Rien de nouveau durant les semaines qui
suivirent. Mais au second dimanche de juillet, tout
Genève fut en effervescence. On savait
qu'une quarantaine de cavaliers, tous huguenots,
libérés des galères de
Marseille, étaient arrivés aux portes
de la ville. C'était un ouvrier, venant de
Savoie, qui apportait la nouvelle : voulant
avertir de leur présence les magistrats et
la population, il les avait devancés. Les
portes, fermées comme de coutume, pendant le
culte de, l'après-midi, ne s'ouvriraient que
vers quatre heures. En hâte s'improvisa une
réception grandiose. Les rues que devait
traverser le cortège furent
pavoisées. Toute la population de la ville
s'y massa, débordant des terrasses, des
fenêtres et des balcons. Plusieurs voitures,
contenant les principaux magistrats de
Genève et des membres du Consistoire,
s'ébranlèrent pour rencontrer dans la
plaine de Plainpalais ces hôtes
inusités.
L'une des gardes de l'hôpital,
Mlle Tissot, avait sa demeure rue du Rhône,
elle offrit à Elisabeth son
balcon.
Jeanne et Daniel, avertis le
matin,
y trouvèrent place à
côté d'elle. En face d'eux, à
gauche, à droite, aussi loin que le regard
pouvait s'étendre, c'étaient des
têtes, des têtes... et c'étaient
des yeux avides qui tous convergeaient vers le
même point : l'entrée de la rue
d'où bientôt déboucherait le
cortège si impatiemment attendu. Car
Genève, à cette époque,
était peuplée en grande partie de
réfugiés. Et la plupart avaient au
bagne de Marseille des amis, des parents ou des
connaissances.
- Il n'y sera pas ! murmurait
tout
bas Elisabeth. Cent trente-six ont
été relâchés... Ceci
n'est qu'une avant-garde !
Comme une feuille que secoue le
vent, ainsi tremblait la jeune fille, en
dépit de ses efforts pour demeurer calme.
Habituée à la souffrance, elle avait
toujours supporté l'épreuve d'un
coeur vaillant. Mais devant une telle joie, son
courage faiblissait !...
Soudain, un mouvement ébranla
la foule, des vivats éclatèrent. Au
loin apparaissaient, en tête du
cortège, les voitures armoriées.
Elles s'avançaient au pas. Après
elles, les cavaliers, bizarrement accoutrés,
car ils avaient dû forcément
échanger contre des costumes fantaisistes,
leur livrée de forçats. Ces
vêtements, sans les déparer, leur
donnaient quelque chose d'étrange et
d'original. A la vue de leurs figures amaigries,
hâlées par le vent de la mer et sur
lesquelles s'était comme incrusté le
sceau d'un long martyre, un courant d'immense
sympathie parcourut la foule. On jetait des fleurs,
des palmes sous les pas des chevaux. Elisabeth,
sous le coup d'un saisissement indicible, les
contemplait, ces hommes naguère
enchaînés au banc des criminels,
baignés d'écume ou couverts du sang
des passe-vogues, passant les hivers sans feu, sans
lits, accroupis sur leurs planches... Enfin, enfin,
elle sonnait pour eux l'heure de la justice ! Et
c'était un murmure d'admiration, de respect,
d'enthousiasme contenu, qui, sur leur passage,
s'élevait de cette foule innombrable. De
profondes rumeurs, des exclamations de
pitié, des acclamations spontanées la
faisaient vibrer comme une harpe immense. La
cité de Calvin tout entière ceignait
en cette minute, de l'invisible et glorieuse
couronne de laurier, le front des
héroïques confesseurs des
galères de France, des nobles forçats
huguenots.
Soudain Elisabeth prit le bras
de
son amie et le serra
convulsivement :
- Jeanne, Jeanne !
fit-elle,
presque défaillante.
Monté sur un cheval arabe
à la blonde crinière, un cavalier
s'avançait... Tout en retenant d'une main
ferme sa monture qui tentait de caracoler, il
promenait avec attention son regard sur les
fenêtres et les terrasses, comme s'il
cherchait quelqu'un. Une mante de velours brun,
usée, à passements dorés,
flottait sur ses épaules. Ses yeux noirs,
magnifiques, semblaient plus grands dans
l'effrayante maigreur du visage. Daniel l'avait
reconnu. De sa voix d'adolescent, haute et
perçante, il l'appela par son
nom :
- Claude !... Vive les
huguenots ! Vive les galériens de
Marseille !
Ce cri fut
répété par des milliers de
poitrines. Et les mains s'agitaient, - et les
mouchoirs flottèrent comme autrefois les
banderoles aux mâts de la
Favorite...
Le cavalier brun avait levé
la tête vers le balcon. Un brillant sourire
illumina ses traits, transformant sa physionomie.
Il se dressa sur ses étriers, saisit sa
toque à plume, puis, avec une grâce
toute chevaleresque, il fit à ses amis un
profond salut. Mais déjà le flot
l'entraînait. Deux fois encore, il se
retourna vers le balcon avec des signes de
tête et des salut de la main.
Daniel, comme une bombe, avait
dégringolé l'escalier. Des coudes, il
se fraya un passage à travers la foule et
bientôt disparut dans le moutonnement des
têtes. Elisabeth et Jeanne ne purent le
suivre. Elles prirent une ruelle latérale
pour se rapprocher de la « Maison
française », vaste bâtiment
que la ville mettait à la disposition des
galériens. Mais il leur fut impossible de
l'atteindre. Après une longue et inutile
attente, Jeanne dit à sa
compagne :
- Daniel l'a sans doute rejoint
et
emmené ! D'ailleurs il a notre adresse,
il sait où nous trouver. Retournons à la ferme. Je
serais bien
surprise si nous ne l'y trouvions pas.
Mais dans la cuisine des
Tilleuls ; elles ne trouvèrent que Mme
Paysac avec les deux cadets. Tout en commentant
avec animation l'événement du jour,
on s'empressa aux préparatifs du souper.
Louise Franceset, avertie par Maurice, arriva
bientôt avec sa fillette.
Tout à coup des pas rapides
se firent entendre dans le corridor. D'un mouvement
instinctif, tous se levèrent. La porte
s'ouvrit. Sur le seuil, à côté
de Daniel, se tenait le cavalier brun. Parcourant
le groupe qui lui faisait face, son regard vif
s'arrêta sur Elisabeth. Les bras tendus, il
s'avança vers elle. Avec un cri d'indicible
joie, elle s'y jeta ! Pendant quelques
instants le monde extérieur, le
passé, l'avenir n'existèrent plus
pour eux. Nuits d'insomnie et de
désespérance, jours mornes que la
nostalgie emprisonnait sous sa chape de plomb,
douleurs des séparations irrévocables
ou déchirements des poignants sacrifices, -
tout se fondait dans la joie délirante, dans
la suprême allégresse du
revoir !
D'un geste lent, Claude prit
à deux mains le visage de la jeune fille, le
tourna vers la lumière et le contempla
longuement. Elisabeth n'avait plus sa mine
florissante d'autrefois : son visage avait
pâli, ses joues s'étaient
creusées. Avec une tendresse, un respect
infini, il la baisa au front. C'était le
baiser des fiançailles.
Deux autres hommes, deux
galériens, étaient entrés
à leur tour dans la cuisine. Et ce fut une
scène inénarrable de larmes,
d'attendrissement, d'exclamations de joie. Pierre
Mazel lui-même fut entouré, accueilli
comme l'enfant de la famille. Des bras d'Elisabeth,
Claude avait passé dans ceux de la
mère Paysac qui pleurait tout à la
fois de douleur et de joie. « Dieu m'a
repris un fils, disait-elle, et maintenant, il m'en
rend un autre. Que son saint nom soit
béni ! »
Prenant la main de la jeune
fille,
Claude se tourna vers ses anciens compagnons de
chaîne et la leur
présenta :
- Ma fiancée, dit-il
simplement.
Pierre Mazel leur serra la main
et
les félicita de sa façon brusque et
cordiale. Mais Franceset, lui, n'entendait rien.
Après avoir embrassé sa femme, il
s'était assis. Il avait pris sur ses genoux
sa petite Paulette, cette enfant qu'il n'avait
jamais vue et qui était sienne. Il la
regardait, caressait sa belle chevelure, la
couvrait de baisers. La petite souriait, timidement
répondait à ses caresses et ses
lèvres articulaient un mot nouveau :
papa ! Pendant ses dix années de bagne,
le rude Camisard n'avait jamais pleuré. Mais
cette fois c'en était trop :
l'écluse s'était ouverte... Et,
nouveau baptême, les larmes du père
tombaient goutte à goutte sur la tête
blonde de l'enfant.
Tandis que Franceset
répondait aux questions de sa femme et
contemplait avec adoration sa mignonne Paulette,
que Pierre Mazel, près de la fenêtre,
s'entretenait avec les deux fiancés, Jeanne
et sa mère se hâtaient de dresser le
couvert. Bientôt la soupière fumante
fut déposée sur la table. On avait
placé sur une table plus petite toutes
sortes de provisions : beurre, jambon,
fromage, compote de fruits et même un superbe
rayon de miel. Dans la poêle s'arrondissait
une omelette énorme. Les trois
galériens, dont la longue chevauchée
avait aiguisé l'appétit, en humaient
le parfum avec délices.
On se mit à table. Le repas
fut débordant d'entrain et de
gaîté ; les questions, les
exclamations se croisaient en tout sens. Elisabeth,
placée a côté de
« son » galérien lui
passait les plats, veillait à ce que son
assiette fût toujours abondamment servie. Ce
banquet fraternel était pour elle une
revanche de l'odieux festin d'autrefois dans le
salon de la galère, alors que la cuisine du
capitaine mêlait son arôme à
celui de l'infect bouillon des forçats.
De la révolte, de la torture
d'alors, elle avait gardé dans l'âme
comme une plaie vive. Sur cette plaie, l'huile
guérissante de la joie coulait
maintenant.
Voyant que Claude repoussait son
assiette, Daniel l'interpella :
- Raconte-nous donc comment,
pour
finir, vous vous êtes tirés des
griffes de vos Lazaristes. Moi, je les aurais
flanqués à la mer, ces
canailles !
Aux conversations bruyantes, le
silence succéda, sans transition. Claude fit
alors le récit suivant :
Quand, aux derniers jours de
mai,
arriva de la cour l'ordre de libération, le
père Garcin, comme je vous l'ai
écrit, lança successivement deux
express pour le faire révoquer. Il disait
à qui voulait l'entendre :
« On a surpris le roi ! Les
libérer, ce serait pour l'Eglise romaine une
tache éternelle !
(1) »
Nous demeurâmes trois semaines entre la
crainte et l'espérance. Le second express
revint enfin comme le premier, sans rien apporter.
Alors nos Lazaristes exigèrent qu'on nous
fit sortir par mer. Ils nous acculaient ainsi
à une impasse, aucun vaisseau
étranger n'entrant dans le port. Les
bateliers, par crainte du père Garcin, nous
refusaient leurs barques, Mais il était
écrit que nous sortirions quand même.
Un jour, Jovas, le patron de ma galère, vint
à nous et nous offrit sa tartane pour nous
transporter à Villefranche, sur les terres
du duc de Savoie. L'intendant se déclara
satisfait et fit préparer nos passeports. Il
fut décidé que la première
escouade partirait le 17 juin et que les deux
autres se succéderaient à trois jours
d'intervalle.
Mais cet arrangement exaspéra
le père Garcin. Prétextant que la
cale de la tartane n'était pas assez grande
pour y enfermer une quarantaine de dangereux
hérétiques, il
s'opposa formellement à notre départ.
« Si on les laisse circuler librement,
disait-il, ils ne manqueront pas de jeter à
la mer Jovas et ses mariniers pour s'emparer de la
tartane. Et moi, je suis responsable de l'âme
de mes ouailles... »
Il vous aurait fallu entendre
les
imprécations du patron Jovas !
« Ces damnés barbets
(2), s'écriait-il, quand
finiront-ils de mettre les bâtons dans les
roues ! » On loua deux barques plus
petites. Cette fois, les Lazaristes furent
contraints de nous lâcher ! Mais le 17,
jour de notre départ, pour éviter le
navrant spectacle de trente-six
hérétiques lui échappant pour
toujours, le père Garcin quitta
Marseille.
Au moment où nous nous
embarquions, je fus bien surpris de voir
paraître tout à coup sur le quai le
père Lacoste, notre aumônier de La
Favorite. Il venait prendre congé,
« Je n'ai pas voulu, me dit-il, vous
laisser partir sans vous serrer la main et vous
souhaiter bon voyage. Puis il ajoutait, non sans
une certaine contrainte : J'ai cru travailler
à votre bien véritable.
J'espère que vous ne m'en voulez
plus ! »
À sa voix, à son
expression, je sentis en ce moment que cet homme
avait de l'affection pour moi. Une bouffée
chaude me monta au coeur : « Au
contraire, père Lacoste !
m'écriai-je, je vous remercie de toutes vos
bontés et de l'intérêt que vous
m'avez toujours témoigné ! Que
Dieu vous bénisse ! » Nous
nous serrâmes la main bien fort, puis il se
détourna et partit très vite. Mais
j'avais vu des larmes briller dans ses
yeux.
À Nice, nous trouvâmes
un coreligionnaire, un riche négociant qui
fit tout pour nous aider, pour nous faciliter le
voyage. Il nous procura des mulets avec un bon
guide pour nous transporter
jusqu'à Turin. La traversée du col de
Tendes fut pénible, c'était une route
en zig-zag, couverte de neige et de verglas. Enfin,
nous arrivâmes au Piémont. Les
protestants de Turin nous défrayèrent
et nous procurèrent des chevaux pour
continuer notre voyage. Ils supplièrent
aussi le roi Victor-Amédée de nous
donner des passeports pour traverser ses
États jusqu'à Genève. Ces amis
nous pourvurent abondamment de tout à notre
départ. Un jeune horloger de Turin nous
accompagna, puis, abrégeant la route, il
nous devança pour avertir de notre approche
les frères de Genève.
Quand, ce matin, arrivés au
sommet d'une colline, nous vîmes, tout
à coup, la cité de Calvin se
découvrir à nos regards, vous vous
représentez sans peine l'émotion qui
bouleversa nos coeurs. C'était la joie des
Israélites contemplant enfin la terre
promise... Descendant de nos montures, nous
tombâmes tous à genoux, remerciant
Dieu à haute voix de sa merveilleuse
délivrance !
- Genève, certes, ne s'est
pas moquée de nous ! interrompit alors
Pierre Mazel en posant l'os de jambon qu'il avait
consciencieusement raclé ! Quand nous
avons mis pied à terre devant la Maison
française, tout le monde nous tombait
dessus, nous embrassait, voulait nous emmener... Le
grand bâtiment neuf que la ville avait
aménagé pour nous est resté
complètement vide. Tous, nous avons
été entraînés,
même ceux qui ne connaissaient personne
à Genève.
- Ils nous ont fait un triomphe,
dit
Claude, et notre héroïque Abraham, et
notre Marc, le jeune et vaillant Camisard, n'en ont
point été... En leur honneur, je vous
propose de nous lever tous !
Quand chacun fut debout, il
reprit
de sa voix grave
- Leur triomphe, ils l'ont eu
dans
les cieux avec Roland, avec Castanet et tous nos
autres chefs morts sur la roue ou tombés
dans les batailles. C'est pour briser nos
chaînes qu'ils sont tous morts ! Ils se
réjouissent aujourd'hui
de la grande délivrance qui nous est
accordée. Mais notre bonheur, ils ne
l'envient pas puisqu'ils goûtent cette paix
et cette joie du ciel que rien désormais ne
peut leur ravir !
Daniel avait apporté dans la
cuisine une bonne provision de fagots et de
sarments. Il en jeta quelques poignées sur
le foyer et bientôt la flamme s'éleva,
claire et pétillante. On poussa vers la
cheminée les chaises, les tabourets et
bientôt un grand cercle se forma tout
autour.
- À vous le fauteuil,
grand-père ! dit Daniel, roulant vers
le feu le meuble massif.
Mais ce titre froissa plutôt
Pierre Mazel auquel il s'adressait.
- Je préfère un
tabouret ! dit-il brusquement. À
Noguier le dossier et les coussins ! Depuis sa
bastonnade, il a constamment mal au dos.
Ce mot de bastonnade souleva une
houle de questions et d'exclamations. Daniel
parlait plus haut que tous les
autres :
- Il a reçu la
bastonnade ? Quand, pourquoi ? Oh
racontez-nous cela, racontez vite,
s'écriait-il les yeux brillants
d'impatience.
- Plus les histoires sont
terribles,
plus tu t'en délectes dit Jeanne d'un ton de
reproche.
- La mienne, dit Claude, est
vite
racontée. Une altercation avec le
sous-comite, quarante-cinq coups de corde et la
nuit dans la cale. À l'hôpital, je fus
très bien soigné.
Mais Daniel ne se contenta point
de
ce résumé sommaire. Il ne fut en
repos que quand Pierre Mazel, témoin
oculaire, se mit à raconter le drame dans
tous ses détails. Elisabeth, suspendue aux
lèvres du narrateur, écoutait avec un
mélange de terreur, d'intense
intérêt et d'indicible sympathie.
Quand, à la fin, elle leva sur Claude son regard
expressif, comme
pour
s'assurer qu'il était bien là, sain
et sauf, l'ex-galérien ne put
réprimer un sourire.
Pierre Mazel décrivit
également la fureur de M. de Ribeauville et
le désespoir de Capucin, qu'il avait
entendu, dans la nuit, sangloter à fendre
l'âme.
- Capucin, le vieux sorcier, le
diseur de bonne aventure, s'écria Daniel.
Qu'est-il devenu ? Cela devait lui être
joliment dur de te voir partir !
Capucin est mort !
répondit Claude.
Il y eut un mouvement de
surprise et
de regret. Par les lettres de Claude, chacun
connaissait Capucin et le vieux bandit
s'était concilié toutes les
sympathies. Voyant l'intérêt
éveillé, le Cévenol donna
quelques explications.
- Lorsque, sur l'ordre du
sous-comite, il refusa de se lever, c'est qu'il
était déjà gravement malade.
J'appris par notre capitaine, qui me visita deux
fois, qu'on l'avait amené à
l'hôpital, au sous-sol. À
côté du mien, il y avait un lit vide.
J'exprimai le désir qu'on y
transportât mon vieux et fidèle
copain. M. de Ribeauville en parla au
chirurgien-major, et, - voyez comme on me
gâtait ! - le soir même, il y
était installé. En me retrouvant,
après m'avoir cru mort, il pleurait comme un
enfant.
- Rien d'étonnant !
interrompit Pierre Mazel. La bastonnade, tu l'avais
reçue à sa place !
- Il vécut encore quinze
jours et j'eus avec lui plus d'un sérieux
entretien. Je lui parlai de l'amour
rédempteur, de Celui qui a voulu souffrir et
mourir pour nous.
- Ah ! fit Elisabeth,
il
pouvait vous comprendre !
- C'est vrai. Les circonstances
m'aidaient. Mais il se croyait trop mauvais, trop
coupable pour être jamais pardonné. Il
voulut absolument me confesser sa vie
passée.
Elle était terrible, cette
confession, mais elle le soulagea. Je priai pour
lui. Et quand, cédant à une impulsion
intérieure très forte, je l'assurai
que sa lourde dette lui était remise, il accepta
cette assurance et mourut, deux jours plus tard, en
pleine paix.
- Il avait assassiné ?
questionna Daniel.
- Les confidences de cette
espèce sont choses sacrées, on ne les
divulgue pas ! répondit Claude d'un ton
qui n'admettait pas de réplique.
Il était près de
minuit. Mme Paysac prit la grosse Bible et
s'approcha du feu qu'on avait allumé. Elle
lut à haute voix le psaume CIII et, dans une
prière d'actions de grâce, elle fit
monter vers le Tout-Puissant les louanges qui
remplissaient les coeurs. Impossible de se
séparer sans avoir encore chanté,
tous ensemble, comme on chantait autrefois sur les
plateaux rocheux des Cévennes. Ce fut Pierre
Mazel qui entonna l'hymne des Camisards :
Que Dieu se montre seulement..
Jamais peut-être le vieux psaume guerrier ne fut enlevé d'une façon si magistrale, avec un entrain, une vigueur pareille. Aux voix mâles, puissantes des trois galériens se mêlaient le ténor vibrant de Daniel, les voix souples, harmonieuses des femmes et des jeunes filles.
Du captif, il brise les fers...
Quelle évocation saisissante des derniers événements dans la bouche de Claude Noguier, Pierre Mazel, Paul Franceset et sur les lèvres de tous ces enfants du Désert ! Puis les mains se serrèrent et chacun, après les émotions de cette inoubliable journée, s'en fut trouver, si possible, un peu de sommeil.
Ce qui, la veille, avait surtout frappé
Mme Paysac chez « son fils
Claude », comme elle l'appelait avec
tendresse, c'était l'empreinte de fatigue et
d'épuisement gravée sur tous ses
traits. Il s'était d'abord tenu droit par
vaillance, par un énergique effort de
volonté, mais à mesure que la
soirée avançait, elle remarquait
qu'il se courbait davantage, qu'il s'affaissait. En
se rappelant le robuste gars, qu'autrefois quinze
heures consécutives de travail aux champs
n'effrayait pas, qui supportait sans fatigue
d'immenses randonnées dans la montagne, elle
ne pouvait s'empêcher de se dire, avec une
pitié mêlée
d'indignation : Comme ils nous l'ont
abîmé !
Ce matin-là, dès que
son lait eut bouilli dans la casserole de cuivre,
elle arrangea sur un plateau, beurre frais,
raisiné, café au lait, le tout
accompagné du savoureux pain bis cuit
à la ferme.
Claude, déjà
réveillé, l'accueillit par une
joyeuse exclamation.
- Tu vas déjeuner au lit, mon
garçon, lui dit-elle, et y demeurer toute la
journée. Après cet effroyable
éreintement, tu as besoin de relâche
et de bons soins !
Il protesta :
- Au lit, par un temps
pareil !
Vous n'y pensez pas, maman Paysac ! Quand les
oiseaux chantent, quand toute la
ruche bourdonne !... Puis jetant les yeux sur
le plateau : C'est bien trop de
gâteries, on n'y était plus
accoutumé ! Sitôt mon
déjeuner fini, je me
lève !
Mais elle prit un ton
péremptoire, lui enjoignant de se reposer et
de ne quitter le lit que sur son ordre. Il la
regardait sans répondre, un sourire
amusé sur les lèvres. Et ce sourire
disait plus clairement que des paroles : Je
n'en ferai qu'à ma tête !
...
Une demi-heure ne s'était pas
écoulée qu'elle le vit en bras de
chemise passer devant la fenêtre et
s'acheminer vers la fontaine pour y faire ses
ablutions.
- Oh ! l'enfant
indocile !
s'exclama-t-elle.
Elisabeth à qui, sur l'heure,
elle conta son désappointement, se dit que,
peut-être, elle réussirait mieux. Il
venait d'achever sa toilette quand la jeune fille
parut devant lui. En se revoyant à la
lumière du jour, ils eurent, l'un et
l'autre, une sorte d'hésitation. La
première, elle lui tendit la main, d'un
geste gracieux, en s'informant s'il avait bien
dormi.
Ils s'entretinrent quelques
instants, tout au charme de l'heure
présente. Voyant qu'il songeait à
rejoindre les travailleurs, elle usa de toute sa
diplomatie féminine pour lui faire entendre
raison.
- Je vais prendre une
couverture, la
mettre dans le clos, et vous vous y étendrez
à l'ombre des pommiers. Assez de fatigues
pour le moment, assez de
surmenage !
Vous allez
m'obéir !
- Vous obéir ? En vertu
de quelle loi ?... demanda-t-il, son gai
sourire sur les lèvres.
Elle se tut,
légèrement interdite. Ces deux jeunes
êtres qu'autrefois de tragiques
événements avaient rapprochés,
s'étaient aimés, au fond, sans se
connaître. Ils ne savaient rien du
caractère l'un de l'autre que ce que deux
courts entretiens, quelques lettres,
échangées à de longs
intervalles, avaient pu leur révéler.
Pourtant, il y avait dans la voix de Claude une
inflexion
tendre, dans ses yeux un éclair de malice
qui corrigeaient ce que la question pouvait avoir
d'embarrassant.
- Je m'exprime mal !
dit-elle
enfin. Vous avez besoin de bien des semaines de
repos pour vous remettre. Laissez-vous donc soigner
pour me faire plaisir !
- Oh ! pour vous faire
plaisir,
je mettrais ma main au feu et ma tête dans la
gueule du lion !... Si vous permettez, j'irai
chercher moi-même la couverture.
Quand elle le vit,
confortablement
installé dans la fraîcheur des
ramées, abrité de l'ardent soleil par
un dais mouvant de feuillage où
transparaissait l'azur du ciel, elle le quitta pour
aider Mme Paysac aux travaux du ménage.
Franceset, une faucille à la main,
s'était dirigé vers les champs avec
Daniel. Quant à Pierre Mazel, rien n'avait
pu le retenir. Pressé de retrouver sa
famille, il était parti pour rejoindre ses
compagnons et mettre avec eux le cap sur la
Hollande.
Claude passa dans le verger des
heures délicieusement reposantes. Sa
fiancée vint un moment lui tenir compagnie.
Elle s'assit à ses côtés, ayant
aux mains des chaussettes de Daniel qu'elle
reprisait.
Il souleva ses paupières
alourdies de sommeil :
- Vous et maman Paysac aviez
raison
et c'est moi qui avait tort ! Mais c'est
qu'aussi je n'ai guère dormi. J'avais tant,
tant de choses pour occuper mes
pensées !
- C'est tout juste comme
moi !
dit-elle, joyeuse de ce rapprochement. L'aube est
venue après une nuit d'insomnie, - oh !
pourtant bien douce ! Dormez maintenant,
reposez-vous !
Elle fit un geste pour se
lever.
Il la retint.
- Non, restez !
supplia-t-il.
J'aime tant vous sentir là, tout
près... Mais, c'est une telle
lassitude !
En le voyant ainsi, immobile,
les
yeux fermés, les bras croisés sur sa poitrine,
elle se rappela la vision de sa nuit de veille
à l'hôpital : le corps inerte au
bord du coursier et que des argousins descendaient
à la mer... La poésie,
composée pendant ces heures de souffrance
transformées par la muse en
mystérieuses harmonies, elle la lui
montrerait une fois... Et que de choses
n'aurait-elle pas encore à lui raconter,
à lui demander...
La terrible tension nerveuse de
la
veille l'avait quittée, elle sentait
maintenant la joie, une joie calme, infiniment
douce, s'infiltrer dans son âme, la
pénétrer jusqu'au fond. Elle resta
longtemps assise, levant sans cesse les yeux de son
travail pour les reporter avec un sentiment
d'inexprimable tendresse sur le visage
bien-aimé. Enfin, s'étant
assurée qu'il dormait, elle se leva, prit un
râteau de bois et s'achemina vers les
campagnes où les blonds épis
tombaient sous la faucille des
moissonneurs...
Tous deux, jadis, ils avaient
creusé leur dur sillon l'ayant arrosé
de leur sueur et de leur sang, ils y avaient
jeté la semence avec larmes... Mais combien
douces et combien magnifiques n'étaient pas
en ce jour les prémices de leur
moisson !
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