujourd'hui - des joies spéciales
pour ceux qui aiment la mer. John Williams
appartenait à cette dernière
catégorie. Ses lettres le montrent qui
s'intéresse à tout : la vie du
bord, les requins, les oiseaux de mer, le voyage
lui-même.
« Quelques jours après
avoir quitté Gravesend, et traversé
la Manche, la Harriet voguait en plein
Océan, en direction du Sud, vers des mers
plus chaudes. Dans le lointain, les passagers
virent les hauteurs verdoyantes des îles
Canaries, La Palma et Ténériffe. Le
soleil se couche toujours à tribord, et
l'étoile polaire qui guide les navigateurs
dans l'hémisphère boréal
semble s'abaisser progressivement à
l'arrière du navire, tandis que vers
l'Équateur la Croix du Sud fait son
apparition. Quand elle fut à quelques
degrés au-dessus de l'horizon, Williams
observa la disparition de l'Étoile polaire
qui, suivie de la Grande Ourse, sembla s'enfoncer
dans l'Océan.
« La Harriet poussée par un
vent favorable poursuit sa course sans
relâche, sa blanche voilure se
détachant sur le bleu de la mer et du ciel.
Des poissons volants, le sillage d'un requin
poursuivant une proie, les albatros, les grands
oiseaux virevoltant au-dessus des mâts, et le
soir venu, la phosphorescence de l'Océan, un
dauphin qui émerge auprès du navire
en décrivant des courbes pour s'enfoncer
aussitôt en plaquant de taches de
lumière orangée l'endroit où il a
disparu ; toutes ces choses sont notées
par Williams dans les lettres écrites
à sa mère, aux parents ou aux
amis.
- « Aujourd'hui nous traversons
l'Équateur, dit le capitaine au jeune
missionnaire, quelque trois semaines après
le départ d'Angleterre. » Au
moment même qu'on franchissait la ligne,
Neptune, trident en main, fit son apparition,
accompagné de sa femme et de toute une suite
de divinités secondaires qui se
présentèrent sur le pont en passant
par-dessus le bastingage. Ceux de l'équipage
qui faisaient leur premier voyage furent
présentés au dieu de la mer, puis
plongés dans une grande toile à voile
remplie d'eau au préalable. Cette
opération terminée, leurs camarades
décrétèrent que
désormais ils n'étaient plus des
marins d'eau douce, mais de vrais loups de mer.
Cette cérémonie amusa beaucoup John
et Mary.
Quelque intérêt que, prit
Williams au spectacle changeant de la mer, aux
choses de la navigation, à l'état du
ciel et aux nouvelles constellations qui
apparaissaient à l'horizon, il
s'intéressait encore bien davantage au
navire lui-même. Que la Harriet filât
vent arrière ou qu'elle s'ouvrit avec peine
une route dans une mer démontée,
tremblant de la quille jusqu'au sommet des
mâts sous les coups violents des lames qui la
prenaient de flanc et balayaient le pont, Williams
semblait toujours sous le charme. Il connaissait
maintenant « le chemin d'un grand navire
dans la mer ». Bientôt il connut
chaque cordage, chaque partie de la voilure ;
les mâts et les vergues, et chaque
pièce de bois de la quille à
l'extrémité du grand mât et de
l'arrière à l'avant du navire, du
gouvernail au beaupré. La manoeuvre des
voiles selon qu'il faisait beau,
que, le vent était fort ou faible,
arrière ou debout, les observations que
faisait le capitaine pour relever la position du
navire, l'usage du sextant et des tables de
logarithme, la manière dont les marins
faisaient leurs noeuds, comment épisser une
corde, la mâture, la manière dont les
planches étaient posées pour former
la coque du navire, la charpente soutenant le pont,
toute l'armature du vaisseau se casa en son cerveau
en une série d'images qui n'en sortirent
plus.
Les Williams passèrent en mer leur
premier Noël loin de la patrie ; la
« Harriet » se dirigeait vers
le Sud-Est et se trouvait ce jour-là
à quatre journées de Rio de Janeiro.
Ils entrèrent au port le 29 décembre,
six semaines après avoir quitté
Londres. Voici ce qu'écrit Williams sur
cette première traversée :
« Nous ne pouvons assez remercier
Dieu pour la grande bonté qu'Il a
manifestée envers nous. C'est Lui qui tient
en ses mains et les vagues, et les vents, et
ceux-ci nous ont été propices. La
brise et quelques grains ont rafraîchi
l'atmosphère, quant aux provisions du bord
elles étaient abondantes ; nous avons
pu célébrer le service divin chaque
dimanche excepté le dernier, le jour de la
manoeuvre pour entrer dans le port. Certainement
Dieu a exaucé nos prières et les
vôtres ; tous à bord disent qu'on
a rarement fait un voyage aussi rapide.
Songez ! Six mille milles (3) en
cinq semaines !
Nous
venons d'avoir une réunion de prière
et d'actions de grâce pour cette excellente
et rapide traversée. »
La vue de Rio, la beauté du paysage,
les hauteurs dominant la ville, l'exubérance
de la végétation tropicale, tout
enthousiasme le jeune voyageur. Mais bientôt
d'autres
impressions viennent remplacer les
premières : le contact de l'esclavage
le remplit d'horreur. C'est le pays des esclaves et
de la superstition. Partout des noirs
enchaînés et des prêtres
encapuchonnés. Les corps et les
intelligences entravés. Le contraste est
douloureux. Et Williams écrit à sa
mère : « La ville, le ciel,
la montagne, la mer, tout est splendeur. L'homme
seul est vil. À quelque trois milles du
port, un bateau nous croise : il est rempli
d'esclaves nus ayant à peine un morceau
d'étoffe autour des reins. Lundi, alors que
nous allions à terre, notre canot croisa une
barque montée par des esclaves nus,
enchaînés ensemble aux poignets et aux
chevilles. Nous arrivons au
débarcadère où nous voyons
encore un grand nombre de nègres ; tous
esclaves ! Dans la ville, où nous nous
sommes promenés, nous rencontrons presque
uniquement des esclaves. Aussi est-ce le coeur
plein de tristesse que nous avons regagné le
navire.
« La seconde fois que nous sommes
descendus à terre pour visiter Rio, nous
avons vu le marché d'esclaves. Oh !
c'est une abomination qui dépasse en horreur
tout ce qu'on en pourrait écrire. Les
malheureux sont là, en plein air, comme le
bétail de nos marchés. Il y a
à peu près une vingtaine d'individus
des deux sexes par compartiments ; ils sont
âgés de dix à cinquante ans.
Nous passons devant une boutique remplie de ces
malheureux assis sur des blocs. On les oblige
à chanter, ce qu'ils font en s'accompagnant
d'un battement des pieds et des mains. L'expression
des visages contraste péniblement avec le
chant. Oh ! Ce chant sous la menace du fouet
d'un garde-chiourme ! Les uns ont de lourdes
chaînes autour du corps et aux pieds ;
d'autres des colliers de fer sur
lesquels sont soudées des tiges droites des
deux côtés, et en arrière, une
autre tige se termine en
fourche... »
L'indignation du jeune missionnaire est
extrême. Quoi ! De telles abominations
sont encore possibles ! Il ne peut retenir ce
qu'il pense et il l'exprime si librement qu'un
marchand d'esclaves, rempli de fureur, essaye de le
transpercer de son couteau. Williams n'esquive le
coup qu'en se jetant vivement de
côté ; et pour échapper
à la colère du marchand, il doit
s'enfuir vers le pont et regagner le navire.
Là il ne peut contenir ses larmes tant son
coeur est oppressé par ce qu'il a vu ;
et il sanglote désespérément.
Ce fut ainsi que Williams prit congé de Rio,
car on l'empêcha d'y retourner, parce que sa
vie y était en danger.
C'est en cette ville que se trouvaient Mr.
et Mrs. Threlkeld, missionnaires partis de Londres
presque un an avant les Williams, et qui avaient
dû s'arrêter en cours de route pour
cause de maladie. Désignés aussi pour
Tahiti, ils prirent passage sur la
« Harriet » pour continuer leur
voyage. Après être resté trois
semaines en rade de Rio, le navire quittait enfin
le port : prenant la direction du Sud, il
doubla le Cap Horn, traversa le Pacifique, gagna la
Tasmanie et fit relâche à Hobart,
où l'on demeura cinq semaines. Enfin on
quitta ce port pour faire voile vers Sydney,
où le navire arrivait le 12 mai 1817.
Là, s'arrêtait son voyage. Les
missionnaires descendirent à terre.
Désormais ils devaient attendre à
Sydney qu'un bateau partît pour Tahiti.
À l'époque, les communications avec
cette île étaient assez rares. Le
gouverneur Macquarie et le pasteur Marsden
reçurent avec bonté les
missionnaires, et se montrèrent pleins de
prévenances pour eux. De leur
côté, ceux-ci se rendaient utiles dans la
mesure
qu'ils le pouvaient. C'est pendant ce séjour
à Sydney que se forma une étroite
amitié entre le pasteur Leyh de l'Eglise
wesleyenne et John Williams.
Voici ce que Leyh écrivit plus tard
sur le jeune missionnaire : « Notre
première rencontre remonte à 1817.
Durant le séjour qu'il fit en Australie, il
prêcha souvent, pour moi, soit à
Sydney même, soit en d'autres endroits de la
colonie. Déjà à
l'époque, je remarquai en lui ce besoin de
sainteté, ce désir d'être
utile, ce saint zèle pour Dieu et l'oeuvre
missionnaire, toutes choses qui ne firent que se
développer avec les années pour
autant que j'en aie pu juger à chacun de ses
passages en Australie. »
Les missionnaires furent retenus à
Sydney près de quatre mois ! Enfin,
à leur grande joie, ils apprirent qu'un
navire « l'Active », allait
partir pour Auckland et Tahiti. Ils y prirent
passage, ainsi que Mr. et Mrs. Barff, missionnaires
également désignés pour
Tahiti, qui comme eux et depuis plus longtemps -
étaient retenus en Australie par le manque
de communications.
Après huit jours de traversée,
on aperçut la Nouvelle-Zélande.
Encore quelques heures de navigation et on va
entrer au port. Mais tout à coup le ciel
s'obscurcit, la mer se souleva en hautes vagues, se
creusa en profondes vallées, en même
temps qu'un vent violent s'élevait.
C'était la tempête ; la
première que rencontraient les Williams
depuis leur départ d'Angleterre.
D'abord, le capitaine fit diminuer la toile
et essaya de tenir tête à l'ouragan.
Mais il se rendit compte rapidement de
l'inutilité de ses efforts et se
résigna à fuir devant la
tempête. Ballotté par le vent et les
vagues, ébranlé de
part en part par les paquets de mer, se couchant,
se redressant, le navire fut drossé hors de
sa route. Enfin le soleil réapparut, la mer
se calma, le vent tomba, et
« l'Active » essaya de couvrir
à nouveau les trois cents milles perdus en
fuyant. Dix-neuf jours après avoir
quitté Sydney, elle entrait enfin dans la
Baie des Îles où on jeta l'ancre.
La manoeuvre était à peine
achevée que des essaims d'indigènes
sales, demi-nus, envahirent le navire, couvrirent
le pont, s'accrochèrent aux bastingages, aux
cordages, etc..., puis, entourant les
missionnaires, frottèrent leurs nez à
ceux des voyageurs, ce qui était alors la
façon de souhaiter la bienvenue en
Polynésie, et une démonstration
d'amitié. Ce fut le premier contact des
Williams avec la race maorie parmi laquelle ils
étaient venus travailler. Un contact auquel
ils auraient préféré se
soustraire, certainement, s'ils n'avaient point
jugé la chose imprudente. Puis, les
missionnaires qui travaillaient parmi les
Néo-Zélandais [et qui
commençaient à voir quelque fruit de
leurs labeurs] vinrent à leur tour saluer
les voyageurs, les invitant à descendre chez
eux pendant que « l'Active »
séjournerait dans la baie. À cause
des nombreuses avaries à réparer, le
navire resta dix-neuf jours sur rade. Les Williams
jouirent beaucoup de l'hospitalité que leur
offraient des missionnaires d'une autre
dénomination ecclésiastique.
« Quelle chose précieuse que la
communion fraternelle ! »,
écrit John Williams, dans son journal.
Et puis on repartit à nouveau, on
reprit la mer, cette fois pour Tahiti. La
traversée fut bonne et le 16 novembre 1817
on était en vue de l'île. Quelle
émotion quand la vigie cria :
Terre ! Tous les passagers se portent sur le
pont, tous les yeux se tournent
vers l'endroit indiqué pour essayer de
découvrir le profil montagneux de
l'île.
Rapidement, « l'Active » se
rapprochait de Tahiti. Maintenant on discernait
nettement la ceinture de récifs qui
entourent l'île, récifs où les
vagues du large se brisent et que signale la
blancheur de l'écume. Les montagnes sont
couvertes de verdure jusqu'au sommet. À leur
base, la plage de sable blanc, éblouissante,
et les bois de palmiers. Sur le rivage, une foule
d'indigènes qui suivent la marche du voilier
et attendaient son entrée dans
« la passe »
(4).
Pour eux,
l'arrivée d'un navire est un grand
événement.
« Nos coeurs bondirent de joie
à la vue de l'île si ardemment
désirée », écrivit
John Williams aux siens. Il y avait exactement un
an que les missionnaires avaient quitté
Gravesend lorsqu'ils arrivèrent à
Tahiti.
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