Les nouvelles des désastres camisards, la
défection de Cavalier, la mort de Roland,
furent promptement répandues aux
galères par les Lazaristes. Quelques lettres
vinrent la confirmer. Et pour tous ces malheureux
qui déjà, de leur enfer, avaient
entrevu la prochaine délivrance, ce fut une
écrasante déception.
Quatre d'entre eux se
retrouvèrent un jour à l'arsenal
(1). Pendant
le
repas, Franceset, Pierre Mazel, Franz, Sabathier,
avaient pris leur gamelle et s'étaient assis
à côté de Claude. Ils
commentèrent un moment la conduite de
Cavalier, déplorèrent la perte de
Roland.
- Les voies de Dieu ne sont pas
nos
voies ! dit Sabathier, un vaillant dont quinze
ans de galère n'avaient
émoussé ni le courage, ni la foi.
Courbons-nous ! Un jour, sans doute, nous
comprendrons !
Tous se turent. Ils se
regardaient,
n'ayant plus rien à dire. Enfin Mazel sortit
de sa poche une lettre de son frère Abraham.
Celui-ci citait le mot célèbre de
Roland, prononcé quelques jours avant le
drame de Castelnau : « Depuis
longtemps, j'ai offert à Dieu mon corps en
sacrifice. »
- Il ne nous reste plus qu'à
dire comme Roland... fit Pierre Mazel.
Eh bien ! reprit-il,
avec un
sursaut de son énergie, malgré tout,
on tiendra ! ...
- On tiendra ! dit
Claude,
laissant retomber, d'un geste las, sa main sur son
genou.
Et Franceset qui regardait le
plancher, qui songeait à sa femme et
à sa fillette, n'en répéta pas
moins après eux
- Oui, on tiendra !
En effet, des trois cents
galériens huguenots de Marseille, aucun ne
songeait à l'abjuration. Le sentiment du
devoir et l'orgueil de leur race le leur
défendaient. Chez ces fils de héros
et de martyrs, la vieille ténacité
huguenote, l'attachement à leur cause,
même perdue, rendait impossible toute
trahison. Ils pouvaient mourir sur leur
galère, mais ils n'en sortiraient point
portant au front la tache infamante de l'apostasie.
L'espoir de la délivrance les avait
quittés. Pour ne point forfaire à
l'honneur, il leur restait la
mort !
Ce qui, plus encore que la
destruction de ses magnifiques rêves
d'avenir, accablait Claude Noguier, c'était
l'effondrement de sa foi. Presque nuit et jour, il
avait prié pour le succès des guerres
camisardes ; sans cesse passaient devant ses
yeux les merveilleux récits de la Bible, les
victoires d'un Gédéon, d'un David,
écrasant leurs ennemis sans autre force que
celle de l'Éternel. Et voici, le Dieu de
Roland et de Cavalier, celui qu'invoquaient les
chefs-prophètes du Désert, ce Dieu
les avait abandonnés ! Dieu lui faisait
l'effet d'un ami puissant, pour lequel on a fait de
coûteux sacrifices, en qui l'on a
placé la plus entière confiance et
qui, à l'heure critique, au lieu de vous
secourir, - d'une façon aussi odieuse
qu'inexplicable, vous trahit ! Il ne
reconnaissait plus le Dieu de son enfance. Sa foi
jusqu'alors avait été ferme,
inébranlable, absolue. Mais la
défaite des Enfants de Dieu, du peuple de
l'Éternel la minait sourdement. Des doutes
se glissaient dans son coeur : Dieu
était-il réellement tout bon et tout
puissant ? Possédait-il la
toute-science ?... Voyant la foi des Camisards
persécutés, entendant leurs
supplications et leurs cris de détresse,
comment était-il possible qu'il les
eût laissé succomber ?
Souvent la nuit, incapable de
dormir, il se plongeait dans la contemplation des
astres dont la poussière étincelante
parsemait les cieux. Il songeait à la
grandeur infinie du Créateur. Tous ces
points brillants étaient des mondes. Il
avait appris, sur les genoux de sa mère, que
Dieu s'inquiète du plus petit insecte, du
plus faible vermisseau, qu'il veille comme un
Père sur tous les enfants des hommes et que
les cheveux même de notre tête sont
comptés. Il commençait à en
douter. Non, le Créateur de ces myriades de
mondes ne s'inquiétait point de ces grains
de poussière que sont les hommes : il
abandonnait ses créations à leurs
lois immuables et, sans intervention aucune du
Très-Haut, les forts écrasaient les
faibles, les bourreaux égorgeaient leurs
victimes... Quels étaient la fin, le but, la
raison d'être de tout cela ? Perdu dans
le labyrinthe du doute, il n'en savait plus
rien !
Claude n'était pas le seul
sur les galères qui traversât une
redoutable crise morale. Et les aumôniers
veillaient au grain. Il y avait chez eux un
réveil de l'esprit de propagande. Car
l'heure du découragement c'est l'heure
propice pour jeter le grappin sur les âmes
faibles, pour ramener les indécis... Le
père Garcin, dans l'ombre, préparait
tout en plan de campagne.
Depuis longtemps, le père
Lacoste témoignait au Cévenol une
bienveillance particulière. Il venait
s'asseoir sur le coursier, près de lui, et,
familièrement, il l'entretenait sur toutes
sortes de sujets. Il s'informait avec
intérêt de sa famille, de ses
circonstances, le mettait au courant des
nouvelles ; de toutes celles du moins qu'il
était opportun de lui
faire connaître. Il avait rendu justice
à l'héroïsme camisard,
exprimé l'espoir qu'on adoucirait le sort
des huguenots. Un jour enfin, il aborda le sujet
qui lui tenait à coeur :
- Vous le savez, lui dit-il,
j'ai
pour vous la plus sincère affection, la plus
vive sympathie. Et je déplore la rigueur des
ordonnances du roi, qui condamnent à une
peine infamante un homme honnête et probe
comme vous. J'ai l'ardent désir de vous
aider. Tenez, en songeant à tout cela, un
projet m'est venu à l'esprit. Il sortit de
son calepin une feuille soigneusement pliée.
J'ai là un papier à vous communiquer.
Écoutez cette déclaration :
« Je reconnais l'Eglise catholique
apostolique et romaine ». Y a-t-il
là le moindre mot susceptible de froisser
votre rigide conscience huguenote ? Vous
reconnaissez son existence, rien de plus, vous n'y
adhérez pas. Elle existe : c'est
à l'évidence du fait que vous vous
rendez seulement. Donc cette phrase, vous la
signez, et je l'expédie, avec pressante
recommandation, à M. Chamillard, ministre
d'État.
Nous sommes fort bien ensemble
et
j'ose me flatter qu'au vu de ma requête, il
ne refusera point de vous délivrer un
passeport. Si l'argent vous manque, je vous en
avancerai. Vous gagnez Genève. Au lieu de
moisir, de pourrir sur ce banc de galère,
vous fondez une famille et devant vous s'ouvre tout
un avenir de bonheur, de travail utile, d'honneur
et de vertu sans que vous ayez dû renier un
seul de vos principes. Ne prenez aucune
décision hâtive,
réfléchissez, mon ami,
réfléchissez !
L'aumônier s'éloigna,
laissant Claude surpris, abasourdi, en proie
à une émotion violente. Gagner
Genève ! Revoir celle qu'il aimait, -
consoler la douleur poignante de la
séparation, avoir le droit de
protéger, d'entourer de tendresse celle qui
spontanément s'était donnée
à lui ! Oui, le père Lacoste
avait raison, il pouvait en bonne conscience signer
cette déclaration. D'ailleurs, toute exagération
est mauvaise.
Le respect de la religion poussé à
l'extrême, devient fanatisme. C'était
une chance inespérée, qu'il n'avait
pas le droit de négliger. Et, puisque le
Tout-Puissant ne faisait plus de miracles, ne
devait-il pas être reconnaissant au brave
père Lacoste, son protecteur, de ce qu'il
avait eu pitié de lui ?
Il accepterait cette
proposition.
Mais, comment, en revoyant Elisabeth, en retrouvant
les Paysac, leur expliquerait-il sa
libération ? Il ne nommerait pas le
père Lacoste, cela allait de soi. Il se
contenterait de parler d'un ami. Cette restriction
répugnait à sa nature
foncièrement loyale et droite, mais il
fallait écarter ce léger
scrupule : un intérêt
supérieur l'exigeait. D'un mouvement
involontaire, il prit son portefeuille et relut la
devise : Tu vaincras ! Ces deux mots,
ternes et dépourvus de sens ne lui firent
aucun bien. Le soir, il leva les yeux vers Vega,
l'étoile lointaine et splendide. Ce fut sans
aucun plaisir qu'il la regarda.
Pourquoi donc ne se
réjouissait-il point de sa délivrance
prochaine ? Son coeur aurait dû bondir
de joie et, tout au contraire, il le sentait lourd,
indécis,
désemparé...
Il examina de plus près la
proposition du père Lacoste. Et soudain,
perçant à jour la ruse des
aumôniers, il discerna le
traquenard.
Depuis des années, pas un des
protestants, détenus sur les galères
du roi, à Marseille, n'avait abjuré.
Il s'agissait de faire brèche dans ce mur
compact que l'héroïsme des huguenots,
leur accord tacite, opposait à la propagande
des Lazaristes. Or, ce papier, comme l'appelait le
père Lacoste, qu'était-il, si ce
n'est en bonne et due forme, une formule
d'abjuration ? C'était un coup de
bélier tenté pour enfoncer la
muraille... La brèche ouverte, l'ennemi
pouvait entrer !
Claude, tout songeur, vit en
esprit
Pierre Mazel, Franceset, Sabathier, contemplant sa
place vide et disant avec mélancolie :
Noguier
nous a lâchés !... Cette fois, sa
résolution fut prise. Quand, un bienveillant
sourire sur les lèvres, le père
Lacoste vint chercher sa réponse, il lui dit
simplement :
- J'ai réfléchi. Dites
au père Garcin que si jamais ma chaîne
doit tomber, il faut que ce soit la main de Dieu
qui la délie, - non la
sienne !
Pendant une minute, l'aumônier
le regarda fixement. Puis comprenant que toute
discussion serait inutile, il haussa les
épaules et tourna les talons.
Les semaines qui suivirent
furent
pour Claude un temps de véritable agonie
morale. Non, il ne céderait pas !
Seulement n'ayant plus au coeur ni l'espoir de la
liberté, ni l'enthousiasme de souffrir pour
Dieu, ni la vision du ciel, il souffrait en secret
un épouvantable martyre et sa vie de
galérien lui devenait intolérable.
Sans la chaîne qui le retenait, il se fut
jeté à la mer.
Enfin, torturé de corps et
d'esprit, ayant fait le tour des choses, le tour de
sa destinée et n'ayant rien trouvé,
comme l'enfant perdu qui revient à son
père, il revint à Dieu. Il eut le cri
de Pierre à l'heure où, après
la défection des foules, Jésus
s'informe si ses disciples ne voulaient pas eux
aussi s'en aller : Seigneur, à qui
irions-nous ? Toi seul as les paroles de la
vie éternelle ! Il pria comme il ne
l'avait jamais fait auparavant. Oh !
Christ ! murmurait-il, si vraiment tu es le
Sauveur, le Fils de Dieu, le Vivant aux
siècles des siècles,
réponds-moi ! explique-moi ce que j'ai
tant de peine à comprendre ! Il reprit
son Évangile. Il lut
Gethsémané puis le drame de Golgotha.
Jésus, lui aussi, avait été
abandonné, trahi, vaincu, il avait dû
faire le sacrifice de son corps. Et pourtant, il
avait pu dire par la bouche du Voyant de
l'Apocalypse : « Celui qui vaincra,
je le ferai asseoir avec moi sur mon trône,
comme moi-même j'ai vaincu, et je me suis
assis avec mon Père sur son
trône. »
Alors la pensée de Claude
s'éleva des choses passagères aux
choses éternelles. Il eut la vision de ces
deux puissances éternellement en conflit
dans le monde : la puissance du bien et celle
du mal. La grande lutte séculaire lui
apparut dans sa réalité tragique. Et,
pour la première fois, il comprit le
rôle surnaturel joué dans l'histoire
de notre race par Jésus de Nazareth.
Être d'essence divine, prince des
légions célestes, Jésus
était descendu pour vaincre Satan, le grand,
le perfide, l'implacable ennemi de
l'humanité. Et dans sa victoire, loin de
demeurer seul, il voulait entraîner sur ses
pas toute une phalange de vainqueurs. Il
était venu sauver les hommes ? De qui,
et de quoi ? Du péché ! De
ce pouvoir redoutable et mystérieux qui
courbe l'homme, le dégrade, le corrompt, le
fait descendre au-dessous des brutes.
C'était dans cette bataille formidable qu'il
était engagé, lui, Claude Noguier
c'était là qu'il devait combattre et
qu'il devait vaincre ! Il fallait atteindre
à cette liberté morale dont parlait
Elie Neau. Puis, après avoir remporté
sur lui-même la décisive victoire,
s'efforcer de vaincre le mal autour de
lui.
Claude commençait à
respirer. La lumière revenait. Les nuages se
déchiraient au-dessus de sa tête et
l'azur du vrai ciel, plus lumineux et plus limpide
après la terrible tempête,
apparaissait une seconde fois.
Du sommet que, par la rampe
abrupte
d'une souffrance aiguë, il venait d'atteindre,
il voyait distinctement les réalités
du monde invisible. L'au-delà ne faisait
plus pour lui l'ombre d'un doute, il le voyait,
avec les yeux de l'âme aussi nettement
qu'avec ceux du corps, il distinguait les
agrès de la galère ou les maisons du
quai. Il essaya de se rendre un compte exact de sa
mission et de l'action qu'il devait exercer.
Qu'est-ce que le Tout-Puissant attendait de
lui ? Pourquoi l'avait-il placé dans un
milieu où, plus que nulle part ailleurs, il
réalisait la puissance terrible du
péché ? N'était-ce point
pour y glorifier son divin Chef ? Pour montrer
à ces misérables, en les aimant, que
le salut était aussi pour
eux ?
Jusqu'alors Jésus-Christ
avait été pour le Cévenol une
noble, attachante, mais lointaine figure
historique. Il comprit, en ce moment, que le
Rédempteur du monde est quelque chose de
plus. Ouvrant de nouveau son Évangile, il
relut la parabole du cep et des sarments. Toutes
les pensées fortes, consolantes,
réconfortantes qui descendaient en lui,
qu'était-ce autre chose que la sève
du Cep divin, pénétrant son âme
et lui donnant la vie ? Il vit en esprit le
Cep unique, envoyant sa sève à des
myriades de sarments, la source profonde
déversant par des milliers de canaux son eau
vivifiante.
Tant qu'il demeurerait en cette
communion, il en avait conscience, une force serait
en lui, une joie qui l'aiderait à dominer sa
situation au lieu de se laisser dominer et
écraser par elle. Mais sa rupture, il venait
d'en faire l'expérience, le rejetait dans un
abîme de doutes, de ténèbres et
de désespérance. Il résolut de
faire tout pour la conserver : prier, veiller,
se nourrir des paroles du Maître. Cette joie,
cette force, comme il aurait voulu les
répandre autour de lui, les partager avec
tous ses camarades ! Mais de quelle
façon agir sur eux ? Leur prêcher
l'Évangile ? Non ! Ils ne
comprendraient pas. Leur mentalité
était trop différente de la sienne.
Pas un, du moins il le croyait, n'avait la moindre
aspiration vers le bien. Au contraire, ils se
glorifiaient de leurs vices, ils faisaient de la
vertu le but incessant de leurs railleries. Rien ne
sert de mener à l'abreuvoir l'âne qui
n'a pas soif. Ce qu'il fallait éveiller
avant tout, en ces âmes
dégradées, c'était la soif du
beau et du vrai. Il fallait leur faire toucher du
doigt la laideur du mal et faire rayonner à
leurs yeux la splendeur du bien. Vivre ; vivre
en chrétien ! aimer, secourir ces
épaves humaines, tendre la main sans
mépris, ni dégoût à ces
infortunés ; encourager aussi ses
frères et soutenir par son exemple leur
courage défaillant, voilà le
rôle auquel il se sentit appelé. Pour
une telle mission, en dépit des souffrances
et des fatigues, Claude sentit qu'il valait la
peine de vivre !
Depuis quelques jours, on
était en quartiers d'hiver et les
galériens travaillaient dans leurs baraques,
lorsque Pierre Mazel, bien en secret, lui remit
deux lettres. Un flot de sang lui monta au visage
en reconnaissant l'écriture
d'Elisabeth.
Les derniers temps au Manoir, la
grotte, l'assemblée au Désert, il
dévora tout en quelques minutes. Le message
de Mme Paysac lui fit du bien. Et ses yeux se
mouillèrent en lisant la phrase
« À vous dans la vie et dans la
mort ». La pensée de cet amour si
fidèle, si profond et si tendre lui fut un
immense réconfort. La seconde lettre,
écrite quelques semaines plus tard, venait
de Genève. Après le récit de
leur voyage, la jeune fille
ajoutait :
« Castanet sort d'ici.
Pourvu d'un passeport du maréchal de Villars
avec lequel il a parlementé, il a conduit
à Genève ses enfants et sa femme.
Mais le chef camisard, comme un lion en cage,
frémit d'impatience de se trouver ici, dans
l'inaction. Il veut retourner dans les
Cévennes et reprendre la lutte. C'est lui
qui se chargera de nos
lettres. »
Elisabeth lui racontait ensuite
l'installation des Paysac dans une ferme, aux
abords de Genève, et lui résumait les
récits de Marc et Daniel. Ils avaient suivi
Cavalier à Paris, où le jeune chef
avait eu une entrevue secrète,
malheureusement sans résultat, avec Louis
XIV. Ensuite leur troupe, sous la surveillance de
Lalande, avait été dirigée
vers la forteresse de Neuf-Brissac. Pressentant une
trahison, ils avaient détalé pendant
la nuit et gagné la Suisse. Un culte
d'actions de grâce, fort émouvant,
avait été
célébré à Lausanne par
ces rescapés du Désert.
Cavalier se proposait de gagner
l'Angleterre. Les jeunes Paysac, se souvenant de
leur famille, avaient décidé de se
fixer à Genève.
« Nous voilà donc
sains et saufs sur le sol étranger, disait
en terminant Elisabeth. Nous jouirions
profondément de notre sécurité
si seulement nos captifs bien-aimés
étaient des nôtres ! Leurs
souffrances, voilà ce qui pèse sur
nos coeurs si lourdement. Mais notre espoir
toujours est en Dieu. S'il n'a pas encore
jugé bon d'exaucer nos prières, c'est
que son heure n'était pas venue. Elle
viendra ! Serrons dans nos coeurs cette
inébranlable certitude. En attendant de vous
voir nous arriver tous, libres, à
Genève, nous vous envoyons à vous,
à Franceset et à tous nos
frères, nos messages les plus affectueux.
« Votre Elisabeth. »
Claude, réjoui, réconforté,
le coeur plein d'une nouvelle espérance, se
pencha derechef sur son établi. Il
travaillait avec ardeur lorsque soudain un homme de
haute taille parut à l'entrée de la
baraque. Il eut un cri de joie et de
surprise : Abraham Mazel ! Les deux
hommes s'embrassèrent.
- Je viens, lui dit le chef, de
la
part de l'Éternel, encourager et fortifier
nos frères, leur dire que la fin de leurs
tribulations approche. Moi et Castanet, nous ne
vous abandonnerons pas. Je ne sais encore ce que je
ferai, mais je travaillerai sans relâche ni
trêve à votre libération.
Peut-être irai-je visiter les cours
protestantes d'Europe afin d'intercéder pour
vous. J'irai à Londres où je verrai
Cavalier. Que l'Éternel me traite dans toute
sa rigueur si je pose l'épée avant
que soient tombées les chaînes du
dernier de mes frères ! Ou bien je vous
sauve, ou bien je tombe comme Roland les armes
à la main ! Peut-être cette fois
le Tout-Puissant daignera-t-il nous accorder la
victoire... Quelle que soit l'issue de la lutte, je
m'en remets à sa sainte
volonté. Moi aussi, j'ai offert à
Dieu mon corps en sacrifice !
- Cet homme, demanda Capucin,
lorsque Mazel les eut quittés, est-ce un
génie ou est-ce un fou ?...
- L'avenir te
l'apprendra ! En
tout cas, c'est un chrétien puisqu'il sait
se sacrifier pour ceux qu'il aime !
En voyant son camarade tomber
dans
une méditation profonde, Claude se dit que
sa dernière phrase le dépassait sans
doute. Il fut bien surpris quand soudain Capucin se
tourna vers lui, une flamme dans le
regard :
- Sais-tu que moi, j'en ferais
autant ? Si je pouvais, en mourant sur un
champ de bataille, te tirer du bagne, oui, je le
ferais ! Tu n'en crois rien ! Tu me crois
trop lâche, trop scélérat, trop
mauvais ?... C'est que j'ai mené une
sale vie ! J'ai été une
canaille, une rude canaille ! Mais est-ce
étonnant ? Je n'ai jamais eu de
famille. La femme que j'appelais ma mère me
donnait plus de gifles que de morceaux de pain.
Quand je fus un mioche grand comme ça, cinq
ou six ans, elle me mit à la porte, disant
qu'elle ne pouvait plus me nourrir. Et j'ai
gagné ma vie comme j'ai pu, j'ai
mendié, volé ; plus tard, j'ai
pratiqué le vol en grand jusqu'à
dévaliser les diligences. Ah ! si je
pouvais recommencer ! ...
- Si tu pouvais recommencer, dit
tranquillement Claude, que
ferais-tu ?
- Ce que je ferais ?...
Eh
bien ! je travaillerais... je tâcherais
de devenir quelqu'un de bien, quelqu'un qu'on
respecte. Sais-tu ce que Landerc, le Breton, me
disait hier ? « Je donnerais bien ma
casaque neuve pour lui ressembler ! Nous, on
est des crapules ! » Et c'est
vrai ! Moi, ce n'est pas seulement ma casaque,
mais tout ce que j'ai que je donnerais pour
être comme toi !
- Rien ne t'empêche de
recommencer, Capucin ! Je sais un homme pire
que toi il avait exercé le brigandage... Un
quart d'heure avant sa mort, il
recommença ! Et maintenant sa vie, il la
continue ailleurs, il la fait belle, bienfaisante,
glorieuse...
- Tu veux parler du bon
larron ? dit Capucin, qui toujours comprenait
à demi-mot.
- Justement. Pour nous tous ici,
la
vie est rude, triste, décevante.
Heureusement qu'il en existe une autre. Le ciel,
c'est le lieu du bon travail, de l'activité
joyeuse, le lieu où l'on aime et où
l'on est aimé !
Capucin paraissait touché.
Mais soudain son expression changea, une grimace
tordit sa bouche et il eut son petit rire
gouailleur :
- Mais, dit-il, le ciel n'est
pas
pour les hérétiques !
Et c'est ce qui me
console ;
car, qu'irait faire là-haut un chenapan de
mon espèce ? Ça gâterait
le plaisir au bon Dieu !
Allons, tant pis !
J'aime
encore mieux l'enfer avec toi que le paradis avec
le père Garcin !
Ce fut sur cette boutade que se
termina l'entretien. Claude se dit qu'un jour ou
l'autre, il le reprendrait.
Plusieurs années
s'écoulèrent. On apprit la mort de
Castanet. Saisi par les milices royales, il avait
été exécuté à
Nîmes. D'Abraham, aucune nouvelle. De temps
en temps arrivaient de Genève, par
messagerie, une lettre ou un paquet. Mais ces
lettres, au cachet de cire brisé, n'avaient
plus l'intimité d'autrefois.
C'étaient des chroniques bien plus que des
épanchements du coeur. Claude
répondait sur le même ton,
qu'eût-il fait d'autre ? Mais comme
cette contrainte lui semblait dure et comme il
soupirait après une vraie missive, semblable
à celles d'autrefois. Ce fut au printemps
1710 qu'il la reçut enfin des mains de
Pierre Mazel. En prenant la lourde enveloppe
intacte, il eut un vrai cri de joie. L'ayant
ouverte, il découvrit d'abord un petit
portrait d'enfant, peint à l'aquarelle.
C'était un visage charmant, des joues roses,
de beaux yeux bruns, largement fendus, des cheveux
blonds aux boucles flottantes. Le retournant, il
lut ces mots : Paulette, apportant
elle-même à son cher papa ses voeux
d'anniversaire. Il aperçut alors une seconde
lettre, mince, celle-là, adressée
à Franceset. C'était l'enfant du
galérien qui, de la terre d'exil, venait lui
présenter ses bons voeux.
Il lut d'abord la lettre
d'Elisabeth.
Enfin, lui disait-elle, je puis
venir librement et sans témoin m'entretenir
avec vous ! Que de fois, en prenant la plume,
le coeur m'a manqué ! Je pensais aux
espions papistes aux mains
desquels tomberait ma lettre avant de vous
parvenir. Je ne puis dire ce que j'en ai
souffert ! D'être obligée de
mesurer mes termes, de refouler mes sentiments
intimes, cela tuait toute joie, réprimait
toute liberté. Loué soit Dieu !
ce soir, il n'en est plus ainsi, nous pouvons
causer à coeur ouvert ! Je vous vois
assis, vis-à-vis de moi, vous suivez ma
plume : parfois vous souriez ou me faites un
signe de tête... Comme c'est délicieux
de pouvoir ainsi échanger ses pensées
et, tout bas, se dire toutes sortes de
choses ! ...
Mais assez de
préambule ! Il faut que je vous dise
tout de suite la grande, la magnifique
espérance qui, de nouveau, monte dans notre
ciel ... Oh ! ce soir, je suis heureuse,
heureuse, heureuse ! ... Je vais tout vous
raconter.
Hier, j'étais chez nos amis
Paysac. Et voilà que la porte s'ouvre et
qu'un homme grand, majestueux d'allure,
apparaît sur le seuil. Cet homme ne
m'était pas inconnu ! Je l'avais
déjà vu, au Désert, debout sur
un rocher, haranguant avec véhémence
les multitudes. C'était Abraham
Mazel.
On allume un bon feu et, tandis
que
le foyer jette des flammes, nous nous asseyons
tous, à l'entour, pour écouter le
vieux chef. Il vient, nous dit-il, pour soulever
non seulement les Cévennes, mais le pays
tout entier, contre la tyrannie du roi et de la
cour. Il nous raconte que la France est dans un
effroyable dénûment. Le faste de la
maison royale, ses folles prodigalités, l'or
semé à pleines mains dans les
fêtes somptueuses de Versailles, toutes ces
choses ont jeté le peuple dans un
état aigu de mécontentement. Le
prestige de la royauté n'existe plus :
on maudit le roi, on jette de la boue à ses
statues. Et puis, l'hiver terrible a mis le comble
à l'exaspération du peuple :
partout la famine, la misère, la
détresse. C'est le moment ou jamais de lever
contre la tyrannie royale l'étendard de la
révolte.
C'est à l'instigation de
Cavalier et du marquis de Miremont (un
réfugié d'Angleterre) qu'Abraham va
soulever les Cévennes. Il
allumera l'insurrection au Vivarais d'abord, puis
en Languedoc. Le roi verra ce qu'il en coûte
de broyer, non seulement les huguenots, mais la
France, sous son abominable
despotisme !
Mme Paysac a fait toutes sortes
d'objections. Elle a, sur la guerre, des
idées toutes particulières, notre
chère maman Paysac ! des idées,
est-il besoin de le dire, que nous ne partageons
pas. Mais Abraham les a réfutées.
D'ailleurs, il ne s'agit pas d'une guerre de
religion. C'est le peuple tout entier, le peuple,
écrasé d'impôts, qui s'insurge
contre la royauté. Pendant que se
soulèveront toutes les provinces, alors
Cavalier paraîtra sur la flotte
anglo-hollandaise à la tête des
réfugiés. Abraham ne prévoit
point de grandes effusions de sang. Quand le Midi
sera en feu et la flotte en vue de Marseille, alors
on sommera le roi qu'il ait à
délivrer nos captifs et à
rétablir intégralement l'Édit
de Nantes.
Ce qui m'a le plus frappé
chez Abraham Mazel, c'est son ton d'autorité
tranquille. Plus trace de l'exaltation mystique du
Désert. C'est un homme intelligent,
pondéré, énergique, plein
d'une confiance inébranlable en notre Dieu.
Lorsque, en nous détaillant son plan de
campagne, il a prononcé ces mots :
« Libération immédiate des
captifs et galériens
protestants », oh ! comme mon coeur
a bondi ! Je me suis levée, je suis
montée dans mon ancienne chambre et j'ai
pris mon petit coffret qui y était
resté. Il contenait des joyaux
hérités de ma mère.
Quelques-uns, liquidés dans une
orfèvrerie de Genève, avaient
déjà facilité notre
installation aux Tilleuls. J'ai versé le
reste aux mains du chef camisard. La pensée
que c'était la rançon de nos
forçats bien-aimés faisait
tressaillir mon coeur de joie. Claude, mon
frère ! se peut-il que bientôt
vous preniez place vous-même autour de notre
feu ?... Oh ! vous servir, vous entourer
de soins et de tendresse, vous faire oublier les
affreuses années de galères...
N'est-ce pas trop beau pour
être vrai ? Je me réjouis et, en
même temps, je tremble...
Il faut maintenant que je vous
dise
quelque chose de nous. Vous savez
déjà que Jeanne est mariée et
qu'elle habite la ferme avec son mari. Ils ont une
mignonne petite fille qu'ils appellent Mariette. La
belle-soeur de Jeanne étant malade,
paralysée des jambes, Madeleine est
entrée en service dans cette famille mais
n'y a pu tenir. Pauline est une douce et patiente
malade, mais il y a une épine dans la
famille, une terrible grand'maman, acariâtre,
grondeuse, presque impossible à contenter.
Au bout de quinze jours Madeleine rentrait à
la ferme. Alors je me suis offerte. Jeanne croyait
à une plaisanterie. Mais j'avais dans le
coeur un mot de Mme Paysac à sa
fillette : Pauline coud, raccommode à
la perfection, elle t'enseignera. Et puis la
sévérité de la
grand'mère sera pour ton caractère
une excellente école. Si tu réussis
à la contenter, on pourra te délivrer
un brevet de ménagère
accomplie !
J'ai donc remplacé Madeleine,
et, - je vous vois ouvrir de grands yeux ! -
j'y ai tenu ! Et pensez que la
grand'mère, vaincue par ma docilité,
m'a fait un jour ce compliment dont je suis
très fière : « Vous
finirez par devenir une bonne
domestique ! » Oh ! les
reproches et les réprimandes ne m'ont pas
non plus manqué !
Un soir que, vers onze heures,
j'achevais de remettre en ordre la buanderie, mes
larmes ont coulé ! Mais soudain cette
réflexion m'est venue : C'est pour lui
que je travaille ainsi, pour me préparer
à une tâche nouvelle ! Et la joie
m'a été rendue, et j'ai trouvé
la vie bonne, le monde merveilleusement beau !
Claude ! vous voyez que je n'ai jamais
douté de votre libération. Je me
disais : L'heure de la délivrance n'a
pas encore sonné mais elle sonnera quelque
jour. Si l'Éternel tarde,
attends-le !
J'ai donc tenu dans cette place,
un
an entier, jusqu'au complet rétablissement
de Pauline. Ce dernier hiver, je le passe comme
dame de
compagnie
dans la famille d'un docteur de Genève.
Entre temps, j'ai brodé pour les magasins.
M. de Candaux a soigné Maurice pendant une
rougeole. Voyant qu'il avait affaire à de
pauvres réfugiés, il n'a
accepté aucun émolument. Sa
mère (toutes les mères-grands ne se
ressemblent pas !) est une délicieuse
vieille dame à la chevelure d'argent. Je lui
fais la lecture, je lui chante des ballades en
m'accompagnant d'une guitare dont on m'a fait
présent à Noël. Claire et
Laurette sont deux ravissantes petites filles de
neuf et onze ans qui me traitent comme une grande
soeur. Portant le deuil de leur mère, elles
sont toujours vêtues de blanc avec de larges
ceintures de soie noire. Je surveille leurs
leçons. Dans ce milieu intellectuel et
distingué les jours, les semaines passent
vite...
C'est Daniel, qui demain viendra
prendre ma lettre pour la porter à Abraham
qui loge chez le marquis d'Arzelier, notre
compatriote. Elle vous parviendra, j'espère,
sans trop de retard. Ce soir, il semble que
Véga, notre étoile, étincelle
d'une lumière merveilleuse : elle
brille comme jamais encore elle n'avait
brillé ! Je vais prendre ma Bible, la
vôtre ! pour ma lecture
accoutumée. Dans ma prière. comme
toujours, je penserai à vous. Prier fait
tant de bien ! Quand parfois le coeur se brise
en songeant aux souffrances de ceux qu'on aime,
intercéder pour eux est un tel
soulagement ! Bonne nuit, mon frère, le
plus cher de tous ! Je m'agenouille à
vos pieds, sur votre banquette, je prends dans les
miennes votre main, la chère main brune
durcie par la rame et je la couvre de baisers. De
quel respect, de quelle admiration, de quelle
ardente sympathie n'avons-nous pas à vous
entourer, vous, les martyrs de notre
Église ! Il me semble maintenant que,
vous penchant sur moi, vous me baisez au front,
comme jadis, vous en souvient-il ? dans la
cour de la Tour d'Isaure. Avant la fin de cette
année, - peut-être - nous nous
reverrons ! Ce bonheur tellement grand,
tellement
incommensurable, je n'ose presque y croire.
Oh ! que Dieu dirige toutes les choses qui
nous concernent et garde nos coeurs en sa profonde
paix !
Elisabeth avait ajouté en
marge : Mme Paysac n'a pu retenir Marc et
Daniel. Ils partent avec Abraham. Que Dieu nous les
ramène, et vous avec eux !
Claude lut et relut ces pages,
il ne
pouvait se lasser d'y plonger sa pensée.
Comme le voyageur mourant de soif dans la
traversée du désert, il buvait
à longs traits ces effluves de tendresse.
Cet amour de jeune fille qu'il sentait si grand, si
pur dans sa fraîcheur virginale était
pour lui eau de roche, son coeur s'en
désaltérait délicieusement. Il
considéra quelques instants le portrait de
la petite Paulette. Franceset pleurera ! se
dit-il en lui-même. Puis il appela son
messager et glissa la peinture dans la lettre
restée ouverte.
- Isacoff, dit-il au brave Turc,
porte cette missive à mon ami Franceset, sur
la Grande Réale, avec toutes mes
amitiés.
Isacoff revint au bout d'une
demi-heure, la lettre a la main.
- Franceset, plus sur la Grande
Réale. Un jour, lui. emmené loin. Les
camarades, pas savoir ce qu'il est
devenu !
Claude prit des informations,
regarda avec attention, lorsqu'elles passaient, les
chiourmes des autres galères (il y en avait
quarante) mais ne revit plus son ami. Il en conclut
que Franceset était peut-être à
l'hôpital. Isacoff envoyé, muni d'une
lettre, à la direction de l'hôpital de
marine, revint disant qu'on ne l'avait jamais vu.
Un peu déçu, Claude serra lettre et
portrait dans son portefeuille. Quel message
envoyer à la femme de Franceset ? Que
petite Paulette était venue, jusqu'à
Marseille chercher son père, et que,
hélas ! elle ne l'avait pas
trouvé !
Il communiqua par écrit,
à ses frères, les nouvelles
reçues d'Elisabeth. Pierre Mazel, de son
côté, avait, par Abraham
lui-même, de plus amples détails sur
l'expédition. À la voix du chef du
Désert, le Vivarais, la Provence, le
Languedoc s'étaient soulevés,
l'insurrection avait gagné les
Cévennes. Des missives, reçues en
secret, racontaient des victoires. Les
aumôniers Lazaristes, l'oreille au guet,
parcouraient les galères, proclamant par
contre l'échec de la révolte. Ainsi
se passa l'été. Une nuit, de leur
galère, les forçats huguenots virent
étinceler en pleine mer les fanaux de la
flotte anglo-hollandaise qui leur amenait Cavalier.
Au jour, ils aperçurent dans le lointain les
voiles brillant au soleil. Tous les coeurs
vibraient d'impatience, de joie et de crainte. On
sut qu'une descente s'était effectuée
mais que, le maréchal de Villars ayant
massé sur la côte de nombreux
détachements, cette tentative avait
échoué. Toutes sortes de nouvelles
contradictoires circulaient, jetant le trouble et
l'émoi dans le coeur des huguenots. Un jour,
c'était à l'arsenal, Claude vit
Pierre Mazel affalé sur un tas de
câbles et pleurant à gros sanglots. Il
s'approcha saisi d'une vague et poignante
appréhension.
- Pierre ! quelles
nouvelles ? interrogea-t-il.
- Lis toi-même ! Il lui
tendit une lettre.
Elle était de Jean Mazel, un
autre frère, resté dans les
Cévennes. Claude lut :
« Abraham est mort. Le 17 octobre, dans
une ferme, près d'Uzès, il est
tombé en se défendant contre les
Miquelets ». Suivaient quelques
détails sur la famille de Pierre,
réfugiée à
l'étranger.
Pour Claude aussi le coup fut
rude.
Mais il ne lâcha pas sitôt
l'espérance.
- Cavalier nous reste !
dit-il.
Et puis, - un héros tombé, d'autres
prendront sa place...
Pierre Mazel ! fit un
signe
négatif.
- Non ! Abraham était
la
tête, il était l'âme de l'insurrection. Lui mort,
c'est
la défaite ! Et puis, ces
dernières nuits, les fanaux ne brillent
plus, la flotte s'est éloignée. Mon
Dieu, mon Dieu ! tout nous abandonne !
...
Claude eut une inspiration
subite.
Il glissa la main sous sa casaque, prit le petit
Évangile et le tendit à son
camarade.
- Tiens, frère, dit-il,
prends et lis ! Voici les pages qui m'ont
sauvé du désespoir. Il y a là
des paroles de vie et d'espérance
éternelle.
Pierre jeta les yeux sur le
manuscrit. Il remarqua facilement que
l'écriture fine, élégante,
trahissait une main de femme. Or il savait que
Claude n'avait ni mère ni soeur.
- Non, dit-il, faisant le geste
de
le rendre. Tu y tiens, je ne veux pas t'en
priver !
- Tu ne me prives de rien. Ce
manuscrit m'est désormais inutile :
tous ces chapitres je les sais par coeur. Et je les
ai dans le coeur ! ajouta-t-il à voix
plus basse.
Pierre Mazel n'insista plus. Il
prit
la main de Claude et la serra à la
briser.
- Merci frère, merci !
dit-il d'une voix étranglée par
l'émotion. Autrefois j'avais une Bible, ils
me l'ont prise comme tout le reste, prise et
brûlée. Encore une fois
merci !
Claude, de retour sur sa
galère, se livra tout entier à ses
sombres pensées. Mais bien que son coeur
fût broyé de douleur, son assurance
demeurait ferme. Quelques années auparavant,
sa foi d'enfant, semblable à un mur mal
bâti, s'était effondrée. Avec
les pierres éparses, il en avait reconstruit
de ses mains un nouveau mur, solide, fondé
sur des vérités
expérimentales, sur des faits que ni sa
raison, ni sa conscience ne pouvaient plus
dénier. Et cette fois l'édifice avait
victorieusement supporté le choc.
Autant que pour lui, il
souffrait
pour ses camarades. Il essaya de mesurer les
chances de salut qui leur restaient. Son esprit
fit, dans l'avenir, un tour d'investigation.
Au Désert, il restait encore
quelques chefs, mais irrésolus, timides,
incapables de rallumer l'insurrection. D'ailleurs,
si le Tout-Puissant avait voulu délivrer par
ce moyen, n'aurait-il pas épargné
Roland ou détourné d'Abraham les
balles des Miquelets ?
Devait-on compter davantage sur
l'intervention des puissances
étrangères, sur une démarche
des princes protestants ? Il savait que
plusieurs avaient été tentées.
Mais toutes étaient venues se briser contre
l'opposition tenace, irréductible du vieux
monarque. Dans ce domaine, les chances
équivalaient à
zéro !
Troisième point : le
roi
était vieux. D'un jour à l'autre, il
pouvait mourir. Mais l'ordre des Jésuites
demeurait debout, plus puissant que jamais dans le
royaume. Quel que fût le successeur de Louis
XIV, les disciples de Loyola auraient vite fait de
se l'asservir.
Claude se dit que, du
côté des hommes, l'horizon
était absolument fermé. Sans mettre
en doute la puissance de Dieu, il avait cependant
cessé de croire au miracle. Il ne restait
donc qu'une seule issue. Son imagination lui
retraça diverses scènes du
passé. Il revit les terribles
décharges des vaisseaux de guerre, les
débris humains retirés un à un
des banquettes par les Turcs... Et puis, il y avait
les épidémies. Chaque année,
elles décimaient les rangs des
forçats...
Bientôt sa pensée se
reporta sur Elisabeth. Lui mort, que
deviendrait-elle ? Il la vit dans l'avenir,
triste, désolée, condamnée
à l'isolement et en eut un terrible
serrement de coeur. Tout à coup une
idée nouvelle lui traversa l'esprit. Dans la
famille du docteur de Candaux, il y avait une place
vide... Les petites, avait-elle écrit,
portent le deuil de leur mère. Le docteur ne
devait pas être vieux puisqu'il
possédait encore la sienne. C'était
un homme de coeur, sans doute, un chrétien
puisqu'il agissait si généreusement
à l'égard des
réfugiés... Et cet homme chaque jour la voyait,
lui
parlait,
subissait l'enchantement de sa grâce et de
son charme.
N'était-il pas bien naturel
que, ayant souffert lui-même et voyant sa
tristesse, il éprouvât le désir
de la consoler ?
Claude coupa court à ses
réflexions. Une douleur aiguë le
traversa de part en part. Tout son être se
révolta tandis qu'il repoussait bien loin
l'importune vision. Car Elisabeth lui
appartenait : Dieu la lui avait donnée.
De quel droit ce gentilhomme genevois viendrait-il
la lui ravir ? Elle était son seul
trésor, son unique joie terrestre et cet
homme oserait la lui enlever ? Il en
éprouvait une insupportable douleur. Et
pourtant, que pouvait-il encore pour elle ?
Sans rémission, il se sentait
condamné. Tandis que le docteur de Candaux,
cet homme riche, estimable, pouvait offrir à
l'orpheline un foyer, une heureuse vie de famille.
Avait-il le droit de l'en priver ?
Mais Elisabeth l'aimait. Aussi
longtemps qu'elle le saurait vivant, même
sans espoir de le revoir jamais, elle lui
demeurerait fidèle. Ce qui seul pouvait la
détacher de lui, c'était le silence
de la mort...
De nouveau sa volonté se
cabra : le sacrifice était au-dessus de
ses forces. Et plus le devoir austère,
impératif s'imposait à sa conscience,
plus son coeur s'insurgeait, plus la révolte
grondait au-dedans de lui. C'en était
trop ! Il avait sacrifié sa
liberté, son avenir, sa vie : au moins,
il garderait son amour ! Aucune promesse ne
liait encore la jeune fille, il lui
écrirait. Il lui dirait qu'elle était
tout pour lui, que seule la joie de se sentir
aimé lui donnait le courage de vivre et de
supporter ses rudes épreuves. Il saurait
trouver des paroles qui, pour
l'éternité, l'attacheraient à
lui.
Il saisit son crayon et
rapidement,
fiévreusement le fit courir sur le papier.
« Savez-vous, lui disait-il, ce que j'ai
fait quand ma chère, mon adorable visiteuse
s'est agenouillée devant moi ? Je l'ai
enlevée dans mes bras comme une enfant, je l'ai
serrée contre mon coeur et pour toujours je
l'y garde ! Et je sens qu'aucune puissance de
l'enfer, de la terre ni du ciel ne sauraient plus
l'en arracher ! »
Claude noircit trois, quatre
pages
en quelques minutes. Il était jeune. Il
avait les sentiments violents, l'âme ardente
du Méridional. Semblable à ces
réservoirs qu'un barrage de glace refoule au
coeur des glaciers et dont le niveau monte, monte
en silence jusqu'à ce que soudain le barrage
cède, livrant passage aux flots
déchaînés, ainsi l'aveu de sa
passion éclatait, d'autant plus
irrésistible qu'il avait été
plus longtemps comprimé. Il la suppliait de
répondre au plus tôt afin de le
libérer de sa mortelle
appréhension.
Cette lettre ne pouvait partir
par
messagerie. Il était donc forcé
d'attendre le passage de quelque compatriote. Ce
délai l'irritait. Une colère sourde
lui montait au coeur. Ne pouvant faire autrement,
il la serra dans son portefeuille. Peut-être
quelque occasion ne tarderait-elle pas à se
présenter.
Plusieurs semaines
s'écoulèrent. Et graduellement son
exaltation se calma. Toutes sortes de questions se
posèrent à lui : cette noble et
courageuse jeune fille qui avait tout fait pour le
sauver, avait-il le droit de l'enchaîner
à son infortune ? Cette jeune vie,
devait-il la briser pour jamais ? Dans une
sorte de vision d'avenir, il la contempla
pâle, flétrie par le chagrin, sans
famille, astreinte, en son lamentable isolement,
à des travaux auxquels rien ne l'avait
préparée. Dans la maison du docteur
de Candaux, ce milieu « intellectuel et
distingué » où le temps
passait si vite, elle était
appréciée, aimée. Elle y
retrouvait toutes ses habitudes anciennes, le luxe
auquel son rang l'avait accoutumée...
Devait-il la sacrifier ? L'immoler à la
jalousie secrète, insupportable qui lui
mordait le coeur ? Car, la céder
à un autre lui était plus amer que la
mort !...
Certes, elle souffrirait, et
profondément en ne recevant plus de
nouvelles. Mais avec le temps, son chagrin finirait par
s'apaiser. Et
qu'était cette souffrance passagère,
mise en regard d'une longue existence de deuil et
de complet dépouillement ?
Ce fut une âpre et sanglante
lutte que celle qui se livra aux profondeurs de
l'âme du galérien huguenot. Mais enfin
la décision fut prise, la victoire
remportée. Il déchira la lettre et la
jetant sur le tillac : « Qu'elle
m'oublie, murmura-t-il, qu'elle m'oublie et soit
heureuse ! ... » Une grande vague
saisit la missive et en lança les
débris contre le coursier, une autre les
rejeta dans la mer. En les voyant
s'éparpiller sur les vagues, Claude se dit
qu'une page de sa vie, page sombre, tragique et
cependant lumineuse, pour toujours venait de se
tourner !
À l'hiver succéda le printemps. Claude avait retrouvé sa communion, quelque temps rompue. Il était sorti de l'épreuve avec des énergies nouvelles. Une force était en lui en même temps qu'une paix profonde et presque surnaturelle. La vie ne lui faisait plus peur, la mort ne le troublait plus. « Quand on a dans le coeur une telle paix, se disait-il, on trouverait moyen d'être heureux, fût-ce en enfer ! »
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