Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TROISIÈME

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EN AVANT - LA MER. - « AT HOME. » - SERVIABILITÉ. - PLAISIRS DE LA NAVIGATION. - RIO DE JANEIRO. - HORREURS DE L'ESCLAVAGE. - SYDNEY. UNI - TEMPÊTE. - TAHITI ENFIN !



AUTANT John Williams avait été accablé par la pensée de la séparation à mesure qu'elle approchait, autant maintenant qu'elle est consommée il retrouve rapidement toute son énergie, toute son élasticité. Nous le voyons par les lettres écrites de Gravesend (1), où le navire fait une escale de quelques jours.

« Ne vous attristez point comme ceux qui sont sans espérance, mes bien-aimés, dit-il à ses parents. Personnellement, mon coeur déborde d'espérance. Espoir d'une activité utile durant quelques années. Espoir de revenir, de vous revoir et d'être encore utile dans la Mère-Patrie. Espoir que par la bonté de Dieu, cette séparation sera pour vous tous un moyen de bénédiction, et que tous nous louerons le Seigneur pour ses dispensations à mon endroit. Espoir que nous pourrons être utiles à l'équipage de notre navire. Espoir que par mon moyen Jésus sera glorifié par la conversion de nombreuses âmes. Et c'est bien là le but que je me propose surtout. C'est là ce que vous espérez aussi, et votre consolation. Abraham ne se repentit pas d'avoir offert son fils. Vous non plus vous ne regretterez pas une absence de quelques années bien courtes en comparaison d'une oeuvre infiniment importante et glorieuse. »

Dans une autre lettre à l'une de ses soeurs, il dit l'émotion que lui causa la première vision de la grande mer, et combien il est heureux de ce voyage combien il aime déjà le navire.

« Aussitôt à bord, nous sommes allés installer nos cabines et mettre de l'ordre dans nos affaires : nous avons fait nos lits, suspendu nos miroirs, planté quelques clous et crochets ici et là pour tenir lieu de porte-manteau ; enfin nous avons fixé nos lampes de cabine et étendu nos morceaux de carpette. Maintenant notre petit intérieur est des plus confortables. À ce point que, malgré la possibilité de dormir à terre, Mary préféra rester à bord. Après avoir lu la Bible et prié, nous avons gagné nos couchettes où nous avons parfaitement dormi, bien que le temps fût orageux et la mer assez forte. Ce matin nous étions chez Mr. Kent (2). Il me demanda l'heure et je cherchai inutilement ma montre, me rappelant seulement à ce moment que je l'avais laissée dans la cabine. Je dis alors à Mr. Kent que je ne pouvais le renseigner, ayant laissé ma montre « at home » (à la maison). Ceci le fit sourire, et il dit être heureux de nous voir considérer ainsi la « Harriet ». Le navire est bien cela pour nous : le « home », et je t'assure que notre petite cabine est vraiment des plus confortables. J'espère que vous allez tous bien, et que dans quelques jours vous serez tous aussi heureux que je le suis moi-même. »

Ceux qui savent ce qu'est un grand navire de commerce avant qu'il ait complété sa cargaison, apprécieront comme il convient les sentiments exprimés par le jeune missionnaire. Mais tous pourront discerner au travers des lignes ci-dessus l'énergie de John Williams, et cet heureux tempérament que les circonstances défavorables ne pouvaient abattre. S'il ne faisait pas abstraction de l'entourage, des difficultés du moment, il n'en dépendait pas non plus.

« Tel le rideau de verdure décèle au loin le cours d'un ruisseau, écrit le révérend Prout, ainsi les paroles affectueuses, les actes de bonté signalent le passage de Williams. Et dans ce courant de bonté qui procédait constamment de lui, non seulement il trouvait pour soi un élément de paix intérieure, mais il répandait la paix autour de lui. Son bonheur était de s'occuper du bien-être des autres ; ce qu'il faisait de façon si simple, si cordiale, que « les autres » lui en étaient reconnaissants. Il faisait penser aux paroles du Seigneur : « Il vaut mieux donner que de recevoir. » Si quelqu'un venait s'excuser d'avoir été la cause de quelque travail et de l'avoir ainsi dérangé, il répondait souvent : « Le dérangement est dans la pensée ; et rien ne peut déranger lorsque nous refusons de considérer les choses de cette manière. »

Cependant, bien que le caractère aimable et égal de John Williams exerçât une heureuse influence sur son milieu, bien qu'il pût s'adapter aux circonstances les plus contraires, il n'était jamais satisfait de laisser subsister quoi que ce soit qu'il pouvait améliorer. Qu'il s'agît de quelque chose à bord ou à terre, que ce fût en Angleterre ou plus tard en Polynésie, son amour inné du confort et de l'ordre lui faisait souhaiter d'améliorer ce qui pouvait l'être. Or, de par ses capacités naturelles et son apprentissage pratique, il semblait qu'il n'y eût point de choses qu'il ne fût capable de réaliser. »

À cette époque, les longs voyages sur mer entraînaient bien des privations ; ils comportaient aussi - comme encore aujourd'hui - des joies spéciales pour ceux qui aiment la mer. John Williams appartenait à cette dernière catégorie. Ses lettres le montrent qui s'intéresse à tout : la vie du bord, les requins, les oiseaux de mer, le voyage lui-même.

« Quelques jours après avoir quitté Gravesend, et traversé la Manche, la Harriet voguait en plein Océan, en direction du Sud, vers des mers plus chaudes. Dans le lointain, les passagers virent les hauteurs verdoyantes des îles Canaries, La Palma et Ténériffe. Le soleil se couche toujours à tribord, et l'étoile polaire qui guide les navigateurs dans l'hémisphère boréal semble s'abaisser progressivement à l'arrière du navire, tandis que vers l'Équateur la Croix du Sud fait son apparition. Quand elle fut à quelques degrés au-dessus de l'horizon, Williams observa la disparition de l'Étoile polaire qui, suivie de la Grande Ourse, sembla s'enfoncer dans l'Océan.

« La Harriet poussée par un vent favorable poursuit sa course sans relâche, sa blanche voilure se détachant sur le bleu de la mer et du ciel. Des poissons volants, le sillage d'un requin poursuivant une proie, les albatros, les grands oiseaux virevoltant au-dessus des mâts, et le soir venu, la phosphorescence de l'Océan, un dauphin qui émerge auprès du navire en décrivant des courbes pour s'enfoncer aussitôt en plaquant de taches de lumière orangée l'endroit où il a disparu ; toutes ces choses sont notées par Williams dans les lettres écrites à sa mère, aux parents ou aux amis.

- « Aujourd'hui nous traversons l'Équateur, dit le capitaine au jeune missionnaire, quelque trois semaines après le départ d'Angleterre. » Au moment même qu'on franchissait la ligne, Neptune, trident en main, fit son apparition, accompagné de sa femme et de toute une suite de divinités secondaires qui se présentèrent sur le pont en passant par-dessus le bastingage. Ceux de l'équipage qui faisaient leur premier voyage furent présentés au dieu de la mer, puis plongés dans une grande toile à voile remplie d'eau au préalable. Cette opération terminée, leurs camarades décrétèrent que désormais ils n'étaient plus des marins d'eau douce, mais de vrais loups de mer. Cette cérémonie amusa beaucoup John et Mary.

Quelque intérêt que, prit Williams au spectacle changeant de la mer, aux choses de la navigation, à l'état du ciel et aux nouvelles constellations qui apparaissaient à l'horizon, il s'intéressait encore bien davantage au navire lui-même. Que la Harriet filât vent arrière ou qu'elle s'ouvrit avec peine une route dans une mer démontée, tremblant de la quille jusqu'au sommet des mâts sous les coups violents des lames qui la prenaient de flanc et balayaient le pont, Williams semblait toujours sous le charme. Il connaissait maintenant « le chemin d'un grand navire dans la mer ». Bientôt il connut chaque cordage, chaque partie de la voilure ; les mâts et les vergues, et chaque pièce de bois de la quille à l'extrémité du grand mât et de l'arrière à l'avant du navire, du gouvernail au beaupré. La manoeuvre des voiles selon qu'il faisait beau, que, le vent était fort ou faible, arrière ou debout, les observations que faisait le capitaine pour relever la position du navire, l'usage du sextant et des tables de logarithme, la manière dont les marins faisaient leurs noeuds, comment épisser une corde, la mâture, la manière dont les planches étaient posées pour former la coque du navire, la charpente soutenant le pont, toute l'armature du vaisseau se casa en son cerveau en une série d'images qui n'en sortirent plus.

Les Williams passèrent en mer leur premier Noël loin de la patrie ; la « Harriet » se dirigeait vers le Sud-Est et se trouvait ce jour-là à quatre journées de Rio de Janeiro. Ils entrèrent au port le 29 décembre, six semaines après avoir quitté Londres. Voici ce qu'écrit Williams sur cette première traversée :

« Nous ne pouvons assez remercier Dieu pour la grande bonté qu'Il a manifestée envers nous. C'est Lui qui tient en ses mains et les vagues, et les vents, et ceux-ci nous ont été propices. La brise et quelques grains ont rafraîchi l'atmosphère, quant aux provisions du bord elles étaient abondantes ; nous avons pu célébrer le service divin chaque dimanche excepté le dernier, le jour de la manoeuvre pour entrer dans le port. Certainement Dieu a exaucé nos prières et les vôtres ; tous à bord disent qu'on a rarement fait un voyage aussi rapide. Songez ! Six mille milles (3) en cinq semaines ! Nous venons d'avoir une réunion de prière et d'actions de grâce pour cette excellente et rapide traversée. »

La vue de Rio, la beauté du paysage, les hauteurs dominant la ville, l'exubérance de la végétation tropicale, tout enthousiasme le jeune voyageur. Mais bientôt d'autres impressions viennent remplacer les premières : le contact de l'esclavage le remplit d'horreur. C'est le pays des esclaves et de la superstition. Partout des noirs enchaînés et des prêtres encapuchonnés. Les corps et les intelligences entravés. Le contraste est douloureux. Et Williams écrit à sa mère : « La ville, le ciel, la montagne, la mer, tout est splendeur. L'homme seul est vil. À quelque trois milles du port, un bateau nous croise : il est rempli d'esclaves nus ayant à peine un morceau d'étoffe autour des reins. Lundi, alors que nous allions à terre, notre canot croisa une barque montée par des esclaves nus, enchaînés ensemble aux poignets et aux chevilles. Nous arrivons au débarcadère où nous voyons encore un grand nombre de nègres ; tous esclaves ! Dans la ville, où nous nous sommes promenés, nous rencontrons presque uniquement des esclaves. Aussi est-ce le coeur plein de tristesse que nous avons regagné le navire.

« La seconde fois que nous sommes descendus à terre pour visiter Rio, nous avons vu le marché d'esclaves. Oh ! c'est une abomination qui dépasse en horreur tout ce qu'on en pourrait écrire. Les malheureux sont là, en plein air, comme le bétail de nos marchés. Il y a à peu près une vingtaine d'individus des deux sexes par compartiments ; ils sont âgés de dix à cinquante ans. Nous passons devant une boutique remplie de ces malheureux assis sur des blocs. On les oblige à chanter, ce qu'ils font en s'accompagnant d'un battement des pieds et des mains. L'expression des visages contraste péniblement avec le chant. Oh ! Ce chant sous la menace du fouet d'un garde-chiourme ! Les uns ont de lourdes chaînes autour du corps et aux pieds ; d'autres des colliers de fer sur lesquels sont soudées des tiges droites des deux côtés, et en arrière, une autre tige se termine en fourche... »

L'indignation du jeune missionnaire est extrême. Quoi ! De telles abominations sont encore possibles ! Il ne peut retenir ce qu'il pense et il l'exprime si librement qu'un marchand d'esclaves, rempli de fureur, essaye de le transpercer de son couteau. Williams n'esquive le coup qu'en se jetant vivement de côté ; et pour échapper à la colère du marchand, il doit s'enfuir vers le pont et regagner le navire. Là il ne peut contenir ses larmes tant son coeur est oppressé par ce qu'il a vu ; et il sanglote désespérément. Ce fut ainsi que Williams prit congé de Rio, car on l'empêcha d'y retourner, parce que sa vie y était en danger.

C'est en cette ville que se trouvaient Mr. et Mrs. Threlkeld, missionnaires partis de Londres presque un an avant les Williams, et qui avaient dû s'arrêter en cours de route pour cause de maladie. Désignés aussi pour Tahiti, ils prirent passage sur la « Harriet » pour continuer leur voyage. Après être resté trois semaines en rade de Rio, le navire quittait enfin le port : prenant la direction du Sud, il doubla le Cap Horn, traversa le Pacifique, gagna la Tasmanie et fit relâche à Hobart, où l'on demeura cinq semaines. Enfin on quitta ce port pour faire voile vers Sydney, où le navire arrivait le 12 mai 1817. Là, s'arrêtait son voyage. Les missionnaires descendirent à terre. Désormais ils devaient attendre à Sydney qu'un bateau partît pour Tahiti. À l'époque, les communications avec cette île étaient assez rares. Le gouverneur Macquarie et le pasteur Marsden reçurent avec bonté les missionnaires, et se montrèrent pleins de prévenances pour eux. De leur côté, ceux-ci se rendaient utiles dans la mesure qu'ils le pouvaient. C'est pendant ce séjour à Sydney que se forma une étroite amitié entre le pasteur Leyh de l'Eglise wesleyenne et John Williams.

Voici ce que Leyh écrivit plus tard sur le jeune missionnaire : « Notre première rencontre remonte à 1817. Durant le séjour qu'il fit en Australie, il prêcha souvent, pour moi, soit à Sydney même, soit en d'autres endroits de la colonie. Déjà à l'époque, je remarquai en lui ce besoin de sainteté, ce désir d'être utile, ce saint zèle pour Dieu et l'oeuvre missionnaire, toutes choses qui ne firent que se développer avec les années pour autant que j'en aie pu juger à chacun de ses passages en Australie. »

Les missionnaires furent retenus à Sydney près de quatre mois ! Enfin, à leur grande joie, ils apprirent qu'un navire « l'Active », allait partir pour Auckland et Tahiti. Ils y prirent passage, ainsi que Mr. et Mrs. Barff, missionnaires également désignés pour Tahiti, qui comme eux et depuis plus longtemps - étaient retenus en Australie par le manque de communications.

Après huit jours de traversée, on aperçut la Nouvelle-Zélande. Encore quelques heures de navigation et on va entrer au port. Mais tout à coup le ciel s'obscurcit, la mer se souleva en hautes vagues, se creusa en profondes vallées, en même temps qu'un vent violent s'élevait. C'était la tempête ; la première que rencontraient les Williams depuis leur départ d'Angleterre.

D'abord, le capitaine fit diminuer la toile et essaya de tenir tête à l'ouragan. Mais il se rendit compte rapidement de l'inutilité de ses efforts et se résigna à fuir devant la tempête. Ballotté par le vent et les vagues, ébranlé de part en part par les paquets de mer, se couchant, se redressant, le navire fut drossé hors de sa route. Enfin le soleil réapparut, la mer se calma, le vent tomba, et « l'Active » essaya de couvrir à nouveau les trois cents milles perdus en fuyant. Dix-neuf jours après avoir quitté Sydney, elle entrait enfin dans la Baie des Îles où on jeta l'ancre.

La manoeuvre était à peine achevée que des essaims d'indigènes sales, demi-nus, envahirent le navire, couvrirent le pont, s'accrochèrent aux bastingages, aux cordages, etc..., puis, entourant les missionnaires, frottèrent leurs nez à ceux des voyageurs, ce qui était alors la façon de souhaiter la bienvenue en Polynésie, et une démonstration d'amitié. Ce fut le premier contact des Williams avec la race maorie parmi laquelle ils étaient venus travailler. Un contact auquel ils auraient préféré se soustraire, certainement, s'ils n'avaient point jugé la chose imprudente. Puis, les missionnaires qui travaillaient parmi les Néo-Zélandais [et qui commençaient à voir quelque fruit de leurs labeurs] vinrent à leur tour saluer les voyageurs, les invitant à descendre chez eux pendant que « l'Active » séjournerait dans la baie. À cause des nombreuses avaries à réparer, le navire resta dix-neuf jours sur rade. Les Williams jouirent beaucoup de l'hospitalité que leur offraient des missionnaires d'une autre dénomination ecclésiastique. « Quelle chose précieuse que la communion fraternelle ! », écrit John Williams, dans son journal.

Et puis on repartit à nouveau, on reprit la mer, cette fois pour Tahiti. La traversée fut bonne et le 16 novembre 1817 on était en vue de l'île. Quelle émotion quand la vigie cria : Terre ! Tous les passagers se portent sur le pont, tous les yeux se tournent vers l'endroit indiqué pour essayer de découvrir le profil montagneux de l'île.



AU PORT

Rapidement, « l'Active » se rapprochait de Tahiti. Maintenant on discernait nettement la ceinture de récifs qui entourent l'île, récifs où les vagues du large se brisent et que signale la blancheur de l'écume. Les montagnes sont couvertes de verdure jusqu'au sommet. À leur base, la plage de sable blanc, éblouissante, et les bois de palmiers. Sur le rivage, une foule d'indigènes qui suivent la marche du voilier et attendaient son entrée dans « la passe » (4). Pour eux, l'arrivée d'un navire est un grand événement.

« Nos coeurs bondirent de joie à la vue de l'île si ardemment désirée », écrivit John Williams aux siens. Il y avait exactement un an que les missionnaires avaient quitté Gravesend lorsqu'ils arrivèrent à Tahiti.


(1) Port, à l'entrée de la Tamise. 

(2) Pasteur de Gravesend.

(3) Mille marin : 1.852 mètres.

(4) On nomme ainsi une ouverture naturelle dans la ceinture de récifs. Ces passes correspondent aux estuaires des grandes rivières ; ou suppose que l'eau douce s'oppose aux formations madréporiques, d'où l'interruption du récif.
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