Le repas de midi prit peu de temps. Et
bientôt les femmes se mirent à remplir
de provision deux sacs et un gros panier. Daniel
s'empara du grand coquemar à trois pieds qui
servirait à préparer l'infusion de
tilleul au bord du lac, à la lisière
des forêts.
Toute la caravane se mit donc en
marché. Claude avisa bientôt, au
sommet d'une colline dont on côtoyait la
pente, un bouquet de vieux hêtres.
- De là-haut, la vue doit
être belle ! dit-il, regardant sa
compagne d'un air Significatif.
Elle comprit immédiatement.
Et tous deux, laissant leurs compagnons, se mirent
à gravir la colline. Ils passèrent
auprès d'une maison à l'aspect
délabré ; quelques enfants
déguenillés jouaient dans la cour. La
masure avait cependant son charme : deux
grands rosiers, dans toute la magnificence de leur
floraison estivale, grimpaient aux galeries,
s'accrochaient aux volets disjoints, les couvrant
de corolles rose pâle et rose pourpre et
remplissant l'air de leurs parfums.
Arrivés au pied du
hêtre séculaire, ils étendirent
le châle qu'ils avaient apporté.
Elisabeth eut soin que son compagnon pût
s'appuyer commodément au tronc
rugueux.
Elle s'assit à ses
côtés, laissant errer ses regards dans
le lointain bleu. Tous deux demeuraient sans parole
devant ce tableau d'une féerique
beauté. Le Léman, qu'ils dominaient, avait
cet
azur d'une douceur céleste que ne
possède peut-être dans le monde entier
aucun autre lac. Au premier plan, c'étaient
les prés en fleurs, les moissons
dorées. Au delà des flots, la rive
savoisienne étendait sous la brume
bleuâtre ses campagnes, ses hameaux et ses
clochers. Les cimes, vaporeuses,
s'étageaient sur divers plans et plus haut
le Mont Blanc, immaculé, dressait sa
pyramide étincelante.
- Que c'est beau !
murmuraient-ils, et les mots leur manquaient pour
exprimer ce qu'ils éprouvaient en ces
minutes exquises. Enfin, ils étaient seuls,
seuls sous le grand ciel baigné de
lumière, dans cette nature simple et
grandiose qui, comme un temple, leur donnait le
sentiment de la présence de Dieu.
Claude sortit de sa mante le
petit
portefeuille et le mit sous les yeux de sa
fiancée.
- Vous
souvenez-vous ?... lui
demanda-t-il. Ce souvenir, précieux entre
tous, ne m'a pas quitté. Que de fois, en le
contemplant, n'ai-je pas évoqué votre
image ! Vos yeux, je les avais vus bleu sombre
dans le caveau et bleu d'azur dans la cour de la
prison, alors que le soleil vous éclairait
en plein. Ces deux nuances, je les retrouvais dans
la soie bleu pâle et le velours foncé.
Et je revoyais aussi votre chevelure dorée,
comme autrefois, de loin, quand vous vous appuyiez
sur la rambade. Le petit portefeuille ! Il
n'est plus maintenant qu'une chère relique
du passé. L'étoile pâlit quand
le soleil se lève. Je n'en ai plus besoin
puisqu'à présent Dieu vous a
donnée à moi !
J'ai promis, reprit-il, de vous
expliquer la cause de mon silence. Avez-vous jamais
réalisé ce que signifient pour un
forçat les mots : À
perpétuité ? Deux fois, nos
perspectives de libération avaient
été anéanties : dans
notre ciel, la dernière étoile
d'espérance s'était éteinte.
Devant nous, dans un délai plus ou moins
long, c'était la fin...
Jour après jour, même
fatigue, mêmes corvées, même
chaîne à traîner et cela sans
autre issue que la mort ! Je pouvais bien,
avec la force divine qui me soutenait, accepter
cela pour moi-même, mais, - vous lier
à mon sort, vous condamner à un
isolement éternel, cela je ne le pouvais
pas !
Alors il lui raconta sa terrible
lutte morale après la défaite
d'Abraham Mazel, l'emprise presque invincible de sa
jalousie enfin la lettre déchirée, la
victoire remportée de haute
lutte.
- Jeanne m'a raconté,
reprit-il, la voix légèrement
voilée, qu'on vous a beaucoup
regrettée dans votre dernière place.
Le docteur n'aurait pas demandé mieux que de
vous garder...
- Comme employée, oui !
Jeanne a beaucoup d'imagination ! Le docteur
n'a jamais pensé à moi. La cause de
mon départ est toute autre :
c'était l'impossibilité de vivre
encore dans l'opulence en songeant à ce que
vous aviez souffert. Cela me séparait de
vous. J'aime la vie un peu rude mais active et
intéressante de l'hôpital. Et je
pouvais vivre ainsi, jusqu'à la fin, sans
autre joie que la certitude du revoir dans les
cieux.
Claude, la tête
inclinée, ne répondit pas de
suite.
- Si j'avais su tout cela,
murmura-t-il enfin, si j'avais mieux connu votre
caractère, jamais je n'aurais ainsi rompu
nos relations. Mais ce silence, vous le savez
maintenant, c'était pour vous... Ma
conscience me l'imposait. Je ne dirai pas : je
me suis trompé. Car peut-être cette
épreuve entrait-elle dans le plan de Dieu
à notre égard. C'était le
chemin sombre que, coûte que coûte, il
nous fallait parcourir.
Ils étaient entrés
dans la voie des confidences. Elisabeth, à
son tour, parla de sa nuit de veille à
l'hôpital et de la poésie qu'elle
avait cru enfermer pour toujours dans le petit
coffre
- Tenez !
dit-elle :
posant sur les genoux de Claude la feuille
soigneusement pliée, vous la lirez ce
soir !
- Pourquoi ce soir ?
pourquoi
pas maintenant ? Si vous vouliez bien me la
lire vous-même, vous me feriez un immense
plaisir.
La jeune fille se rendit à
cette invitation. À demi-voix, elle
commença sa lecture :
- Le soleil de midi fait scintiller les lames,
- L'océan bleu murmure et sourit au ciel bleu
- La galère s'avance au bruit des grandes rames
- Qui jettent sur les flots leurs paillettes de feu.
- Sur le bord du coursier, muet, les traits rigides,
- Se promène un vieux Père au front songeur et bas,
- Il cache un crucifix sous ses haillons sordides,
- Et son fauve regard erre sur les forçats.
- Il les voit à ses pieds, ignobles et serviles,
- Courbés et maudissant leur stérile labeur,
- Ces fronts qui pour jamais, en traits indélébiles,
- Portent de leurs forfaits le stigmate vengeur.
- La vogue cesse. - Alors sa prunelle hautaine
- Cherche un jeune rameur aux grands yeux noirs profonds,
- A l'air noble, viril et qui porte sa chaîne
- Le visage tourné vers les bleus horizons.
- - Mon fils, c'est un vieux prêtre, un ami sympathique,
- Qui, touché de ton sort vient se pencher vers toi
- Ta grâce, ta beauté, ta douceur héroïque
- L'attirent !... Jeune esclave, écoute bien sa voix
- Ne vois-tu pas les pleurs de ta mère l'Eglise,
- Qui te tend ses deux bras et qui t'ouvre son coeur,
- Prête à te délivrer la couronne promise,
- À te rendre fortune, et patrie, et bonheur ?
- - Prêtre, dit le captif, mon Église, ma mère,
- Est celle qu'on meurtrit, qu'on égorge là-bas !
- Que de feu chaque jour, de sang on désaltère !
- Non ! ses fils dans les fers ne la trahiront pas !
- - Tu te trompes !... Et pourtant, j'aime ton fier courage,
- Cévenol et pour toi, je comprends les attraits
- Que doit avoir la cime ou la forêt sauvage :
- Dis un mot, fils des monts, et sois libre à jamais.
- - Non ! car la liberté, la franchise de l'âme,
- Je la préfère encore en mourant dans mes fers
- Aux liens dégradants, à l'esclavage infâme
- Du dieu que vous servez, ô prêtres des enfers
Elisabeth s'arrêta.
- C'est exagéré, je
crois, dit-elle. Mais je me souvenais que,
plusieurs fois, exaspéré par la
fourberie des prêtres, vous leur aviez fait
des réponses violentes...
- Il m'importe ! fit-il
avec un
léger mouvement de tête.
Continuez !
- Le bon Père sourit à ce cri de colère :
- Les captifs, il le sait, sont tous à sa merci !
- Il reprend : - Je pardonne à ta souffrance amère,
- Mon fils, le désespoir à ton coeur parle ainsi.
- Mais écoute ! Là-bas, j'ai vu ta fiancée,
- L'autre jour. Son vieux père est tombé pour sa foi,
- Son frère unique ? Il dort sous la terre glacée,
- Elle n'a sous le ciel de défenseur que toi.
- Je lui fis entrevoir notre auguste clémence
- Pour qui, de ses erreurs quitte le joug maudit :
- En prononçant ton nom, un rayon d'espérance
- Au fond de son oeil triste a soudain resplendi...
- - Tais-toi, prêtre insensé ! Seul l'esprit de mensonge
- Inspire tes discours quand, flatteur et raillant
- Tu lèves ton poignard et, souriant, tu plonges
- Le glaive empoisonné dans mon coeur défaillant !
- Quoi ! nous arracherions aux palmes infinies
- Un lambeau de bonheur souillé par le mépris
- Quand notre Dieu, ce Dieu, prêtre, que tu renies,
- Dans les cieux, des martyrs nous réserve le prix !
- Le prêtre alors : - Coeur sourd aux voix de la patrie,
- Qui préfère au bonheur l'océan pour linceul,
- Tu repousses les bras de l'Eglise attendrie...
- Meurs donc ! Et que ton sang retombe sur toi seul !
- Le soleil de midi fait scintiller les lames,
- L'océan bleu murmure et sourit au ciel bleu,
- La galère est au port et ses puissantes rames
- Ne jettent plus aux flots leurs paillettes de feu.
- Le prêtre dit la messe... Et sous le ciel splendide,
- D'un nimbe de lumière il paraît couronné.
- Devant lui d'un captif, la place reste vide...
- Mais le prêtre serein n'en est point étonné.
- Car il sait que le bagne a tué sa victime,
- Qu'un jour il est tombé, le fils des huguenots
- Sous la corde sanglante et que le grand abîme
- Qui reluit au soleil l'a reçu dans ses flots.
- Dors, oubliant la chaîne et l'épreuve passée,
- Pauvre enfant du Désert, jeune et noble martyr,
- Dors, bien loin des grands monts, loin de ta fiancée
- Qui veille et qui t'attend, fidèle au souvenir.
- Dors en paix ; sur ton lit de sable et d'algue errante,
- Dans ces flots transparents qui bercent ton sommeil,
- Jusqu'à l'heure où luira, sur ta tombe mouvante,
- Le jour mystérieux du suprême réveil !
Un long silence suivit ces derniers vers. Claude
les avait écoutés comme une musique
étrange et lointaine, lui rapportant, avec
une infinie douceur, la mémoire de ses
souffrances passées.
Enfin, il prit la feuille des
mains
de la jeune fille pour relire
lui-même. Ses yeux tombèrent sur la
date du 14 août 1702. Il eut un geste de
surprise.
- La mort de Roland... Ma nuit
dans
la cale ! s'exclama-t-il
Les heures tragiques, vécues
après la bastonnade, dans les
ténèbres de la cale, il les lui
raconta dans tous leurs détails.
- Vraiment, dit-il ensuite, je
crois
plus que jamais qu'il existe entre les esprits des
communications mystérieuses. Celles que
possèdent un grand, un profond amour,
même de loin vibrent à l'unisson. Ce
n'était pas le souvenir de Roland seul qui
vous troublait si fort en cette nuit
mémorable... C'était ma pensée
qui appelait la vôtre !
En relisant la poésie, la
tentative du père Lacoste lui revint en
mémoire avec intensité. Il en fit le
récit.
- Jamais, ajouta-t-il, la
tentation
ne s'était présentée à
moi sous une forme plus subtile. Je faillis
céder. Dieu ! si je l'avais
signée, cette formule !... Et vous
retrouver sans oser tout vous dire ! Garder
dans mon coeur cette écharde ! sur ma
conscience, ce lourd secret ! Et plus tard
voir arriver libres mes compagnons de chaîne
de quelque balcon, assister à leur
cortège triomphal ! Non !
reprit-il d'une voix émue et qui vibrait du
plus profond de son être, jamais, non jamais
je ne m'en serais consolé ! Ce fus
le : Tu vaincras ! qui fit jaillir un
trait de lumière...
J'ai dit que le portefeuille
n'était plus qu'une relique du
passé ? La soie et le velours,
peut-être ; mais la devise nous voulons
la garder, l'avoir sans cesse devant les yeux. Car
aussi longtemps que nous sommes dans ce monde, les
tentations sont là, les défaites
possibles. Il nous reste bien des combats à
livrer, bien des victoires à
remporter.
Nouvelle pause. Le soleil
baissait.
Les sommets neigeux se teignaient de rose
pâle.
- Si seulement Augustin avait pu
voir cette journée ! dit enfin la jeune
fille.
- Il la voit ! Si, à
des
centaines de lieues, ces communications d'âme
à âme existent ici-bas, pourquoi
n'existeraient-elles pas de la terre au
ciel ?
Le soleil avait touché
l'horizon, il avait disparu derrière les
montagnes et ni l'un ni l'autre ne s'étaient
aperçu de la fuite du temps.
En bas, sur la grève, un
grand feu venait de s'allumer et le coquemar,
qu'accompagnait deux petits brocs de vin du pays,
présentait à la flamme ses vastes
flancs. Daniel qui, plusieurs fois, avait
regardé de loin les deux fiancés sous
la ramure de leur hêtre enfla sa voix pour
les appeler. À regret ils se levèrent
et se disposèrent à descendre. Cet
après-midi compterait à double dans
le trésor de leurs souvenirs.
Après le souper, tout le bois
sec recueilli dans la forêt fut jeté
sur le brasier d'où
s'élevèrent bientôt vers le
ciel crépusculaire d'immenses flammes et des
gerbes de rouges étincelles. Les
lumières de Genève, en s'allongeant,
tremblotaient dans le lac, la rive savoisienne
commençait à s'illuminer. À
l'horizon, la lune splendide montait avec lenteur
au firmament. N'était-ce pas trop de
beauté, trop de magnificence, trop de
bonheur ? N'était-ce pas en quelque
sorte une anticipation des joies du ciel, cette
courte halte qui leur était donnée
entre les épreuves du passé, - les
fatigues et les tribulations de l'avenir ?...
Vers le milieu d'août, par les soins du
docteur de Candaux, Claude fut admis à
l'hôpital. Il ne gardait le lit qu'une partie
de la journée. Quand, d'une fenêtre,
elle l'apercevait au jardin, une jeune
infirmière parfois descendait rapidement
l'escalier, le rejoignait, échangeait avec
lui quelques paroles. Ces entrevues brèves,
souvent écourtées par un appel,
avaient pour tous deux un charme infini. Le
traitement que suivait Claude ne tarda pas à
lui faire grand bien. Sa taille se raffermit et peu
à peu lui revenaient ses forces. Le docteur
décida de l'y garder jusqu'à
Noël.
Au Nouvel-An, nos amis
reçurent une carte d'invitation de M. de
Candaux. Il les attendait à
dîner.
Les petites étaient absentes,
mais Mlle Tissot, amie de la famille et ancienne
assistante du docteur, s'y trouvait
aussi.
Une chose étonna Mme de
Candaux, ce fut l'aisance parfaite avec laquelle,
dans ce salon aristocratique, se comporta
l'ex-galérien. Les années
vécues dans le milieu le plus effroyable de
dégradation et de pourriture morale avaient
passé sur lui sans laisser de
trace.
Cette soirée lui
réservait une surprise. Quelle ne fut pas sa
stupéfaction, à la cloche du
dîner, de voir paraître sur le seuil un
prêtre en soutane !... Il comprit alors
le sourire énigmatique du
docteur et les coups d'oeil échangés
avec Mlle Tissot.
- Mon ami, le père
Bénédict, dit M. de Candaux,
très grave, très solennel en
apparence, en se tournant vers son hôte. Vous
n'avez rencontré jusqu'ici que de tristes
échantillons du clergé catholique. Ce
soir, j'ai désiré mettre devant vous
un prêtre intègre, loyal, un
Nathanaël sans fraude. Je serais bien surpris
si, malgré tout, vous ne finissiez point par
vous entendre.
Le malicieux docteur n'en
était, au fond, pas si sûr que
ça... Mais entre un ex-forçat
huguenot et un prêtre catholique, le choc des
opinions ne manquerait certainement pas
d'imprévu. Il avait consulté sa
mère.
- Deux barils de
poudre ! avait
opiné Mme de Candaux.
- Ah bah ! deux hommes
parfaitement corrects et bien élevés.
Allons-y !
Mlle Tissot fut mise dans le
secret.
Fort amusés tous trois, ils avaient
combiné cette rencontre.
Après les compliments
d'usage, deux mots du temps, quelques questions sur
divers malades, le prêtre se tourna vers son
adversaire qu'il regarda bien en face. Il avait
l'air affable et sur les lèvres un sourire
amical. Claude, les bras croisés, soutint ce
regard sans le moindre geste hostile ou
provocateur. M. de Candaux se dit que la discussion
demeurerait courtoise.
- Mon ami, M. le docteur de
Candaux,
commença le prêtre, m'a parlé
de votre séjour aux galères de
Marseille. Il m'a dépeint vos Lazaristes,
ces aumôniers qui, loin de vous instruire
dans les vérités de notre religion,
ne cherchaient qu'à vous corrompre par
l'appât des biens matériels. C'est
indigne ! Et je suis heureux d'avoir ce soir
l'occasion de m'entretenir avec vous. Quels sont
nos dogmes qui froissent votre raison ou votre
conscience ?
Répondez en toute franchise.
Une discussion sur ce sujet pourrait nous
éclairer tous deux.
Claude, sans hésiter, nomma
les sacrements, les indulgences, la confession, le
culte de la Vierge et des saints.
Avec une éloquence
spontanée, une chaleur où l'on
sentait, non seulement l'enthousiasme pour son
culte mais des convictions inébranlables, le
père Bénédict expliqua,
justifia les points en litige.
Il parla de la joie surnaturelle
qu'il puisait dans la communion, de la force
qu'elle lui communiquait pour résister au
mal... Il déclara la confession le noeud
vital, indispensable de la cure d'âme.
Chirurgien spirituel, il devait connaître les
plaies secrètes pour les toucher et les
guérir. « Une faute non
confessée, disait-il, empoisonne le coeur
comme une gangrène. Tandis que le pardon,
accordé d'En-Haut par notre
ministère, libère la
conscience ». Au sujet du culte, il se
défendit de l'accusation souvent
entendue : « La Vierge et les
saints, nous les honorons, dit-il, nous ne les
adorons pas. Nous adorons Dieu
seul ».
Puis il exposa longuement les
doctrines de l'Eglise romaine.
Après une discussion
très vive sur quelques dogmes, entr'autres
sur les indulgences qu'il déclarait en
contradiction flagrante avec l'Écriture,
Claude amena la controverse sur un autre
terrain.
- Je crois, dit-il au
Jésuite, à votre parfaite bonne foi.
Seulement permettez-moi une question :
Admettez-vous pour votre Église le droit
d'imposer ses dogmes par contrainte à qui
n'y souscrit pas librement ? Approuvez-vous
les rigueurs du clergé contre ceux que vous
nommez les hérétiques, ou les
condamnez-vous ?
- C'est une question brûlante
que vous me posez là dit le prêtre,
visiblement ému. Eh bien ! oui, en
principe, je les admets. Après Tertullien et
saint Augustin, je puis dire en
toute sincérité :
« Quelle douceur cruelle ce serait de
vous laisser dans votre égarement !
Vous devriez bénir Dieu de la violence qui
vous est faite. Quoi de plus conforme aux lois
divines et humaines que de remettre un soldat sous
le drapeau, de son capitaine, un enfant prodigue
dans la maison de son père, un peuple
révolté dans l'obéissance de
son souverain ? »
On nous accuse, reprit le
père Bénédict, de ravir les
enfants à leurs parents ? Mais cette
apparente sévérité n'a d'autre
but que leur salut éternel. Car le
baptême, c'est le sacrement qui
détruit le péché originel et
fait naître l'âme à la vie
divine, tout comme l'imposition des mains de
l'évêque, à la communion,
confère le don du Saint-Esprit.
- Le baptême fait naître
l'âme à la vie divine !
répéta lentement Claude. Ah ! je
comprends les larmes de ce pauvre curé qui
nous suppliait d'accepter le baptême pour ne
nous point damner éternellement.
Décidément il y a chez nos
persécuteurs encore plus de zèle
aveugle que de cruauté !
Le baptême fait naître
l'âme à la vie divine ?...
Père Bénédict, en
êtes-vous bien sûr ? Vous
décrétez tout un système de
canaux : encore faut-il qu'ils soient
creusés de façon que l'eau du ciel
puisse les remplir ! À mes yeux, pour
qu'un dogme se justifie, il faut qu'il ait sa
racine dans la Bible. Il faut aussi que sa
vérité soit démontrée
par des faits. Ce critère, votre dogme du
baptême le soutient-il ? Tous vos
baptisés naissent-ils à la vie
spirituelle ? Au nom de tout ce que j'ai vu
sur les galères du roi, à Marseille,
- je le nie ! La galère, comme le
disait mon vieil ami Capucin, est le
déversoir de tous les
scélérats du royaume. Ces hommes,
à l'exception naturellement des huguenots et
des Turcs avaient tous reçu le baptême
catholique et, une fois l'an, à
Pâques, bon gré, mal gré, ils
prenaient la communion. Oseriez-vous soutenir
qu'ils étaient par cela même
régénérés ? Ne
comprenez-vous pas que le baptême d'eau n'est
qu'un signe ?... qu'il est impuissant à
rallumer en l'homme l'étincelle divine et
que seul efficace est celui qu'administre le Christ
lui-même, le baptême d'Esprit et de
feu ?
Père Bénédict,
vous nous avez donné votre expérience
personnelle ; me permettez-vous de vous
exposer aussi la mienne ? Pendant mes onze
années de bagne, j'ai été
privé de la Sainte-Cène. Cependant
l'Esprit qui, dans sa souveraine liberté
souffle où il veut, m'a visité. Il a
fait de moi un homme nouveau, un sarment du divin
Cep. J'ai senti la sève féconde
pénétrer en moi, me remplir de paix,
d'amour, de joie, - sentiments jusqu'alors
étrangers à ma nature. Au bagne, pour
nous, huguenots, ni culte, ni sacrements, ni
secours spirituel d'aucune sorte. Et pourtant, s'il
m'avait fallu mourir sur ma galère, je sais
que le pain céleste ne m'aurait pas
manqué. Ce que vous dites éprouver
devant l'autel, je l'éprouvais, moi, dans
mes fers ! Privé de tout secours
humain, de tout signe extérieur, je n'en
vivais pas moins, et Dieu sait avec quelle
gratitude ! de l'invisible et glorieuse
réalité !
Claude avait dans la voix une
sincérité tellement
indéniable, dans le regard une telle
loyauté que le prêtre dut se rendre
à l'évidence. Surpris, remué
de ce langage, il lui tendit la main.
- C'est la première fois que,
dans la bouche d'un hérétique, - d'un
huguenot, veux-je dire, - j'entends de telles
paroles. J'avoue qu'elles sont
étonnantes.
- Il y avait, reprit Claude, aux
galères de Marseille 336
hérétiques de mon espèce,
jetés dans les fers par ordre du roi
très chrétien. Deux cents y
gémissent encore maintenant. Vous admettez
pour votre Église le droit de sévir
contre tout ce qui s'affranchit de sa tutelle. Et
vous le faites, je m'en rends compte, en toute
sincérité. C'est que vous avez eu
dans votre clergé trop de savants docteurs, trop
de grands
théologiens, trop de ces sages et de ces
intelligents dont le Maître a dit :
À ceux-là sont cachés les
mystères du royaume des cieux. Ce sont eux
dont les dissertations profondes vous ont à
ce point déroutés ! Si, dans son
sein, votre Église avait eu quelques-uns de
ces simples auxquels Dieu se révèle,
elle eût évité bien des
écueils !
Père
Bénédict ! Essayez donc de vous
dépouiller pendant quelques minutes de votre
mentalité de prêtre catholique pour
juger avec une simplicité d'enfant le cas
que je vais placer devant vous.
Voilà deux frères.
L'aîné, grand, vigoureux, a pour lui
la force. L'autre est petit, chétif. Le
père a dit au cadet : Toi, demeure ici,
c'est le poste que je t'assigne ! Et l'enfant
s'efforce d'obéir. Mais l'aîné
survient. Tu te trompes ! Tu as mal compris
l'ordre du père. Ton poste est
là-bas. Je suis plus grand, plus fort que
toi, obéis, sinon je te frappe ! Le
cadet résiste : Non !
répond-il, mon père m'a vraiment
dit : C'est « ici » ton
poste. Je dois, je veux obéir ! Alors
l'aîné crie plus fort : Puisque
tu refuses de te soumettre, je vais te rouer de
coups ! Tu résistes encore ! je
vais te martyriser ! (Cela pour ton plus grand
bien !) Je vais te mettre aux fers, te briser
les os. Tu oses me résister encore,
misérable obstiné !... Eh bien
je vais, - et n'ose pas dire que ce n'est pas ta
faute ! - je vais t'étrangler de mes
propres mains !
Le Jésuite se redressa, ses
yeux lançaient des éclairs. Cependant
il se contint, et, sans se départir de son
ton grave et mesuré, il exposa son point de
vue personnel.
- J' admets que dans la voie de
la
répression on est allé trop loin,
beaucoup trop loin. Mais vous avez tort de mettre
sur le compte de l'Eglise toutes les
cruautés exercées contre
vous.
Pour moi il est hors de doute
que
dans la Révocation de l'Édit de
Nantes, la politique a eu la haute main. Vous rendez-vous
bien compte de
ce
qu'était en réalité cet
Édit, promulgué par Henri IV en
faveur de ses anciens coreligionnaires. Il
conférait aux huguenots des
privilèges inouïs, des droits que dans
aucun autre pays d'Europe on n'eût
accordés à une minorité. Non
seulement les huguenots avaient droit à tous
les hôpitaux, oeuvres de charité
fondées et entretenues par le clergé
catholique, mais encore ils avaient une juridiction
spéciale pour leur procès et les
chambres appelées à juger leurs
différends étaient mixtes. Dans notre
siècle d'intransigeance, où
trouveriez-vous, en pays protestants, des
procédés pareils à
l'égard des catholiques ? Il y a plus,
Henri IV donnait aux huguenots 150 places fortes,
avec annuellement 180.000 écus de la
couronne pour les entretenir. Ces libertés
et ces privilèges octroyés aux
huguenots en faisaient un parti puissant, souvent
dangereux pour la royauté, un
véritable État dans l'État.
Cela explique, sinon justifie les mesures prises
contre eux. Louis XIV aspirait à
l'hégémonie européenne :
pour arriver à ses fins, il lui fallait de
toute nécessité briser cette
dangereuse coalition, la fondre en quelque sorte
dans l'unité française. Voilà,
selon moi, la vraie cause de la
Révocation.
Claude était heureux... Or le
bonheur, lorsqu'il succède à de
terribles épreuves, prédispose
à la bonté. Laissant
résolument de côté toute
discussion sur le rôle des Jésuites
(1), il
se
plaça sur le terrain du père
Bénédict.
- Admettons, dit-il, que vous
ayez
raison. Ce n'est pas le grand frère, c'est
un géant aux mains de fer qui s'est
précipité sur le petit pour
l'assassiner. Mais le grand, qui
entendait ses cris de détresse, quelle
devait être son attitude ? Laisser
faire ? Se tenir là, les bras
croisés et regarder, le sourire aux
lèvres ?...
Rouge jusqu'à la racine des
cheveux, le prêtre reprit avec
dignité :
- Vous le savez comme moi, il y
eut
des protestations.
Les Jansénistes tout d'abord.
Voici textuellement les paroles de l'un d'entre
eux : « Mes cheveux se
hérissent à la pensée des
communions sacrilèges imposées aux
hérétiques ». Plusieurs
autres ont qualifié de monstrueux attentat
contre la religion le prosélytisme fait par
la terreur des dragons, des galères et des
échafauds. Les évêques de
Grenoble et de Saint-Pons adressèrent
à leurs curés des lettres condamnant
les communions forcées. Et combien d'autres,
dans leurs coeurs, n'ont pas aussi
protesté ?...
- Ceux-là, dit Claude,
pourquoi n'ont-ils pas élevé la
voix ? Comment se fait-il que l'Eglise, dans
son ensemble, se soit tue ? Les prêtres,
évêques, cardinaux ne sont pas des
monstres. Il me semble impossible qu'à la
vue de nos tourments un cri d'indignation ne soit
pas monté du fond de leur conscience. La
plupart désapprouvaient. Alors comment
expliquer leur mutisme ? C'est, j'en ai
l'intime conviction, qu'ils ne se sentaient pas
libres. À Rome, on avait chanté le Te
Deum. Leur dépendance absolue de
« l'autorité » les
paralysait.
Ne vous a-t-il jamais frappé,
père Bénédict, l'écart
formidable de l'Eglise actuelle avec l'Eglise des
premiers siècles ? Au temps des
apôtres, c'était un petit peuple,
humble, débordant d'amour, souvent
persécuté mais conquérant
quand même. L'empire romain tomba devant lui.
Alors qu'arriva-t-il ? Dès que le
christianisme se fut assis sur le trône, sa
nature changea. L'Eglise devint riche, puissante,
autoritaire. Étroitement unie à
l'État, elle fit peser sur les peuples son
joug de fer. On oublia le mot d'ordre du
Maître, - Vous êtes tous
frères... Le clergé se constitua en une
hiérarchie puissante : celle de
l'empire des Césars auquel il avait
succédé. Les apôtres avaient
dit : Il faut obéir à Dieu
plutôt qu'aux hommes. Pour tenir en main,
bien fermement, toute son organisation, l'Eglise
romaine institua le serment d'obéissance
à l'homme, - ce bâillon qui
étouffe les consciences. La religion devint
affaire d'État. Pliez devant moi ou je vous
écrase ! ...
Le père
Bénédict, prudent,
pondéré, réfléchit
quelques instants avant de
répondre.
- Dans ce que vous dites, il y a
certainement du vrai. Cependant les prêtres
droits et sincères n'ont jamais fait
défaut parmi nous. Beaucoup, lors de la
Révocation, furent consternés,
profondément navrés de la tournure
que prenaient les choses. Et s'ils ne se sont point
coalisés énergiquement pour s'opposer
aux rigueurs du roi, c'est qu'ils croyaient y voir
quelque mystérieux décret divin.
Malgré tout, le catholicisme est encore la
grande puissance de Dieu pour le salut des
âmes. Or, vous connaissez notre axiome :
Hors de l'Eglise...
Le Jésuite s'arrêta
net. Le visage de son interlocuteur, son beau
regard droit, sa noble attitude opposaient à
ce dogme un démenti tellement formel qu'il
se sentit incapable de continuer. Claude eut
l'intuition de ce qui se passait dans l'âme
du prêtre.
- Hors du Christ point de salut,
corrigea-t-il doucement. C'est pour son nom que
nous avons tout supporté,
préférant la mort à
l'apostasie. Père Bénédict, -
sa voix prit une sorte de solennité, -
père Bénédict, croyez-moi ce
n'est pas à nous que le mal le plus terrible
a été fait. Nos exilés,
dépouillés de leurs biens au
mépris de toute justice, ont gardé
intégral le trésor de leur foi. Nos
chefs, brisés sur la roue sont morts en
chantant des psaumes. Nos pasteurs, de
l'échafaud où Rome les a fait monter,
ont salué la couronne promise aux martyrs.
Mais qui dira jamais le mal
irrémédiable que s'est fait à
elle-même l'Eglise
catholique en enfreignant l'ordre de son
chef : « Supportez-vous, aimez-vous
les uns les autres ». Son crime, il
retombe sur sa tête comme la pire des
malédictions. Vous nous parliez tout
à l'heure de la confession, père
Bénédict : vous l'avez fait en
termes élevés, persuasifs et qui
m'ont fait réfléchir. Eh bien !
ne le comprenez-vous pas ? Ce que Dieu exige
de l'individu : repentance, confession, il
l'exige aussi de la collectivité. Votre
Église a failli dans son ensemble. En ne
protestant point contre notre extermination, elle a
trempé, elle trempe encore ses mains dans le
sang.
Aussi longtemps qu'elle ne se
sera
pas humiliée, qu'elle n'aura pas devant Dieu
et à la face du monde confessé son
crime, il restera dans son sein comme un cancer, la
débilitant, paralysant son action sur les
âmes.
Vous l'avez dit : Après
l'humiliation, la
réparation !
Qu'elle ôte des mains du roi
la hache fratricide, - elle le peut ! Que
selon le mot du Psalmiste, « elle fasse
droit à tous les
opprimés ». Et que, rejetant les
traditions humaines, elle remette à sa vraie
place la Bible, la Parole éternelle de Dieu,
seule vivante, seule efficace. Qu'elle cesse de
confisquer et de brûler... Le retour à
la Bible, voilà son salut !
Ah ! le front dans la
poussière devant son Dieu, quelle puissance
ne retrouverait-elle pas, l'Eglise
universelle ! Comme l'esprit d'En-Haut
pourrait alors souffler sur les os secs, les
rassembler en une immense et vaillante
armée ! Comme elle redeviendrait
promptement le sel de la terre et la lumière
du monde ! Elle ne proclamerait plus sa propre
infaillibilité mais, par sa charité,
elle arracherait au monde qui l'observe le
témoignage ancien : Voyez comme ils
s'aiment ! Et ses ennemis eux-mêmes,
vaincus par l'évidence des faits, seraient
forcés de dire : Vraiment la marche de
l'Eglise, la vie de ses chefs est
irrépréhensible !
Les obstacles qui nous
séparent, poursuivit Claude (qui, à
l'hôpital, avait eu le temps de
méditer les paroles de M. Laroche), ces
obstacles ne me semblent pas insurmontables. Sur
les points fondamentaux de notre religion, l'accord
existe. C'est avec sympathie que, tout à
l'heure, j'ai suivi votre exposé. Je n'ai
rien contre votre vénération de la
Vierge s'il ne s'agit pas d'une adoration. La
confession me paraît chose excellente quand
elle demeure facultative et que le prêtre,
comme vous, est à la hauteur de sa mission.
Quant à l'Eucharistie, moi qui, pour
protester contre la violation brutale
imposée à nos consciences, ai
porté onze ans la chaîne de
forçat, je me sentirai libre de m'en
approcher avec vous, père
Bénédict. Pour moi le pain, le vin,
ces signes extérieurs sont chose secondaire.
Votre hostie ne serait plus pour moi le
basilic ! (2)
Vous la prendriez avec cette
affirmation mentale : je reçois la
chair, l'âme et la divinité de
Jésus-Christ, et moi, mettant l'accent sur
sa déclaration magnifique : Les paroles
que je vous dis sont esprit et vie... je
communierais en esprit avec le Fils de
Dieu !
Ah ! frère... Ici
Claude
s'arrêta. Ce nom, il ne l'avait jamais
donné qu'à ses coreligionnaires
huguenots. Mais en considérant le visage du
prêtre si triste, si touchant dans sa
contrition, il le reprit ce mot, en
l'accentuant.
- Frère, si, dès
l'origine, l'Eglise du Christ, se souvenant des
paroles de son Chef : « Là
où est l'esprit du Seigneur, là est
la liberté », avait su proclamer,
avec l'autorité des Livres saints, la
liberté intégrale de la
pensée, combien son histoire eût
été différente ! Oui,
l'union pouvait se faire par-dessus quelques
divergences de principes, - l'union profonde des
coeurs et des volontés. On n'eût sacrifié que
l'unité de façade. Tous les
chercheurs, tous les sincères, tous les
hommes à la conscience droite, l'Eglise les
eût reconnus pour ses fils légitimes.
Et quelle force pour l'extension du règne de
Dieu ! Ne verrons-nous jamais catholiques et
protestants joindre leurs efforts pour la
conquête du monde à
l'Évangile ? L'avenir ne nous la
réserve-t-il pas cette collaboration dans
l'amour de nos deux Églises ?
Étendre, affermir ici-bas le royaume du
Christ devrait être la devise de tout coeur
chrétien !
Le prêtre eut un geste
spontané, mais soudain ses bras
retombèrent... Une invisible chaîne de
forçat semblait paralyser ses mouvements. Il
fixa sur l'ex-galérien un regard de
détresse. Claude ne s'y trompa point. Ce
regard nostalgique, il l'avait surpris plus d'une
fois dans les yeux de ses compagnons de
bagne.
Péniblement, le père
Bénédict reprit la parole
- Je ne me sens pas
autorisé ! avoua-t-il enfin. Notre
Église forme un bloc. Souscrire à vos
paroles, ce serait me poser en réformateur.
Et cela, vous le comprenez, cela... est absolument
inadmissible !
Il y eut un silence. Alors, M.
de
Candaux prit la parole :
- Vous ne nous avez rien dit de
votre séjour aux galères, des
traitements qui vous furent infligés, du
supplice dont vous portez encore les
marques.
- Cela, dit Claude, n'a rien
à faire avec la religion. Je reçus la
bastonnade, non pour cause d'hérésie,
mais pour avoir pris la défense d'un
camarade contre l'injustice du sous-comite. Ce
garde-chiourme était un gueux ! Le
père Lacoste, notre aumônier, tout
comme le capitaine, s'indigna du
procédé. Il faut rendre à
César ce qui est à César. La
charge de l'Eglise romaine est assez lourde sans
lui mettre encore sur le dos des méfaits qui
ne la concernent pas !
Elisabeth se pencha vers son
fiancé
- Racontez-nous, proposa-t-elle
tout
bas, l'histoire de Capucin. Il a besoin d'une
détente, le pauvre père
Bénédict.
Claude accéda sans se faire
prier au désir de la jeune fille. Non sans
un grain d'humour, il parla de la confession
qu'à son corps défendant, il avait
dû enregistrer. Le docteur échangeait
avec les trois dames des regards
amusés.
- Eh bien ! fit-il en
se
tournant vers son ami, que dites-vous de ce
forçat, de cet hérétique qui
se mêle de remplir vos fonctions
auprès d'un compagnon de chaîne, qui
le confesse et, de la part de Dieu, lui donne
l'absolution ?... Cela ne vous scandalise pas
trop au moins ?
Le prêtre ne riait
pas.
- Je suis forcé ce soir de
reconnaître que l'Esprit souffle où il
veut ! dit-il laconiquement. Puis se tournant
vers Claude il reprit, la voix
émue :
- Ne m'en veuillez
pas ! Je
rends hommage à votre héroïsme,
à votre parfaite droiture, à votre si
généreux pardon. Combien d'entre nous
seraient capables de faire pour la bonne cause ce
que vous avez fait, vous, - il hésita, -
pour la cause qui vous paraissait bonne ! Dieu
vous éclairera !...
- Il l'a fait ! Le
témoignage intérieur de l'Esprit,
voilà ma lumière et ma force !
Qui sait si, quelque jour, nous ne cheminerons pas
dans le même sentier, frère
Bénédict, et la main dans la
main.
- Dieu le veuille ! dit
le
prêtre avec ferveur.
Il se leva pour partir. Les deux
interlocuteurs, en se quittant,
échangèrent une cordiale
poignée de main.
- Ce qui m'étonne, dit Mlle
Tissot, se tournant vers Claude, c'est que le
père Bénédict ne vous ait
point lancé Servet à la tête,
comme ils le font tous... Il a voulu se montrer non
moins généreux que
vous !
- Servet ? dit Claude,
je
l'avais oublié... C'est vrai, que ce bûcher
n'ajoute
rien à la gloire de Calvin ! Nous
protestants, n'avons guère le droit d'en
être fiers...
- Un contre mille... un contre
dix
ou cent mille ! fit sentencieusement le
docteur.
- N'importe ! Ce n'est
pas une
question de nombre, c'est une question de principe.
Le fanatisme de Calvin est plus inexcusable encore
que celui des prêtres, le réformateur
étant plus éclairé. Il n'y a
pas de honte à reconnaître ses crimes,
il n'y en a qu'à les
perpétrer !
- Vous croyez donc
sérieusement, questionna le docteur
sceptique, qu'un jour viendra où se
concilieront ces deux choses inconciliables :
Rome et la liberté ?
- Non point Rome et la
liberté, mais les chrétiens
authentiques de l'une et l'autre Église.
Seulement, je m'en rends compte, - ce temps n'est
pas encore là !
La tête dans ses mains et
comme se parlant à lui-même, Claude
reprit à demi-voix :
- Je ne me fais aucune illusion
sur
les résultats probables de ma plaidoirie.
J'ai seulement voulu jeter quelques graines... Qui
sait si, quelque jour, l'une ou l'autre ne finira
point par germer ?
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