Henri et Émilie Junod s'étaient
embarqués sur le
« Tartar ». « Notre
coeur eut quelque émotion quand nous
vîmes devant nous cette
extrémité du continent noir,
l'Afrique (le Cap Vert. Réd.), cette terre
à laquelle nous avions tant pensé
déjà, qui a
excité en nous des sentiments si divers, et
depuis si longtemps ! Nous perdîmes de
vue cependant, sans regrets, ce promontoire assez
mal nommé (il est brun), car il parait qu'il
s'en exhale des miasmes de fièvre dont
parfois, à certains vents, les passagers
peuvent souffrir. » (Lettre du 16 juin
1889.)
Le 29 juin ils arrivaient à
Lourenço Marques.
« Comment décrire
Lourenço Marques ? Une allée de
grands cocotiers dont les panaches de verdure se
découpent comme des taches sur le
ciel ; en avant, la ville basse, dont on ne
voit pas grand chose de la mer, le bâtiment
de la douane peint en bleu, avec des fenêtres
gothiques. De grands hangars sur le rivage, une
jetée très primitive ;
derrière les cocotiers, la colline peu haute
s'élevant en pente douce, et toute
parsemée de maisonnettes de fer grises ou de
blanches habitations. » (5 juillet
1889.)
Premier contact avec les
Ba-Ronga : « C'est mardi 2 juillet
qu'a eu lieu notre réception par l'Eglise de
la côte... Dans le haut de l'enceinte, les
chrétiens du Littoral sont
groupés ; d'un côté les
femmes très nombreuses, décemment
vêtues, la tête couverte de turbans
rouges de l'autre, les hommes, habillés tout
à fait à l'européenne au
milieu et devant, les enfants ; tous chantent
avec une réelle harmonie un cantique se
terminant par les mots français :
« Soyez les bienvenus ! »
Les voilà ces sauvages, ces
représentants des races
inférieures ! À vrai dire ils
ont l'air bien doux et inoffensifs, et puisqu'ils
sont chrétiens, ils ne sont pas
inférieurs... Dans une autre partie de la
cour - comme pour servir de repoussoir - sont
accroupis des païens à l'expression peu
ouverte, des païennes presque pas
vêtues, allaitant leurs enfants. Le contraste
est instructif... M. Grandjean compte 265 femmes,
205 enfants et 65 hommes. » (12 juillet
1889.)
Peu après, Henri et
Émilie Junod gagnent Rikatla, à 25
km. au nord de Lourenço Marques. Au bout de
moins de deux mois, la fièvre les avait
déjà atteints l'un et l'autre. La
solitude de la brousse les avait environnés,
les chants sauvages, dans la nuit africaine, les
avaient étreints :
« Le bruit des chants
de
guerre, les clameurs des passions
déchaînées retentissent. Mais
déjà les rayons du matin paraissent
à l'horizon, et, dans le lointain, on
entend, faible encore, l'hymne de louange à
l'Éternel. » (Août
1889.)
L'étude de la langue accapare
le nouveau missionnaire :
« Je continue
l'étude de la langue avec Matsivi (Calvin
Mapopé) dont la bonne volonté est
grande. J'écoutais les premières fois
mon maître d'un air soumis, écrivant
sous dictée et cherchant à comprendre
les constructions et les formes par moi-même,
car il ne faut pas demander à un natif des
explications grammaticales. Il sait sa langue, mais
n'a nulle idée des règles qu'il
observe si bien. Ignare en gouamba (thonga) comme
je l'étais, j'ai cependant pu apprendre
à Matsivi bien des choses sur son propre
langage. » Ainsi s'instruisait le futur
connaisseur de l'Africain et de sa
langue.
Les attaques du climat ne
laissèrent pas de répit aux nouveaux
missionnaires. Au début de 1890,
Émilie Junod fut si gravement malade qu'un
changement d'air s'imposait, et ils allèrent
passer quelque temps à Howick, en Natalie.
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à leur départ pour ]'Afrique, en 1889. |
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En septembre, M. H. -A. Junod résume ses
premières impressions :
« D'abord la
facilité extrême avec laquelle les
noirs acceptent tout ce qu'on leur dit. Très
rarement on fait une objection. Mais, d'autre part,
à cette bonhomie se joint un manque de
caractère qui dépasse tout ce qu'on
peut imaginer... Le ressort du caractère,
déjà si peu trempé chez le
païen, est détruit dans ce pays par
l'eau-de-vie. Que les distillateurs, dont les noms
nous parviennent sur les dame-jeannes, assistent
une fois "aux scènes d'ivresse des
Africains, qu'ils viennent voir nos exhortations
interrompues par les danses d'un demi-fou, ivre
d'eau-de-vie, et ils seront
dégoûtés de leur argent, qui
est l'argent du sang et l'argent des âmes. Le
sopé (l'eau-de-vie) est notre grand
ennemi ; la polygamie le second, et ces deux
réunis enfantent le troisième,
l'hostilité des chefs. » (16
septembre 1890.)
En décembre de la même
année la maladie les frappe de nouveau.
Émilie Junod a subi plusieurs attaques de
dysenterie Elle est d'une faiblesse extrême,
et son mari écrit :
« À quoi bon vous
entretenir plus longtemps de nos maladies ? On
sait bien que la vie missionnaire dans un pareil
pays n'en saurait être exempte. Il faut
être déjà reconnaissant si la
vie est conservée. Le Seigneur permet sans
doute qu'il y ait dans son Église des postes
dangereux, afin de mettre à l'épreuve
les uns et de pousser les autres à
l'intercession. » (10 décembre
1890.)
« Le 8 juin 1891,
lit-on
dans la vieille Bible de famille de la main de la
grand-maman Junod, « naissait à
Rikatla, Baie de Delagoa, Anne-Marie, fille d'Henri
et d'Émilie Junod-Biolley... Puisse ma
seconde petite-fille laisser une trace lumineuse de
son passage ici-bas, comme l'a souhaité son
père lorsqu'il a vu une étoile
filante traverser le ciel, au moment où il
allait annoncer l'heureuse nouvelle à
l'évangéliste, à l'heure de la
prière du soir. »
H. -A. Junod note au passage les expressions des natifs devant ce bébé blanc : « Ce nez ! » disaient les uns (il est vrai que chez les petits noirs on n'aperçoit guère de nez). « Comme il est gras ! » ajoutaient les autres. Ou : « Les enfants blancs se dépêchent de grandir ! » La vieille Chloé disait au missionnaire : « Monéri, tu n'as plus de gloire ! - Alors je suis mort ? - Oui, tu es mort ! - je ne suis plus rien ? - Tu n'es plus rien ! - C'est triste ! - Comment ? Tu dois être bien heureux, tu es tué par celui qui te suit ! » (12 juin 1891.)
L'activité régulière reprend. Courses d'évangélisation, qui sont de magnifiques occasions d' observer, de noter, de s'instruire. Examens d'écoles, prédications, collections de coléoptères et de papillons, herborisation, etc. L'enthousiasme grandit dans le coeur du jeune missionnaire qui commence à comprendre le beau développement que l'Afrique offre à ses dons scientifiques.
Au début de 1892, nouveau séjour
au Natal. H. -A. Junod craignait que l'absence
prolongée du missionnaire ne nuisît
à l'avancement régulier du travail de
la station. Quand il revint, il fut frappé
du fait qu'il n'en était rien. Au contraire,
l'école a progressé, les
élèves sont plus avancés.
C'est une constatation que tout missionnaire fait.
Il semble que parfois les noirs aient besoin de
« se reposer » de leur
missionnaire, comme ils disent... Cela a un double
avantage. L'un trouve enfin l'occasion d'une
relâche, et les autres, parfois
fatigués par la tension qu'amène la
présence d'un Européen dans leur vie
sociale, reprennent le rythme normal de la tribu...
Il ne faudrait pas que cette situation se
prolongeât trop longtemps, car la brousse
aurait vite raison des faibles forces des
néophytes. Mais. pour quelques semaines, il
y a de grands avantages aux vacances. Cette
constatation fait un si grand plaisir à H.
-A. Junod qu'il écrit en bon
Neuchâtelois :
« Nos enfants d'Europe
pourraient « en rapprendre » de
ceux d'Afrique quant à l'amour de
l'étude, et le tableau de ces trois classes
de négrillons, sous ces trois arbres
exotiques, se réunissant tous les jours,
sans personne pour les surveiller, pourrait
être donné en exemple à mainte
école de la Suisse
cultivée. » (6 mai
1892.)
La santé de la petite
Anne-Marie ne tarda pas à alarmer beaucoup
ses parents. En un temps où la cause de la
malaria était encore mal connue, toutes les
suppositions s'offraient à un esprit qui
cherche. Avant que l'on connût exactement le
cycle du parasite et l'importance de
l'anophèle, comment s'étonner de
trouver, sous la plume d'Henri Junod, des remarques
comme celle-ci :
« Les grandes
personnes,
bien qu'ayant les pieds sur la terre, ont la
tête à plus d'un mètre et demi
au-dessus du sol, et les miasmes leur arrivent
moins vite. Mais un bébé qui se
traîne sur les nattes ou
qui commence à marcher, est droit au-dessus
de cette terre d'où s'exhalent les
émanations pernicieuses. » (3
novembre 1892.) Heureux les missionnaires
d'aujourd'hui qui peuvent lutter en connaissance de
cause ! Les parents désemparés
purent cependant, grâce à Dieu, sauver
la petite de son mal.
En Juin 1893, H. -A. Junod prend
la
direction de l'École
d'évangélistes fondée à
Valdézia, puis
déménagée à Rikatla. Il
se mit à ce nouveau travail avec cet
ensemble d'assurance et de modestie qui fut un des
traits de sa personnalité. « Je
demande à Dieu, et nos frères et
soeurs de Suisse le feront aussi, qu'Il me donne la
sagesse, la bonté et la fermeté
nécessaires pour dresser cette petite
troupe. » (5 juin 1893.)
« En octobre 1893,
lit-on
dans la vieille Bible de famille de
Collégiale 10, mes chers enfants Junod
à Rikatla ont la douleur de perdre à
sa naissance un petit garçon. Ce deuil leur
est d'autant plus douloureux qu'ils ont en
perspective la séparation d'avec leur petite
Anne-Marie, qui ira en Europe avec ses oncles et
tante Berthoud, que nous attendons en mai 1894. Je
rends grâce à Dieu pour tous ses
bienfaits envers les miens. Ils sont en grand
nombre. Puissent les épreuves connues ou
cachées être autant de moyens dont
Dieu se serve pour nous unir plus
complètement à Lui et qu'elles
travaillent à nous détacher des
choses visibles pour nous attacher à Celui
qui est le même hier, aujourd'hui et
éternellement. »
C'était la première
fosse creusée au Littoral dans ce petit bois
de Rikatla où maintenant reposent les restes
de Mme Junod-Kern, de M. Paul Berthoud, - où
les cendres d'Henri-A. Junod seront pieusement
déposées en cette année 1934,
selon le désir qu'il a exprimé.
Nouveau séjour à. Howick au
début de 1894. Puis retour à Rikatla,
où l'école
d'évangélistes attendait son
directeur. Les études linguistiques d'H.
Junod l'avaient amené à un examen
approfondi des divers dialectes du thonga,
communément appelé aujourd'hui
« changane » dans l'Afrique du
Sud. En 1894, il fit un résumé de la
situation telle qu'il l'entrevoyait alors, pour
diriger la Mission dans son activité
littéraire. Malheureusement, il ne pouvait
avoir une idée exacte de l'étendue du
pays thonga à ce moment-Ià. C'est ce
qui l'amena à prendre la défense du
dialecte rongea, et à en faire une langue
écrite, Les discussions entre missionnaires,
à cette époque, furent plutôt
pénibles. Si Henri-A. Junod avait pu mieux
comprendre le problème dans son ensemble,
s'il avait pu, en vrai savant, prêter plus
d'attention aux observations de ses
collègues du Nord, en particulier celles du
regretté Henri Berthoud, s'il avait pu
vérifier par de grands voyages, comme ce
dernier, les renseignements donnés par les
natifs, il est probable qu'aujourd'hui nous aurions
une seule langue thonga. En effet, le recul que
donnent les années permet de rendre justice
à Henri Berthoud, un linguiste remarquable
et trop tôt enlevé à la science
et à son Église. Il avait compris que
les Ba-Ronga ne forment qu'une petite partie de la
grande tribu thonga, et que ce dialecte excentrique
ne pouvait raisonnablement pas être grandi
aux dépens de l'unité fondamentale
d'une langue parlée par plus d'un million
d'individus.
En mars 1894, Henri-A. Junod est
appelé à Lourenço Marques,
où il va remplacer son beau-frère
Paul Berthoud. Il lui fut pénible de quitter
Rikatla, d'autant plus pénible que sa petite
Anne-Marie partait avec les Berthoud.
« Nous les
accompagnâmes jusqu'au steamer... et
là, dans la cabine, eut lieu une
réunion d'adieux plus déchirante
encore. Mais le Seigneur en a enlevé
l'amertume dans le coeur des parents. Il ne saurait
y en avoir dans un sacrifice consenti par amour
pour Lui... Et
nous
revînmes au rivage et suivîmes
longtemps des yeux ce grand navire blanc qui
montait... montait vers la haute mer... vers la
patrie... » (2 avril 1894.)
Une des joies de ce temps-là
fut l'apparition de l'esprit de conquête dans
la communauté chrétienne de
Lourenço Marques ; les femmes en
particulier se mirent à parcourir par
groupes l'intérieur du pays et,
déjà alors, Henri-A. Junod comprit
l'importance exceptionnelle de
l'évangélisation des natifs par les
natifs convertis. Dans un intéressant
article, il décrit en détail les
méthodes employées par les
néophytes dans leur effort de propagation de
l'Évangile. (juillet 1894.)
Suivit la guerre de Mahazoule.
Les
opérations militaires se poursuivaient aux
environs immédiats de la ville, aussi les
missionnaires envoyèrent-ils leurs compagnes
au Natal. Rikatla fut brûlé. On peut
penser combien cette nouvelle affecta H. -A. Junod.
Ce fut une grande douleur pour tous les ouvriers de
la Mission. Les maladies s'ajoutaient aux
difficultés apportées par la guerre,
en un mot ce fut un temps excessivement difficile.
La position des missionnaires était des plus
délicates. Ils s'efforcèrent d'amener
les indigènes révoltés
à la soumission. Mais leur effort
échoua. Loïs, la chrétienne la
plus vivante de notre champ du Littoral,
était morte. Par contre l'Eglise se
fortifiait, tant il est vrai que les
épreuves stimulent les
âmes.
« Nous avons eu
beaucoup
d'encouragements dans notre travail missionnaire,
beaucoup de preuves de l'action surnaturelle de
l'Évangile : l'affection du troupeau
pour ses conducteurs que nous avons sentie d'une
manière bienfaisante dans les bons comme
dans les mauvais jours ; le retour à la
foi et à une vie pure de dix relaps et de
nombreux chrétiens sous discipline ; le
zèle pour
l'évangélisation ; la
fermeté de la foi chez nombre de
chrétiens au milieu de la haine et des
menaces sérieuses de
persécution ; un progrès dans la
connaissance, réalisé par une
organisation plus rationnelle des
catéchismes. »
Le 17 mars 1895 naissait
Elizabeth
Junod, toute petite, toute menue. On pouvait se
demander combien de temps cette fragile
créature vivrait...
Au milieu de tous ces
événements, Henri Junod continuait
ses études. Il écrivit alors sa
Grammaire Ronga, avec l'aide du gouvernement
portugais, qui la fit imprimer.
En janvier 1896, séjour au
Natal. Les Portugais, fatigués de la tension
provoquée par la guerre,
décrètent l'expulsion des
missionnaires. Mais grâce à une
intervention du Conseil de la Mission à
Lisbonne, cette décision est
révoquée.
Vint le moment du retour en Europe. En juin
1896, après sept années de luttes,
Henri et Émilie Junod regagnent la patrie.
Le voyage fut excellent jusqu'à Paris.
Chacun au pays se faisait une fête de ce
retour tant attendu. Hélas ! petite
Elizabeth avait probablement bu du mauvais lait
à Paris. Une violente attaque de dysenterie
l'emporta en plein voyage. Arrêtés par
la maladie à La Roche-Migennes dans l'Yonne,
les parents firent tout ce qui fut possible pour
sauver l'enfant. Le 1er août, à 4
heures du soir, Betty partait pour
l'au-delà. À Couvet, la vieille
maison de la grand-mère Biolley avait
été décorée pour ce
premier retour des missionnaires.
Hélas ! Ce fut un petit cercueil
plombé qui arriva !
« Les Français ont
le coeur généreux ! Ils sont
accessibles aux sentiments d'humanité et
l'on nous témoigna, dans ce village tout
à fait étranger du département
de l'Yonne, une sympathie réelle. Dieu
parle ! Écoutons Sa voix. Il nous
dit : « C'est moi qui fais mourir et
qui fais vivre. Mettez votre confiance en moi qui
puis faire mourir au bon pays et maintenir en
santé là-bas dans la plaine
malarienne, et qu'il vous suffise d'accomplir ma
Volonté ! Oui, Seigneur. Puissions-nous
vivre pour Ta gloire ! » (1er
octobre 1896.)
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