PENDANT que ces braves Vaudois se
défendent vigoureusement, et se procurent
par leur valeur des sauf-conduits et des otages,
pour se retirer en sûreté dans la
Suisse, les Cantons protestants poussés de
zèle et de charité
convoquèrent une assemblée à
Arau au mois de septembre de la même
année 1686. dans laquelle ils
résolurent de demander le relâchement
des prisonniers.
Pour cet effet ils envoyèrent deux
Députés au Comte de Govon
Résident du Duc de Savoie à Lucerne
en Suisse. Ces Députés en ayant
porté la proposition à ce
Résident, et lui ayant fait voir les raisons
qui engageaient les Cantons Protestants à
s'intéresser pour les Vaudois, firent un
Traité avec lui au commencement d'octobre
sous l'agrément de leurs
Supérieurs.
Ce Traité portait que le Duc de Savoie
donnerait la liberté à tous les
Vaudois prisonniers, pour venir en Suisse en toute
sûreté, et qu'il les ferait habiller,
conduire et défrayer à ses
dépens, jusque par les frontières de
Suisse, où les Cantons les feraient recevoir
et conduire dans le coeur de leur pays. Les Suisses
ratifièrent incontinent ce Traité,
mais le Duc ne le ratifia, que quelque temps
après. On chicana même sur la route
que devaient prendre les prisonniers ; qui
était par des montagnes alors inaccessibles,
à cause des neiges dont elles étaient
couvertes et par le pays de Valay (Valais), qui
n'est ni Duc de Savoie, ni des Suisses, mais de
l'Évêque de Sion.
Les Cantons voyant qu'on formait des obstacles
à l'exécution du Traité s'en
plaignirent au Comte de Govon, qui en
écrivit à la Cour de Turin. Le Duc
donna enfin la route par la Savoie, qui limite le
Canton de Berne, ou qui sépare le terroir de
Genève avec la Savoie. Il fit ouvrir les
prisons, mais ce ne fût qu'au coeur de
l'hiver, et dans une saison si rigoureuse, que
selon toutes les apparences, ceux qui avaient
échappé aux souffrances de la prison,
devaient périr dans les chemins.
Les Vaudois qui par leur Valeur s'étaient
procuré des sauf-conduits arrivèrent
en Suisse à la fin du mois d'octobre, mais
les prisonniers n'arrivèrent à
Genève, en diverses brigades, que vers la
Noël, ou à la fin de
décembre.
Il serait mal aisé de représenter
toutes les misères et les calamités,
que les prisonniers ont souffertes pendant leur
captivité. Ils furent menés en prison
en divers temps, et à mesure qu'ils
s'étaient rendus, ou qu'ils avaient
été pris. Ils furent dispersés
au nombre d'environ dix mille, tant hommes que
femmes, dans quatorze prisons, ou Châteaux
des États de Piémont, et ils furent
plus ou moins mal traités selon l'humeur de
ceux, qui commandaient dans les prisons. Il est
pourtant certain qu'ils ont été
partout exposés à des grandes
incommodités, et à des grandes
souffrances.
Ils n'avaient dans chaque prison, que du pain et de
l'eau pour leur nourriture ordinaire, encore n'en
avaient-ils pas ce qui leur était
nécessaire. Dans quelques prisons on leur
donnait de fort mauvais pain noir, et sans
substance, pétri avec de l'eau bourbeuse,
qu'on prenait dans les égouts des rues, et
dans lequel on a souvent trouvé du
plâtre, du verre et d'autres ordures.
En d'autres lieux on leur donnait de l'eau puante
et corrompue, dont ils ne pouvaient boire qu'avec
peine. Ils étaient même obligés
en quelques endroits d'en aller prendre dans une
auge, où l'on abreuvait les bêtes et
où l'on faisait baigner des chiens dans le
temps qu'ils la prenaient. En certains lieux on ne
voulait pas permettre, qu'ils prissent de l'eau au
fond du puits, on la faisait passer par des tuyaux
exposés aux rayons du soleil, et à la
chaleur de l'été ; afin qu'ils
ne la bussent que tiède. En d'autres on ne
leur donnait de l'eau qu'à des heures
réglées, hors desquelles on ne leur
aurait pas permis d'en prendre, quand ils auraient
crevé de soif, ce qui a fait, que
quantité de pauvres malades ont
expiré faute d'un verre d'eau pour
rafraîchir leurs entrailles. Ils
étaient presque partout couchés sur
des briques, dont les chambres sont pavées
en Piémont, sans paille, ou si on leur en
donnait dans quelques lieux, c'était de la
paille réduite en poussière, ou de la
paille pourrie.
Ils étaient si serrés et si
pressés dans quelques prisons, qu'ils
avaient de la peine à se remuer, et quand il
en mourait, ce qui arrivait tous les jours, on les
remplaçait par d'autres dont on vidait les
chambres afin qu'ils fussent toujours
également pressés. La chaleur
étouffante qu'il faisait en
Été, et la corruption dont les
chambres étaient infectées à
cause des malades, avaient engendré une
grande quantité de poux, qui ne laissaient
dormir les prisonniers, ni la nuit, ni le jour. Il
y avait même des gros vers qui leur
déchiraient la peau.
On a vu plusieurs malades, qui bien qu'ils fussent
vivants, se laissaient être la pâture
des vers. Ces pauvres gens ne pouvant se lever, ils
en étaient si fort mangés, que leur
peau déjà pourrie, se
détachait de leur chair, et s'en allait en
pièces. Ils n'ont pas seulement
enduré toutes les incommodités d'une
chaleur excessive, telle qu'on sent dans le
Piémont ; mais encore celle d'un froid
horrible, puis que dans le coeur de l'hiver, on ne
leur a jamais donné ni du feu pour se
chauffer, ni de couvertures pour se couvrir, encore
qu'ils fussent dans des chambres hautes, dont la
plupart étaient sans fenêtres. On ne
leur a, ni l'été, ni l'hiver
donné aucune lumière pour les
éclairer pendant la nuit, quoiqu'ils en
aient demandé souvent pour avoir le moyen de
secourir leurs malades, dont plusieurs sont morts
faute de secours.
Un grand nombre de femmes ont aussi expiré
dans les douleurs de l'enfantement, pour n'avoir
pas peu être assistées dans
l'obscurité, et leur perte a
été suivie de celle de leurs enfants,
qui ont reçu la mort dans le moment qu'ils
devaient recevoir la vie. Mais comme si ce n'eut
pas été assez des souffrances dont
leurs corps étaient affligés, ils ont
encore été persécutés
en leur âme d'une manière
épouvantable. Car les Moines et les
Prêtres ont employé tous les moyens
imaginables, pour les obliger à changer de
Religion, Dieu leur a pourtant fait la grâce
de persévérer dans sa
vérité, et il y en a eu peu qui aient
succombé sous l'effort de la tentation.
Les Vaudois prisonniers étaient dans ce
piteux état, lorsque le Duc de Savoie fit
publier dans les prisons, l'ordre qui leur
permettait d'en sortir, et de se retirer en Suisse.
Cette publication ne fut pas faite partout de la
même manière, ni dans le même
temps, mais successivement et à mesure que
les prisonniers devaient partir. Elle était
faite par un Auditeur qui faisait venir les
prisonniers en sa présence, et leur
annonçait que tous ceux qui voudraient se
retirer des États de S. A. R. pour s'en
aller en Suisse en avaient la permission,
même ceux qui avaient promis de changer de
Religion, parce que les promesses qui avaient
été faites dans les prisons devaient
être considérées comme
forcées, et par conséquent nulles. Il
ajoutait qu'ils étaient dans la
liberté, ou de s'en aller ou de changer de
Religion.
Tout ce que l'Auditeur leur disait n'était
que pour les éprouver, puisque les Moines et
les Commandants des prisons faisaient après
leur possible pour en détourner l'effet. Car
ils leur disaient que la rigueur de la saison, et
la cruauté des Soldats en feraient
périr une partie sur la route, ce qui arriva
aux prisonniers qui étaient au Mondovi,
qu'on fit partir à cinq heures du soir, le
même jour qu'on leur publia la liberté
de sortir. Ces misérables étaient
tous accablés de maladies et de langueurs,
ils partirent en une nuit très froide et
incommode, firent sans s'arrêter quatre ou
cinq lieues sur la neige, et sur les
glaçons, qui fut cause que plus de cent
cinquante succombèrent sous cette
fatigue ; et moururent en chemin, sans que
leurs frères leur pussent donner aucun
secours.
La même chose arriva aussi aux prisonniers
qui étaient à Fossan, il y eut une
brigade, qui avait couché au pied du mont
Cenis, qui aperçut le lendemain en partant
qu'il s'était élevé un grand
orage sur cette montagne. Quelques-uns firent
remarquer l'orage à l'Officier qui les
conduisait, et le prièrent d'attendre, qu'il
fut passé, et d'avoir pitié de tant
de personnes, dont la plupart étaient sans
vigueur et sans force. Mais cet Officier plus
insensible qu'un rocher, eut la cruauté de
les faire partir sur le champ, et d'en sacrifier
une partie à sa barbarie. Car il y en eut
quatre-vingts et six, qui moururent sur le mont
Cenis accablés par l'orage. C'étaient
des Vieillards, des malades, des femmes et des
petits enfants, qui n'eurent pas la force de
résister à la rigueur du mauvais
temps, et que leurs parents furent contraints de
laisser, en proie aux bêtes farouches, parce
que cet Officier ne voulut pas souffrir, qu'on leur
rendit aucun devoir. Plusieurs marchands qui
passèrent quelque temps après sur
cette montagne, virent les corps e ces
misérables étendus sur la neige, les
mères ayant leurs enfants entre les
bras.
En d'autres lieux on battait les prisonniers qui ne
voulaient point changer de Religion, comme il
arriva dans les prisons d'Ast.
Les Officiers qui conduisirent les autres brigades
agirent plus doucement et plus charitablement, soit
qu'ils y fussent portés par leur naturel, ou
que les plaintes que les Députés de
Cantons firent à la Cour de Turin, fissent
changer les ordres qu'on avait donné
à ceux qui les conduisaient.
On viola encore le Traité qu'on avait fait
avec le Comte de Govon en diverses manières.
Premièrement en ce qu'on enleva sur la route
plusieurs enfants des Vaudois ; Secondement en
ce qu'on ne voulut pas donner la liberté de
sortir aux Ministres qu'on tenait prisonniers.
Et enfin en ce qu'on avait promis de les habiller
avant que de sortir, ce qui était
très juste, puisqu'on leur retenait tous
leurs biens, et qu'on les envoyait en un exil
perpétuel, et dans une saison très
rigoureuse, au lieu de les habiller on ne leur
bailla que quelques méchants juste au corps,
et quelques paires de bas.
Ces pauvres misérables, arrivèrent
à Genève vers Noël, en divers
temps, et en diverses brigades, qui ne composaient
en tout que deux mille cinq cents personnes.
On peut juger combien rigoureuse et cruelle
était leur prison par le nombre des morts
qui ont expiré dans ce pitoyable
état, puis que de dix mille prisonniers, il
n'en est échappé que deux mille cinq
cents, le reste a péri dans les prisons ou
sur la route par le mauvais traitement qu'on leur a
fait. Ils étaient tous dans un état
si triste et si déplorable lors qu'ils
arrivèrent, que quelques-uns
expirèrent entre les deux portes de la
ville, et trouvèrent la fin de leur vie dans
le commencement de leur liberté. Il y en
avait, qui étaient si accablés de
maladie et de douleur, qu'on croyait à tout
moment, les voir mourir entre les bras de ceux qui
avaient la charité de les soutenir.
D'autres étaient si gelés du froid,
qu'ils n'avaient pas la force de parler, les uns
chancelaient sous le poids d'une extrême
langueur, et les autres étaient perclus
d'une partie de leurs membres, et ne pouvaient se
servir de leurs mains, pour recevoir l'assistance
qu'on leur offrait. La plus part étaient nus
et sans souliers. Enfin les uns et les autres
portaient tant de marques d'une excessive
souffrance, et d'une extrême misère,
que le coeur le plus insensible à la
pitié aurait été
pénétré d'une vive
douleur.
Comme les brigades restaient quelque temps à
Genève pour y prendre du repos et du
rafraîchissement, avant que partir pour la
Suisse, les premières arrivées
allaient à la rencontre de ceux qui
venaient, pour s'informer de leurs parents dont ils
n'avaient point appris de nouvelles depuis la
reddition des Vallées.
Un père demandait son enfant et un enfant
son père, un mari cherchait sa femme et une
femme son mari, et chacun tachait d'apprendre des
nouvelles de ses amis et de ses proches, mais comme
c'était toujours en vain, puis que la plus
part était morts dans les prisons, cela
faisait un spectacle si triste et si lugubre, que
tous les habitants fondaient en larmes, pendant que
ces malheureux oppressés et abattus de
l'excès de leurs douleurs, n'avaient pas la
force de pleurer ni de se plaindre.
Par le récit véritable que nous
venons de faire on voit que les Vaudois avaient la
simplicité des colombes, mais qu'ils
n'avaient pas la prudence des serpents, puisqu'ils
se sont laissés tant de fois et si
facilement tromper par leurs ennemis. Mais autant
que les Vaudois étaient simples et innocents
dans leur conduite, autant leurs ennemis
étaient méchants, malicieux, pleins
de fraude, cruels et barbares, ne gardant ni foi ni
loi.
Les avantages que les Vaudois ont remporté
sur leurs ennemis l'année 1686. en
défendant les postes avantageux qu'ils
avaient dans leurs montagnes, montrent
évidemment que s'ils se fussent
contentés de garder ces postes, ils auraient
fait périr tant l'armée de France que
celle du Duc de Savoie, avant qu'on les eut
tirés de là, mais leur malheur vint
de ce qu'ils voulurent conserver plus de pays,
qu'ils n'en pouvaient garder. Ils firent encore une
seconde faute ; en ce que lorsqu'ils faisaient
quelque Traité avec leurs ennemis dont ils
connaissaient la mauvaise foi, ils ne demandaient
point des otages pour assurance de l'observation de
ces Traités, comme cela se fait
ordinairement, mais se confiaient en leurs paroles,
ou en leurs écrits t qu'ils faisaient gloire
de violer.
Ceux qui pour excuser la Cour de Turin dirent, que
les Vaudois étaient des Sujets rebelles, qui
avaient pris les armes contre leur Prince, sont
ridicules et impertinents. Car quand les Vaudois
ont pris les armes, on les y a forcés ;
On avait dressé des armées, et de
grandes armées pour les détruire. Or
les lois tant de la nature que de toutes les
nations du monde, nous permettent de
défendre notre vie, lors qu'on nous la veut
injustement ôter. Et les Princes sont
établis de Dieu, non pour détruire
leurs Peuples, mais pour les conserver et pour les
défendre. Et si Dieu qui est le
Maître, le Seigneur et le Créateur du
monde, tient néanmoins les promesses qu'il
fait aux hommes, et ne viole jamais sa parole,
combien plus les Princes qui ne sont que les
Ministres et les Serviteurs de Dieu, doivent tenir
leurs paroles à leurs Sujets, qui sont
hommes comme eux, et qui sont assujettis à
la Loi de Dieu de même que le moindre de
leurs peuples.
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