« Silence and Secrecy », disait Carlyle... et Meterlinck
a écrit une page magnifique sur la vertu du silence. Les vies des
hommes de Dieu ont leur zone de silence où nul ne peut pénétrer. Le
secret de leur fécondité, leur radioactivité spirituelle a sa source
dans cette zone. Elles sont, ces vies, souvent actives, débordantes
d'activité, mais c'est une apparence. Elles recouvrent tout un champ
de silence qui seul est grand. J'aurais Préféré me taire. Mais si la
grande douleur humaine est toujours muette, si la possession de la
joie ne peut s'exprimer, l'hymne de la foi jaillit spontanément
d'une vie grande et belle. Malgré la signification tragique de
certaines heures, l' exemple d'une telle vie stimule, enrichit et
sublimise nos efforts. C'est pourquoi j'ai accepté de prendre la
plume.
Ceux qui ont connu Henri-Alexandre Junod trouveront ici un
témoignage, insuffisant, mais un témoignage de bonne foi. Ils y
verront peut-être une peinture trop belle (comment en pourrait-il
être autrement quand un fils doit peindre l'image d'un père
vénéré ?) ; qu'ils soient assurés que le tableau est aussi
ressemblant que possible pour celui qui l'a peint.
Ceux qui ont aimé cet homme si complet, ceux qui ont admiré
l'exemple tonique et vivifiant de celui pour qui l'âme était le
principal, l'essentiel, ceux qui ont vécu dans l'intimité
d'Henri-Alexandre Junod trouveront beaucoup à reprendre à cette trop
courte description de sa vie. Ils voudront sans doute y ajouter
plusieurs détails qui leur paraissent de première importance. - Ce
petit livre a été écrit dans la solitude, loin de la patrie aimée,
sans possibilité de chercher conseils ou appuis. - Il a été écrit en
Afrique, cette seconde patrie de mon père, et j'aime à croire que
certains y retrouveront quelques traits de sa figure vénérable, une
figure qui grandit à mesure que l'on s'éloigne d'elle, digne de la
plus grande tradition missionnaire. J'aime à placer ici en exergue
cette admirable parole d'Antigone :
Prétoria, août 1934.
H.-Ph. Junod.
Lignières ! Un vieux bourg perché sur les contreforts du
Chasseral, le village des « Rebollas », toujours en bisbille
avec les « Niollas » de Nods ; rempart romand contre la
pénétration de Berne. Le clan des Junod était resté fidèle à ce coin
de pays où il arriva avant la Réformation. Paysans trapus, aux mains
noueuses, déformées par la bêche, la hache ou la charrue, ils
peinaient, génération après génération, attachés à la glèbe et fiers
de leurs terres. La vieille maison patriarcale des Broues s'élève, une
des dernières, sur la route de Nods, comme un avant-poste du village.
Les Junod s'intéressaient aux affaires de la commune, ils avaient
créé, avec les Bonjour, une combourgeoisie, ils vaquaient aux mille et
une besognes de la paysannerie. Leur race solide de Celtes aux yeux
bleus s'était peu à peu implantée dans ce coin de terre romande.
La vie de la commune coulait tranquille. Commune paysanne, où
la piété n'était pas une simple tradition, puisque c'est de Lignières
que partit le missionnaire Lacroix.
La famille du père d'Henri-Alexandre Junod était établie à
Saint-Imier, au fond du vallon resserré du Jura bernois, quand Henri
Junod père naquit, le 28 septembre 1825. Mais elle revint à Lignières
en 1834. Henri Junod père montra dès son enfance des dispositions
particulières pour l'étude ; il se prépara à entrer dans
l'enseignement.
Enfant, il avait vécu sur ce beau plateau qui regarde vers
Prêles, et s'était mêlé à la vie agricole. L'attachement à son sol
natal le tenait lui aussi, mais le plateau de Lignières regarde plus
loin que Prêles. Sis au pied de la colline d'Enges, premier
contrefort du Chasseral, on y arrive de Neuchâtel et Saint-Blaise par
la grande forêt de l'Eter, où s'épanouissent les cyclamens roses à
l'odeur pénétrante, et quand on sort de la grande étendue d'ombre, on
voit tout à coup l'immense horizon. Le regard vole d'un coup d'aile
sur tout le plateau suisse et s'arrête aux Alpes, ces grandes dames de
chez nous qui dessinent sur le ciel leurs admirables dentelles... Il
suffisait à Henri Junod père de monter un peu sur le coteau pour voir
se déployer à ses pieds toute cette féerie. « Les beautés de la
nature faisaient sur lui une grande impression. Souvent, dit son
biographe, en face des scènes magnifiques qui se déroulaient devant
lui, ses yeux se remplissaient de larmes et de son coeur ému
jaillissait un cantique d'adoration. Ayant dû interrompre ses études
pour cause de santé, il retourna à Lignières, où il partagea son temps
entre le travail des champs et la lecture. C'est alors qu'il lut et
relut les « Lettres spirituelles » de Fénelon, une partie
des oeuvres de Mme Guyon. plusieurs ouvrages ascétiques et mystiques,
entre autres ceux de Saint-Martin. » De ce temps date sa vocation
au pastorat.
Consacré au saint ministère le 13 août 1851, il commença son
activité pastorale à Neuchâtel, où il se consacra spécialement aux
jeunes. Il fut pasteur à Rochefort de 1852 à 1861. Pendant cette
période, il épousa Marie Dubied, de Couvet.
En 1861, il fut appelé comme pasteur à Chézard-Saint-Martin. Il
eut d'abord trois filles. Aussi est-il facile d'imaginer quelle joie
régna au presbytère de Chézard-Saint-Martin quand on vit enfin
apparaître le premier continuateur du clan Junod !
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