Cependant, en dépit des
admonestations de Mme Paysac, chaque matin Claude
prenait la faucille et se rendait au champ avec
Daniel et Franceset. Il la maniait sous le
brûlant soleil quand Maurice vint l'appeler,
disant qu'on le demandait à la ferme. Il s'y
rendit immédiatement. Grande fut sa surprise
d'y trouver un étranger aux manières
correctes. On le lui présenta sous le titre
de M. le docteur de Candaux.
- Le voilà donc notre malade
récalcitrant ! dit le docteur avec un
coup d'oeil à la vieille huguenote dont les
yeux brillaient de satisfaction et de
malice.
- Malade, moi ? se
récria-t-il. Ce n'est qu'un peu de fatigue
qui déjà passe ! Dans quelques
jours, il n'y paraîtra plus !
- Le mieux est de s'en assurer,
dit
M. de Candaux. Si vous permettez, je vous
accompagne dans votre chambre où je me
propose de vous ausculter à fond.
Ils y montèrent. Une
demi-heure plus tard, le docteur redescendait
seul.
- Il est plus gravement atteint
qu'il ne le croit, dit-il. Une constitution robuste
mais extrêmement débilitée par
le surmenage, la nourriture insuffisante et les
mauvais traitements. Il est menacé d'une
déviation de l'épine dorsale. Je vais
le faire entrer le plus tôt possible à
l'hôpital. Peut-être
réussirons-nous à enrayer le mal.
Elisabeth, qui secondait Mme
Paysac
aux préparatifs du repas, ne put se
contenir. Ce bonheur si grand qu'ils avaient
entrevu allait-il leur manquer ? À
peine rendu à la vie libre, heureuse,
débordante d'allégresse et
d'intérêts de toutes sortes, Claude
allait-il décliner, végéter...
Allait-il mourir ?
- Vous le sauverez, Monsieur le
docteur. Oh ! n'est-ce pas, vous le
guérirez !
- Avec l'aide de Dieu, je
l'espère, mon enfant, répondit-il
d'un ton grave. Il se tourna vers Mme Paysac :
Vous a-t-il montré les affreuses cicatrices
de son dos ? C'est épouvantable, c'est
révoltant qu'on puisse traiter des hommes
d'une façon pareille ! J'en parlerai
certainement au père
Bénédict !
M. de Candaux demanda plume et
papier.
- Une ordonnance à porter de
suite chez l'apothicaire. Ne vous inquiétez
pas des frais. Ceux qu'on a
dépouillés de tout ont droit à
l'assistance gratuite. Vous veillerez à ce
qu'il prenne ses remèdes avec la plus
scrupuleuse régularité.
Mme Paysac fit un signe,
indiquant
qu'elle doutait fort de la docilité de son
patient. Elle se trompait. Claude fut un malade
exemplaire. Il suivit à la lettre les
prescriptions du médecin, avalant tisanes et
potions sans la moindre grimace et se
résignant à ne quitter le lit que
vers quatre heures, alors qu'était
passée la grande chaleur du jour. Il
s'était réservé cependant sa
liberté du dimanche, ce que le docteur
accorda pourvu qu'on en fit un jour de
repos.
Claude jouissait beaucoup de
travailler aux champs quelques heures. Il s'aidait
à lier les gerbes et à charger la
grosse voiture de la ferme. Elisabeth, en robe
claire, sur la tête un grand chapeau de
paille orné d'épis et de bluets,
promenait le râteau avec Madeleine. De loin,
ils échangeaient souvent un mot, un regard
ou un sourire.
Quelles étaient belles,
qu'elles étaient douces et lumineuses pour
tous deux, malgré la légère
brume d'anxiété, ces longues
journées de moissons ! Le soir, ils
revenaient ensemble. Mais toujours leurs compagnons
les entouraient : Daniel surtout, qui, depuis
le passage des cavaliers à Genève,
admirait Claude, lui vouait un véritable
culte. Il le suivait comme son ombre, ne se lassant
pas de le questionner sur les galères ou le
voyage de retour, sans se douter le moins du monde
de son indiscrétion. Claude se prêtait
de bonne grâce à ces interrogatoires,
sa compagne ne s'y opposait pas. Mais ces
récits, le long des routes ou sous le grand
tilleul, ces entretiens si animés et si
gais, n'en étaient pas moins, pour l'un et
l'autre, lettres de messagerie... Ils souhaitaient
une missive secrète, aux cachets de cire
inviolés !
Quand, le samedi, on eut
rentré le dernier char, Daniel, à
quelques pas de la ferme, se laissa choir sur un
talus. Il paraissait rompu de fatigue. Elisabeth,
Madeleine et tous les autres en firent autant.
Claude vint s'asseoir aux pieds de la jeune
fille.
- Quelle délicieuse
soirée ! dit Elisabeth, enveloppant
d'un long regard d'affection le visage bruni qui se
levait vers elle.
En effet, on n'eût pu
rêver vesrpée plus douce ni paysage
plus reposant. Sur l'horizon transparent s'allumait
une première étoile. À la
chaleur du jour succédait une exquise
fraîcheur ; l'air était plein du
chant des grillons, du parfum des jasmins et des
roses.
Jeanne parut sur le seuil. Alors
Daniel, se faisant de ses mains un porte-voix, lui
cria plaisamment :
- On est tous incapables de
faire un
pas de plus. Apporte ici la soupe !
Au loin, le lac mettait son
étroite bande de lumière sur laquelle
se découpaient en noir les feuillages
légers. Claude paraissait tout songeur. Il
regardait la main blanche et
fine, aux doigts effilés, qu'il tenait dans
la sienne.
- Une petite main qui ne
semblait
guère faite pour les travaux des
champs ! dit-il à demi-voix, subitement
attendri !
- Mais ces travaux, je les
aime ! s'écria-t-elle avec un
élan d'enthousiasme qui le fit sourire.
Après une journée à la
campagne, quel appétit merveilleux et quel
bienfaisant sommeil !
Une brusque exclamation de
Daniel
leur fit tourner la tête. Et ce furent des
rires et des cris joyeux tandis que tous les yeux
se dirigeaient vers la ferme. Jeanne et Mme Paysac
s'avançaient, portant à deux mains le
chaudron de soupe, tandis qu'Isaac suivait, un
énorme panier au bras.
La marmite fut déposée
au milieu du groupe et les cuillers de bois
distribuées. Claude ne put s'empêcher
de jeter vers sa compagne un regard inquiet. Il la
vit s'avancer et plonger gaîment sa
cuillère dans le chaudron.
Par quelle abaissement elle
avait
dû passer, la fière jeune fille, la
superbe reine des glaces d'autrefois ! Et
pourtant ce soir-là, dans ce groupe de
paysans, les uns assis, les autres accroupis sur
l'herbe, elle rayonnait. On eût dit encore
une reine, tant son front avait de lumière,
son attitude de vaillance, son sourire de douce
gaîté. Claude comprit qu'avec
confiance il pouvait envisager l'avenir.
Durant cette semaine de travail
agreste, une chose avait constamment frappé
Elisabeth. C'est que, aussitôt que Claude
paraissait dans la moisson, sans nulle ostentation
de sa part, il en prenait la direction effective.
Pour trancher une divergence d'opinion, pour savoir
ce qu'on avait à faire, c'était
à lui, tout naturellement, que chacun
s'adressait. Il n'y avait pas à s'y tromper.
Claude était né meneur d'hommes. Le
père Crespy savait ce qu'il disait lorsqu'il
affirmait devant le présidial d'Alais que,
sitôt libre, le prévenu deviendrait
l'un des chefs de l'insurrection
camisarde, qu'il fallait donc à tout prix le
garder sous les verrous, ou le supprimer, le mettre
enfin hors d'état de nuire. Sans la
persistance et les savantes intrigues du
Jésuite, Claude partageait le sort des chefs
du Désert : il était
fusillé comme Roland, roué vif comme
Ravanel ou bien attaché au poteau et
dévoré par les flammes comme le
malheureux Castanet. La chaîne de l'esclave
au lieu de l'épée du chef avait
été son salut !
Le dimanche, Elisabeth se leva de bonne
heure.
Ayant fait sa part des travaux
du
ménage, elle monta afin d'être
prête pour l'heure du culte.
Déjà Louise et Franceset, qui tenait
sa Paulette par la main, attendaient dans la cour.
Elisabeth mit à sa toilette, ce
matin-là, plus de soin que de coutume. Elle
revêtit sa plus jolie robe, y fixa un col de
dentelles à l'aide d'une agrafe d'or,
présents des petites de Candaux.
En ouvrant le coffret, ses yeux
étaient tombés sur la poésie
qu'un an auparavant, elle y avait serrée.
Quand la lui montrerait-elle ? Après
quelques secondes d'hésitation, elle prit la
feuille et la glissa dans sa poche. Mme Paysac,
prête aussi, l'attendait dans la cuisine.
Jeanne restait pour s'occuper du
ménage.
- Elisabeth, je ne vous ai
jamais vu
si jolie, s'écria-t-elle. Vous avez rajeuni
de dix ans !
- C'est vrai ! dit en
riant la
jeune fille. Aujourd'hui je n'ai plus trente ans
comme la semaine dernière... J'en ai vingt
tout au plus.
Ce fut aussi l'avis de Claude
qui,
en ce moment même, entrait. Toute la semaine,
il avait porté un habit de Marc, mais, le
dimanche, pour complaire à sa
fiancée, il avait repris l'équipement
troqué dans une friperie de Marseille ;
la mante de velours au col richement brodé
de soie et d'or, la ceinture de cuir, les chausses
courtes, les longs bas noirs et
les souliers à boucles. Ce costume de la
chevauchée à Genève, ce
costume original et gracieux sous lequel elle
l'avait retrouvé, plus que tout autre
plaisait à Elisabeth.
Par des sentiers de traverse, en
groupes nombreux, on s'achemina vers
l'église du village. Elle avait gardé
ses décorations de sapin, de gui et de houx
aux feuilles luisantes. Cet air de fête
s'harmonisait avec les sentiments de nos amis
lorsqu'ils en franchirent le seuil.
M. Laroche prit pour
texte :
« Ceux qui sèment avec larmes
moissonneront un jour avec chants de
triomphe ». C'étaient les paroles
qui, toute la semaine, avaient occupé la
pensée d'Elisabeth tandis qu'elle
contemplait le blé mûr, râtelait
ou glanait les épis.
Dans son auditoire, le pasteur
ne
tarda point à remarquer deux figures couleur
de bronze qui lui rappelèrent le
cortège du dimanche précédent.
À la sortie il s'empressa d'aborder ces
étrangers et cordialement leur serra la
main.
Bientôt ses yeux
tombèrent sur Elisabeth qu'il
considéra quelques secondes avec
attention.
- N'est-ce pas la jeune fille
qui,
l'autre dimanche, quittait le temple en
pleurant ? À présent, reprit-il,
promenant ses regards de la figure basanée
mais toute illuminée de Claude au radieux
visage d'Elisabeth, je vois que les larmes sont
séchées... Me feriez-vous l'immense
plaisir d'entrer un moment au
presbytère ? Ma femme, qui est
Cévenole d'origine, sera fort contente de
vous serrer la main.
Mme Laroche, après leur avoir
souhaité une chaude bienvenue,
s'éclipsa. Elle revint, apportant des
rafraîchissements, et l'on se mit à
causer. Les deux ex-galériens
racontèrent en quelques mots leur
libération, leur voyage, donnèrent
des détails sur leur vie aux
galères.
D'animé qu'il était,
l'entretien devint presque houleux lorsque
après le bagne on évoqua les
dragonnades. Franceset, avec une
véhémence où l'on sentait
passer le souffle des prophètes du
Désert, s'écria tout à
coup :
- Ah ! qu'elle périsse
à tout jamais l'Eglise persécutrice,
la grande Babylone !... La seule Église
vraie c'est la nôtre, baptisée du sang
de nos martyrs !
M. Laroche n'était pas tout
à fait de cet avis.
- Permettez-moi, dit-il, de
distinguer entre le système catholique
romain et la chrétienté catholique.
Le système, j'en conviens, est
l'antithèse de l'Évangile. Sa
formidable hiérarchie, sa discipline de fer
ne procèdent en rien du Christ : c'est
la reproduction intégrale de l'empire romain
avec ses gouverneurs, ses tribuns et ses
proconsuls. Ce système a remplacé la
dépendance directe de Dieu par
l'obéissance absolue aux supérieurs.
La Bible dit : Examinez
toutes
choses. Il supprime tout examen. Elle dit :
Celui que le Fils affranchira sera
véritablement libre. Il supprime la
liberté. Elle dit : Comme Christ vous a
aimés, aimez-vous les uns les autres. Le
système, pour arriver à ses fins, qui
sont l'unification extérieure, à
défaut d'armes spirituelles, emploie le fer
et le feu. Son unité, il la défend
comme jadis les légionnaires
l'intégrité de l'empire romain.
Voilà les fruits du système. Mais
après ces constatations dont
l'évidence saute aux yeux, sachons
reconnaître qu'il y a dans l'Eglise
catholique des âmes profondément
chrétiennes, des caractères
admirables, des esprits d'élite. Ce sont eux
qui la relèveront un jour. - N'allons pas
tomber dans l'erreur romaine et dire :
l'Eglise c'est nous ! Pour être huguenot
ou calviniste, on n'est pas nécessairement
chrétien. L'âme chrétienne est
celle qui demeure en contact avec le Christ, source
de toute vie spirituelle, qui en reçoit
l'inspiration de ses pensées, de ses paroles
et de ses actes. Tous ceux-là,
recrutés dans les diverses Églises
visibles : romaine, anglicane, grecque ou
calviniste, forment l'Eglise vraie, l'Eglise
invisible connue de Dieu seul. Tous ceux-là
sont nos frères. Et
par-dessus les barrières qui nous
séparent, nous devons savoir leur tendre la
main.
Nullement convaincu, Franceset
secoua la tête. Mais Claude eut cette
affirmation spontanée :
- Je suis parfaitement d'accord
avec
vous !
Quand on fut sur le chemin de la
ferme, il se tourna vers sa
fiancée :
- Vous avez pleuré, l'autre
jour, en sortant du temple ?
- Comment pouvais-je
autrement ? s'écria Elisabeth. Elle lui
cita textuellement la fin du discours, le fragment
qui s'achevait par ces mots : « Ces
martyrs obscurs, nous ne les oublierons pas. Devant
ces héros, gisant dans la lice, devant ces
soldats tombés avant la fin de la bataille,
sanglants mais non vaincus, je m'incline avec
respect ! »
- Nous vous croyions de
ceux-là, ajouta-t-elle. Deux longues
années, presque trois, avaient passé,
et pas une lettre de vous, aucune nouvelle,
même indirecte ! Nous vous avons
pleuré comme mort !
Plusieurs fois déjà,
Elisabeth avait été sur le point de
lui demander l'explication de son long silence...
Mais justement peut-être parce qu'elle en
pressentait la cause, elle ne l'osait
pas.
En ce moment, Franceset qui les
avait devancés de quelques pas
s'arrêta pour les attendre.
- Je vous expliquerai cela, dit
Claude à voix basse, plus tard, quand nous
serons seuls...
Et là-dessus tous trois se
mirent à causer gaîment de leurs
projets pour l'après-midi.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |