Dans une salle de l'hôpital, une
jeune garde veillait au chevet d'un malade.
Elisabeth aimait sa nouvelle vocation. Pourtant la
séparation lui avait été
pénible : les larmes des enfants, le
chagrin de l'aïeule lui étaient
allés au coeur, mais elle ne regrettait
nullement la vie délicieuse et facile
qu'elle avait quittée pour jamais. À
l'hôpital, elle couchait à la dure,
remplissait des devoirs pénibles, se sentait
en communion avec la grande souffrance universelle.
Pour une nature comme la sienne, c'était
tout juste ce qu'il fallait.
Le malade qu'elle assistait, un
jeune phtisique, avait eu la veille une grave
hémoptysie. Les médecins
désespéraient de le sauver.
C'était un catholique. Le docteur de
Candaux, homme aux idées larges, lui avait
envoyé un prêtre pour le confesser et
lui administrer l'extrême-onction. Le mourant
avait les mains jointes et son visage souffrant
portait, malgré tout, l'empreinte de la
paix. Elisabeth se pencha pour essuyer la sueur qui
lui baignait le front. En se relevant, ses yeux
tombèrent sur un petit calendrier
accroché à la muraille. Elle y lut la
date inoubliable du 14 août.
Ce chiffre, qui lui rappelait la
fin
de la guerre camisarde, le naufrage de
chères espérances, la fit
tressaillir. Et tandis qu'à cent lieues de
là, cette même nuit, Claude,
étendu dans la cale de la galère,
pensait à elle avec intensité, Elisabeth
aussi s'abîmait dans ses souvenirs. Elle
songea d'abord à Mlle de Cornelli.
Qu'était devenue la châtelaine de
Castelnau ? Vivait-elle encore ?
Avait-elle cherché dans un autre amour
l'oubli de sa peine ? Ou bien, s'enfermant,
inconsolable, dans son manoir, pleurait-elle encore
le chef camisard qu'elle avait si
passionnément aimé ?
La ballade du troubadour vint
chanter aux oreilles de la jeune infirmière,
sa mélopée douce et cruelle :
- En son castel, la châtelaine
- Rêve et module un chant d'amour...
- Il dort sur la plage lointaine,
- Il dort, le pauvre troubadour
Puis toutes les réminiscences de sa
visite à la galère se
réveillèrent dans sa mémoire
avec une étrange netteté. Elle revit
les bannières fleurdelysées, les
banderoles flottant au vent, les rames
énormes, au creux des larges sillons
d'écume soulevant des étincelles qui
retombaient en gerbes dans la mer. Elle revit le
visage brun de Claude, elle sentit le regard
intense qui silencieusement avait cherché le
sien... Le drame de cette jeune vie offerte
à Dieu, sacrifiée au devoir, lui
apparut dans sa poignante beauté. Puis il
lui sembla voir sa place vide. En imagination, elle
le contempla immobile, les bras croisés sur
sa poitrine, au bord du coursier, elle vit les
argousins sans bruit le soulever et le descendre
dans la mer... Après tant de souffrance et
de fatigue, il devait être doux de dormir
ainsi, paisible, bercé par les flots de la
grande mer...
Elisabeth, autrefois, avait
trouvé dans la musique une expression aux
sentiments trop violents qui lui bouleversaient le
coeur. Cette nuit-là, ce soulagement lui
était refusé. Mais le bouillonnement
intérieur de son âme se fraya une
autre issue. Sa fibre poétique,
touchée soudain par une main
mystérieuse, après des années
de silence, se remit à
vibrer. Ses pensées, peu à peu,
prirent le rythme et la cadence des vers. Sans
effort, des strophes se composèrent l'une
après l'autre ; elle n'eut que la peine
de prendre un crayon, une feuille blanche, et de
les y fixer. Quand la dernière fut inscrite,
elle relut, fit quelques corrections. Cette
poésie, à laquelle elle donna pour
titre : « Sur la
galère », elle l'enfermerait dans
sa cassette avec les précieuses lettres qui
s'y trouvaient déjà. C'était
tout le drame intime et profond de leurs deux vies,
qui, dans ces quelques strophes, se trouvait
résumé. Aucun regard humain, pas
même celui de Jeanne ou de Mme Paysac, ne les
lirait jamais !
Vers cinq heures du matin, le
malade
expira. Elisabeth fut toute seule pour s'occuper de
sa dernière toilette. Ces soins, les
premiers temps, lui avaient été
extrêmement pénibles. Mais
graduellement elle s'y était
accoutumée. Comme elle se retirait dans sa
chambre pour y chercher un peu de repos, l'une de
ses compagnes, Mlle Tissot, vint lui apporter un
magnifique bouquet de fleurs de serre.
C'était un témoignage de gratitude
d'un malade qu'elle avait soigné. Ce parfum
d'affection et de reconnaissance, la jeune fille le
respira avec délices. Travailler, se
dévouer, soulager les souffrances en
s'oubliant elle-même, c'était
là, désormais, le programme de sa
vie. Elle le vit beau dans son
austérité et, se sentant
appréciée, utile, aimée, du
fond de son coeur, elle en remercia Dieu.
Le traité d'Utrecht, paix
désastreuse pour la France, venait
d'être signé entre Louis XIV et les
Alliés. Quelques voix, dans le
Congrès, s'étaient
élevées en faveur des prisonniers et
forçats huguenots, mais devant l'opposition
irréductible du vieux monarque, toujours
médusé par les Jésuites, les
princes protestants s'étaient tus.
Cependant, aux derniers jours de mai, des bruits
étranges et contradictoires couraient
à Genève. On parlait d'un gentilhomme
huguenot, délégué des cantons
suisses, qui, non découragé de son
échec au congrès, continuait à
se dépenser corps et âme pour ses
frères captifs. À son instigation,
une démarche venait d'être
tentée auprès du roi par la reine
Anne d'Angleterre. Les uns prétendaient que
les délégués de la reine
avaient été favorablement accueillis,
d'autres affirmaient que Louis XIV, fidèle
à son invariable ligne de conduite, les
avait courtoisement congédiés. Chacun
causait, commentait, niais nul ne savait rien de
certain.
De divers côté, ces
rumeurs étaient parvenues aux oreilles
d'Elisabeth et l'avaient jetée dans un
émoi facile à comprendre. Tout ce qui
concernait les anciens compagnons de Claude
éveillait dans son coeur un
intérêt poignant. Elle avait eu
l'occasion, chez le docteur Candaux, d'être
présentée à l'un des membres
du Consistoire. Elle résolut de lui
écrire afin d'obtenir sur ce sujet des
renseignements précis. Se sentant
très fatiguée de sa rude besogne, après quatre
semaines consécutives de service de nuit,
elle demanda à la direction de
l'Hôpital de bien vouloir avancer d'un mois
la date de ses vacances. Sa requête lui fut
accordée. Elle se réjouit de pouvoir
passer dans sa famille d'adoption les belles
journées ensoleillées du mois de
juin.
Le dimanche, on fut ensemble au
culte du village. On avait mis une grosse
bûche sous le pot au feu, et laissé
dans la cour, à l'ombre du tilleul, le vieux
domestique, sa grosse Bible sur les genoux, pour
surveiller la ferme. Grande fut la surprise de nos
amis, en trouvant la petite église, si nue
à l'ordinaire, décorée ce
jour-là d'une profusion de fleurs et de
branches vertes. Pourtant les jours
fériés de Pâques et
Pentecôte étaient passés. Que
signifiait ce décor
inaccoutumé ? Quand le pasteur Laroche,
un réfugié, entré depuis peu
en fonctions, gravit les degrés de la
chaire, il se fit dans tout l'auditoire un
mouvement d'intense attention. Le visage
illuminé d'une flamme intérieure, la
voix vibrante d'émotion, M. Laroche parla en
ces termes :
Mes frères, ce jour est pour
nos Églises de France, pour notre
Église réformée de
Genève, pour la chrétienté
tout entière, une grande et glorieuse
journée !... Béni soit ce
vieillard qui, triomphant de la fatigue et des
infirmités d'un grand âge, franchit
les mers, parcourt les pays lointains,
réveille dans le coeur des souverains de
toutes les cours protestantes d'Europe une ardente
sympathie pour la cause de nos martyrs ! Et
bénie soit cette reine du Nord qui,
émue à son tour de nos
détresses, proteste, intervient et force
enfin la main au vieux roi, sourd jusqu'alors
à toutes nos requêtes ! Mais
surtout béni soit le Très-Haut dont
la main puissante se signale aujourd'hui par la
plus merveilleuse des
délivrances !
Après cet exode, M. Laroche,
précisant les événements,
s'expliqua :
Ces derniers jours, aujourd'hui
même peut-être, trois cents de nos
nobles confesseurs des galères de France
voient tomber leurs fers ! Un homme,
animé de ce zèle que rien ne rebute,
de cette foi qui transporte les montagnes, le vieux
marquis de la Rochegude, a visité ces
derniers mois toutes les cours protestantes,
sollicitant des lettres de recommandation pour la
reine d'Angleterre. Il les a obtenues. Et cette
reine, une Stuart, oubliant les griefs de sa race
contre la foi réformée, faisant taire
ses préventions, cette reine a
cédé ! N'écoutant que la
voix du coeur, elle est intervenue auprès de
Louis XIV. Et le vieux despote qui, au
congrès d'Utrecht, pressenti par les
ambassadeurs de Hollande, d'Allemagne et
d'Angleterre, leur avait opposé ce refus
inexorable : « De mon vivant, sauf
abjuration, pas un seul des forçats
huguenots ne sera
relâché ! » le vieux
roi persécuteur, à son tour, a
cédé ! Faut-il y voir un tardif
remords ? Un désir inavoué
d'expier ses crimes ? N'y verrons-nous pas
bien plutôt un miracle du Tout-Puissant, de
Celui qui tient en ses mains les coeurs des rois et
les dirige, lorsque telle est sa volonté
souveraine, comme des ruisseaux
d'eau ?...
Sur ces vaisseaux de guerre,
bagne
infamant, où nos frères ont
lutté jusqu'au sang pour la
vérité, ils étaient plusieurs
centaines... Beaucoup sont morts, mais pendant ces
longues années de souffrance, d'âpre
lutte contre les privations de toutes sortes, pas
un seul n'a trahi sa cause, pas un n'a
lâché son drapeau !
Beaucoup sont morts, reprit la
voix
profonde de M. Laroche. Et quand, dans quelques
jours, les réchappés arriveront
à nos portes, quand nos murs accueilleront
leur cortège triomphal, - alors, ces martyrs
obscurs, nous ne les oublierons pas ! Devant
ces héros, gisant dans la lice, devant ces
soldats, tombés avant la fin de la bataille,
sanglants mais non vaincus, je m'incline avec
respect ! ...
Elisabeth ne put en écouter
davantage. Les sanglots l'étouffaient. Elle se
retira sans bruit, entra dans le petit
cimetière et là, assise près
d'une tombe d'enfant, elle donna libre cours
à ses larmes.
Pourtant, elle voulait se
réjouir ! En ce jour de
délivrance, d'allégresse pour toutes
les Églises réformées, elle ne
s'absorberait point dans sa douleur
égoïste : elle s'efforcerait de
s'oublier pour jouir de la grande joie
universelle... Vaine tentative ! Son coeur se
brisait de douleur et ses larmes ne tarissaient
pas.
Elle se releva et s'approcha de
la
porte pour écouter la fin du discours.
Dès que l'amen fut prononcé, sentant
le besoin d'être seule, elle prit, pour
regagner la ferme, non la grande route, mais un
petit sentier agreste qui traversait les
champs.
C'était une matinée
d'été pleine de charme et de douceur.
Le ciel était voilé, mais par les
déchirures des nuages apparaissaient des
coins d'azur d'une idéale pureté.
Dans la prairie tardive qu'elle côtoyait
brillaient les sauges bleues, les esparcettes
roses, et, candides étoiles de nos
prés, rayonnaient les marguerites. Les
longues graminées inclinaient sous la brise
leurs fines aigrettes d'or. Au bruissement du foin
mûr s'ajoutait le concert des grillons et le
léger bruit des criquets dont les ailes,
parfois, rayaient l'air en vives et rouges
étincelles. Toutes ces splendeurs, toutes
ces harmonies pénétraient, sans
qu'elle s'en rendit compte, l'âme
d'Elisabeth. Une pensée la traversa tout
à coup : Et s'il n'était pas
mort ? Mais, avec une sorte de frayeur, elle
la repoussa. Tant de fois déjà, et si
cruellement, elle avait été
déçue ! Elle gardait au coeur le
souvenir de la douleur terrible qui toujours suit
de près l'illusion. Non, il valait mieux ne
plus rien attendre, ne plus rien
espérer ! Et pourtant, s'il
n'était pas mort ?... Savait-on
jamais ? Si, malgré les sombres
pressentiments, les probabilités
écrasantes, hélas ! si
malgré tout, il revenait ?... Elisabeth
avait beau faire, elle ne pouvait résister à
l'espoir secret qui, malgré ses efforts,
s'infiltrait en elle, l'envahissait, la subjuguait.
À la fin comme le batelier qui cesse de
lutter, qui lâche les rames pour s'abandonner
à l'irrésistible courant, elle livra
son coeur à la joie tremblante, mais
délicieuse, de l'espérance. Oui, se
dit-elle enfin, au risque de mourir ensuite de
chagrin, je veux, pendant ces semaines, relever ma
tête vers la lumière, croire au
bonheur, espérer ! Je le veux, je
l'aurai ce bonheur de quelques jours !
Même pour retomber ensuite dans l'abîme
de ma désespérance, - pour me dire
avec une amère tristesse : Tout n'a
été qu'aurore, le jour n'est pas
venu !
Le lendemain, calculant que la
réponse du Consistoire devait être au
bureau des messageries, elle revint au village tout
en se chargeant des commissions. Son coeur battit
lorsqu'on lui remit une carte du haut et
vénérable Consistoire de
Genève, armoriée du sceau de la
ville.
- Vous allez à la ferme des
Tilleuls ? lui dit l'employé. Une
lettre pour la fermière !
Il la glissa dans le petit sac
de
velours qu'Elisabeth portait au bras. Avidement,
elle prit connaissance de la carte.
Ce 17 juin 1713.
« Les nouvelles qui circulent à
Genève sont exactes. Par l'effet de la haute
intervention de S. M. la reine d'Angleterre, 136
galériens huguenots des galères du
roi, à Marseille, vont être
incessamment déchaînés. C'est
par nous que M. le Marquis de la Rochegude,
délégué des Cantons suisses au
Congrès d'Utrecht, leur a fait tenir
l'heureuse nouvelle de leur
libération. »
Elisabeth fit rapidement ses
emplettes. En route, elle lut et relut le message
du Consistoire. Elle venait d'atteindre le petit
bois qui séparait le village de la ferme. Glissant
enfin la carte
dans son
réticule, elle prit la lettre
adressée aux Paysac et y jeta les yeux.
Alors, soudain, elle eut un éblouissement.
La route, les arbres vacillèrent autour
d'elle. Puis elle se sentit descendre, mais sans
secousse et sans douleur, dans un gouffre qui
n'avait pas de fond. Elle ne sut pas combien de
minutes avait duré son
évanouissement. Lorsqu'elle en sortît,
elle vit d'abord que le bois était
solitaire, la route déserte. Personne ne
l'avait aperçue. D'une main tremblante, elle
ramassa la lettre qui gisait à
côté d'elle. Cette lettre venait de
Marseille : l'écriture était
celle de Claude !...
La première violence de son
émotion passée, elle reprit sa route.
Elle volait plutôt qu'elle ne marchait. De
loin, apercevant Jeanne et sa mère dans la
cour, elle agita la lettre au-dessus de sa
tête. Isaac et Daniel, occupés dans la
grange, furent appelés. Les cadets
accoururent à leur tour ; bientôt
toute la famille fut réunie sous le grand
tilleul. Et ce furent des cris, des exclamations de
joie. Mme Paysac ouvrit la lettre et la lut
à haute voix :
« Bien chers amis,
« Vous serez sans doute surpris de
recevoir une lettre de ma main. Pendant ces trois
longues, rudes années, si je n'ai pas
écrit, ma pensée vous a cependant
chaque jour visités. Maintenant que notre
délivrance, - Dieu en soit mille fois
béni ! - est chose presque certaine, je
viens vous donner quelques détails. Par le
secrétaire de l'intendant, qui nous est
dévoué, nous avons appris que la
reine d'Angleterre, aux sollicitations d'un
gentilhomme français, avait obtenu du roi
notre libération. Il y a quelques jours,
l'intendant a reçu de la cour l'ordre de
déchaîner 136 d'entre nous. Son
secrétaire, toujours en secret, nous a
communiqué la liste, mais par fragments. J'y
ai trouvé mon nom ainsi que ceux de
Franceset (que je croyais mort)
et de Pierre Mazel. Mais les aumôniers,
apprenant la décision du roi, ont
envoyé un express à la cour pour
faire retirer l'ordre. Ils ont le bras long, nos
Lazaristes... Heureusement, l'express est revenu
n'apportant aucune réponse. Mais ils en ont
dépêché un second ! Hier,
une lettre du Consistoire de Genève
adressée à Pierre Mazel est venue
nous confirmer la grande nouvelle. Enfin, à
midi, l'intendant nous a fait
déchaîner, nous 136 ! J'ai
retrouvé Franceset qui avait
été transféré sur la
galère La Victorieuse, et lui ai remis la
lettre de sa femme et le portrait de son enfant. Il
était comme fou de joie. Nous avons la
liberté de parcourir la ville mais avec
défense d'en franchir les murs. Nous ne
sommes pas au bout de nos tribulations. Car les
Lazaristes, pour nous retenir, ont exigé de
l'intendant qu'il nous forçât à
sortir du royaume, par mer, pour n'y plus rentrer.
Or, aucun vaisseau anglais, ni hollandais, n'entre
dans le port. Cependant nous avons confiance. Celui
qui a incliné en notre faveur le coeur des
souverains, Celui-là achèvera
l'oeuvre de délivrance !
Nous sommes décidés,
en tout cas, à ne nous séparer point,
à gagner, si possible, tous ensemble
Genève. Nous tâcherons de louer des
barques pour nous transporter à
Villefranche. Se peut-il que bientôt j'aie
l'immense joie de vous revoir tous, chers et bons
amis. Je n'ose y croire encore !
Soyez tous fraternellement
salués et embrassés de votre
frère.
« Claude NOGUIER. »
La missive n'avait qu'un court
post-scriptum :
« Mlle d'Arville
est-elle
encore chez le docteur de Candaux ? Dites-moi
quelque chose de ses circonstances actuelles.
Écrivez comme de coutume chez Mme Soubeyran,
rue des Chapeliers, 17. En répondant tout de
suite, j'aurai la lettre avant notre
départ. »
Ce post-scriptum, Elisabeth le
lut
et le relut plusieurs fois.
Puis, prenant la plume, elle traça la
réponse suivante :
« Il n'existe pas de
paroles humaines pour exprimer la joie que nous a
causée votre lettre. Car nous savions bien
la démarche de la reine Anne et l'ordre de
libération, mais nous vous pleurions comme
mort... Nous nous réjouissons de faire la
connaissance de Pierre Mazel, le frère de
notre pauvre et vaillant Abraham. En apprenant que
son mari est sur la liste, la femme de Franceset
pleurera de joie après avoir si longtemps et
amèrement pleuré... Loué soit
Dieu qui change en concerts de louange nos plus
profondes détresses ! Nous vous
attendons !
« Votre ELISABETH. »
P.S. - Depuis quinze mois, je travaille comme
garde dans l'un des hôpitaux de
Genève.
Sa lettre écrite, Elisabeth
la porta tout de suite au bureau central. Il lui
sembla que, ce soir-là, la route
familière, la haie vive, les grands
peupliers, les montagnes, le lac scintillant par
les éclaircies des forêts,
n'étaient plus les mêmes que la
veille. Elle voyait les contours plus lumineux,
plus précis et comme s'ils étaient
baignés d'une lumière surnaturelle.
C'est que, dans son âme, un rideau qui lui
dérobait la merveilleuse beauté de
ces paysages agrestes, s'était
déchiré. Le voile sombre au travers
duquel, depuis trois ans, elle considérait
le monde extérieur, - ce voile n'existait
plus !
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