Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

JOURS DE MOISSON

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 Cependant, en dépit des admonestations de Mme Paysac, chaque matin Claude prenait la faucille et se rendait au champ avec Daniel et Franceset. Il la maniait sous le brûlant soleil quand Maurice vint l'appeler, disant qu'on le demandait à la ferme. Il s'y rendit immédiatement. Grande fut sa surprise d'y trouver un étranger aux manières correctes. On le lui présenta sous le titre de M. le docteur de Candaux.
- Le voilà donc notre malade récalcitrant ! dit le docteur avec un coup d'oeil à la vieille huguenote dont les yeux brillaient de satisfaction et de malice.
- Malade, moi ? se récria-t-il. Ce n'est qu'un peu de fatigue qui déjà passe ! Dans quelques jours, il n'y paraîtra plus !
- Le mieux est de s'en assurer, dit M. de Candaux. Si vous permettez, je vous accompagne dans votre chambre où je me propose de vous ausculter à fond.

Ils y montèrent. Une demi-heure plus tard, le docteur redescendait seul.
- Il est plus gravement atteint qu'il ne le croit, dit-il. Une constitution robuste mais extrêmement débilitée par le surmenage, la nourriture insuffisante et les mauvais traitements. Il est menacé d'une déviation de l'épine dorsale. Je vais le faire entrer le plus tôt possible à l'hôpital. Peut-être réussirons-nous à enrayer le mal.

Elisabeth, qui secondait Mme Paysac aux préparatifs du repas, ne put se contenir. Ce bonheur si grand qu'ils avaient entrevu allait-il leur manquer ? À peine rendu à la vie libre, heureuse, débordante d'allégresse et d'intérêts de toutes sortes, Claude allait-il décliner, végéter... Allait-il mourir ?
- Vous le sauverez, Monsieur le docteur. Oh ! n'est-ce pas, vous le guérirez !
- Avec l'aide de Dieu, je l'espère, mon enfant, répondit-il d'un ton grave. Il se tourna vers Mme Paysac : Vous a-t-il montré les affreuses cicatrices de son dos ? C'est épouvantable, c'est révoltant qu'on puisse traiter des hommes d'une façon pareille ! J'en parlerai certainement au père Bénédict !

M. de Candaux demanda plume et papier.
- Une ordonnance à porter de suite chez l'apothicaire. Ne vous inquiétez pas des frais. Ceux qu'on a dépouillés de tout ont droit à l'assistance gratuite. Vous veillerez à ce qu'il prenne ses remèdes avec la plus scrupuleuse régularité.

Mme Paysac fit un signe, indiquant qu'elle doutait fort de la docilité de son patient. Elle se trompait. Claude fut un malade exemplaire. Il suivit à la lettre les prescriptions du médecin, avalant tisanes et potions sans la moindre grimace et se résignant à ne quitter le lit que vers quatre heures, alors qu'était passée la grande chaleur du jour. Il s'était réservé cependant sa liberté du dimanche, ce que le docteur accorda pourvu qu'on en fit un jour de repos.

Claude jouissait beaucoup de travailler aux champs quelques heures. Il s'aidait à lier les gerbes et à charger la grosse voiture de la ferme. Elisabeth, en robe claire, sur la tête un grand chapeau de paille orné d'épis et de bluets, promenait le râteau avec Madeleine. De loin, ils échangeaient souvent un mot, un regard ou un sourire.

Quelles étaient belles, qu'elles étaient douces et lumineuses pour tous deux, malgré la légère brume d'anxiété, ces longues journées de moissons ! Le soir, ils revenaient ensemble. Mais toujours leurs compagnons les entouraient : Daniel surtout, qui, depuis le passage des cavaliers à Genève, admirait Claude, lui vouait un véritable culte. Il le suivait comme son ombre, ne se lassant pas de le questionner sur les galères ou le voyage de retour, sans se douter le moins du monde de son indiscrétion. Claude se prêtait de bonne grâce à ces interrogatoires, sa compagne ne s'y opposait pas. Mais ces récits, le long des routes ou sous le grand tilleul, ces entretiens si animés et si gais, n'en étaient pas moins, pour l'un et l'autre, lettres de messagerie... Ils souhaitaient une missive secrète, aux cachets de cire inviolés !

Quand, le samedi, on eut rentré le dernier char, Daniel, à quelques pas de la ferme, se laissa choir sur un talus. Il paraissait rompu de fatigue. Elisabeth, Madeleine et tous les autres en firent autant. Claude vint s'asseoir aux pieds de la jeune fille.
- Quelle délicieuse soirée ! dit Elisabeth, enveloppant d'un long regard d'affection le visage bruni qui se levait vers elle.

En effet, on n'eût pu rêver vesrpée plus douce ni paysage plus reposant. Sur l'horizon transparent s'allumait une première étoile. À la chaleur du jour succédait une exquise fraîcheur ; l'air était plein du chant des grillons, du parfum des jasmins et des roses.
Jeanne parut sur le seuil. Alors Daniel, se faisant de ses mains un porte-voix, lui cria plaisamment :
- On est tous incapables de faire un pas de plus. Apporte ici la soupe !

Au loin, le lac mettait son étroite bande de lumière sur laquelle se découpaient en noir les feuillages légers. Claude paraissait tout songeur. Il regardait la main blanche et fine, aux doigts effilés, qu'il tenait dans la sienne.
- Une petite main qui ne semblait guère faite pour les travaux des champs ! dit-il à demi-voix, subitement attendri !
- Mais ces travaux, je les aime ! s'écria-t-elle avec un élan d'enthousiasme qui le fit sourire. Après une journée à la campagne, quel appétit merveilleux et quel bienfaisant sommeil !

Une brusque exclamation de Daniel leur fit tourner la tête. Et ce furent des rires et des cris joyeux tandis que tous les yeux se dirigeaient vers la ferme. Jeanne et Mme Paysac s'avançaient, portant à deux mains le chaudron de soupe, tandis qu'Isaac suivait, un énorme panier au bras.
La marmite fut déposée au milieu du groupe et les cuillers de bois distribuées. Claude ne put s'empêcher de jeter vers sa compagne un regard inquiet. Il la vit s'avancer et plonger gaîment sa cuillère dans le chaudron.

Par quelle abaissement elle avait dû passer, la fière jeune fille, la superbe reine des glaces d'autrefois ! Et pourtant ce soir-là, dans ce groupe de paysans, les uns assis, les autres accroupis sur l'herbe, elle rayonnait. On eût dit encore une reine, tant son front avait de lumière, son attitude de vaillance, son sourire de douce gaîté. Claude comprit qu'avec confiance il pouvait envisager l'avenir.

Durant cette semaine de travail agreste, une chose avait constamment frappé Elisabeth. C'est que, aussitôt que Claude paraissait dans la moisson, sans nulle ostentation de sa part, il en prenait la direction effective. Pour trancher une divergence d'opinion, pour savoir ce qu'on avait à faire, c'était à lui, tout naturellement, que chacun s'adressait. Il n'y avait pas à s'y tromper. Claude était né meneur d'hommes. Le père Crespy savait ce qu'il disait lorsqu'il affirmait devant le présidial d'Alais que, sitôt libre, le prévenu deviendrait l'un des chefs de l'insurrection camisarde, qu'il fallait donc à tout prix le garder sous les verrous, ou le supprimer, le mettre enfin hors d'état de nuire. Sans la persistance et les savantes intrigues du Jésuite, Claude partageait le sort des chefs du Désert : il était fusillé comme Roland, roué vif comme Ravanel ou bien attaché au poteau et dévoré par les flammes comme le malheureux Castanet. La chaîne de l'esclave au lieu de l'épée du chef avait été son salut !





X

CHEZ LE PASTEUR LAROCHE


Le dimanche, Elisabeth se leva de bonne heure.
Ayant fait sa part des travaux du ménage, elle monta afin d'être prête pour l'heure du culte. Déjà Louise et Franceset, qui tenait sa Paulette par la main, attendaient dans la cour. Elisabeth mit à sa toilette, ce matin-là, plus de soin que de coutume. Elle revêtit sa plus jolie robe, y fixa un col de dentelles à l'aide d'une agrafe d'or, présents des petites de Candaux.
En ouvrant le coffret, ses yeux étaient tombés sur la poésie qu'un an auparavant, elle y avait serrée. Quand la lui montrerait-elle ? Après quelques secondes d'hésitation, elle prit la feuille et la glissa dans sa poche. Mme Paysac, prête aussi, l'attendait dans la cuisine. Jeanne restait pour s'occuper du ménage.
- Elisabeth, je ne vous ai jamais vu si jolie, s'écria-t-elle. Vous avez rajeuni de dix ans !
- C'est vrai ! dit en riant la jeune fille. Aujourd'hui je n'ai plus trente ans comme la semaine dernière... J'en ai vingt tout au plus.

Ce fut aussi l'avis de Claude qui, en ce moment même, entrait. Toute la semaine, il avait porté un habit de Marc, mais, le dimanche, pour complaire à sa fiancée, il avait repris l'équipement troqué dans une friperie de Marseille ; la mante de velours au col richement brodé de soie et d'or, la ceinture de cuir, les chausses courtes, les longs bas noirs et les souliers à boucles. Ce costume de la chevauchée à Genève, ce costume original et gracieux sous lequel elle l'avait retrouvé, plus que tout autre plaisait à Elisabeth.

Par des sentiers de traverse, en groupes nombreux, on s'achemina vers l'église du village. Elle avait gardé ses décorations de sapin, de gui et de houx aux feuilles luisantes. Cet air de fête s'harmonisait avec les sentiments de nos amis lorsqu'ils en franchirent le seuil.
M. Laroche prit pour texte : « Ceux qui sèment avec larmes moissonneront un jour avec chants de triomphe ». C'étaient les paroles qui, toute la semaine, avaient occupé la pensée d'Elisabeth tandis qu'elle contemplait le blé mûr, râtelait ou glanait les épis.

Dans son auditoire, le pasteur ne tarda point à remarquer deux figures couleur de bronze qui lui rappelèrent le cortège du dimanche précédent. À la sortie il s'empressa d'aborder ces étrangers et cordialement leur serra la main.
Bientôt ses yeux tombèrent sur Elisabeth qu'il considéra quelques secondes avec attention.
- N'est-ce pas la jeune fille qui, l'autre dimanche, quittait le temple en pleurant ? À présent, reprit-il, promenant ses regards de la figure basanée mais toute illuminée de Claude au radieux visage d'Elisabeth, je vois que les larmes sont séchées... Me feriez-vous l'immense plaisir d'entrer un moment au presbytère ? Ma femme, qui est Cévenole d'origine, sera fort contente de vous serrer la main.

Mme Laroche, après leur avoir souhaité une chaude bienvenue, s'éclipsa. Elle revint, apportant des rafraîchissements, et l'on se mit à causer. Les deux ex-galériens racontèrent en quelques mots leur libération, leur voyage, donnèrent des détails sur leur vie aux galères.

D'animé qu'il était, l'entretien devint presque houleux lorsque après le bagne on évoqua les dragonnades. Franceset, avec une véhémence où l'on sentait passer le souffle des prophètes du Désert, s'écria tout à coup :
- Ah ! qu'elle périsse à tout jamais l'Eglise persécutrice, la grande Babylone !... La seule Église vraie c'est la nôtre, baptisée du sang de nos martyrs !

M. Laroche n'était pas tout à fait de cet avis.
- Permettez-moi, dit-il, de distinguer entre le système catholique romain et la chrétienté catholique. Le système, j'en conviens, est l'antithèse de l'Évangile. Sa formidable hiérarchie, sa discipline de fer ne procèdent en rien du Christ : c'est la reproduction intégrale de l'empire romain avec ses gouverneurs, ses tribuns et ses proconsuls. Ce système a remplacé la dépendance directe de Dieu par l'obéissance absolue aux supérieurs.
La Bible dit : Examinez toutes choses. Il supprime tout examen. Elle dit : Celui que le Fils affranchira sera véritablement libre. Il supprime la liberté. Elle dit : Comme Christ vous a aimés, aimez-vous les uns les autres. Le système, pour arriver à ses fins, qui sont l'unification extérieure, à défaut d'armes spirituelles, emploie le fer et le feu. Son unité, il la défend comme jadis les légionnaires l'intégrité de l'empire romain. Voilà les fruits du système. Mais après ces constatations dont l'évidence saute aux yeux, sachons reconnaître qu'il y a dans l'Eglise catholique des âmes profondément chrétiennes, des caractères admirables, des esprits d'élite. Ce sont eux qui la relèveront un jour. - N'allons pas tomber dans l'erreur romaine et dire : l'Eglise c'est nous ! Pour être huguenot ou calviniste, on n'est pas nécessairement chrétien. L'âme chrétienne est celle qui demeure en contact avec le Christ, source de toute vie spirituelle, qui en reçoit l'inspiration de ses pensées, de ses paroles et de ses actes. Tous ceux-là, recrutés dans les diverses Églises visibles : romaine, anglicane, grecque ou calviniste, forment l'Eglise vraie, l'Eglise invisible connue de Dieu seul. Tous ceux-là sont nos frères. Et par-dessus les barrières qui nous séparent, nous devons savoir leur tendre la main.

Nullement convaincu, Franceset secoua la tête. Mais Claude eut cette affirmation spontanée :
- Je suis parfaitement d'accord avec vous !

Quand on fut sur le chemin de la ferme, il se tourna vers sa fiancée :
- Vous avez pleuré, l'autre jour, en sortant du temple ?
- Comment pouvais-je autrement ? s'écria Elisabeth. Elle lui cita textuellement la fin du discours, le fragment qui s'achevait par ces mots : « Ces martyrs obscurs, nous ne les oublierons pas. Devant ces héros, gisant dans la lice, devant ces soldats tombés avant la fin de la bataille, sanglants mais non vaincus, je m'incline avec respect ! »
- Nous vous croyions de ceux-là, ajouta-t-elle. Deux longues années, presque trois, avaient passé, et pas une lettre de vous, aucune nouvelle, même indirecte ! Nous vous avons pleuré comme mort !

Plusieurs fois déjà, Elisabeth avait été sur le point de lui demander l'explication de son long silence... Mais justement peut-être parce qu'elle en pressentait la cause, elle ne l'osait pas.

En ce moment, Franceset qui les avait devancés de quelques pas s'arrêta pour les attendre.
- Je vous expliquerai cela, dit Claude à voix basse, plus tard, quand nous serons seuls...

Et là-dessus tous trois se mirent à causer gaîment de leurs projets pour l'après-midi.

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