On peut lire dans la vieille Bible où Henri Junod, pasteur
neuchâtelois, relatait les événements essentiels de sa vie de famille,
les lignes suivantes :
« Le 17 mai 1863, encore un dimanche, mais cette
fois-ci une demi-heure après le culte, le Seigneur a daigné nous
donner un fils, que nous Lui avons consacré comme Samuel, et par le
baptême le 7 juin suivant, sous les prénoms de HENRI-ALEXANDRE.
Puisse-t-il ratifier lui-même, le plus tôt possible, cette
consécration par le dévouement de toute sa vie au service de son Dieu
et de ses frères. Il eut pour parrain son oncle, Gustave Dubied, et
pour marraine sa tante Rose, veuve d'Alexandre Houriet.
Alléluia ! »
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C'était à Chézard-Saint-Martin, dans le Val-de-Ruz,
qu'Henri-Alexandre Junod avait vu le jour. Un petit village serti dans
les prés verts de mai comme un joyau, un village paisible du Jura
neuchâtelois. La petite enfance d'Henri-Alexandre s'écoula
tranquillement à Chézard, jusqu'au moment où son père fut appelé à
remplacer le pasteur James Du Pasquier, à Neuchâtel, en décembre 1867.
Toute la famille s'installa dans la maison où Guillaume Farel, le
réformateur neuchâtelois, avait vécu, au pied de la Collégiale.
C'était un endroit idyllique pour des garçons
éveillés et un tant soit peu turbulents, tels Henri-Alexandre et ses
deux frères puînés, Daniel et Samuel. Les créneaux qui entourent le
pare de la Collégiale invitaient à la haute voltige, les rochers qui
tombent sur le Seyon tentaient les varappeurs, et les mille et un
recoins de la colline du Château s'offraient à d'innombrables parties
de cache-cache. Pourtant Henri-Alexandre ne songeait pas uniquement à
jouer ; très vite il eut la passion des collections. Il
s'intéressait à la nature, à toutes les manifestations de la
vie ; son père aimait beaucoup la botanique, et dans les courses
de famille on apprit à herboriser.
Après l'école primaire, le Collège latin, puis le
Gymnase. Henri-Alexandre était remarquablement doué pour les sciences.
Ses communications au Club Jurassien et ailleurs attirèrent
l'attention de ses professeurs, en particulier celle du professeur de
chimie, M. Billeter, qui rêva d'attacher son élève à la science. Mais,
malgré ces goûts prononcés pour l'étude, Henri-Alexandre Junod ne
pouvait échapper à l'influence profonde qu'exerça sur lui son père.
Celui-ci était un pasteur dans toute l'acception du terme, et sa vie
d'entier dévouement, une vie sainte à maints égards, son amour des
âmes et sa courageuse attitude lorsque survint la crise ecclésiastique
au canton de Neuchâtel : tout cela fit une impression profonde
sur Henri-Alexandre adolescent.
En 1878, un peu avant Noël, il fit son instruction
religieuse avec son père, ce que l'on appelle chez nous « ses six
semaines ». Il entendit alors l'appel de Dieu, clair et net. Il
comprit que ses goûts pour la science devaient passer à
l'arrière-plan, et il se voua à la carrière pastorale. Son père, qui
relate l'événement dans la Bible de famille, écrit : « Le 18
novembre 1878 est ainsi devenu, par la grâce de Dieu, le jour le plus
important de sa vie après sa naissance. Cette vocation au saint
ministère, que nous n'avions pas eu la liberté de provoquer
directement et dont nous ne parlions qu'au Seigneur, est la plus
immense faveur qu'Il pût accorder à notre enfant après
celle de sa conversion, et de toutes les joies que nous avons reçues
et que nous recevons continuellement à l'occasion de ce cher garçon,
elle est la plus grande, oui, Seigneur, la plus digne de notre
reconnaissance ! »
Le 15 juillet 1881, Henri-Alexandre Junod était reçu
comme « proposant » à la Faculté de théologie de l'Eglise
indépendante neuchâteloise. Il entra dans la Société d'étudiants de
Belles-Lettres, dont il devint un membre actif et influent.
La santé de son père avait déjà donné à ce moment
quelques inquiétudes à ses amis. Il fut atteint, en octobre 1882, par
une épidémie de typhus qui sévissait alors. La maladie semblait suivre
son cours normal, lorsqu'une pneumonie vint aggraver la situation. À
deux amis qui venaient prier avec lui, il dit : « je suis
foudroyé par la sainteté de Dieu ». Sa vie très pure s'était
développée sous le signe de la sainteté, et jusqu'à la fin, le
sentiment de cette sainteté s'imposait à lui, comme le caractère
essentiel de son Dieu. Plusieurs chrétiens se réunirent pour demander
avec instance qu'Henri Junod père fût conservé à sa famille et à son
Église. Mais Dieu en avait décidé autrement : le samedi 28
octobre au soir, presque sans agonie, Henri Junod remettait son âme
entre les mains de son Sauveur. Ses dernières paroles furent :
« Seigneur Jésus, viens ! » Peu d'heures auparavant, il
prononçait cette parole : « Tu ne sais pas maintenant ce que
je fais, mais tu le sauras dans la suite ». Ainsi se terminait
une vie dont on a pu dire que sa devise fut : « L'Éternel,
en la présence duquel je me tiens ! »
Dans la grande Bible de famille, on lit de la main de
Marie Junod, sa femme :
« 1882. Le Seigneur a jugé bon de reprendre à ma
profonde affection et à celle de mes six chers enfants, mon bien-aimé
mari, le 28 octobre 1882, jour de nos noces d'argent. Je le prie de
pouvoir dire : « Que Son saint nom soit béni ! »
Je Lui rends grâces pour ces vingt-cinq années de bonheur, pour
le secours réel qu'Il nous a accordé, à mes bien-aimés enfants et à
moi pendant ces jours de deuil et de souffrance, et je veux dire, en
comptant sur Lui, à l'entrée de cette vie si nouvelle qui s'ouvre
devant moi, comme au premier jour de notre vie à deux :
« Alléluia pour le passé ! Alléluia pour le
présent, oui, amen! Alléluia pour l'avenir ! Ebenezer !
L'Éternel pourvoira ! »
On comprend aisément que tous ces événements vinrent
vivifier la vocation du jeune proposant.
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Enfants
de
M. et Mme H. Junod,Dubied. |
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(Val de Ruz). |
Dans la Société de Belles-Lettres, Henri-Alexandre Junod prit une
place prépondérante. Il en fut bientôt le président. Ses goûts
scientifiques n'avaient pas d'exclusivisme. Il tournait les vers fort
bien, et qu'ils fussent vers de terre ou poésie, tous semblaient avoir
pour lui un égal attrait. Bellettrien convaincu, Henri-Alexandre Junod
épousa les amours et les inimitiés de sa société. Jusqu'à un âge
avancé, il fut romand de cœur, il vécut à l'ombre du Sapin vert. La
fantaisie bellettrienne, la gaieté des étudiants à casquette verte,
cette qualité de vie que Belles-Lettres donne, et que le vieux
Rabelais a comme prédécrite quand il dit : « Certaine gaieté
d'esprit conficte en mespris des choses fortuictes », tout cela
fut l'essence même de la vie d'étudiant d'Henri-Alexandre Junod. Il
comprenait la vie de société parmi les étudiants comme une association
volontaire de goûts, de sympathies, comme un encouragement à
l'approfondissement individuel. Il jouait du violon avec talent et
avait inventé une manière de siffler tout à fait originale. Il avait
observé surtout les merles de nos bois, et il sifflait, en
s'accompagnant sur une guitare italienne, exposant d'abord simplement
une mélodie, puis improvisant des variations pleines de charme.
Plusieurs se souviennent encore de ses succès dans les salons de ce
temps, avec ce que l'on peut appeler « son art ».
Le 23 avril 1884, il partit pour Bâle, compléter ses
études de théologie. Puis le 30 janvier 1885, il gagna Berlin, où il
passa un semestre.
Dans la Bible de famille, on lit :
« Le 27 octobre a été consacré au saint ministère
mon cher fils Henri, à l'âge de vingt-deux ans et demi, à la
Collégiale. »
Voici la copie du serment de consécration
Écriture officielle :
« Article premier. - Avancer l'honneur et la gloire
de Dieu avant toutes choses.
» Article 2. - Exposer sa vie, corps et biens, s'il est
requis, pour maintenir la Parole de Dieu.
» Article 3. - Renoncer à tout profit particulier pouvant
nuire au saint ministère.
» Article 4. - Être uni avec les frères dans le saint
ministère en la doctrine de piété.
» Article 5. - Éviter toute secte et division dans
l'Eglise. »
Fine écriture d'Henri-Alexandre Junod :
« Je jure et promets devant Dieu et Son Église, par
le très Saint Nom de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, d'observer
fidèlement et exactement tous les articles du serment qui viennent de
m'être lus, ainsi que je souhaite que Dieu me soit en aide à la fin de
mes jours. »
Le pasteur consacrant, Louis Junod, était un cousin
d'Henri Junod père. Il dit entre autres :
« Permettez-moi de donner essor à un sentiment qui
remplit mon cœur : je ne puis présider à la sainte cérémonie qui
nous rassemble sans penser à celui que je remplace en ce moment, à cet
ami, à ce pasteur vénéré que nous n'avons pas oublié et que nous ne
pourrons jamais oublier. Combien son cœur déborderait de
reconnaissance et comme il serait heureux de consommer, par
l'imposition des mains, le sacrifice si complet qu'il avait fait de
son fils au Seigneur. Puis il prit pour texte : « Pais mes
agneaux ».
La mère d'Henri-Alexandre, qui rapporte ces paroles,
ajoute : « C'est dans des jours comme celui-ci que le vide
de l'époux, du père, du pasteur, de l'ami se fait douloureusement
sentir, et pourtant le Seigneur a été là tout le long du jour, et les
témoignages de sa bonté et de sa fidélité ont abondé. »
Au jour de l'an 1886, la famille s'en fut à Couvet, d'où
Henri-Alexandre se rendit à Môtiers-Travers, pour occuper le poste de
pasteur par intérim. Il fut présenté à la paroisse le dimanche 3
janvier, par le pasteur Henri de Meuron.
Couvet n'est pas très loin de Môtiers. Mlle Émilie
Biolley, la cousine germaine d'Henri-Alexandre Junod, y habitait. Une
photographie de ce temps-là fait comprendre les sentiments qui
naquirent dans le cœur du jeune pasteur. On y voit, de Profil, une
charmante demoiselle. Le contour du visage est très doux, des cheveux
en tresses sont noués avec art sur la nuque. Un corsage à parements de
velours foncé monte sur le cou, comme le calice d'une très belle
fleur. Surtout on devine que Mlle Émilie Biolley était tendre et
aimante. L'aimait-elle ?
Le 28 février 1887, après un temps d'incertitude que ceux
qui aiment connaissent bien, Henri Junod écrit à ses parents :
« Chers bien-aimés, bénissez le Seigneur avec moi.
Lili m'aimait depuis longtemps. Elle vient de me le dire dans une
lettre touchante qui a dissipé les brouillards noirs. »
Déjà au cours des années précédentes, alors que la
famille Junod était en villégiature au-dessus de Bevaix, le jeune
pasteur passait la montagne pour aller à Couvet. Il me racontait que,
son violon sous le bras, il gravissait la côte qui mène au
Creux-du-Van, et arrivé au bord de ce magnifique cirque de rochers, il
allait sur un éperon bien connu des Jurassiens sous le nom
d'« Arête du Vertige ». C'était une fine lame de rochers un
peu en contre-bas, qui s'avançait assez loin sur l'abîme et sur
laquelle l'adolescent s'arrêtait. Il prenait son violon et jouait là
de belles mélodies aimées, les amples phrases des sonates de
Jean-Sébastien Bach, qui exerça une telle influence sur la vie
profonde de toute notre famille, ou les fines arabesques de Mozart,
tout étonnées de s'élancer si menues dans le
gouffre du Creux-du-Van. En 1887, on n'était pas encore loin du
romantisme au Val-de-Travers... et l'ombre de Jean-Jacques hantait
encore les ruelles de Môtiers.
Le Conseil de la Mission Romande, dans sa séance du 21
juin 1886, avait accepté Henri Junod comme candidat missionnaire.
Après une activité de plusieurs mois à Môtiers, le futur missionnaire
prit congé de ses paroissiens et fit un séjour en Écosse, pour
apprendre l'anglais et pour acquérir les connaissances médicales et
chirurgicales indispensables. il revient en Suisse en 1888 et visite
un grand nombre des Églises de la Suisse romande, avant son départ
définitif pour l'Afrique. Le 10 octobre 1888, le Conseil de la Mission
adresse à Henri Junod un appel à aller travailler à la Baie de Delagoa
avec son beau-frère, M. Paul Berthoud.
Le 19 mars 1889, le mariage d'Henri Junod et Émilie
Biolley fut béni par le pasteur Petitmaître, à Couvet. La mère de
l'époux, en relatant l'histoire des fiançailles, écrit (Prov.
31 : 12) : « Elle lui fait du bien et non du mal
tous les jours de sa vie... »
Le 7 avril 1889, Henri et Émilie Junod font leurs adieux
à l'Eglise de Neuchâtel, dans la grande Salle des Conférences. On
venait d'apprendre la mort du pasteur Louis Junod, celui qui avait
consacré le jeune missionnaire partant. Henri Junod, nous dit le
Bulletin de la Mission, parla avec une chaleur communicative. il parle
de la tâche à laquelle il se destine, sans illusions sur les
difficultés et les obstacles qui l'attendent. Le sentiment de sa
vocation l'emporte sur toute autre considération et il se prépare à
partir avec la sérénité du croyant. Il n'a ni recherché ni ambitionné
la carrière missionnaire, mais a entendu un appel du Seigneur, appel
d'autant plus persuasif et évident que la chair et le sang s'y
montraient rebelles.
Les vocations ne suivent pas toutes la même ligne. Celle
d'Henri Junod s'imposa à lui comme une obligation, un impératif
catégorique. Ce fut contre ses propres goûts, contre son
inclination naturelle, contre ses capacités scientifiques qu'elle se
dressa. Mais Dieu, qui conduit toutes choses dans la vie de ses
enfants, savait bien quel magnifique épanouissement l'Afrique allait
donner à toutes ces qualités apparemment délaissées. Le proverbe
portugais, si profond, revient à la mémoire : « Deus escreve
direito por linhas tortas » (Dieu écrit droit par des lignes
courbes). Au travers des considérations humaines qui s'enchevêtrent,
la ligne de Dieu est toujours droite. Et c'est là le grand
enseignement d'une vie comme celle que nous décrivons.
Un ami avait lu à Henri Junod, dans une réunion
familière, une poésie intitulée « Là-bas ! »
Vous partez Le devoir austère
Bien loin, sur la terre étrangère,
Vous appelle à porter vos pas
Et sans calculer la souffrance ...
Vous regardez là-bas !
Là-bas où le climat décime,
Où le péché tient sa victime...
Là-bas, où la sombre misère
N'a point de rayons qui l'éclairent... ...
Là-bas, des larmes qui t'attendent,
Des mains qui vers tes mains se tendent... Etc.
Que de prémonitions confuses dans ces paroles rimées dans le goût du temps ! La vie d'Afrique allait commencer.
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