APRÈS le cruel massacre dont nous venons
de parler, il y eût une sanglante guerre
entre les Vaudois, et ceux qui les avaient
massacrés et chassés de leur pays, en
laquelle on connut visiblement, que le Dieu des
batailles était avec les Vaudois, qu'il
combattait avec eux, et pour eux, par les glorieux
avantages qu'ils remportaient tous les jours sur
leurs ennemis.
Les premiers combats qui se firent furent à
Roras, qui était une petite
Communauté composée de 15 familles,
et qui était écartée des
autres Communautés. Le Comte Christophe qui
était Seigneur de ce lieu, et membre du
Conseil de Propagande fide, bien loin de conserver
ses Vassaux, comme son intérêt et son
devoir l'y obligeait, poussé d'un faux
zèle, fit tout ce qu'il peut pour les
perdre, et emplois pour cela la force et la
perfidie, puisque contre la parole solennelle qu'il
leur avait donnée, de là part du
Marquis de Pianesse qu'on les laisserait en repos,
le même jour qu'on avait destiné, pour
la cruelle boucherie qu'on fit des Vaudois, il
envoya quatre ou cinq cents Soldats à Roras,
pour traiter les habitants de ce petit lieu, de la
même manière, qu'on a traité
ceux des autres Vallées, et pour les mieux
surprendre, il fit passer les Soldats par un chemin
secret qu'il leur indiqua.
Ce qui montre, qu'il n'y a ni
méchanceté, ni crime, dont un
zèle aveugle ne soit capable.
Le Capitaine Janavel qui s'était
réfugié à Roras avec sa
famille, aperçut de loin les ennemis, il
n'avait alors avec lui que six Paysans, avec cette
petite troupe il alla les attendre en un poste
avantageux, six furent tués sur le champ, et
les autres prirent l'épouvante et
s'enfuirent en confusion, estimant que les Vaudois
fussent en plus grand nombre qu'ils
n'étaient, et en fuyant ils perdirent encore
cinquante-quatre des leurs.
Le Marquis de Pianesse qui commandait
l'armée ennemie, ayant appris le mauvais
succès de ces gens, pour endormir et
surprendre ceux de Roras, leur envoya dire que les
Soldats qui étaient allé les attaquer
n'étaient que de Voleurs et de Vagabonds, et
non pas de ses troupes, protestant hautement qu'il
n'avait rien su de cette entreprise, et qu'ils lui
auraient fait plaisir de les tailler tous en
pièces. Cependant le lendemain, après
qu'il leur eût envoyé ces belles
protestations, il détacha 600 Soldats
choisis, qui allèrent attaquer ceux de Roras
par trois divers endroits, suivant l'ordre qu'il
leur avait donné.
Le Capitaine Janavel les ayant découverts
avec sa petite troupe, qui alors était
composée de 18 hommes, s'étaient
armés de fusils, de pistolets et de sabres,
et les six autres de frondes et de cailloux
seulement, il la divisa en trois petites bandes, et
les mit en embuscades en des lieux avantageux. Ils
chargèrent si à propos leurs ennemis,
qui se voyant attaqués avec un courage
intrépide, par ceux qu'ils allaient
surprendre, prirent derechef la fuite, laissant sur
le champ ou en fuyant soixante de leurs morts.
Ce second mauvais succès ne rebuta pas
pourtant ce Général : mais comme
les trahisons et les perfidies lui avaient
réussi contre ceux des autres
Vallées, il eût encore recours
à la même voie. II envoya à
Roras le Comte Christophe, qui était
Seigneur de ce lieu, pour leur dire, que ce qui
était arrivé avait été
un mal entendu fondé sur un faux rapport,
mais que mieux informé par ledit Comte et
à sa prière, il ferait
désormais qu'ils soient laissés en
repos.
Au préjudice d'une parole si positive, qui
leur était portée de la part du
Général de l'armée, et par la
bouche de leur propre Seigneur. On leur envoya le
lendemain un détachement de 900 hommes
choisis, pour les attaquer par divers endroits.
Janavel avec ses 17 Paysans étant
allé au devant d'eux, les attaqua avec tant
de courage et de valeur, qu'il les mit encore en
déroute, en tua un grand nombre sur le champ
ou en les poursuivant.
Le Marquis de Pianesse crevant de dépit et
de rage, pour ce troisième mauvais
succès de ses gens, ramassa tout ce qu'il
put des troupes qui étaient dans les
Vallées, pour aller égorger ces
pauvres agneaux, qui restaient dans cette petite
Communauté. L'armée composée
d'environ 8000 hommes avait son rendez-vous
marqué.
Le Capitaine Mario vaillant Soldat et grand
massacreur, conduisait les troupes qui venaient du
côté de Bagnols, il arriva le premier
au rendez-vous avec un corps considérable,
et se crut assez fort pour se rendre Maître
de Roras, sans attendre les autres troupes, il
divisa les siennes en deux, et attaqua les Vaudois
par devant et par derrière. Mais les Vaudois
gagnèrent une petite éminence, qui
était au dessus des plus hautes troupes de
leurs ennemis, tellement qu'ils ne pouvaient
être attaqués que par devant. De ce
lieu ils firent une si vigoureuse
résistance, qu'enfin la confusion et le
désordre se mit parmi leurs ennemis, et dans
cet état ils s'enfuirent, ayant
laissé 65 morts sur la place, sans les
blessés, ni ceux qui se noyèrent, ou
qui furent tués en fuyant. Le Capitaine
Mario se jeta en fuyant dans un gouffre, où
sans doute il se serait noyé, si deux ou
trois de ses Soldats qui savaient mieux nager que
lui, ne l'en eussent tiré. Il fût
conduit à Lucerne en chemise, sans chapeau
et sans souliers, où à l'instant il
fût saisi d'une effroyable maladie, pendant
laquelle il souffrait des tourments horribles, qui
lui firent crier cent fois, qu'il sentait le feu
d'Enfer dans ses entrailles, pour les maisons, les
temples, et les personnes, qu'il avait fait
brûler dans la Vallée de Lucerne, il
mourut dans ces tourments, et dans cet état
il alla rendre compte de ses
méchancetés, devant le Souverain Juge
du monde.
Après un combat si long et une si glorieuse
délivrance, Janavel avec sa petite troupe,
s'étant retiré sur le sommet d'une
colline, pour y prendre quelque réfection,
ils n'eurent pas plutôt commencé de
manger, qu'ils virent un autre corps d'armée
qui venait du côté de Villar, et
grimpait la montagne pour les surprendre par
derrière. Dés qu'ils
aperçurent ce corps, ils quittèrent
le manger pour se défendre, et se
postèrent en un lieu avantageux. Celui qui
commandait les ennemis fit un petit
détachement, pour reconnaître les
Vaudois, qui s'approcha de fort prés d'eux,
croyant qu'ils fussent des leurs. Les Vaudois
tirèrent si à propos, sur ceux qui
venaient les reconnaître, que chacun mit le
sien par terre, ce qui causa une si grande frayeur
et confusion parmi ceux qui restèrent,
qu'ils s'enfuirent en désordre, et
portèrent une telle épouvante dans le
gros de l'armée, que sans se donner le
loisir de reconnaître, qu'ils n'avaient
à combattre que contre dix-huit hommes, ils
se mirent en déroute, et s'enfuirent en
confusion et en désordre. Janavel avec sa
petite troupe les poursuivit et tua grand nombre de
ces fuyards, après quoi il rendit
grâces à Dieu d'une si glorieuse
délivrance, ainsi qu'il avait
accoutumé de faire, toutes les fois qu'il
remportait quelque avantage sur ses ennemis.
Trois jours après les deux derniers combats,
le Marquis de Pianesse fumant de colère, et
se rongeant les ongles, de rage et de honte, pour
le pitoyable succès de toutes ses
entreprises, envoya par un exprès une lettre
aux gens de Roras, par laquelle il leur commandait
de la part du Duc, d'aller à la Messe dans
24 heures, à peine de la vie, et de voir
réduire en cendres leurs maisons et couper
leurs arbres.
À cette lettre ils répondirent.
Qu'ils aimaient mieux mille fois la mort que la
Messe, puisqu'on ne leur avait jamais pu montrer,
que Jésus-Christ, ni ses Apôtres
l'eussent célébrée. Que si
après l'incendie de leurs maisons, on venait
jusqu'à couper leurs arbres. Ils avaient un
père au ciel, qui était un bon
pourvoyeur.
Après ces menaces, le Marquis assembla son
armée, composée de dix mille hommes,
savoir 8000. de vieilles troupes, et 2000. Paysans
Piémontais, qu'il ramassa de toutes les
Communautés circonvoisines. Il divisa son
armée en trois corps, dont l'un eût
ordre, d'attaquer les Vaudois du côté
du Villar, un autre du côté de
Bagnols, et le troisième du coté de
Lucerne.
Janavel avec sa petite troupe, alla au-devant du
corps d'armée, qui se présenta le
premier, et combattit vaillamment, et avec un
succès incroyable, ayant mis par terre
plusieurs des ennemis : Mais quand il vit que
les autres deux corps avaient gagné le
poste, où les pauvres familles
étaient réfugiées, et qu'il ne
pouvait plus les secourir, il se sauva avec ces 17
Paysans et son fils âgé de 7 à
huit ans, qu'il emporta sur ses épaules, et
se retira dans la Vallée de Queiras, terre
du Roi de France.
L'opiniâtreté avec laquelle les
ennemis des Vaudois, s'attachèrent à
détruire le petit lieu de Roras, fait voir
clairement à tout le monde, la passion
violente qu'un faux zèle produit dans le
coeur de ceux, qui persécutent la
vérité sans la connaître. Ceux
qui sont animés d'un vrai zèle, ne
violent jamais les promesses, ni les serments faits
à leurs ennemis. Mais ceux qui sont
poussés d'un faux zèle, ne gardent ni
promesse ni serment, ils ne regardent qu'à
assouvir leur haine, et à contenter leur
brutale et aveugle passion.
Pour perdre 15 pauvres familles des Vaudois, on ne
se contenta pas d'employer la force, on y joignit
encore la trahison et la perfidie, on leur fait des
promesses et des serments, qu'on les laisserait en
repos, tant de la part du Duc, que du
Général de l'armée, et,
dès le lendemain on commande aux troupes de
les aller égorger, et n'ayant pu avec cinq
cents hommes les détruire, on y envoie
après six cents, puis 900 cents, puis 8000.
et en fin dix mille. Et ce qui est remarquable,
c'est qui ni la honte d'avoir été
repoussés par diverses fois, ni la perte de
plusieurs centaines des leurs, ne les rebuta
pas.
L'Intrépidité avec laquelle, le
Capitaine Janavel et sa petite troupe soutint, et
repoussa les attaques de ses ennemis, et les
merveilleuses Victoires qu'il remporta sur eux,
donnent à connaître à toute la
terre, que le Dieu des batailles combattait avec
lui et pour lui. Car comment dans le premier
combat, sept hommes en auraient battu et mis en
fuite cinq cents ; et dans les autres combats
17 ou 18 hommes, dont six. n'étaient
armés que des frondes et de cailloux, en
auraient battu et mis en déroute,
tantôt six cents, tantôt neuf cents, et
tantôt plusieurs milles, si Dieu n'eût
été avec eux, ne leur eût
donné force et courage, et si au contraire
il n'eût ôté la force et le
courage à leurs ennemis, et n'eût mis
la frayeur dans leur coeur, d'où s'enfuyait
leur confusion et leur désordre.
Enfin comment est-ce, que Janavel et ses gens,
après, tant de si rudes combats se seraient
sauvé avec sa troupe, sans qu'aucun des
siens ait été tué ni
blessé, bien qu'ils aient été
attaqués par devant et par derrière
de leurs ennemis ; si Dieu ne les eût
couvert de son bouclier, et n'eût
écarté de leurs personnes les traits
de leurs ennemis.
L'armée ennemie s'étant rendue
Maîtresse de Roras, exerça les
mêmes cruautés envers les familles de
ce petit lieu, qu'elle avait exercé envers
celles des autres Vallées mettant tout
à feu et à sang, sans épargner
ni âge ni sexe. Mais le Général
fût fâché, de ce qu'avec une si
puissante armée, il n'avait pu triompher que
de femmes, filles, enfants, et Vieillards, qui
étaient sans défense, sans que
Janavel ni aucun de ses gens, fût
tombé entre ses mains.
La Femme et les filles de Janavel furent
emmenées prisonnières, on les
conserva pour lui faire poser les armes, par les
menaces qu'on lui fit, de brûler sa femme et
ses filles, s'il continuait dans sa
rébellion, c'est ainsi qu'on appelait sa
juste défense.
Toutes les Vallées et leurs
dépendances étant entre les mains des
ennemis des Vaudois, il semblait que ces pauvres
gens seraient pour jamais exilés de leur
patrie : mais Dieu qui voulait conserver
encore, le flambeau de sa parole dans ces montagnes
et Vallons, ne tarda pas à les y
rétablir. Le massacre des Vallées se
fit le 24. Avril : mais la prise et massacre
de Roras, ne se fit qu'au commencement de mai.
Le Capitaine Janavel après s'être
rafraîchi quelques jours dans Queiras, et
ramassé, quelques-uns de ses
confrères, qui s'étaient
réfugiés, retourna dans les
Vallées avec quelques provisions, et vint se
porter sur une montagne nommée le Palea de
Jaimet, d'où avec sa troupe il partit le 22
dudit mois de Mai sur le soir, à dessein
d'aller à Lucernette, qui est un village
entre les villes de Lucerne et de Bobiane, pour y
enlever du bétail pour vivre, et y faire des
prisonniers, pour faire rendre sa femme et les
filles qui étaient prisonnières, Son
entreprise n'eut pas le succès qu'il avait
espéré, à cause que ce lieu se
trouva rempli de gens de guerre. Il retourna
à son poste ayant appris que le Capitaine
Jayer, avec ce qu'il avait peu ramasser des
réchappés du massacre,
réfugiés dans les Vallées de
Peirouse et de Pragela terre de France,
s'était jeté dans la Vallée de
Lucerne du côté d'Angrogne, le pria
par lettre de lui assigner le temps et le lieu pour
rejoindre, se joindre, ce qu'ils firent le 27 dudit
mois de Mai.
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