Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre XXII.

Contenant le mauvais traitement fait aux Vaudois qui avaient posé les armes sur la foi des Traités, qu'on fît prisonniers, avec les cruautés qu'on exerça contre eux dans les prisons, et enfin leur élargissement à la sollicitation des Cantons Protestants.

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PENDANT que ces braves Vaudois se défendent vigoureusement, et se procurent par leur valeur des sauf-conduits et des otages, pour se retirer en sûreté dans la Suisse, les Cantons protestants poussés de zèle et de charité convoquèrent une assemblée à Arau au mois de septembre de la même année 1686. dans laquelle ils résolurent de demander le relâchement des prisonniers.
Pour cet effet ils envoyèrent deux Députés au Comte de Govon Résident du Duc de Savoie à Lucerne en Suisse. Ces Députés en ayant porté la proposition à ce Résident, et lui ayant fait voir les raisons qui engageaient les Cantons Protestants à s'intéresser pour les Vaudois, firent un Traité avec lui au commencement d'octobre sous l'agrément de leurs Supérieurs.

Ce Traité portait que le Duc de Savoie donnerait la liberté à tous les Vaudois prisonniers, pour venir en Suisse en toute sûreté, et qu'il les ferait habiller, conduire et défrayer à ses dépens, jusque par les frontières de Suisse, où les Cantons les feraient recevoir et conduire dans le coeur de leur pays. Les Suisses ratifièrent incontinent ce Traité, mais le Duc ne le ratifia, que quelque temps après. On chicana même sur la route que devaient prendre les prisonniers ; qui était par des montagnes alors inaccessibles, à cause des neiges dont elles étaient couvertes et par le pays de Valay (Valais), qui n'est ni Duc de Savoie, ni des Suisses, mais de l'Évêque de Sion.

Les Cantons voyant qu'on formait des obstacles à l'exécution du Traité s'en plaignirent au Comte de Govon, qui en écrivit à la Cour de Turin. Le Duc donna enfin la route par la Savoie, qui limite le Canton de Berne, ou qui sépare le terroir de Genève avec la Savoie. Il fit ouvrir les prisons, mais ce ne fût qu'au coeur de l'hiver, et dans une saison si rigoureuse, que selon toutes les apparences, ceux qui avaient échappé aux souffrances de la prison, devaient périr dans les chemins.
Les Vaudois qui par leur Valeur s'étaient procuré des sauf-conduits arrivèrent en Suisse à la fin du mois d'octobre, mais les prisonniers n'arrivèrent à Genève, en diverses brigades, que vers la Noël, ou à la fin de décembre.

Il serait mal aisé de représenter toutes les misères et les calamités, que les prisonniers ont souffertes pendant leur captivité. Ils furent menés en prison en divers temps, et à mesure qu'ils s'étaient rendus, ou qu'ils avaient été pris. Ils furent dispersés au nombre d'environ dix mille, tant hommes que femmes, dans quatorze prisons, ou Châteaux des États de Piémont, et ils furent plus ou moins mal traités selon l'humeur de ceux, qui commandaient dans les prisons. Il est pourtant certain qu'ils ont été partout exposés à des grandes incommodités, et à des grandes souffrances.

Ils n'avaient dans chaque prison, que du pain et de l'eau pour leur nourriture ordinaire, encore n'en avaient-ils pas ce qui leur était nécessaire. Dans quelques prisons on leur donnait de fort mauvais pain noir, et sans substance, pétri avec de l'eau bourbeuse, qu'on prenait dans les égouts des rues, et dans lequel on a souvent trouvé du plâtre, du verre et d'autres ordures.

En d'autres lieux on leur donnait de l'eau puante et corrompue, dont ils ne pouvaient boire qu'avec peine. Ils étaient même obligés en quelques endroits d'en aller prendre dans une auge, où l'on abreuvait les bêtes et où l'on faisait baigner des chiens dans le temps qu'ils la prenaient. En certains lieux on ne voulait pas permettre, qu'ils prissent de l'eau au fond du puits, on la faisait passer par des tuyaux exposés aux rayons du soleil, et à la chaleur de l'été ; afin qu'ils ne la bussent que tiède. En d'autres on ne leur donnait de l'eau qu'à des heures réglées, hors desquelles on ne leur aurait pas permis d'en prendre, quand ils auraient crevé de soif, ce qui a fait, que quantité de pauvres malades ont expiré faute d'un verre d'eau pour rafraîchir leurs entrailles. Ils étaient presque partout couchés sur des briques, dont les chambres sont pavées en Piémont, sans paille, ou si on leur en donnait dans quelques lieux, c'était de la paille réduite en poussière, ou de la paille pourrie.

Ils étaient si serrés et si pressés dans quelques prisons, qu'ils avaient de la peine à se remuer, et quand il en mourait, ce qui arrivait tous les jours, on les remplaçait par d'autres dont on vidait les chambres afin qu'ils fussent toujours également pressés. La chaleur étouffante qu'il faisait en Été, et la corruption dont les chambres étaient infectées à cause des malades, avaient engendré une grande quantité de poux, qui ne laissaient dormir les prisonniers, ni la nuit, ni le jour. Il y avait même des gros vers qui leur déchiraient la peau.
On a vu plusieurs malades, qui bien qu'ils fussent vivants, se laissaient être la pâture des vers. Ces pauvres gens ne pouvant se lever, ils en étaient si fort mangés, que leur peau déjà pourrie, se détachait de leur chair, et s'en allait en pièces. Ils n'ont pas seulement enduré toutes les incommodités d'une chaleur excessive, telle qu'on sent dans le Piémont ; mais encore celle d'un froid horrible, puis que dans le coeur de l'hiver, on ne leur a jamais donné ni du feu pour se chauffer, ni de couvertures pour se couvrir, encore qu'ils fussent dans des chambres hautes, dont la plupart étaient sans fenêtres. On ne leur a, ni l'été, ni l'hiver donné aucune lumière pour les éclairer pendant la nuit, quoiqu'ils en aient demandé souvent pour avoir le moyen de secourir leurs malades, dont plusieurs sont morts faute de secours.

Un grand nombre de femmes ont aussi expiré dans les douleurs de l'enfantement, pour n'avoir pas peu être assistées dans l'obscurité, et leur perte a été suivie de celle de leurs enfants, qui ont reçu la mort dans le moment qu'ils devaient recevoir la vie. Mais comme si ce n'eut pas été assez des souffrances dont leurs corps étaient affligés, ils ont encore été persécutés en leur âme d'une manière épouvantable. Car les Moines et les Prêtres ont employé tous les moyens imaginables, pour les obliger à changer de Religion, Dieu leur a pourtant fait la grâce de persévérer dans sa vérité, et il y en a eu peu qui aient succombé sous l'effort de la tentation.

Les Vaudois prisonniers étaient dans ce piteux état, lorsque le Duc de Savoie fit publier dans les prisons, l'ordre qui leur permettait d'en sortir, et de se retirer en Suisse. Cette publication ne fut pas faite partout de la même manière, ni dans le même temps, mais successivement et à mesure que les prisonniers devaient partir. Elle était faite par un Auditeur qui faisait venir les prisonniers en sa présence, et leur annonçait que tous ceux qui voudraient se retirer des États de S. A. R. pour s'en aller en Suisse en avaient la permission, même ceux qui avaient promis de changer de Religion, parce que les promesses qui avaient été faites dans les prisons devaient être considérées comme forcées, et par conséquent nulles. Il ajoutait qu'ils étaient dans la liberté, ou de s'en aller ou de changer de Religion.

Tout ce que l'Auditeur leur disait n'était que pour les éprouver, puisque les Moines et les Commandants des prisons faisaient après leur possible pour en détourner l'effet. Car ils leur disaient que la rigueur de la saison, et la cruauté des Soldats en feraient périr une partie sur la route, ce qui arriva aux prisonniers qui étaient au Mondovi, qu'on fit partir à cinq heures du soir, le même jour qu'on leur publia la liberté de sortir. Ces misérables étaient tous accablés de maladies et de langueurs, ils partirent en une nuit très froide et incommode, firent sans s'arrêter quatre ou cinq lieues sur la neige, et sur les glaçons, qui fut cause que plus de cent cinquante succombèrent sous cette fatigue ; et moururent en chemin, sans que leurs frères leur pussent donner aucun secours.
La même chose arriva aussi aux prisonniers qui étaient à Fossan, il y eut une brigade, qui avait couché au pied du mont Cenis, qui aperçut le lendemain en partant qu'il s'était élevé un grand orage sur cette montagne. Quelques-uns firent remarquer l'orage à l'Officier qui les conduisait, et le prièrent d'attendre, qu'il fut passé, et d'avoir pitié de tant de personnes, dont la plupart étaient sans vigueur et sans force. Mais cet Officier plus insensible qu'un rocher, eut la cruauté de les faire partir sur le champ, et d'en sacrifier une partie à sa barbarie. Car il y en eut quatre-vingts et six, qui moururent sur le mont Cenis accablés par l'orage. C'étaient des Vieillards, des malades, des femmes et des petits enfants, qui n'eurent pas la force de résister à la rigueur du mauvais temps, et que leurs parents furent contraints de laisser, en proie aux bêtes farouches, parce que cet Officier ne voulut pas souffrir, qu'on leur rendit aucun devoir. Plusieurs marchands qui passèrent quelque temps après sur cette montagne, virent les corps e ces misérables étendus sur la neige, les mères ayant leurs enfants entre les bras.

En d'autres lieux on battait les prisonniers qui ne voulaient point changer de Religion, comme il arriva dans les prisons d'Ast.
Les Officiers qui conduisirent les autres brigades agirent plus doucement et plus charitablement, soit qu'ils y fussent portés par leur naturel, ou que les plaintes que les Députés de Cantons firent à la Cour de Turin, fissent changer les ordres qu'on avait donné à ceux qui les conduisaient.

On viola encore le Traité qu'on avait fait avec le Comte de Govon en diverses manières. Premièrement en ce qu'on enleva sur la route plusieurs enfants des Vaudois ; Secondement en ce qu'on ne voulut pas donner la liberté de sortir aux Ministres qu'on tenait prisonniers.

Et enfin en ce qu'on avait promis de les habiller avant que de sortir, ce qui était très juste, puisqu'on leur retenait tous leurs biens, et qu'on les envoyait en un exil perpétuel, et dans une saison très rigoureuse, au lieu de les habiller on ne leur bailla que quelques méchants juste au corps, et quelques paires de bas.

Ces pauvres misérables, arrivèrent à Genève vers Noël, en divers temps, et en diverses brigades, qui ne composaient en tout que deux mille cinq cents personnes.
On peut juger combien rigoureuse et cruelle était leur prison par le nombre des morts qui ont expiré dans ce pitoyable état, puis que de dix mille prisonniers, il n'en est échappé que deux mille cinq cents, le reste a péri dans les prisons ou sur la route par le mauvais traitement qu'on leur a fait. Ils étaient tous dans un état si triste et si déplorable lors qu'ils arrivèrent, que quelques-uns expirèrent entre les deux portes de la ville, et trouvèrent la fin de leur vie dans le commencement de leur liberté. Il y en avait, qui étaient si accablés de maladie et de douleur, qu'on croyait à tout moment, les voir mourir entre les bras de ceux qui avaient la charité de les soutenir.
D'autres étaient si gelés du froid, qu'ils n'avaient pas la force de parler, les uns chancelaient sous le poids d'une extrême langueur, et les autres étaient perclus d'une partie de leurs membres, et ne pouvaient se servir de leurs mains, pour recevoir l'assistance qu'on leur offrait. La plus part étaient nus et sans souliers. Enfin les uns et les autres portaient tant de marques d'une excessive souffrance, et d'une extrême misère, que le coeur le plus insensible à la pitié aurait été pénétré d'une vive douleur.

Comme les brigades restaient quelque temps à Genève pour y prendre du repos et du rafraîchissement, avant que partir pour la Suisse, les premières arrivées allaient à la rencontre de ceux qui venaient, pour s'informer de leurs parents dont ils n'avaient point appris de nouvelles depuis la reddition des Vallées.
Un père demandait son enfant et un enfant son père, un mari cherchait sa femme et une femme son mari, et chacun tachait d'apprendre des nouvelles de ses amis et de ses proches, mais comme c'était toujours en vain, puis que la plus part était morts dans les prisons, cela faisait un spectacle si triste et si lugubre, que tous les habitants fondaient en larmes, pendant que ces malheureux oppressés et abattus de l'excès de leurs douleurs, n'avaient pas la force de pleurer ni de se plaindre.


Par le récit véritable que nous venons de faire on voit que les Vaudois avaient la simplicité des colombes, mais qu'ils n'avaient pas la prudence des serpents, puisqu'ils se sont laissés tant de fois et si facilement tromper par leurs ennemis. Mais autant que les Vaudois étaient simples et innocents dans leur conduite, autant leurs ennemis étaient méchants, malicieux, pleins de fraude, cruels et barbares, ne gardant ni foi ni loi.

Les avantages que les Vaudois ont remporté sur leurs ennemis l'année 1686. en défendant les postes avantageux qu'ils avaient dans leurs montagnes, montrent évidemment que s'ils se fussent contentés de garder ces postes, ils auraient fait périr tant l'armée de France que celle du Duc de Savoie, avant qu'on les eut tirés de là, mais leur malheur vint de ce qu'ils voulurent conserver plus de pays, qu'ils n'en pouvaient garder. Ils firent encore une seconde faute ; en ce que lorsqu'ils faisaient quelque Traité avec leurs ennemis dont ils connaissaient la mauvaise foi, ils ne demandaient point des otages pour assurance de l'observation de ces Traités, comme cela se fait ordinairement, mais se confiaient en leurs paroles, ou en leurs écrits t qu'ils faisaient gloire de violer.

Ceux qui pour excuser la Cour de Turin dirent, que les Vaudois étaient des Sujets rebelles, qui avaient pris les armes contre leur Prince, sont ridicules et impertinents. Car quand les Vaudois ont pris les armes, on les y a forcés ; On avait dressé des armées, et de grandes armées pour les détruire. Or les lois tant de la nature que de toutes les nations du monde, nous permettent de défendre notre vie, lors qu'on nous la veut injustement ôter. Et les Princes sont établis de Dieu, non pour détruire leurs Peuples, mais pour les conserver et pour les défendre. Et si Dieu qui est le Maître, le Seigneur et le Créateur du monde, tient néanmoins les promesses qu'il fait aux hommes, et ne viole jamais sa parole, combien plus les Princes qui ne sont que les Ministres et les Serviteurs de Dieu, doivent tenir leurs paroles à leurs Sujets, qui sont hommes comme eux, et qui sont assujettis à la Loi de Dieu de même que le moindre de leurs peuples.

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