Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

LA CAVALCADE

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 Rien de nouveau durant les semaines qui suivirent. Mais au second dimanche de juillet, tout Genève fut en effervescence. On savait qu'une quarantaine de cavaliers, tous huguenots, libérés des galères de Marseille, étaient arrivés aux portes de la ville. C'était un ouvrier, venant de Savoie, qui apportait la nouvelle : voulant avertir de leur présence les magistrats et la population, il les avait devancés. Les portes, fermées comme de coutume, pendant le culte de, l'après-midi, ne s'ouvriraient que vers quatre heures. En hâte s'improvisa une réception grandiose. Les rues que devait traverser le cortège furent pavoisées. Toute la population de la ville s'y massa, débordant des terrasses, des fenêtres et des balcons. Plusieurs voitures, contenant les principaux magistrats de Genève et des membres du Consistoire, s'ébranlèrent pour rencontrer dans la plaine de Plainpalais ces hôtes inusités.
L'une des gardes de l'hôpital, Mlle Tissot, avait sa demeure rue du Rhône, elle offrit à Elisabeth son balcon.

Jeanne et Daniel, avertis le matin, y trouvèrent place à côté d'elle. En face d'eux, à gauche, à droite, aussi loin que le regard pouvait s'étendre, c'étaient des têtes, des têtes... et c'étaient des yeux avides qui tous convergeaient vers le même point : l'entrée de la rue d'où bientôt déboucherait le cortège si impatiemment attendu. Car Genève, à cette époque, était peuplée en grande partie de réfugiés. Et la plupart avaient au bagne de Marseille des amis, des parents ou des connaissances.
- Il n'y sera pas ! murmurait tout bas Elisabeth. Cent trente-six ont été relâchés... Ceci n'est qu'une avant-garde !

Comme une feuille que secoue le vent, ainsi tremblait la jeune fille, en dépit de ses efforts pour demeurer calme. Habituée à la souffrance, elle avait toujours supporté l'épreuve d'un coeur vaillant. Mais devant une telle joie, son courage faiblissait !...

Soudain, un mouvement ébranla la foule, des vivats éclatèrent. Au loin apparaissaient, en tête du cortège, les voitures armoriées. Elles s'avançaient au pas. Après elles, les cavaliers, bizarrement accoutrés, car ils avaient dû forcément échanger contre des costumes fantaisistes, leur livrée de forçats. Ces vêtements, sans les déparer, leur donnaient quelque chose d'étrange et d'original. A la vue de leurs figures amaigries, hâlées par le vent de la mer et sur lesquelles s'était comme incrusté le sceau d'un long martyre, un courant d'immense sympathie parcourut la foule. On jetait des fleurs, des palmes sous les pas des chevaux. Elisabeth, sous le coup d'un saisissement indicible, les contemplait, ces hommes naguère enchaînés au banc des criminels, baignés d'écume ou couverts du sang des passe-vogues, passant les hivers sans feu, sans lits, accroupis sur leurs planches... Enfin, enfin, elle sonnait pour eux l'heure de la justice ! Et c'était un murmure d'admiration, de respect, d'enthousiasme contenu, qui, sur leur passage, s'élevait de cette foule innombrable. De profondes rumeurs, des exclamations de pitié, des acclamations spontanées la faisaient vibrer comme une harpe immense. La cité de Calvin tout entière ceignait en cette minute, de l'invisible et glorieuse couronne de laurier, le front des héroïques confesseurs des galères de France, des nobles forçats huguenots.

Soudain Elisabeth prit le bras de son amie et le serra convulsivement :
- Jeanne, Jeanne ! fit-elle, presque défaillante.

Monté sur un cheval arabe à la blonde crinière, un cavalier s'avançait... Tout en retenant d'une main ferme sa monture qui tentait de caracoler, il promenait avec attention son regard sur les fenêtres et les terrasses, comme s'il cherchait quelqu'un. Une mante de velours brun, usée, à passements dorés, flottait sur ses épaules. Ses yeux noirs, magnifiques, semblaient plus grands dans l'effrayante maigreur du visage. Daniel l'avait reconnu. De sa voix d'adolescent, haute et perçante, il l'appela par son nom :
- Claude !... Vive les huguenots ! Vive les galériens de Marseille !

Ce cri fut répété par des milliers de poitrines. Et les mains s'agitaient, - et les mouchoirs flottèrent comme autrefois les banderoles aux mâts de la Favorite...
Le cavalier brun avait levé la tête vers le balcon. Un brillant sourire illumina ses traits, transformant sa physionomie. Il se dressa sur ses étriers, saisit sa toque à plume, puis, avec une grâce toute chevaleresque, il fit à ses amis un profond salut. Mais déjà le flot l'entraînait. Deux fois encore, il se retourna vers le balcon avec des signes de tête et des salut de la main.

Daniel, comme une bombe, avait dégringolé l'escalier. Des coudes, il se fraya un passage à travers la foule et bientôt disparut dans le moutonnement des têtes. Elisabeth et Jeanne ne purent le suivre. Elles prirent une ruelle latérale pour se rapprocher de la « Maison française », vaste bâtiment que la ville mettait à la disposition des galériens. Mais il leur fut impossible de l'atteindre. Après une longue et inutile attente, Jeanne dit à sa compagne :
- Daniel l'a sans doute rejoint et emmené ! D'ailleurs il a notre adresse, il sait où nous trouver. Retournons à la ferme. Je serais bien surprise si nous ne l'y trouvions pas.

Mais dans la cuisine des Tilleuls ; elles ne trouvèrent que Mme Paysac avec les deux cadets. Tout en commentant avec animation l'événement du jour, on s'empressa aux préparatifs du souper. Louise Franceset, avertie par Maurice, arriva bientôt avec sa fillette.

Tout à coup des pas rapides se firent entendre dans le corridor. D'un mouvement instinctif, tous se levèrent. La porte s'ouvrit. Sur le seuil, à côté de Daniel, se tenait le cavalier brun. Parcourant le groupe qui lui faisait face, son regard vif s'arrêta sur Elisabeth. Les bras tendus, il s'avança vers elle. Avec un cri d'indicible joie, elle s'y jeta ! Pendant quelques instants le monde extérieur, le passé, l'avenir n'existèrent plus pour eux. Nuits d'insomnie et de désespérance, jours mornes que la nostalgie emprisonnait sous sa chape de plomb, douleurs des séparations irrévocables ou déchirements des poignants sacrifices, - tout se fondait dans la joie délirante, dans la suprême allégresse du revoir !

D'un geste lent, Claude prit à deux mains le visage de la jeune fille, le tourna vers la lumière et le contempla longuement. Elisabeth n'avait plus sa mine florissante d'autrefois : son visage avait pâli, ses joues s'étaient creusées. Avec une tendresse, un respect infini, il la baisa au front. C'était le baiser des fiançailles.

Deux autres hommes, deux galériens, étaient entrés à leur tour dans la cuisine. Et ce fut une scène inénarrable de larmes, d'attendrissement, d'exclamations de joie. Pierre Mazel lui-même fut entouré, accueilli comme l'enfant de la famille. Des bras d'Elisabeth, Claude avait passé dans ceux de la mère Paysac qui pleurait tout à la fois de douleur et de joie. « Dieu m'a repris un fils, disait-elle, et maintenant, il m'en rend un autre. Que son saint nom soit béni ! »
Prenant la main de la jeune fille, Claude se tourna vers ses anciens compagnons de chaîne et la leur présenta :
- Ma fiancée, dit-il simplement.

Pierre Mazel leur serra la main et les félicita de sa façon brusque et cordiale. Mais Franceset, lui, n'entendait rien. Après avoir embrassé sa femme, il s'était assis. Il avait pris sur ses genoux sa petite Paulette, cette enfant qu'il n'avait jamais vue et qui était sienne. Il la regardait, caressait sa belle chevelure, la couvrait de baisers. La petite souriait, timidement répondait à ses caresses et ses lèvres articulaient un mot nouveau : papa ! Pendant ses dix années de bagne, le rude Camisard n'avait jamais pleuré. Mais cette fois c'en était trop : l'écluse s'était ouverte... Et, nouveau baptême, les larmes du père tombaient goutte à goutte sur la tête blonde de l'enfant.

Tandis que Franceset répondait aux questions de sa femme et contemplait avec adoration sa mignonne Paulette, que Pierre Mazel, près de la fenêtre, s'entretenait avec les deux fiancés, Jeanne et sa mère se hâtaient de dresser le couvert. Bientôt la soupière fumante fut déposée sur la table. On avait placé sur une table plus petite toutes sortes de provisions : beurre, jambon, fromage, compote de fruits et même un superbe rayon de miel. Dans la poêle s'arrondissait une omelette énorme. Les trois galériens, dont la longue chevauchée avait aiguisé l'appétit, en humaient le parfum avec délices.

On se mit à table. Le repas fut débordant d'entrain et de gaîté ; les questions, les exclamations se croisaient en tout sens. Elisabeth, placée a côté de « son » galérien lui passait les plats, veillait à ce que son assiette fût toujours abondamment servie. Ce banquet fraternel était pour elle une revanche de l'odieux festin d'autrefois dans le salon de la galère, alors que la cuisine du capitaine mêlait son arôme à celui de l'infect bouillon des forçats.
De la révolte, de la torture d'alors, elle avait gardé dans l'âme comme une plaie vive. Sur cette plaie, l'huile guérissante de la joie coulait maintenant.
Voyant que Claude repoussait son assiette, Daniel l'interpella :
- Raconte-nous donc comment, pour finir, vous vous êtes tirés des griffes de vos Lazaristes. Moi, je les aurais flanqués à la mer, ces canailles !

Aux conversations bruyantes, le silence succéda, sans transition. Claude fit alors le récit suivant :
Quand, aux derniers jours de mai, arriva de la cour l'ordre de libération, le père Garcin, comme je vous l'ai écrit, lança successivement deux express pour le faire révoquer. Il disait à qui voulait l'entendre : « On a surpris le roi ! Les libérer, ce serait pour l'Eglise romaine une tache éternelle ! (1» Nous demeurâmes trois semaines entre la crainte et l'espérance. Le second express revint enfin comme le premier, sans rien apporter. Alors nos Lazaristes exigèrent qu'on nous fit sortir par mer. Ils nous acculaient ainsi à une impasse, aucun vaisseau étranger n'entrant dans le port. Les bateliers, par crainte du père Garcin, nous refusaient leurs barques, Mais il était écrit que nous sortirions quand même. Un jour, Jovas, le patron de ma galère, vint à nous et nous offrit sa tartane pour nous transporter à Villefranche, sur les terres du duc de Savoie. L'intendant se déclara satisfait et fit préparer nos passeports. Il fut décidé que la première escouade partirait le 17 juin et que les deux autres se succéderaient à trois jours d'intervalle.

Mais cet arrangement exaspéra le père Garcin. Prétextant que la cale de la tartane n'était pas assez grande pour y enfermer une quarantaine de dangereux hérétiques, il s'opposa formellement à notre départ. « Si on les laisse circuler librement, disait-il, ils ne manqueront pas de jeter à la mer Jovas et ses mariniers pour s'emparer de la tartane. Et moi, je suis responsable de l'âme de mes ouailles... »

Il vous aurait fallu entendre les imprécations du patron Jovas ! « Ces damnés barbets (2), s'écriait-il, quand finiront-ils de mettre les bâtons dans les roues ! » On loua deux barques plus petites. Cette fois, les Lazaristes furent contraints de nous lâcher ! Mais le 17, jour de notre départ, pour éviter le navrant spectacle de trente-six hérétiques lui échappant pour toujours, le père Garcin quitta Marseille.

Au moment où nous nous embarquions, je fus bien surpris de voir paraître tout à coup sur le quai le père Lacoste, notre aumônier de La Favorite. Il venait prendre congé, « Je n'ai pas voulu, me dit-il, vous laisser partir sans vous serrer la main et vous souhaiter bon voyage. Puis il ajoutait, non sans une certaine contrainte : J'ai cru travailler à votre bien véritable. J'espère que vous ne m'en voulez plus ! »

À sa voix, à son expression, je sentis en ce moment que cet homme avait de l'affection pour moi. Une bouffée chaude me monta au coeur : « Au contraire, père Lacoste ! m'écriai-je, je vous remercie de toutes vos bontés et de l'intérêt que vous m'avez toujours témoigné ! Que Dieu vous bénisse ! » Nous nous serrâmes la main bien fort, puis il se détourna et partit très vite. Mais j'avais vu des larmes briller dans ses yeux.

À Nice, nous trouvâmes un coreligionnaire, un riche négociant qui fit tout pour nous aider, pour nous faciliter le voyage. Il nous procura des mulets avec un bon guide pour nous transporter jusqu'à Turin. La traversée du col de Tendes fut pénible, c'était une route en zig-zag, couverte de neige et de verglas. Enfin, nous arrivâmes au Piémont. Les protestants de Turin nous défrayèrent et nous procurèrent des chevaux pour continuer notre voyage. Ils supplièrent aussi le roi Victor-Amédée de nous donner des passeports pour traverser ses États jusqu'à Genève. Ces amis nous pourvurent abondamment de tout à notre départ. Un jeune horloger de Turin nous accompagna, puis, abrégeant la route, il nous devança pour avertir de notre approche les frères de Genève.

Quand, ce matin, arrivés au sommet d'une colline, nous vîmes, tout à coup, la cité de Calvin se découvrir à nos regards, vous vous représentez sans peine l'émotion qui bouleversa nos coeurs. C'était la joie des Israélites contemplant enfin la terre promise... Descendant de nos montures, nous tombâmes tous à genoux, remerciant Dieu à haute voix de sa merveilleuse délivrance !
- Genève, certes, ne s'est pas moquée de nous ! interrompit alors Pierre Mazel en posant l'os de jambon qu'il avait consciencieusement raclé ! Quand nous avons mis pied à terre devant la Maison française, tout le monde nous tombait dessus, nous embrassait, voulait nous emmener... Le grand bâtiment neuf que la ville avait aménagé pour nous est resté complètement vide. Tous, nous avons été entraînés, même ceux qui ne connaissaient personne à Genève.
- Ils nous ont fait un triomphe, dit Claude, et notre héroïque Abraham, et notre Marc, le jeune et vaillant Camisard, n'en ont point été... En leur honneur, je vous propose de nous lever tous !

Quand chacun fut debout, il reprit de sa voix grave
- Leur triomphe, ils l'ont eu dans les cieux avec Roland, avec Castanet et tous nos autres chefs morts sur la roue ou tombés dans les batailles. C'est pour briser nos chaînes qu'ils sont tous morts ! Ils se réjouissent aujourd'hui de la grande délivrance qui nous est accordée. Mais notre bonheur, ils ne l'envient pas puisqu'ils goûtent cette paix et cette joie du ciel que rien désormais ne peut leur ravir !

Daniel avait apporté dans la cuisine une bonne provision de fagots et de sarments. Il en jeta quelques poignées sur le foyer et bientôt la flamme s'éleva, claire et pétillante. On poussa vers la cheminée les chaises, les tabourets et bientôt un grand cercle se forma tout autour.
- À vous le fauteuil, grand-père ! dit Daniel, roulant vers le feu le meuble massif.

Mais ce titre froissa plutôt Pierre Mazel auquel il s'adressait.
- Je préfère un tabouret ! dit-il brusquement. À Noguier le dossier et les coussins ! Depuis sa bastonnade, il a constamment mal au dos.

Ce mot de bastonnade souleva une houle de questions et d'exclamations. Daniel parlait plus haut que tous les autres :
- Il a reçu la bastonnade ? Quand, pourquoi ? Oh racontez-nous cela, racontez vite, s'écriait-il les yeux brillants d'impatience.
- Plus les histoires sont terribles, plus tu t'en délectes dit Jeanne d'un ton de reproche.
- La mienne, dit Claude, est vite racontée. Une altercation avec le sous-comite, quarante-cinq coups de corde et la nuit dans la cale. À l'hôpital, je fus très bien soigné.

Mais Daniel ne se contenta point de ce résumé sommaire. Il ne fut en repos que quand Pierre Mazel, témoin oculaire, se mit à raconter le drame dans tous ses détails. Elisabeth, suspendue aux lèvres du narrateur, écoutait avec un mélange de terreur, d'intense intérêt et d'indicible sympathie. Quand, à la fin, elle leva sur Claude son regard expressif, comme pour s'assurer qu'il était bien là, sain et sauf, l'ex-galérien ne put réprimer un sourire.

Pierre Mazel décrivit également la fureur de M. de Ribeauville et le désespoir de Capucin, qu'il avait entendu, dans la nuit, sangloter à fendre l'âme.
- Capucin, le vieux sorcier, le diseur de bonne aventure, s'écria Daniel. Qu'est-il devenu ? Cela devait lui être joliment dur de te voir partir !

Capucin est mort ! répondit Claude.
Il y eut un mouvement de surprise et de regret. Par les lettres de Claude, chacun connaissait Capucin et le vieux bandit s'était concilié toutes les sympathies. Voyant l'intérêt éveillé, le Cévenol donna quelques explications.
- Lorsque, sur l'ordre du sous-comite, il refusa de se lever, c'est qu'il était déjà gravement malade. J'appris par notre capitaine, qui me visita deux fois, qu'on l'avait amené à l'hôpital, au sous-sol. À côté du mien, il y avait un lit vide. J'exprimai le désir qu'on y transportât mon vieux et fidèle copain. M. de Ribeauville en parla au chirurgien-major, et, - voyez comme on me gâtait ! - le soir même, il y était installé. En me retrouvant, après m'avoir cru mort, il pleurait comme un enfant.
- Rien d'étonnant ! interrompit Pierre Mazel. La bastonnade, tu l'avais reçue à sa place !
- Il vécut encore quinze jours et j'eus avec lui plus d'un sérieux entretien. Je lui parlai de l'amour rédempteur, de Celui qui a voulu souffrir et mourir pour nous.
- Ah ! fit Elisabeth, il pouvait vous comprendre !
- C'est vrai. Les circonstances m'aidaient. Mais il se croyait trop mauvais, trop coupable pour être jamais pardonné. Il voulut absolument me confesser sa vie passée.
Elle était terrible, cette confession, mais elle le soulagea. Je priai pour lui. Et quand, cédant à une impulsion intérieure très forte, je l'assurai que sa lourde dette lui était remise, il accepta cette assurance et mourut, deux jours plus tard, en pleine paix.
- Il avait assassiné ? questionna Daniel.
- Les confidences de cette espèce sont choses sacrées, on ne les divulgue pas ! répondit Claude d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Il était près de minuit. Mme Paysac prit la grosse Bible et s'approcha du feu qu'on avait allumé. Elle lut à haute voix le psaume CIII et, dans une prière d'actions de grâce, elle fit monter vers le Tout-Puissant les louanges qui remplissaient les coeurs. Impossible de se séparer sans avoir encore chanté, tous ensemble, comme on chantait autrefois sur les plateaux rocheux des Cévennes. Ce fut Pierre Mazel qui entonna l'hymne des Camisards :

Que Dieu se montre seulement..

Jamais peut-être le vieux psaume guerrier ne fut enlevé d'une façon si magistrale, avec un entrain, une vigueur pareille. Aux voix mâles, puissantes des trois galériens se mêlaient le ténor vibrant de Daniel, les voix souples, harmonieuses des femmes et des jeunes filles.

Du captif, il brise les fers...

Quelle évocation saisissante des derniers événements dans la bouche de Claude Noguier, Pierre Mazel, Paul Franceset et sur les lèvres de tous ces enfants du Désert ! Puis les mains se serrèrent et chacun, après les émotions de cette inoubliable journée, s'en fut trouver, si possible, un peu de sommeil.





VIII

REPOS


Ce qui, la veille, avait surtout frappé Mme Paysac chez « son fils Claude », comme elle l'appelait avec tendresse, c'était l'empreinte de fatigue et d'épuisement gravée sur tous ses traits. Il s'était d'abord tenu droit par vaillance, par un énergique effort de volonté, mais à mesure que la soirée avançait, elle remarquait qu'il se courbait davantage, qu'il s'affaissait. En se rappelant le robuste gars, qu'autrefois quinze heures consécutives de travail aux champs n'effrayait pas, qui supportait sans fatigue d'immenses randonnées dans la montagne, elle ne pouvait s'empêcher de se dire, avec une pitié mêlée d'indignation : Comme ils nous l'ont abîmé !

Ce matin-là, dès que son lait eut bouilli dans la casserole de cuivre, elle arrangea sur un plateau, beurre frais, raisiné, café au lait, le tout accompagné du savoureux pain bis cuit à la ferme.
Claude, déjà réveillé, l'accueillit par une joyeuse exclamation.
- Tu vas déjeuner au lit, mon garçon, lui dit-elle, et y demeurer toute la journée. Après cet effroyable éreintement, tu as besoin de relâche et de bons soins !

Il protesta :
- Au lit, par un temps pareil ! Vous n'y pensez pas, maman Paysac ! Quand les oiseaux chantent, quand toute la ruche bourdonne !... Puis jetant les yeux sur le plateau : C'est bien trop de gâteries, on n'y était plus accoutumé ! Sitôt mon déjeuner fini, je me lève !

Mais elle prit un ton péremptoire, lui enjoignant de se reposer et de ne quitter le lit que sur son ordre. Il la regardait sans répondre, un sourire amusé sur les lèvres. Et ce sourire disait plus clairement que des paroles : Je n'en ferai qu'à ma tête ! ...

Une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'elle le vit en bras de chemise passer devant la fenêtre et s'acheminer vers la fontaine pour y faire ses ablutions.
- Oh ! l'enfant indocile ! s'exclama-t-elle.

Elisabeth à qui, sur l'heure, elle conta son désappointement, se dit que, peut-être, elle réussirait mieux. Il venait d'achever sa toilette quand la jeune fille parut devant lui. En se revoyant à la lumière du jour, ils eurent, l'un et l'autre, une sorte d'hésitation. La première, elle lui tendit la main, d'un geste gracieux, en s'informant s'il avait bien dormi.
Ils s'entretinrent quelques instants, tout au charme de l'heure présente. Voyant qu'il songeait à rejoindre les travailleurs, elle usa de toute sa diplomatie féminine pour lui faire entendre raison.
- Je vais prendre une couverture, la mettre dans le clos, et vous vous y étendrez à l'ombre des pommiers. Assez de fatigues pour le moment, assez de surmenage !
Vous allez m'obéir !
- Vous obéir ? En vertu de quelle loi ?... demanda-t-il, son gai sourire sur les lèvres.

Elle se tut, légèrement interdite. Ces deux jeunes êtres qu'autrefois de tragiques événements avaient rapprochés, s'étaient aimés, au fond, sans se connaître. Ils ne savaient rien du caractère l'un de l'autre que ce que deux courts entretiens, quelques lettres, échangées à de longs intervalles, avaient pu leur révéler. Pourtant, il y avait dans la voix de Claude une inflexion tendre, dans ses yeux un éclair de malice qui corrigeaient ce que la question pouvait avoir d'embarrassant.
- Je m'exprime mal ! dit-elle enfin. Vous avez besoin de bien des semaines de repos pour vous remettre. Laissez-vous donc soigner pour me faire plaisir !
- Oh ! pour vous faire plaisir, je mettrais ma main au feu et ma tête dans la gueule du lion !... Si vous permettez, j'irai chercher moi-même la couverture.

Quand elle le vit, confortablement installé dans la fraîcheur des ramées, abrité de l'ardent soleil par un dais mouvant de feuillage où transparaissait l'azur du ciel, elle le quitta pour aider Mme Paysac aux travaux du ménage. Franceset, une faucille à la main, s'était dirigé vers les champs avec Daniel. Quant à Pierre Mazel, rien n'avait pu le retenir. Pressé de retrouver sa famille, il était parti pour rejoindre ses compagnons et mettre avec eux le cap sur la Hollande.

Claude passa dans le verger des heures délicieusement reposantes. Sa fiancée vint un moment lui tenir compagnie. Elle s'assit à ses côtés, ayant aux mains des chaussettes de Daniel qu'elle reprisait.
Il souleva ses paupières alourdies de sommeil :
- Vous et maman Paysac aviez raison et c'est moi qui avait tort ! Mais c'est qu'aussi je n'ai guère dormi. J'avais tant, tant de choses pour occuper mes pensées !
- C'est tout juste comme moi ! dit-elle, joyeuse de ce rapprochement. L'aube est venue après une nuit d'insomnie, - oh ! pourtant bien douce ! Dormez maintenant, reposez-vous !

Elle fit un geste pour se lever.
Il la retint.
- Non, restez ! supplia-t-il. J'aime tant vous sentir là, tout près... Mais, c'est une telle lassitude !

En le voyant ainsi, immobile, les yeux fermés, les bras croisés sur sa poitrine, elle se rappela la vision de sa nuit de veille à l'hôpital : le corps inerte au bord du coursier et que des argousins descendaient à la mer... La poésie, composée pendant ces heures de souffrance transformées par la muse en mystérieuses harmonies, elle la lui montrerait une fois... Et que de choses n'aurait-elle pas encore à lui raconter, à lui demander...

La terrible tension nerveuse de la veille l'avait quittée, elle sentait maintenant la joie, une joie calme, infiniment douce, s'infiltrer dans son âme, la pénétrer jusqu'au fond. Elle resta longtemps assise, levant sans cesse les yeux de son travail pour les reporter avec un sentiment d'inexprimable tendresse sur le visage bien-aimé. Enfin, s'étant assurée qu'il dormait, elle se leva, prit un râteau de bois et s'achemina vers les campagnes où les blonds épis tombaient sous la faucille des moissonneurs...

Tous deux, jadis, ils avaient creusé leur dur sillon l'ayant arrosé de leur sueur et de leur sang, ils y avaient jeté la semence avec larmes... Mais combien douces et combien magnifiques n'étaient pas en ce jour les prémices de leur moisson !


(1) Historique. Jean Matheile : Histoire d'un protestant condamné aux galères de France. 

(2) On surnommait ainsi les Lazaristes parce qu'ils portaient quelques poils de barbe au menton. 
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