Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

AU BORD DU LAC

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 Le repas de midi prit peu de temps. Et bientôt les femmes se mirent à remplir de provision deux sacs et un gros panier. Daniel s'empara du grand coquemar à trois pieds qui servirait à préparer l'infusion de tilleul au bord du lac, à la lisière des forêts.
Toute la caravane se mit donc en marché. Claude avisa bientôt, au sommet d'une colline dont on côtoyait la pente, un bouquet de vieux hêtres.
- De là-haut, la vue doit être belle ! dit-il, regardant sa compagne d'un air Significatif.

Elle comprit immédiatement. Et tous deux, laissant leurs compagnons, se mirent à gravir la colline. Ils passèrent auprès d'une maison à l'aspect délabré ; quelques enfants déguenillés jouaient dans la cour. La masure avait cependant son charme : deux grands rosiers, dans toute la magnificence de leur floraison estivale, grimpaient aux galeries, s'accrochaient aux volets disjoints, les couvrant de corolles rose pâle et rose pourpre et remplissant l'air de leurs parfums.

Arrivés au pied du hêtre séculaire, ils étendirent le châle qu'ils avaient apporté. Elisabeth eut soin que son compagnon pût s'appuyer commodément au tronc rugueux.
Elle s'assit à ses côtés, laissant errer ses regards dans le lointain bleu. Tous deux demeuraient sans parole devant ce tableau d'une féerique beauté. Le Léman, qu'ils dominaient, avait cet azur d'une douceur céleste que ne possède peut-être dans le monde entier aucun autre lac. Au premier plan, c'étaient les prés en fleurs, les moissons dorées. Au delà des flots, la rive savoisienne étendait sous la brume bleuâtre ses campagnes, ses hameaux et ses clochers. Les cimes, vaporeuses, s'étageaient sur divers plans et plus haut le Mont Blanc, immaculé, dressait sa pyramide étincelante.
- Que c'est beau ! murmuraient-ils, et les mots leur manquaient pour exprimer ce qu'ils éprouvaient en ces minutes exquises. Enfin, ils étaient seuls, seuls sous le grand ciel baigné de lumière, dans cette nature simple et grandiose qui, comme un temple, leur donnait le sentiment de la présence de Dieu.

Claude sortit de sa mante le petit portefeuille et le mit sous les yeux de sa fiancée.
- Vous souvenez-vous ?... lui demanda-t-il. Ce souvenir, précieux entre tous, ne m'a pas quitté. Que de fois, en le contemplant, n'ai-je pas évoqué votre image ! Vos yeux, je les avais vus bleu sombre dans le caveau et bleu d'azur dans la cour de la prison, alors que le soleil vous éclairait en plein. Ces deux nuances, je les retrouvais dans la soie bleu pâle et le velours foncé. Et je revoyais aussi votre chevelure dorée, comme autrefois, de loin, quand vous vous appuyiez sur la rambade. Le petit portefeuille ! Il n'est plus maintenant qu'une chère relique du passé. L'étoile pâlit quand le soleil se lève. Je n'en ai plus besoin puisqu'à présent Dieu vous a donnée à moi !
J'ai promis, reprit-il, de vous expliquer la cause de mon silence. Avez-vous jamais réalisé ce que signifient pour un forçat les mots : À perpétuité ? Deux fois, nos perspectives de libération avaient été anéanties : dans notre ciel, la dernière étoile d'espérance s'était éteinte. Devant nous, dans un délai plus ou moins long, c'était la fin...
Jour après jour, même fatigue, mêmes corvées, même chaîne à traîner et cela sans autre issue que la mort ! Je pouvais bien, avec la force divine qui me soutenait, accepter cela pour moi-même, mais, - vous lier à mon sort, vous condamner à un isolement éternel, cela je ne le pouvais pas !

Alors il lui raconta sa terrible lutte morale après la défaite d'Abraham Mazel, l'emprise presque invincible de sa jalousie enfin la lettre déchirée, la victoire remportée de haute lutte.
- Jeanne m'a raconté, reprit-il, la voix légèrement voilée, qu'on vous a beaucoup regrettée dans votre dernière place. Le docteur n'aurait pas demandé mieux que de vous garder...
- Comme employée, oui ! Jeanne a beaucoup d'imagination ! Le docteur n'a jamais pensé à moi. La cause de mon départ est toute autre : c'était l'impossibilité de vivre encore dans l'opulence en songeant à ce que vous aviez souffert. Cela me séparait de vous. J'aime la vie un peu rude mais active et intéressante de l'hôpital. Et je pouvais vivre ainsi, jusqu'à la fin, sans autre joie que la certitude du revoir dans les cieux.

Claude, la tête inclinée, ne répondit pas de suite.
- Si j'avais su tout cela, murmura-t-il enfin, si j'avais mieux connu votre caractère, jamais je n'aurais ainsi rompu nos relations. Mais ce silence, vous le savez maintenant, c'était pour vous... Ma conscience me l'imposait. Je ne dirai pas : je me suis trompé. Car peut-être cette épreuve entrait-elle dans le plan de Dieu à notre égard. C'était le chemin sombre que, coûte que coûte, il nous fallait parcourir.

Ils étaient entrés dans la voie des confidences. Elisabeth, à son tour, parla de sa nuit de veille à l'hôpital et de la poésie qu'elle avait cru enfermer pour toujours dans le petit coffre
- Tenez ! dit-elle : posant sur les genoux de Claude la feuille soigneusement pliée, vous la lirez ce soir !
- Pourquoi ce soir ? pourquoi pas maintenant ? Si vous vouliez bien me la lire vous-même, vous me feriez un immense plaisir.

La jeune fille se rendit à cette invitation. À demi-voix, elle commença sa lecture :

 

Sur la galère
Le soleil de midi fait scintiller les lames,
L'océan bleu murmure et sourit au ciel bleu
La galère s'avance au bruit des grandes rames
Qui jettent sur les flots leurs paillettes de feu.
 
Sur le bord du coursier, muet, les traits rigides,
Se promène un vieux Père au front songeur et bas,
Il cache un crucifix sous ses haillons sordides,
Et son fauve regard erre sur les forçats.
 
Il les voit à ses pieds, ignobles et serviles,
Courbés et maudissant leur stérile labeur,
Ces fronts qui pour jamais, en traits indélébiles,
Portent de leurs forfaits le stigmate vengeur.
 
La vogue cesse. - Alors sa prunelle hautaine
Cherche un jeune rameur aux grands yeux noirs profonds,
A l'air noble, viril et qui porte sa chaîne
Le visage tourné vers les bleus horizons.
 
- Mon fils, c'est un vieux prêtre, un ami sympathique,
Qui, touché de ton sort vient se pencher vers toi
Ta grâce, ta beauté, ta douceur héroïque
L'attirent !... Jeune esclave, écoute bien sa voix
 
Ne vois-tu pas les pleurs de ta mère l'Eglise,
Qui te tend ses deux bras et qui t'ouvre son coeur,
Prête à te délivrer la couronne promise,
À te rendre fortune, et patrie, et bonheur ?
 
- Prêtre, dit le captif, mon Église, ma mère,
Est celle qu'on meurtrit, qu'on égorge là-bas !
Que de feu chaque jour, de sang on désaltère !
Non ! ses fils dans les fers ne la trahiront pas !
 
- Tu te trompes !... Et pourtant, j'aime ton fier courage,
Cévenol et pour toi, je comprends les attraits
Que doit avoir la cime ou la forêt sauvage :
Dis un mot, fils des monts, et sois libre à jamais.
 
- Non ! car la liberté, la franchise de l'âme,
Je la préfère encore en mourant dans mes fers
Aux liens dégradants, à l'esclavage infâme
Du dieu que vous servez, ô prêtres des enfers

 

Elisabeth s'arrêta.
- C'est exagéré, je crois, dit-elle. Mais je me souvenais que, plusieurs fois, exaspéré par la fourberie des prêtres, vous leur aviez fait des réponses violentes...
- Il m'importe ! fit-il avec un léger mouvement de tête.
Continuez !

Le bon Père sourit à ce cri de colère :
Les captifs, il le sait, sont tous à sa merci !
Il reprend : - Je pardonne à ta souffrance amère,
Mon fils, le désespoir à ton coeur parle ainsi.
 
Mais écoute ! Là-bas, j'ai vu ta fiancée,
L'autre jour. Son vieux père est tombé pour sa foi,
Son frère unique ? Il dort sous la terre glacée,
Elle n'a sous le ciel de défenseur que toi.
 
Je lui fis entrevoir notre auguste clémence
Pour qui, de ses erreurs quitte le joug maudit :
En prononçant ton nom, un rayon d'espérance
Au fond de son oeil triste a soudain resplendi...
 
- Tais-toi, prêtre insensé ! Seul l'esprit de mensonge
Inspire tes discours quand, flatteur et raillant
Tu lèves ton poignard et, souriant, tu plonges
Le glaive empoisonné dans mon coeur défaillant !
 
Quoi ! nous arracherions aux palmes infinies
Un lambeau de bonheur souillé par le mépris
Quand notre Dieu, ce Dieu, prêtre, que tu renies,
Dans les cieux, des martyrs nous réserve le prix !
 
Le prêtre alors : - Coeur sourd aux voix de la patrie,
Qui préfère au bonheur l'océan pour linceul,
Tu repousses les bras de l'Eglise attendrie...
Meurs donc ! Et que ton sang retombe sur toi seul !
Le soleil de midi fait scintiller les lames,
L'océan bleu murmure et sourit au ciel bleu,
La galère est au port et ses puissantes rames
Ne jettent plus aux flots leurs paillettes de feu.
 
Le prêtre dit la messe... Et sous le ciel splendide,
D'un nimbe de lumière il paraît couronné.
Devant lui d'un captif, la place reste vide...
Mais le prêtre serein n'en est point étonné.
 
Car il sait que le bagne a tué sa victime,
Qu'un jour il est tombé, le fils des huguenots
Sous la corde sanglante et que le grand abîme
Qui reluit au soleil l'a reçu dans ses flots.
 
Dors, oubliant la chaîne et l'épreuve passée,
Pauvre enfant du Désert, jeune et noble martyr,
Dors, bien loin des grands monts, loin de ta fiancée
Qui veille et qui t'attend, fidèle au souvenir.
 
Dors en paix ; sur ton lit de sable et d'algue errante,
Dans ces flots transparents qui bercent ton sommeil,
Jusqu'à l'heure où luira, sur ta tombe mouvante,
Le jour mystérieux du suprême réveil !

Un long silence suivit ces derniers vers. Claude les avait écoutés comme une musique étrange et lointaine, lui rapportant, avec une infinie douceur, la mémoire de ses souffrances passées.
Enfin, il prit la feuille des mains de la jeune fille pour relire lui-même. Ses yeux tombèrent sur la date du 14 août 1702. Il eut un geste de surprise.
- La mort de Roland... Ma nuit dans la cale ! s'exclama-t-il

Les heures tragiques, vécues après la bastonnade, dans les ténèbres de la cale, il les lui raconta dans tous leurs détails.
- Vraiment, dit-il ensuite, je crois plus que jamais qu'il existe entre les esprits des communications mystérieuses. Celles que possèdent un grand, un profond amour, même de loin vibrent à l'unisson. Ce n'était pas le souvenir de Roland seul qui vous troublait si fort en cette nuit mémorable... C'était ma pensée qui appelait la vôtre !

En relisant la poésie, la tentative du père Lacoste lui revint en mémoire avec intensité. Il en fit le récit.
- Jamais, ajouta-t-il, la tentation ne s'était présentée à moi sous une forme plus subtile. Je faillis céder. Dieu ! si je l'avais signée, cette formule !... Et vous retrouver sans oser tout vous dire ! Garder dans mon coeur cette écharde ! sur ma conscience, ce lourd secret ! Et plus tard voir arriver libres mes compagnons de chaîne de quelque balcon, assister à leur cortège triomphal ! Non ! reprit-il d'une voix émue et qui vibrait du plus profond de son être, jamais, non jamais je ne m'en serais consolé ! Ce fus le : Tu vaincras ! qui fit jaillir un trait de lumière...
J'ai dit que le portefeuille n'était plus qu'une relique du passé ? La soie et le velours, peut-être ; mais la devise nous voulons la garder, l'avoir sans cesse devant les yeux. Car aussi longtemps que nous sommes dans ce monde, les tentations sont là, les défaites possibles. Il nous reste bien des combats à livrer, bien des victoires à remporter.

Nouvelle pause. Le soleil baissait. Les sommets neigeux se teignaient de rose pâle.
- Si seulement Augustin avait pu voir cette journée ! dit enfin la jeune fille.
- Il la voit ! Si, à des centaines de lieues, ces communications d'âme à âme existent ici-bas, pourquoi n'existeraient-elles pas de la terre au ciel ?

Le soleil avait touché l'horizon, il avait disparu derrière les montagnes et ni l'un ni l'autre ne s'étaient aperçu de la fuite du temps.
En bas, sur la grève, un grand feu venait de s'allumer et le coquemar, qu'accompagnait deux petits brocs de vin du pays, présentait à la flamme ses vastes flancs. Daniel qui, plusieurs fois, avait regardé de loin les deux fiancés sous la ramure de leur hêtre enfla sa voix pour les appeler. À regret ils se levèrent et se disposèrent à descendre. Cet après-midi compterait à double dans le trésor de leurs souvenirs.

Après le souper, tout le bois sec recueilli dans la forêt fut jeté sur le brasier d'où s'élevèrent bientôt vers le ciel crépusculaire d'immenses flammes et des gerbes de rouges étincelles. Les lumières de Genève, en s'allongeant, tremblotaient dans le lac, la rive savoisienne commençait à s'illuminer. À l'horizon, la lune splendide montait avec lenteur au firmament. N'était-ce pas trop de beauté, trop de magnificence, trop de bonheur ? N'était-ce pas en quelque sorte une anticipation des joies du ciel, cette courte halte qui leur était donnée entre les épreuves du passé, - les fatigues et les tribulations de l'avenir ?...





XII

LE PÈRE BÉNÉDICT


Vers le milieu d'août, par les soins du docteur de Candaux, Claude fut admis à l'hôpital. Il ne gardait le lit qu'une partie de la journée. Quand, d'une fenêtre, elle l'apercevait au jardin, une jeune infirmière parfois descendait rapidement l'escalier, le rejoignait, échangeait avec lui quelques paroles. Ces entrevues brèves, souvent écourtées par un appel, avaient pour tous deux un charme infini. Le traitement que suivait Claude ne tarda pas à lui faire grand bien. Sa taille se raffermit et peu à peu lui revenaient ses forces. Le docteur décida de l'y garder jusqu'à Noël.

Au Nouvel-An, nos amis reçurent une carte d'invitation de M. de Candaux. Il les attendait à dîner.
Les petites étaient absentes, mais Mlle Tissot, amie de la famille et ancienne assistante du docteur, s'y trouvait aussi.
Une chose étonna Mme de Candaux, ce fut l'aisance parfaite avec laquelle, dans ce salon aristocratique, se comporta l'ex-galérien. Les années vécues dans le milieu le plus effroyable de dégradation et de pourriture morale avaient passé sur lui sans laisser de trace.
Cette soirée lui réservait une surprise. Quelle ne fut pas sa stupéfaction, à la cloche du dîner, de voir paraître sur le seuil un prêtre en soutane !... Il comprit alors le sourire énigmatique du docteur et les coups d'oeil échangés avec Mlle Tissot.
- Mon ami, le père Bénédict, dit M. de Candaux, très grave, très solennel en apparence, en se tournant vers son hôte. Vous n'avez rencontré jusqu'ici que de tristes échantillons du clergé catholique. Ce soir, j'ai désiré mettre devant vous un prêtre intègre, loyal, un Nathanaël sans fraude. Je serais bien surpris si, malgré tout, vous ne finissiez point par vous entendre.

Le malicieux docteur n'en était, au fond, pas si sûr que ça... Mais entre un ex-forçat huguenot et un prêtre catholique, le choc des opinions ne manquerait certainement pas d'imprévu. Il avait consulté sa mère.
- Deux barils de poudre ! avait opiné Mme de Candaux.
- Ah bah ! deux hommes parfaitement corrects et bien élevés. Allons-y !

Mlle Tissot fut mise dans le secret. Fort amusés tous trois, ils avaient combiné cette rencontre.
Après les compliments d'usage, deux mots du temps, quelques questions sur divers malades, le prêtre se tourna vers son adversaire qu'il regarda bien en face. Il avait l'air affable et sur les lèvres un sourire amical. Claude, les bras croisés, soutint ce regard sans le moindre geste hostile ou provocateur. M. de Candaux se dit que la discussion demeurerait courtoise.
- Mon ami, M. le docteur de Candaux, commença le prêtre, m'a parlé de votre séjour aux galères de Marseille. Il m'a dépeint vos Lazaristes, ces aumôniers qui, loin de vous instruire dans les vérités de notre religion, ne cherchaient qu'à vous corrompre par l'appât des biens matériels. C'est indigne ! Et je suis heureux d'avoir ce soir l'occasion de m'entretenir avec vous. Quels sont nos dogmes qui froissent votre raison ou votre conscience ?
Répondez en toute franchise. Une discussion sur ce sujet pourrait nous éclairer tous deux.

Claude, sans hésiter, nomma les sacrements, les indulgences, la confession, le culte de la Vierge et des saints.
Avec une éloquence spontanée, une chaleur où l'on sentait, non seulement l'enthousiasme pour son culte mais des convictions inébranlables, le père Bénédict expliqua, justifia les points en litige.
Il parla de la joie surnaturelle qu'il puisait dans la communion, de la force qu'elle lui communiquait pour résister au mal... Il déclara la confession le noeud vital, indispensable de la cure d'âme. Chirurgien spirituel, il devait connaître les plaies secrètes pour les toucher et les guérir. « Une faute non confessée, disait-il, empoisonne le coeur comme une gangrène. Tandis que le pardon, accordé d'En-Haut par notre ministère, libère la conscience ». Au sujet du culte, il se défendit de l'accusation souvent entendue : « La Vierge et les saints, nous les honorons, dit-il, nous ne les adorons pas. Nous adorons Dieu seul ».
Puis il exposa longuement les doctrines de l'Eglise romaine.

Après une discussion très vive sur quelques dogmes, entr'autres sur les indulgences qu'il déclarait en contradiction flagrante avec l'Écriture, Claude amena la controverse sur un autre terrain.
- Je crois, dit-il au Jésuite, à votre parfaite bonne foi. Seulement permettez-moi une question : Admettez-vous pour votre Église le droit d'imposer ses dogmes par contrainte à qui n'y souscrit pas librement ? Approuvez-vous les rigueurs du clergé contre ceux que vous nommez les hérétiques, ou les condamnez-vous ?
- C'est une question brûlante que vous me posez là dit le prêtre, visiblement ému. Eh bien ! oui, en principe, je les admets. Après Tertullien et saint Augustin, je puis dire en toute sincérité : « Quelle douceur cruelle ce serait de vous laisser dans votre égarement ! Vous devriez bénir Dieu de la violence qui vous est faite. Quoi de plus conforme aux lois divines et humaines que de remettre un soldat sous le drapeau, de son capitaine, un enfant prodigue dans la maison de son père, un peuple révolté dans l'obéissance de son souverain ? »
On nous accuse, reprit le père Bénédict, de ravir les enfants à leurs parents ? Mais cette apparente sévérité n'a d'autre but que leur salut éternel. Car le baptême, c'est le sacrement qui détruit le péché originel et fait naître l'âme à la vie divine, tout comme l'imposition des mains de l'évêque, à la communion, confère le don du Saint-Esprit.
- Le baptême fait naître l'âme à la vie divine ! répéta lentement Claude. Ah ! je comprends les larmes de ce pauvre curé qui nous suppliait d'accepter le baptême pour ne nous point damner éternellement. Décidément il y a chez nos persécuteurs encore plus de zèle aveugle que de cruauté !
Le baptême fait naître l'âme à la vie divine ?... Père Bénédict, en êtes-vous bien sûr ? Vous décrétez tout un système de canaux : encore faut-il qu'ils soient creusés de façon que l'eau du ciel puisse les remplir ! À mes yeux, pour qu'un dogme se justifie, il faut qu'il ait sa racine dans la Bible. Il faut aussi que sa vérité soit démontrée par des faits. Ce critère, votre dogme du baptême le soutient-il ? Tous vos baptisés naissent-ils à la vie spirituelle ? Au nom de tout ce que j'ai vu sur les galères du roi, à Marseille, - je le nie ! La galère, comme le disait mon vieil ami Capucin, est le déversoir de tous les scélérats du royaume. Ces hommes, à l'exception naturellement des huguenots et des Turcs avaient tous reçu le baptême catholique et, une fois l'an, à Pâques, bon gré, mal gré, ils prenaient la communion. Oseriez-vous soutenir qu'ils étaient par cela même régénérés ? Ne comprenez-vous pas que le baptême d'eau n'est qu'un signe ?... qu'il est impuissant à rallumer en l'homme l'étincelle divine et que seul efficace est celui qu'administre le Christ lui-même, le baptême d'Esprit et de feu ?

Père Bénédict, vous nous avez donné votre expérience personnelle ; me permettez-vous de vous exposer aussi la mienne ? Pendant mes onze années de bagne, j'ai été privé de la Sainte-Cène. Cependant l'Esprit qui, dans sa souveraine liberté souffle où il veut, m'a visité. Il a fait de moi un homme nouveau, un sarment du divin Cep. J'ai senti la sève féconde pénétrer en moi, me remplir de paix, d'amour, de joie, - sentiments jusqu'alors étrangers à ma nature. Au bagne, pour nous, huguenots, ni culte, ni sacrements, ni secours spirituel d'aucune sorte. Et pourtant, s'il m'avait fallu mourir sur ma galère, je sais que le pain céleste ne m'aurait pas manqué. Ce que vous dites éprouver devant l'autel, je l'éprouvais, moi, dans mes fers ! Privé de tout secours humain, de tout signe extérieur, je n'en vivais pas moins, et Dieu sait avec quelle gratitude ! de l'invisible et glorieuse réalité !

Claude avait dans la voix une sincérité tellement indéniable, dans le regard une telle loyauté que le prêtre dut se rendre à l'évidence. Surpris, remué de ce langage, il lui tendit la main.
- C'est la première fois que, dans la bouche d'un hérétique, - d'un huguenot, veux-je dire, - j'entends de telles paroles. J'avoue qu'elles sont étonnantes.
- Il y avait, reprit Claude, aux galères de Marseille 336 hérétiques de mon espèce, jetés dans les fers par ordre du roi très chrétien. Deux cents y gémissent encore maintenant. Vous admettez pour votre Église le droit de sévir contre tout ce qui s'affranchit de sa tutelle. Et vous le faites, je m'en rends compte, en toute sincérité. C'est que vous avez eu dans votre clergé trop de savants docteurs, trop de grands théologiens, trop de ces sages et de ces intelligents dont le Maître a dit : À ceux-là sont cachés les mystères du royaume des cieux. Ce sont eux dont les dissertations profondes vous ont à ce point déroutés ! Si, dans son sein, votre Église avait eu quelques-uns de ces simples auxquels Dieu se révèle, elle eût évité bien des écueils !
Père Bénédict ! Essayez donc de vous dépouiller pendant quelques minutes de votre mentalité de prêtre catholique pour juger avec une simplicité d'enfant le cas que je vais placer devant vous.
Voilà deux frères. L'aîné, grand, vigoureux, a pour lui la force. L'autre est petit, chétif. Le père a dit au cadet : Toi, demeure ici, c'est le poste que je t'assigne ! Et l'enfant s'efforce d'obéir. Mais l'aîné survient. Tu te trompes ! Tu as mal compris l'ordre du père. Ton poste est là-bas. Je suis plus grand, plus fort que toi, obéis, sinon je te frappe ! Le cadet résiste : Non ! répond-il, mon père m'a vraiment dit : C'est « ici » ton poste. Je dois, je veux obéir ! Alors l'aîné crie plus fort : Puisque tu refuses de te soumettre, je vais te rouer de coups ! Tu résistes encore ! je vais te martyriser ! (Cela pour ton plus grand bien !) Je vais te mettre aux fers, te briser les os. Tu oses me résister encore, misérable obstiné !... Eh bien je vais, - et n'ose pas dire que ce n'est pas ta faute ! - je vais t'étrangler de mes propres mains !

Le Jésuite se redressa, ses yeux lançaient des éclairs. Cependant il se contint, et, sans se départir de son ton grave et mesuré, il exposa son point de vue personnel.
- J' admets que dans la voie de la répression on est allé trop loin, beaucoup trop loin. Mais vous avez tort de mettre sur le compte de l'Eglise toutes les cruautés exercées contre vous.
Pour moi il est hors de doute que dans la Révocation de l'Édit de Nantes, la politique a eu la haute main. Vous rendez-vous bien compte de ce qu'était en réalité cet Édit, promulgué par Henri IV en faveur de ses anciens coreligionnaires. Il conférait aux huguenots des privilèges inouïs, des droits que dans aucun autre pays d'Europe on n'eût accordés à une minorité. Non seulement les huguenots avaient droit à tous les hôpitaux, oeuvres de charité fondées et entretenues par le clergé catholique, mais encore ils avaient une juridiction spéciale pour leur procès et les chambres appelées à juger leurs différends étaient mixtes. Dans notre siècle d'intransigeance, où trouveriez-vous, en pays protestants, des procédés pareils à l'égard des catholiques ? Il y a plus, Henri IV donnait aux huguenots 150 places fortes, avec annuellement 180.000 écus de la couronne pour les entretenir. Ces libertés et ces privilèges octroyés aux huguenots en faisaient un parti puissant, souvent dangereux pour la royauté, un véritable État dans l'État. Cela explique, sinon justifie les mesures prises contre eux. Louis XIV aspirait à l'hégémonie européenne : pour arriver à ses fins, il lui fallait de toute nécessité briser cette dangereuse coalition, la fondre en quelque sorte dans l'unité française. Voilà, selon moi, la vraie cause de la Révocation.

Claude était heureux... Or le bonheur, lorsqu'il succède à de terribles épreuves, prédispose à la bonté. Laissant résolument de côté toute discussion sur le rôle des Jésuites (1), il se plaça sur le terrain du père Bénédict.
- Admettons, dit-il, que vous ayez raison. Ce n'est pas le grand frère, c'est un géant aux mains de fer qui s'est précipité sur le petit pour l'assassiner. Mais le grand, qui entendait ses cris de détresse, quelle devait être son attitude ? Laisser faire ? Se tenir là, les bras croisés et regarder, le sourire aux lèvres ?...

Rouge jusqu'à la racine des cheveux, le prêtre reprit avec dignité :
- Vous le savez comme moi, il y eut des protestations.
Les Jansénistes tout d'abord. Voici textuellement les paroles de l'un d'entre eux : « Mes cheveux se hérissent à la pensée des communions sacrilèges imposées aux hérétiques ». Plusieurs autres ont qualifié de monstrueux attentat contre la religion le prosélytisme fait par la terreur des dragons, des galères et des échafauds. Les évêques de Grenoble et de Saint-Pons adressèrent à leurs curés des lettres condamnant les communions forcées. Et combien d'autres, dans leurs coeurs, n'ont pas aussi protesté ?...

- Ceux-là, dit Claude, pourquoi n'ont-ils pas élevé la voix ? Comment se fait-il que l'Eglise, dans son ensemble, se soit tue ? Les prêtres, évêques, cardinaux ne sont pas des monstres. Il me semble impossible qu'à la vue de nos tourments un cri d'indignation ne soit pas monté du fond de leur conscience. La plupart désapprouvaient. Alors comment expliquer leur mutisme ? C'est, j'en ai l'intime conviction, qu'ils ne se sentaient pas libres. À Rome, on avait chanté le Te Deum. Leur dépendance absolue de « l'autorité » les paralysait.
Ne vous a-t-il jamais frappé, père Bénédict, l'écart formidable de l'Eglise actuelle avec l'Eglise des premiers siècles ? Au temps des apôtres, c'était un petit peuple, humble, débordant d'amour, souvent persécuté mais conquérant quand même. L'empire romain tomba devant lui. Alors qu'arriva-t-il ? Dès que le christianisme se fut assis sur le trône, sa nature changea. L'Eglise devint riche, puissante, autoritaire. Étroitement unie à l'État, elle fit peser sur les peuples son joug de fer. On oublia le mot d'ordre du Maître, - Vous êtes tous frères... Le clergé se constitua en une hiérarchie puissante : celle de l'empire des Césars auquel il avait succédé. Les apôtres avaient dit : Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Pour tenir en main, bien fermement, toute son organisation, l'Eglise romaine institua le serment d'obéissance à l'homme, - ce bâillon qui étouffe les consciences. La religion devint affaire d'État. Pliez devant moi ou je vous écrase ! ...

Le père Bénédict, prudent, pondéré, réfléchit quelques instants avant de répondre.
- Dans ce que vous dites, il y a certainement du vrai. Cependant les prêtres droits et sincères n'ont jamais fait défaut parmi nous. Beaucoup, lors de la Révocation, furent consternés, profondément navrés de la tournure que prenaient les choses. Et s'ils ne se sont point coalisés énergiquement pour s'opposer aux rigueurs du roi, c'est qu'ils croyaient y voir quelque mystérieux décret divin. Malgré tout, le catholicisme est encore la grande puissance de Dieu pour le salut des âmes. Or, vous connaissez notre axiome : Hors de l'Eglise...

Le Jésuite s'arrêta net. Le visage de son interlocuteur, son beau regard droit, sa noble attitude opposaient à ce dogme un démenti tellement formel qu'il se sentit incapable de continuer. Claude eut l'intuition de ce qui se passait dans l'âme du prêtre.

- Hors du Christ point de salut, corrigea-t-il doucement. C'est pour son nom que nous avons tout supporté, préférant la mort à l'apostasie. Père Bénédict, - sa voix prit une sorte de solennité, - père Bénédict, croyez-moi ce n'est pas à nous que le mal le plus terrible a été fait. Nos exilés, dépouillés de leurs biens au mépris de toute justice, ont gardé intégral le trésor de leur foi. Nos chefs, brisés sur la roue sont morts en chantant des psaumes. Nos pasteurs, de l'échafaud où Rome les a fait monter, ont salué la couronne promise aux martyrs. Mais qui dira jamais le mal irrémédiable que s'est fait à elle-même l'Eglise catholique en enfreignant l'ordre de son chef : « Supportez-vous, aimez-vous les uns les autres ». Son crime, il retombe sur sa tête comme la pire des malédictions. Vous nous parliez tout à l'heure de la confession, père Bénédict : vous l'avez fait en termes élevés, persuasifs et qui m'ont fait réfléchir. Eh bien ! ne le comprenez-vous pas ? Ce que Dieu exige de l'individu : repentance, confession, il l'exige aussi de la collectivité. Votre Église a failli dans son ensemble. En ne protestant point contre notre extermination, elle a trempé, elle trempe encore ses mains dans le sang.

Aussi longtemps qu'elle ne se sera pas humiliée, qu'elle n'aura pas devant Dieu et à la face du monde confessé son crime, il restera dans son sein comme un cancer, la débilitant, paralysant son action sur les âmes.
Vous l'avez dit : Après l'humiliation, la réparation !
Qu'elle ôte des mains du roi la hache fratricide, - elle le peut ! Que selon le mot du Psalmiste, « elle fasse droit à tous les opprimés ». Et que, rejetant les traditions humaines, elle remette à sa vraie place la Bible, la Parole éternelle de Dieu, seule vivante, seule efficace. Qu'elle cesse de confisquer et de brûler... Le retour à la Bible, voilà son salut !

Ah ! le front dans la poussière devant son Dieu, quelle puissance ne retrouverait-elle pas, l'Eglise universelle ! Comme l'esprit d'En-Haut pourrait alors souffler sur les os secs, les rassembler en une immense et vaillante armée ! Comme elle redeviendrait promptement le sel de la terre et la lumière du monde ! Elle ne proclamerait plus sa propre infaillibilité mais, par sa charité, elle arracherait au monde qui l'observe le témoignage ancien : Voyez comme ils s'aiment ! Et ses ennemis eux-mêmes, vaincus par l'évidence des faits, seraient forcés de dire : Vraiment la marche de l'Eglise, la vie de ses chefs est irrépréhensible !

Les obstacles qui nous séparent, poursuivit Claude (qui, à l'hôpital, avait eu le temps de méditer les paroles de M. Laroche), ces obstacles ne me semblent pas insurmontables. Sur les points fondamentaux de notre religion, l'accord existe. C'est avec sympathie que, tout à l'heure, j'ai suivi votre exposé. Je n'ai rien contre votre vénération de la Vierge s'il ne s'agit pas d'une adoration. La confession me paraît chose excellente quand elle demeure facultative et que le prêtre, comme vous, est à la hauteur de sa mission. Quant à l'Eucharistie, moi qui, pour protester contre la violation brutale imposée à nos consciences, ai porté onze ans la chaîne de forçat, je me sentirai libre de m'en approcher avec vous, père Bénédict. Pour moi le pain, le vin, ces signes extérieurs sont chose secondaire. Votre hostie ne serait plus pour moi le basilic ! (2)
Vous la prendriez avec cette affirmation mentale : je reçois la chair, l'âme et la divinité de Jésus-Christ, et moi, mettant l'accent sur sa déclaration magnifique : Les paroles que je vous dis sont esprit et vie... je communierais en esprit avec le Fils de Dieu !

Ah ! frère... Ici Claude s'arrêta. Ce nom, il ne l'avait jamais donné qu'à ses coreligionnaires huguenots. Mais en considérant le visage du prêtre si triste, si touchant dans sa contrition, il le reprit ce mot, en l'accentuant.
- Frère, si, dès l'origine, l'Eglise du Christ, se souvenant des paroles de son Chef : « Là où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté », avait su proclamer, avec l'autorité des Livres saints, la liberté intégrale de la pensée, combien son histoire eût été différente ! Oui, l'union pouvait se faire par-dessus quelques divergences de principes, - l'union profonde des coeurs et des volontés. On n'eût sacrifié que l'unité de façade. Tous les chercheurs, tous les sincères, tous les hommes à la conscience droite, l'Eglise les eût reconnus pour ses fils légitimes. Et quelle force pour l'extension du règne de Dieu ! Ne verrons-nous jamais catholiques et protestants joindre leurs efforts pour la conquête du monde à l'Évangile ? L'avenir ne nous la réserve-t-il pas cette collaboration dans l'amour de nos deux Églises ? Étendre, affermir ici-bas le royaume du Christ devrait être la devise de tout coeur chrétien !

Le prêtre eut un geste spontané, mais soudain ses bras retombèrent... Une invisible chaîne de forçat semblait paralyser ses mouvements. Il fixa sur l'ex-galérien un regard de détresse. Claude ne s'y trompa point. Ce regard nostalgique, il l'avait surpris plus d'une fois dans les yeux de ses compagnons de bagne.
Péniblement, le père Bénédict reprit la parole
- Je ne me sens pas autorisé ! avoua-t-il enfin. Notre Église forme un bloc. Souscrire à vos paroles, ce serait me poser en réformateur. Et cela, vous le comprenez, cela... est absolument inadmissible !

Il y eut un silence. Alors, M. de Candaux prit la parole :
- Vous ne nous avez rien dit de votre séjour aux galères, des traitements qui vous furent infligés, du supplice dont vous portez encore les marques.
- Cela, dit Claude, n'a rien à faire avec la religion. Je reçus la bastonnade, non pour cause d'hérésie, mais pour avoir pris la défense d'un camarade contre l'injustice du sous-comite. Ce garde-chiourme était un gueux ! Le père Lacoste, notre aumônier, tout comme le capitaine, s'indigna du procédé. Il faut rendre à César ce qui est à César. La charge de l'Eglise romaine est assez lourde sans lui mettre encore sur le dos des méfaits qui ne la concernent pas !

Elisabeth se pencha vers son fiancé
- Racontez-nous, proposa-t-elle tout bas, l'histoire de Capucin. Il a besoin d'une détente, le pauvre père Bénédict.

Claude accéda sans se faire prier au désir de la jeune fille. Non sans un grain d'humour, il parla de la confession qu'à son corps défendant, il avait dû enregistrer. Le docteur échangeait avec les trois dames des regards amusés.
- Eh bien ! fit-il en se tournant vers son ami, que dites-vous de ce forçat, de cet hérétique qui se mêle de remplir vos fonctions auprès d'un compagnon de chaîne, qui le confesse et, de la part de Dieu, lui donne l'absolution ?... Cela ne vous scandalise pas trop au moins ?

Le prêtre ne riait pas.
- Je suis forcé ce soir de reconnaître que l'Esprit souffle où il veut ! dit-il laconiquement. Puis se tournant vers Claude il reprit, la voix émue :
- Ne m'en veuillez pas ! Je rends hommage à votre héroïsme, à votre parfaite droiture, à votre si généreux pardon. Combien d'entre nous seraient capables de faire pour la bonne cause ce que vous avez fait, vous, - il hésita, - pour la cause qui vous paraissait bonne ! Dieu vous éclairera !...
- Il l'a fait ! Le témoignage intérieur de l'Esprit, voilà ma lumière et ma force ! Qui sait si, quelque jour, nous ne cheminerons pas dans le même sentier, frère Bénédict, et la main dans la main.
- Dieu le veuille ! dit le prêtre avec ferveur.

Il se leva pour partir. Les deux interlocuteurs, en se quittant, échangèrent une cordiale poignée de main.
- Ce qui m'étonne, dit Mlle Tissot, se tournant vers Claude, c'est que le père Bénédict ne vous ait point lancé Servet à la tête, comme ils le font tous... Il a voulu se montrer non moins généreux que vous !
- Servet ? dit Claude, je l'avais oublié... C'est vrai, que ce bûcher n'ajoute rien à la gloire de Calvin ! Nous protestants, n'avons guère le droit d'en être fiers...
- Un contre mille... un contre dix ou cent mille ! fit sentencieusement le docteur.
- N'importe ! Ce n'est pas une question de nombre, c'est une question de principe. Le fanatisme de Calvin est plus inexcusable encore que celui des prêtres, le réformateur étant plus éclairé. Il n'y a pas de honte à reconnaître ses crimes, il n'y en a qu'à les perpétrer !
- Vous croyez donc sérieusement, questionna le docteur sceptique, qu'un jour viendra où se concilieront ces deux choses inconciliables : Rome et la liberté ?
- Non point Rome et la liberté, mais les chrétiens authentiques de l'une et l'autre Église. Seulement, je m'en rends compte, - ce temps n'est pas encore là !

La tête dans ses mains et comme se parlant à lui-même, Claude reprit à demi-voix :
- Je ne me fais aucune illusion sur les résultats probables de ma plaidoirie. J'ai seulement voulu jeter quelques graines... Qui sait si, quelque jour, l'une ou l'autre ne finira point par germer ?


(1) Louis XIV sur son lit de mort prononça ces paroles : « Je suis net de tout le sang que mon règne a vu répandre. Je n'ai fait qu'obéir à mes conducteurs spirituels et je les en rends responsables devant Dieu. »
(Voir sur ce sujet l'étude si fortement documentée de MM. Preaux et Sabathier : La Révocation de l'Édit de Nantes.) 

(2) Nom donné par les Cévenols à l'hostie qu'on leur faisait prendre de force. 
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