Claude avait un petit calepin dans lequel
il inscrivait les dates, les accompagnant parfois
d'une note, d'une réflexion brève.
Lorsqu'il écrivit celle du 14 août
1712, il se souvint de la mort de Roland. Sa
pensée le reporta à huit ans en
arrière. Il songea au brave chef qu'il avait
connu personnellement, à ce corps
« dès longtemps offert en
sacrifice » et qui, traîné
sur la claie, à Nîmes, avait
été jeté ignominieusement
à la voirie. Il se dit que l'âme
héroïque, enlevée par les anges
comme celle de Lazare, avait été
portée en triomphe devant
l'Éternel.
Claude envia Roland.
À ses côtés,
Capucin soupirait et geignait. Fiévreux, il
s'était agité toute la nuit sur son
banc sans trouver le sommeil. Il tourna vers le
Cévenol son visage
douloureux :
- Ça se tire, ça se
tire ! murmura-t-il, la fin de
l'écheveau n'est pas loin. Quelle chienne de
vie, tout de même, quelle chienne de
vie ! Mieux aurait valu n'être jamais
né !
Plusieurs fois, Claude
s'était entretenu des choses
éternelles avec son vieil ami. Celui-ci
tantôt écoutait, tantôt coupait
court à l'entretien par une plaisanterie.
Cette fois, Capucin ne riait plus, il
suppliait.
À bout de courage, il
implorait un secours.
Claude lui prit la main avec
affection.
- Camarade, dit-il, je sais
quelqu'un de très bon et de très puissant qui ne
demanderait pas mieux que de t'aider. Avec lui, la
vie est supportable, et la mort, loin d'être
une fin, devient un commencement
magnifique...
Le pauvre hère
soupira.
- Ah bah ! tout ça
n'est
pas pour moi. Je suis trop vieux, trop
misérable, trop canaille !
...
- Tu te trompes ! C'est
justement ceux-là qu'il
préfère, mon Maître
bien-aimé ! C'est pour ceux-là
qu'il est descendu. Les justes comme le père
Garcin, le père Lacoste et tous nos
aumôniers n'en ont pas besoin. C'était
toujours les plus bas tombés, les plus
méprisés qu'il accueillait quand il
était sur la terre... Il en faisait de
nouvelles créatures, il les transformait, il
leur donnait la vie
éternelle !
- Alors tout ça, c'est
vrai ? fit Capucin, ouvrant les yeux tout
grands comme s'il se réveillait d'un songe.
Tu peux m'affirmer sur ta tête que c'est
vrai ?
Le forçat huguenot eut un
argument sans réplique :
- Si je n'avais pas la certitude
que
c'est vrai, serais-je aux galères depuis dix
ans ?
- Alors que faut-il que le
fasse ? Je voudrais bien ne pas couler
à pic, mais, je ne sais pas... Il faudrait
encore m'expliquer...
- Écoute, dit Claude, le Fils
de Dieu est descendu du ciel, exprès pour
sauver ceux qui, comme toi et moi,
désespèrent de se sauver
eux-mêmes. Il libère les esclaves du
mal. Vois-tu, Capucin, ta canaillerie ce n'est pas
toi. C'est une chaîne qui doit se rompre. Ton
vrai toi, c'est ton âme ! C'est ce
quelque chose qui souffre, qui aspire à une
vie nouvelle qui voudrait changer mais ne le peut
pas. Eh bien ! Jésus de Nazareth est le
Fort, le Puissant qui peut te secourir. Ta
chaîne de découragement, de vices et
de doutes, il veut la briser. Tout ce qu'il te
demande, c'est de le vouloir toi-même. Il
frappe à ta porte, ne la verrouille pas.
Ouvre-la, laisse-le entrer ! Capucin, tu as
tout au fond de toi
quelque chose de très bon, une
étincelle divine que Dieu lui-même y
avait cachée. Je l'ai vue briller une fois,
dans la baraque, quand tu m'affirmais que tu
donnerais ta vie pour moi. Mon Maître veut la
rallumer, cette étincelle. Il veut souffler
dessus par son souffle divin : son Esprit.
Alors tu sentiras se réveiller en toi le
courage, la joie et tous les sentiments nobles. Tu
deviendras quelqu'un qui se respecte lui-même
et qu'on respecte !
- Est-ce vrai que je pourrais un
jour être comme toi ? murmura Capucin.
Ce serait trop beau ! Il ferma les yeux :
Je suis à moitié mort de
lassitude !...
Frileux, il se pelotonna sur son
banc.
Le sous-comite passait. En
fonctions
depuis quinze jours, il remplaçait ce
jour-là le comite en chef qui avait dû
s'absenter et dont il était le neveu. Il
prenait au sérieux sa nouvelle
dignité, invectivait, frappait, donnait des
ordres à tort et à
travers.
De l'arsenal, on avait
réquisitionné des hommes pour une
tâche urgente. Déjà plusieurs
étaient sortis des bancs et s'alignaient sur
le coursier. Il avisa Capucin.
- Debout, chien paresseux lui
cria-t-il en faisant claquer sa corde.
- J'peux pas ! J'suis
malade ! gémit Capucin...
- J'peux pas ! C'est ce
qu'on
va voir ! Les feignants, c'est justement
ceux-là que j'expédie à
« la fatigue ».
- Je te dis que je ne peux
pas ! répéta Capucin, le
regardant avec une de ses grimaces
habituelles.
Le sous-comite crut qu'on le
narguait.
- Debout, fainéant !
cria-t-il, et les coups de pleuvoir sur les
épaules de Capucin.
Claude s'interposa :
- Laissez-le. Je prends sa
place.
Mais sans rien entendre, le
sous-comite redoubla ses coups. Alors Claude lui
empoigna le bras.
- Le comite permet
l'échange ! Vous n'avez pas le droit de
frapper ainsi ! Les règlements sont
faits pour être observés.
- Chien pouilleux, tu veux
m'apprendre mon métier ! hurla le
sous-comite. Me lâcheras-tu ? Je te
ferai voir qui commande sur ma galère !
...
- Cette galère n'est pas
à vous !
Le sous-comite prît alors la
corde de la main gauche et en cingla le visage du
galérien avec une bordée d'injures.
Celui-ci, d'un geste instinctif et violent lui
arracha la corde et la lança par-dessus
bord.
Ce que Claude avait prévu
arriva. Mais en se rejetant vivement en
arrière, il esquiva le coup de la lourde
botte ferrée.
Ce geste fut fatal au
sous-comite.
Peu habitué encore au roulis, il perdit
l'équilibre et s'étendit de son long
sur le coursier. Alors ce fut un vrai tumulte. Des
rires, des huées s'élevaient de tous
les bancs.
- Hardi ! Noguier,
hardi !
Empoigne ce gueux et l'envoie après sa
corde ! À la mer, le
bourreau !
Le tapage s'apaisa cependant,
quand
à la poupe apparut le capitaine.
Il vit Claude debout, le
sous-comite
écumant de rage et s'informa de ce qui se
passait. Ce dernier voulut parler, mais il
bégayait. Alors, M. de Ribeauville se tourna
vers le galérien. En quelques mots clairs et
concis, Claude décrivit la scène
telle qu'elle s'était passée. Depuis
quinze jours, les airs prétentieux et
fanfarons du nouvel employé agaçaient
le capitaine. Il ne perdit pas une si belle
occasion de le remettre à sa
place.
- Quand en finiras-tu
d'embêter le monde, espèce de
macaque ! dit-il de sa voix tonitruante. C'est
bien sûr que l'échange est permis, il
l'a toujours été. Si tu ne connais
pas encore les règlements, va cuver ton vin
et fiche enfin la paix à ma chiourme !
À cette sortie du capitaine,
les forçats applaudirent
bruyamment.
- Bravo ! Bien
parlé ! crièrent quelques
voix.
Quand le sous-comite disparut
sous
la rambade, il n'était plus blanc, il
était vert. Claude fut
déchaîné. Les galériens
de « la fatigue »
s'alignèrent, puis sous la conduite d'un
argousin, s'acheminèrent vers
l'arsenal.
Claude, tout le jour, fut sous
le
coup d'une vague inquiétude. Il savait que
son adversaire le retrouverait. Aussi ne fut-il pas
surpris, le soir, de le voir revenir en compagnie
du major des galères. C'était ce
dernier qui présidait aux
exécutions.
- Mutinerie, injures, voies de
fait ! résumait le sous-comite. Il faut
faire un exemple, sans quoi mon autorité est
ruinée. Je réclame cinquante
coups.
Un murmure de protestation
s'éleva dans la chiourme.
- Et moi, j'en appelle au
capitaine ! s'écria le Cévenol
qui se leva, indigné. Il sait comment les
choses se sont passées.
- Le capitaine est en train de
dîner. On ne le dérange pas pour si
peu !
Avec plus de force, Claude
répéta:
- J'en appelle à M. de
Ribeauville ! Puis avisant un Turc que la
dispute avait attiré :
- Va le chercher
immédiatement ! ajouta-t-il d'un ton
d'autorité.
- Écoutez ce chien qui se
mêle de donner des ordres ! Si tu
bouges, toi, Isouff, je te mets à la double
boucle !
Sachant que le major était
l'ennemi le plus implacable des huguenots, le
sous-comite ajouta, venimeux
- C'est un
hérétique !
Alors le major laissa tomber sa
sentence
- Quarante-cinq
coups !
Nouvelle rumeur des
galériens, malgré la présence
du major qui leur en imposait... Claude n'avait pas
d'ennemi dans la chiourme.
Chacun le respectait. La dose ordinaire de la
bastonnade était de 20 à 30 coups.
Ceux qui en subissaient davantage en
réchappaient rarement.
Sur les galères, la
bastonnade se pratiquait de la manière
suivante : Le patient était
dépouillé de ses vêtements
jusqu'à la ceinture puis immobilisé.
Alors un robuste Turc prenait une corde et lui en
labourait le dos. Ce Turc était
excité par le comite lui-même qui, si
le bourreau ne s'acquittait pas avec toute la
cruauté voulue de sa mission, le frappait
impitoyablement. Au bout de quinze à vingt
coups, le supplicié presque toujours
s'évanouissait. Pour le faire revenir
à lui et, en même temps pour
prévenir la gangrène, le
« frater » de la galère
versait sur ses plaies un mélange de
vinaigre et de sel. Ensuite on le jetait dans la
cale, sur quelques paquets de câbles ou de
cordes.
Pendant qu'on attachait son
camarade, Capucin criait, suppliait,
réclamait la moitié des coups de
corde... Mais nul ne prenait garde à
lui.
Isakoff fut appelé pour
remplir l'office de bourreau. Mais prières
ni menaces ne purent le forcer à
démarrer.
- Noguier, mon ami, mon
camarade ! Moi, jamais le frapper !
déclara-t-il. Après lui avoir
juré qu'il serait châtié
d'importance, le sous-comite dut s'adresser au Turc
d'un autre banc.
Un quart d'heure plus tard, M.
de
Ribeauville sortit de la chambre de poupe. En
apprenant ce qui s'était passé, sa
colère fut terrible.
- Où est-il, ce satané
gueux ! s'écria-t-il en parcourant la
galère. Le diable m'emporte si je ne le fais
pas jeter à la mer. C'est une infamie !
Mon brave Noguier, mon meilleur
vogue-avant !
Prudemment, le sous-comite
s'était éclipsé. Il
détala le soir, sans esclandre. On ne le
revit jamais sur la Favorite.
Le capitaine descendit dans la
cale.
Il trouva Claude presque
inanimé, gisant dans une mare de sang. Alors
il appela le chirurgien du bord. Le Cévenol
fut pansé puis déposé sur un
matelas.
- Un peu de vin vous ranimera,
dit
le capitaine, se penchant sur le visage livide. Je
vous apporte un doigt de Madère ou mieux, de
Marsala...
- Merci, Ne prenez pas la
peine...
Il n'acheva pas. Les dents
convulsivement serrées, il parlait avec
difficulté.
Le capitaine sortit. Isakoff
entra
dans la chambre de chirurgie. Il rapportait ses
hardes au supplicié.
M. de Ribeauville revint avec
une
gourde qu'il déposa à son chevet.
Puis il s'informa s'il désirait encore
quelque chose.
- Capitaine, - le patient
s'exprimait avec effort prenez dans ma casaque un
portefeuille. Dedans, quatre pièces d'or.
Remettez-les à mon frère, Pierre
Mazel...
- Je les garde, dit le
capitaine,
pour vous les remettre à vous-même
quand vous serez guéri. Demain, je vous fais
transporter à l'hôpital.
Il s'éloigna, Claude pria le
Turc de l'aider à remettre sa casaque. Ce
vêtement sans manches, en forme de sac,
où se trouvait simplement une ouverture pour
la tête, n'était guère
difficile à enfiler. Cependant, il fallut du
temps. Quand le Turc se pencha, des larmes plein
les yeux, pour lui souhaiter une bonne nuit, Claude
lui tendit la main.
- Merci, mon brave, mon
fidèle Isakoff, merci !
Le Cévenol n'était pas
seul dans la cale. Un autre forçat, un
Provençal, gisait sur le plancher. Depuis
deux jours, il râlait... Il semblait que la
mort ne voulût point de lui.
Claude reposait immobile, sans
donner aucun signe de vie. Le pansement l'avait
Soulagé, l'atroce douleur de la
première heure s'était sensiblement
atténuée. Mais s'il ne pouvait
remuer, ni gémir, il pensait avec d'autant
plus d'intensité. Son
front brûlait de fièvre. Toute
l'activité de son être semblait
s'être réfugiée dans le
cerveau. Ses pensées se heurtaient,
roulaient comme des vagues. Toute sa vie
passée se déroulait, pareille
à un drame, devant ses yeux fermés.
Depuis longtemps, il s'était interdit de
penser à son amour sacrifié :
évitant tout ce qui pouvait l'amollir,
émousser son courage, il se bornait à
prier pour celle qu'il chérissait plus que
jamais au tréfonds de son coeur. Mais en
cette nuit solennelle, il vécut une seconde
fois, avec puissance, les événements
des dernières années : la visite
à la prison, le départ, l'inoubliable
journée où, sur la galère,
leurs yeux s'étaient rencontrés, - et
puis, les sublimes, magnifiques et folles
espérances suscitées par les guerres
camisardes. Il revécut son sacrifice, son
immolation volontaire. Et, suivant le cours de sa
pensée, il vit celle qu'il aimait, - non
plus avec le déchirement terrible
d'autrefois, mais avec une sorte de
résignation douce, - trouver dans l'oubli,
dans la vie familiale, dans les joies paisibles du
foyer ce bonheur qu'il avait voulu pour
elle...
Avançant la main, il sentit
sous sa casaque le petit portefeuille qui depuis
neuf ans ne l'avait pas quitté. Et il eut
une joie en songeant qu'il l'emporterait avec lui
au fond de l'océan.
Les deux mots brodés bleu
pâle et or sur le fond sombre
scintillèrent tout à coup autour de
lui, dans les ténèbres, s'imprimant
en lettres de lumière sur le velours de la
nuit. Tu vaincra ! La victoire, il l'avait
maintenant. Il la remportait dans la mort.
Franchissant d'un coup d'aile le temps qui
n'existait plus, sa pensée le transporta au
seuil du monde invisible. Lorsque, dans un stade
plus grand que ceux des fêtes olympiques, la
couronne serait posée sur le front des
vainqueurs, elle serait là ! Elle
serait là, avec sa chevelure
légère et blonde, son regard bleu,
changeant comme la mer. Mais surtout avec son coeur
qui jadis l'avait aimé... Les vainqueurs,
elle les verrait s'avancer l'un après l'autre pour
ceindre
l'éternel laurier. Et, lorsqu'à son
tour il monterait de l'arène, alors, -
peut-être - elle se
souviendrait...
Il faisait complètement nuit
quand le père Lacoste, un fallot à la
main, entra dans la chambre de chirurgie. Il
s'approcha de Claude, projeta la flamme sur son
visage et le regarda, perplexe.
- Souffrez-vous
beaucoup ?
demanda-t-il enfin d'une voix assourdie et que
l'émotion faisait trembler.
- Pas trop.
- Mon pauvre ami ! Je
suis
navré, absolument navré de toute
cette affaire. Le sous-comite sera puni comme il le
mérite : M. de Ribeauville me l'a
promis. Puis-je faire quelque chose pour
vous ?
Claude souleva les
paupières.
- Merci, dit-il, je n'ai besoin
de
rien, je suis bien. Au bout de quelques secondes,
ouvrant tout à coup les yeux, il regarda le
Lazariste.
- Père Lacoste !
murmura-t-il d'une voix distincte, on peut faire
à un homme un mal plus grand que de tuer son
corps ; c'est d'avilit son âme... je
vous pardonne. Vous ne saviez pas... Cette fois, -
il fit un grand effort pour articuler sa
dernière phrase, - je crois que ma
chaîne est bien près de
tomber !
Le prêtre lui prit la main et
sentit qu'elle commençait à se
refroidir. Il se tourna vers l'autre moribond qui
gémissait et râlait sans trêve.
Alors, fléchissant les genoux, dans cette
cale de galère, dans cette ombre
qu'étoilait à peine la lueur
rougeâtre du fallot posé sur des
câbles, d'une voix rauque, il récita
les prières des agonisants.
Capucin resta longtemps
affalé sur son banc, silencieux, morne,
l'âme labourée d'une douleur faite de
désespoir et de rage impuissante. Oh !
ce huguenot que le hasard lui avait donné
comme compagnon de chaîne, ce camarade
à l'abord si familier
mais au front si noble, comme il l'avait
aimé ! Son attitude, son regard, sa
voix, c'était le feu divin qui rallumait,
sans qu'il en eût conscience, tout ce qui
restait de bon en son vieux coeur souillé.
Et c'était à cause de lui, Capucin,
qu'on venait de l'assassiner. C'était pour
le protéger, pour le défendre, que
Claude avait donné sa vie. C'était
à cause de lui que, dans quelques heures
peut-être, on prendrait sa dépouille
et que, comme une bête morte, on la jetterait
à la mer !
Le sifflet avait retenti. Tous
les
forçats, enveloppés de leur capote,
dormaient ou faisaient semblant de dormir. La nuit
devenait plus sombre. À la clarté
d'un pâle rayon de lune, Capucin vit tout
à coup deux argousins qui sortaient de la
cale. Ils portaient quelque chose d'informe qu'ils
déposèrent sur le coursier. Puis ils
disparurent. Un corps était là,
immobile, revêtu de sa rouge casaque comme
d'un manteau d'ignominie. Au bout de deux minutes,
les argousins revinrent portant un boulet. Capucin
vit, comme on l'attachait aux pieds du cadavre, il
vit les argousins soulever leur fardeau et
s'approcher du bord. Puis ce fut le bruit sourd
d'un plongeon et le rejaillissement de l'eau sur
les flancs de la galère... Alors, incapable
de se contenir, Capucin courba la tête, se
cacha le visage dans ses deux mains et sanglota
comme un enfant.
À l'aube, le comite entra
dans la chambre de chirurgie. Il remarqua d'abord
que le Provençal avait disparu. Le corps de
Claude, raide, inanimé en apparence,
reposait encore sur le matelas. Il appela les
argousins et leur commanda de préparer un
boulet. Comme ils soulevaient le corps pour
l'emporter, survint le chirurgien de bord. Celui-ci
connaissait Claude.
- Une minute, s'il vous
plaît ! ordonna-t-il aux
argousins.
Il s'agenouilla, appuya son
oreille
sur la poitrine immobile, puis, se relevant ;
- Cet homme vit, dit-il, le
coeur
bat encore, quoique faiblement. Je vais avertir le
capitaine.
Une heure plus tard, Claude
reposait
dans un lit, à l'hôpital de marine.
Les argousins avaient eu soin, selon leur coutume,
de l'enchaîner solidement au pied du lit. Une
religieuse en cornette blanche regarda quelques
instants le visage inerte, les yeux
enfoncés, frangés de longs cils
noirs, les mâchoires serrées par une
dernière et suprême
résolution...
- Pauvre garçon !
murmura-t-elle, ils ne lui ont pas même
ôté sa chaîne... Comme si les
morts pouvaient s'évader !
Lorsque, sortant enfin de son
évanouissement profond, Claude ouvrit les
yeux, il éprouva d'abord une sorte
d'étonnement. Il était mort :
pourquoi se réveillait-il ?... La sueur
d'agonie avait mouillé son front, le hoquet
du dernier combat avait déchiré sa
poitrine : pourquoi se retrouvait-il dans
cette salle d'hôpital ? N'avait-il pas
assez souffert, assez soulevé la rame, assez
traîné la chaîne ?... Il
avait touché le sommet, pourquoi
retombait-il au pied de la montagne ? Il avait
salué le port et maintenant un vent mauvais,
le repoussant au large, le rejetait en pleine
tempête ...
Oui, pourquoi ? ...
Abraham Mazel était mort ! Cette
nouvelle fut connue à Genève aux
derniers jours d'octobre. Elisabeth en eut un
inexprimable chagrin. Elle revoyait Marc partant
gaiement avec le chef camisard et lui criant, la
voix légèrement
frondeuse :
« C'est pour Claude
qu'on
marche ! Sûr, on vous le
ramène ! »
Hélas ! non seulement il ne l'avaient
point ramené, mais c'était Marc,
l'insouciant, le joyeux soldat qui dormait
maintenant à l'ombre de la métairie
d'Uzès ! En défendant Abraham,
il était tombé sous les balles des
Miquelets. Daniel, désolé,
harassé, les vêtements en lambeaux,
était revenu seul. Ce deuil avait
jeté sur la famille du Désert une
ombre profonde. Mme Paysac fut la première,
non à se consoler, mais à se
soumettre. « Toutes les familles ont
leurs brèches, dit-elle à ses
enfants, la nôtre aussi devait payer son
tribut. Notre Marc, sachons le donner sans regret
à la sainte cause de la
liberté ! »
Dans sa nouvelle place,
Elisabeth,
après plusieurs années de vie rude,
avait retrouvé le confort et l'existence
facile dont elle jouissait jadis au Manoir. Elle
avait une ravissante chambre donnant sur un balcon.
L'ameublement en était élégant
et simple : un lit en bois de chêne
sculpté, un sofa, un confortable fauteuil et
une grande glace caressaient ses regards. À
côté de la table, couverte d'un riche
tapis de moquette, il y avait un petit
secrétaire pour sa
correspondance. Plusieurs vases fleurissaient la
jardinière. Elle avait la permission, les
soirs d'hiver, d'allumer du feu dans sa
cheminée de marbre, lorsqu'elle voulait
écrire ou lire en toute
tranquillité.
Les deux petites de Candaux lui
témoignaient la plus vive affection. Le
docteur l'entourait d'égards et de respect
et la vieille, charmante grand'maman, l'aimait
comme sa fille. Et pourtant, dans ce milieu
sympathique autant que distingué - Elisabeth
devait se rendre à l'évidence elle se
sentait parfois profondément
malheureuse.
Les lettres qu'elle aimait tant,
ces
lettres qui étaient toute la joie, tout
l'intérêt profond de sa vie de jeune
fille, ces lettres n'arrivaient plus Les jours de
courrier elle se levait avec cette
pensée ! Le messager ne
m'apportera-t-il rien ? et le soir,
après sa cruelle déception, elle
versait quelques larmes. La semaine prochaine,
peut-être ! songeait-elle pour se
consoler.
Mais les courriers se
succédaient sans amener la missive attendue.
À la fin, Elisabeth résolut
d'écrire directement à Mme Soubeyran,
la suppliant de lui donner des nouvelles. Quinze
jours plus tard, elle en reçut la
réponse suivante :
« Il m'est impossible,
à mon grand regret, de vous renseigner au
sujet de M. Noguier. Tout ce que je puis vous dire
c'est que, depuis plusieurs mois, son Turc n'est
plus venu chercher des lettres ni m'en apporter.
J'ai encore ici tous vos derniers paquets et
lettres que je n'ai pu lui faire parvenir. Il est
donc inutile de m'en envoyer davantage. Je n'ose
non plus faire des démarches pour m'assurer
qu'il est encore vivant. Depuis longtemps on me
surveille. Des prêtres rôdent parfois
autour de la maison, épiant nos
allées et venues. Heureusement qu'ils n'ont
rien pu découvrir ces derniers temps :
cela m'aurait attiré sans doute quelque
mauvaise affaire. Des épidémies ont
régné cet été sur les
galères ! ma conviction c'est que Claude
Noguier est au
nombre des
victimes, sans quoi il m'enverrait son messager
comme il l'a fait régulièrement
jusqu'ici. Le Turc Isakoff m'assurait que beaucoup
meurent des suites de la bastonnade. Enfin, s'il
est au repos, que peut-on lui souhaiter de
mieux ? Vous le savez, c'est une vie
effroyable qu'on leur fait à ces malheureux,
sur les galères de
Marseille. »
Elle ajoutait en
post-scriptum : « Si jamais j'ai des
nouvelles, je vous les communiquerai
immédiatement. »
Cette lettre fut pour la jeune
fille
un coup de massue. Elle se retira dans sa chambre,
enfouit sa tête dans les coussins et se mit
à sangloter
désespérément.
Toutes sortes de questions se
posaient : Pourquoi Dieu n'avait-il pas
donné la victoire aux Camisards ? - le
succès à la tentative
d'Abraham ? Pourquoi n'avait-il pas rompu les
fers des captifs ? Elle avait tout
sacrifié pour rester fidèle à
sa foi, elle avait quitté famille, patrie,
et c'était là sa
récompense ! ...
Alors, il lui sembla qu'une voix
murmurait à son oreille : Est-ce bien
pour moi que tu l'as fait ?
Les semaines qui suivirent
furent
pour elle profondément tristes. Le jour,
pour ne point assombrir son entourage, elle
refoulait ses larmes, elle s'efforçait de
prendre une figure sereine et gaie. Mais chaque
soir, le désespoir prenait sa revanche.
Claire et Laurette l'observaient avec
sympathie.
Quand les fillettes avaient
été très sages, qu'elles
avaient appris parfaitement leurs leçons,
Elisabeth avait l'habitude de leur chanter une
romance en s'accompagnant de la guitare. Un soir,
elles réclamèrent leur morceau
favori: « La ballade du
troubadour ».
Elisabeth se dit que, coûte
que coûte, elle devait surmonter sa
faiblesse, arriver à se dominer
elle-même. Elle prit donc l'instrument et se
mit à chanter.
Mais à peine avait-elle
achevé le premier verset que la guitare lui tomba
des
mains
et qu'elle éclata en sanglots. Les fillettes
se jetèrent sur elle pour l'embrasser, la
consoler, en lui faisant toutes sortes de
questions. La grand'mère qui crochetait dans
son fauteuil la suivit, lorsqu'elle sortit, d'un
tendre et anxieux regard.
Sa porte verrouillée,
Elisabeth sanglota longtemps, à genoux
près du lit. De son coeur montait un vrai
cri de détresse : Comment vivre sans
lui ? Avec Claude, les humiliations les plus
profondes, les pires difficultés ne
comptaient pas. Sans lui, sans l'espérance
du revoir, toute joie terrestre, toute
énergie sombrait. Et comme un flot appelle
un autre flot, la perspective de l'avenir la
remplit de trouble et d'angoisse. Que serait plus
tard son existence ? Elle ne demeurerait pas
toujours chez les de Candaux. Seule et pauvre, elle
devrait travailler, gagner le pain de chaque
jour ; son lot jusqu'à la fin serait de
servir. Servir ! Elle dont les ancêtres,
d'une génération à l'autre,
s'étaient fait servir - elle devrait, sans
but, sans espoir au coeur, se courber humblement,
sous la dépendance d'autrui... A cette
pensée, tout son orgueil douloureux et
saignant, tous les préjugés de sa
lignée aristocratique se
réveillaient, se dressaient pour
l'écraser... Soudain, elle eut le sentiment
d'une présence invisible. Quelqu'un
était là. Douce et
pénétrante, une voix parla dans son
coeur :
« Existant en forme de
Dieu, il s'est abaissé, il s'est
anéanti lui-même en devenant semblable
aux hommes, en prenant la forme d'un serviteur.
Étant riche, il s'est fait pauvre pour nous
afin que, par sa pauvreté, nous fussions
rendus riches... Vous m'appelez Maître et
Seigneur et vous dites bien car je le suis. - Et
cependant je suis au milieu de vous comme celui qui
sert. »
Elisabeth sentit alors un
mystérieux apaisement. Elle eut la vision
d'un autre ordre de grandeur. L'humilité du
fils de Dieu, la splendeur de son abaissement
volontaire pour la première fois la
saisirent avec force. En ce moment, tout son
orgueil se fondit,
sans
effort sa volonté se courba sous une
volonté d'amour librement
acceptée.
Et de nouveau la voix se fit
entendre :
- Pourquoi pleures-tu ?
Il a
combattu le bon combat, il a gardé la foi.
Et maintenant, à ton tour, veux-tu me
servir ? veux-tu me suivre ? Marcher sur
mes traces dans la voie du renoncement et du
sacrifice ?
Nette et décisive, la
réponse jaillit de ses lèvres. Oui,
Seigneur, je le veux ! Ce soir-là, un
pacte fut scellé entre le Maître doux
et humble de coeur et la jeune patricienne qui,
descendant pour jamais de son piédestal,
à son exemple consentait à
servir.
Graduellement la paix revint en
elle. Ce n'était pas encore la joie, mais au
moins avait-elle retrouvé la force
nécessaire pour porter, sans
défaillance, le fardeau
journalier.
Elle regardait parfois avec une
sorte d'antipathie le luxe qui l'entourait. Claude
ne les avait jamais goûtés, ces
raffinements de l'existence que permet la fortune.
Sa vie à lui s'était passée au
Désert, dure, errante, exposée
à mille périls, elle s'était
achevée dans les horreurs du bagne. Comment
avait-elle pu dormir sous son moelleux
édredon, le sachant exposé aux
morsures du mistral, vivre dans les délices
tandis que, sur l'affreuse galère, il
souffrait et mourait ? En y songeant, elle se
haïssait elle-même. Ah ! comme elle
regrettait l'hiver passé chez la belle-soeur
de Jeanne, ce rude et lumineux hiver où plus
d'une fois minuit l'avait trouvée
courbée sur ses durs travaux ! Cette
vie laborieuse et pénible, avec, au coeur,
une espérance, n'était-ce donc pas du
bonheur ?...
Mme Soubeyran avait promis
d'écrire tout de suite si elle recevait
quelque nouvelle. Mais les semaines passaient, une
année
succédait à une autre année et
la lettre, suprême espoir d'Elisabeth,
n'arrivait pas !
Depuis son poignant chagrin,
tous,
dans la famille du docteur, avaient redoublé
pour elle d'affection et de prévenances. Mme
de Candaux, lorsqu'elle vit enfin reparaître
sur les traits de sa jeune amie un peu de
gaîté, s'en réjouit
intérieurement. Elisabeth n'avait pu lui
celer toute la vérité : une
demi-confidence l'avait mise sur la voie. Et
maintenant la vieille dame, de toutes
manières, s'efforçait de lui faire
partager sa conviction : Un deuil peut bien
assombrir quelque temps une jeune vie, mais il ne
doit pas pour toujours la briser. Il faut savoir,
comme Paul, rompre avec le passé et se
tourner résolument vers
l'avenir...
Le docteur, mis au courant par
sa
mère, observait avec joie ces
symptômes de guérison morale. Il
traitait la jeune fille non comme une
employée, mais comme une égale,
l'entourant du respect le plus délicat, de
la plus parfaite courtoisie. Un jour, il lui donna,
sans qu'elle l'eût demandé, un
congé de quinze jours pour qu'elle
allât se retremper auprès de ses amis
des Tilleuls.
- Vous prenez votre tâche
décidément trop à coeur, lui
dit-il, vous avez l'air fatiguée. Un repos
complet vous fera du bien. Allez !
promenez-vous beaucoup dans la campagne,
laissez-vous vivre au grand soleil et revenez-nous
avec du rose aux joues et une provision nouvelle de
santé et de
gaîté !
En s'acheminant vers la ferme,
Elisabeth n'avait qu'une pensée. Les Paysac
n'auraient-ils pas, peut-être, en son
absence, reçu des nouvelles ? Elle se
rappelait une lettre de Claude, portant sur
l'enveloppe des salutations de Pierre Mazel aux
galères, de Jean Mazel dans les
Cévennes et dont le sceau était de
Genève. Elle avait été mise
à la poste par des réfugiés.
L'incertitude lui était si
douloureuse ! Ses prières, elle les
commençait maintenant par ces mots : S'il
vit, s'il
lutte et souffre encore... Oh ! comme il lui
tardait d'être enfin délivrée
de ses doutes et de savoir toute la
vérité !
Mais à la ferme elle ne
trouva rien, - rien si ce n'est le sourire de Mme
Paysac et la chaude affection de Jeanne. Leur
accueil fut un baume sur sa plaie
secrète.
Jeanne, elle ne tarda pas à
s'en apercevoir, - avait un sujet qui lui tenait
particulièrement à coeur. La jeune
paysanne en entretint son amie les jours qui
suivirent, au retour des champs. Elle le reprit le
soir, tandis qu'assises sous le tilleul, elles
préparaient ensemble le légume pour
le lendemain.
- Daniel, lui dit-elle, s'est
fait
une entorse en tombant d'un arbre. C'est le docteur
de Candaux qui l'a soigné ! Qu'il est
bon, cet homme, qu'il est généreux et
désintéressé ! Savez-vous
que dans sa famille, on vous apprécie
beaucoup ? Il nous l'a dit
lui-même : ses filles vous adorent et sa
vieille mère aurait grand'peine à se
passer de vous. Quelle chance, il y a deux ou trois
ans, que cette rougeole de Maurice ?... Sans
doute il fallait que vous le rencontriez. Il est
des hasards qu'on pourrait appeler
providentiels.
Un autre jour, tout en
berçant sur ses genoux sa belle petite
Mariette, Jeanne reprit l'entretien.
- Elisabeth, je voudrais tant
vous
voir heureuse. Et j'ai peur que, si quelque jour le
bonheur s'offre à vous, vous le repoussiez
au risque de vous en repentir le reste de votre
vie...
- Le bonheur ! fit
Elisabeth
tristement. Pour moi, vous le savez bien, il n'est
plus ici-bas, il est là-haut.
- Non, dit Jeanne avec chaleur.
Le
temps est un grand Médecin. Toutes les
blessures se ferment, toutes les plaies se
cicatrisent. Il ne faut pas que le passé
jette pour toujours son ombre sur l'avenir. Vous
avez assez souffert. Maintenant vous pouvez, vous
devez être heureuse.
Regardez ces branches, tandis que les vieilles
feuilles fanées s'en détachent, elles
poussent déjà des bourgeons
printaniers. N'empêchez pas
l'espérance d'éclore en vous. Vous
avez le don de vous faire aimer, vous êtes
encore jeune et jolie...
- Je ne suis plus ni l'un ni
l'autre, interrompit Elisabeth. Et si même
quelqu'un jetait les yeux sur une pauvre fille sans
famille et sans dot, suis-je libre ? On ne
donne pas sa main sans son coeur. Or le mien n'est
plus à donner !
- Mais il est insensé,
s'écria Jeanne, de s'enfermer dans un
chagrin éternel. La vie est longue.
Maintenant, sans doute, vous ne souffrez
guère de la solitude. Mais plus tard ?
Mais au bout de trente, peut-être quarante
années ?...
- Ah ! je sais bien,
dit
Elisabeth, que ma santé est
désespérément bonne ! Ne
meurt pas qui veut !... J'en fais
l'expérience.
- Elisabeth, vous me faites de
la
peine. On n'a pas le droit de mépriser la
vie : c'est un don de Dieu. Il faut s'y
rattacher au contraire et s'y cramponner !
Écoutez, je vais vous confier un secret que
personne, pas même ma mère, n'a jamais
pénétré. Moi aussi, dans ma
première jeunesse, j'ai aimé !
Oh ! sans le moindre espoir de voir jamais se
réaliser mon rêve - celui que j'aimais
était trop au-dessus de moi. Il était
le prince, moi la bergère. Que de fois j'ai
pleuré, seule, la nuit ; que de fois au
matin mon oreiller fut trempé de larmes...
Et quand j'appris sa mort, ce fut pour moi une
sorte de soulagement. Au moins, me dis-je, aucune
autre ne me le prendra ! Et j'avais
résolu de lui rester fidèle, de ne
l'oublier point, de ne me marier jamais. Mais j'ai
vu qu'ici bas le rêve doit céder la
place à la réalité. La
tâche normale d'une femme, c'est le mariage.
Certes, on n'oublie pas ! Les chers souvenirs,
on les enferme dans le sanctuaire de son coeur
puis on enlève la
clef. Et ce n'est que rarement, à de longs
intervalles, qu'à la dérobée
on y risque un coup d'oeil...
Elisabeth fixa sur son amie, qui
rougissait, un regard
pénétrant.
- Je l'avais deviné !
dit-elle enfin. Quand je vous vis pleurer sur le
tombeau de mon frère, je compris tout. Et
j'ai la certitude que lui aussi vous a
aimée !
Toutes deux avaient les larmes
aux
yeux. Cette évocation du beau et
mélancolique visage d'Augustin d'Arville les
avait, l'une et l'autre, profondément
remuées.
Jeanne rapidement s'essuya les
yeux,
embrassa son enfant, puis relevant la tête
d'un geste de vaillance :
- Faites comme moi,
conseilla-t-elle. Ce n'est point trahir, sachez-le
bien, que de se reprendre, à vivre !
...
Elisabeth se leva, embrassa la
jeune
femme, puis, sans une parole, quitta la cuisine.
Elle se retira dans sa petite chambre, sous le
toit. Là, elle se mit à
réfléchir.
Que lui demandait-on ?
Qu'attendait-on d'elle ? Que, pour remplir une
carrière heureuse, pour échapper
à l'isolement d'une triste vieillesse, elle
s'efforçât d'oublier ! Que, comme
les hêtres jetant au vent leurs frondaisons
anciennes et fanées, elle laissât
germer dans sa vie des affections nouvelles, de
douces et joyeuses espérances...
C'était logique en apparence. Cela
paraissait naturel, légitime et juste. Mais,
était-ce là sa destinée ?
Cela rentrait-il dans le domaine des choses
possibles ?
Il y avait dans sa vie des
possibilités. Elle pouvait maintenant
supporter la pauvreté, le travail
pénible, même l'opprobre et le
mépris. Mais abandonner sa main à une
autre qu'à cette main brune qui, jadis, au
mystérieux sommet de l'Espérou,
l'avait touchée : cela jamais, non
jamais !... Elle pouvait bien mourir seule,
abandonnée : Dieu la recueillerait.
Mais profaner le grand, le profond, le divin amour
qu'il lui avait donné : cet amour que
ni l'absence, ni le silence, ni
la mort elle-même n'avait pu détruire,
elle ne le pouvait pas !
En ce moment une résolution
se forma dans l'esprit de la jeune fille ; les
vagues aspirations des semaines
précédentes se
précisèrent : je quitterai, se
dit-elle, ma place chez le docteur. Cette vie
à demi-oisive, facile, amollissante, c'est
là le grand mal. Je parlerai à Mme de
Candaux : avec une entière franchise,
je lui dirai mes raisons et lui ouvrirai mon coeur.
Cela fait, je me sentirai libre, sans gêne
aucune, de m'adresser au docteur. Je lui dirai mon
désir de faire oeuvre utile. Je
réclamerai ses conseils et sa protection. Il
ne refusera certainement pas de m'aider à
trouver, dans l'un des hôpitaux de
Genève, une place
d'infirmière.
Cette décision prise,
Elisabeth se sentit déchargée d'un
lourd fardeau.
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