Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DEUXIÈME PARTIE

L'Odyssée du Forçat


I

CRISE MORALE

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Les nouvelles des désastres camisards, la défection de Cavalier, la mort de Roland, furent promptement répandues aux galères par les Lazaristes. Quelques lettres vinrent la confirmer. Et pour tous ces malheureux qui déjà, de leur enfer, avaient entrevu la prochaine délivrance, ce fut une écrasante déception.
Quatre d'entre eux se retrouvèrent un jour à l'arsenal (1). Pendant le repas, Franceset, Pierre Mazel, Franz, Sabathier, avaient pris leur gamelle et s'étaient assis à côté de Claude. Ils commentèrent un moment la conduite de Cavalier, déplorèrent la perte de Roland.
- Les voies de Dieu ne sont pas nos voies ! dit Sabathier, un vaillant dont quinze ans de galère n'avaient émoussé ni le courage, ni la foi. Courbons-nous ! Un jour, sans doute, nous comprendrons !

Tous se turent. Ils se regardaient, n'ayant plus rien à dire. Enfin Mazel sortit de sa poche une lettre de son frère Abraham. Celui-ci citait le mot célèbre de Roland, prononcé quelques jours avant le drame de Castelnau : « Depuis longtemps, j'ai offert à Dieu mon corps en sacrifice. »
- Il ne nous reste plus qu'à dire comme Roland... fit Pierre Mazel.
Eh bien ! reprit-il, avec un sursaut de son énergie, malgré tout, on tiendra ! ...
- On tiendra ! dit Claude, laissant retomber, d'un geste las, sa main sur son genou.

Et Franceset qui regardait le plancher, qui songeait à sa femme et à sa fillette, n'en répéta pas moins après eux
- Oui, on tiendra !

En effet, des trois cents galériens huguenots de Marseille, aucun ne songeait à l'abjuration. Le sentiment du devoir et l'orgueil de leur race le leur défendaient. Chez ces fils de héros et de martyrs, la vieille ténacité huguenote, l'attachement à leur cause, même perdue, rendait impossible toute trahison. Ils pouvaient mourir sur leur galère, mais ils n'en sortiraient point portant au front la tache infamante de l'apostasie. L'espoir de la délivrance les avait quittés. Pour ne point forfaire à l'honneur, il leur restait la mort !

Ce qui, plus encore que la destruction de ses magnifiques rêves d'avenir, accablait Claude Noguier, c'était l'effondrement de sa foi. Presque nuit et jour, il avait prié pour le succès des guerres camisardes ; sans cesse passaient devant ses yeux les merveilleux récits de la Bible, les victoires d'un Gédéon, d'un David, écrasant leurs ennemis sans autre force que celle de l'Éternel. Et voici, le Dieu de Roland et de Cavalier, celui qu'invoquaient les chefs-prophètes du Désert, ce Dieu les avait abandonnés ! Dieu lui faisait l'effet d'un ami puissant, pour lequel on a fait de coûteux sacrifices, en qui l'on a placé la plus entière confiance et qui, à l'heure critique, au lieu de vous secourir, - d'une façon aussi odieuse qu'inexplicable, vous trahit ! Il ne reconnaissait plus le Dieu de son enfance. Sa foi jusqu'alors avait été ferme, inébranlable, absolue. Mais la défaite des Enfants de Dieu, du peuple de l'Éternel la minait sourdement. Des doutes se glissaient dans son coeur : Dieu était-il réellement tout bon et tout puissant ? Possédait-il la toute-science ?... Voyant la foi des Camisards persécutés, entendant leurs supplications et leurs cris de détresse, comment était-il possible qu'il les eût laissé succomber ?

Souvent la nuit, incapable de dormir, il se plongeait dans la contemplation des astres dont la poussière étincelante parsemait les cieux. Il songeait à la grandeur infinie du Créateur. Tous ces points brillants étaient des mondes. Il avait appris, sur les genoux de sa mère, que Dieu s'inquiète du plus petit insecte, du plus faible vermisseau, qu'il veille comme un Père sur tous les enfants des hommes et que les cheveux même de notre tête sont comptés. Il commençait à en douter. Non, le Créateur de ces myriades de mondes ne s'inquiétait point de ces grains de poussière que sont les hommes : il abandonnait ses créations à leurs lois immuables et, sans intervention aucune du Très-Haut, les forts écrasaient les faibles, les bourreaux égorgeaient leurs victimes... Quels étaient la fin, le but, la raison d'être de tout cela ? Perdu dans le labyrinthe du doute, il n'en savait plus rien !

Claude n'était pas le seul sur les galères qui traversât une redoutable crise morale. Et les aumôniers veillaient au grain. Il y avait chez eux un réveil de l'esprit de propagande. Car l'heure du découragement c'est l'heure propice pour jeter le grappin sur les âmes faibles, pour ramener les indécis... Le père Garcin, dans l'ombre, préparait tout en plan de campagne.

Depuis longtemps, le père Lacoste témoignait au Cévenol une bienveillance particulière. Il venait s'asseoir sur le coursier, près de lui, et, familièrement, il l'entretenait sur toutes sortes de sujets. Il s'informait avec intérêt de sa famille, de ses circonstances, le mettait au courant des nouvelles ; de toutes celles du moins qu'il était opportun de lui faire connaître. Il avait rendu justice à l'héroïsme camisard, exprimé l'espoir qu'on adoucirait le sort des huguenots. Un jour enfin, il aborda le sujet qui lui tenait à coeur :
- Vous le savez, lui dit-il, j'ai pour vous la plus sincère affection, la plus vive sympathie. Et je déplore la rigueur des ordonnances du roi, qui condamnent à une peine infamante un homme honnête et probe comme vous. J'ai l'ardent désir de vous aider. Tenez, en songeant à tout cela, un projet m'est venu à l'esprit. Il sortit de son calepin une feuille soigneusement pliée. J'ai là un papier à vous communiquer. Écoutez cette déclaration : « Je reconnais l'Eglise catholique apostolique et romaine ». Y a-t-il là le moindre mot susceptible de froisser votre rigide conscience huguenote ? Vous reconnaissez son existence, rien de plus, vous n'y adhérez pas. Elle existe : c'est à l'évidence du fait que vous vous rendez seulement. Donc cette phrase, vous la signez, et je l'expédie, avec pressante recommandation, à M. Chamillard, ministre d'État.

Nous sommes fort bien ensemble et j'ose me flatter qu'au vu de ma requête, il ne refusera point de vous délivrer un passeport. Si l'argent vous manque, je vous en avancerai. Vous gagnez Genève. Au lieu de moisir, de pourrir sur ce banc de galère, vous fondez une famille et devant vous s'ouvre tout un avenir de bonheur, de travail utile, d'honneur et de vertu sans que vous ayez dû renier un seul de vos principes. Ne prenez aucune décision hâtive, réfléchissez, mon ami, réfléchissez !

L'aumônier s'éloigna, laissant Claude surpris, abasourdi, en proie à une émotion violente. Gagner Genève ! Revoir celle qu'il aimait, - consoler la douleur poignante de la séparation, avoir le droit de protéger, d'entourer de tendresse celle qui spontanément s'était donnée à lui ! Oui, le père Lacoste avait raison, il pouvait en bonne conscience signer cette déclaration. D'ailleurs, toute exagération est mauvaise. Le respect de la religion poussé à l'extrême, devient fanatisme. C'était une chance inespérée, qu'il n'avait pas le droit de négliger. Et, puisque le Tout-Puissant ne faisait plus de miracles, ne devait-il pas être reconnaissant au brave père Lacoste, son protecteur, de ce qu'il avait eu pitié de lui ?

Il accepterait cette proposition. Mais, comment, en revoyant Elisabeth, en retrouvant les Paysac, leur expliquerait-il sa libération ? Il ne nommerait pas le père Lacoste, cela allait de soi. Il se contenterait de parler d'un ami. Cette restriction répugnait à sa nature foncièrement loyale et droite, mais il fallait écarter ce léger scrupule : un intérêt supérieur l'exigeait. D'un mouvement involontaire, il prit son portefeuille et relut la devise : Tu vaincras ! Ces deux mots, ternes et dépourvus de sens ne lui firent aucun bien. Le soir, il leva les yeux vers Vega, l'étoile lointaine et splendide. Ce fut sans aucun plaisir qu'il la regarda.
Pourquoi donc ne se réjouissait-il point de sa délivrance prochaine ? Son coeur aurait dû bondir de joie et, tout au contraire, il le sentait lourd, indécis, désemparé...
Il examina de plus près la proposition du père Lacoste. Et soudain, perçant à jour la ruse des aumôniers, il discerna le traquenard.

Depuis des années, pas un des protestants, détenus sur les galères du roi, à Marseille, n'avait abjuré. Il s'agissait de faire brèche dans ce mur compact que l'héroïsme des huguenots, leur accord tacite, opposait à la propagande des Lazaristes. Or, ce papier, comme l'appelait le père Lacoste, qu'était-il, si ce n'est en bonne et due forme, une formule d'abjuration ? C'était un coup de bélier tenté pour enfoncer la muraille... La brèche ouverte, l'ennemi pouvait entrer !

Claude, tout songeur, vit en esprit Pierre Mazel, Franceset, Sabathier, contemplant sa place vide et disant avec mélancolie : Noguier nous a lâchés !... Cette fois, sa résolution fut prise. Quand, un bienveillant sourire sur les lèvres, le père Lacoste vint chercher sa réponse, il lui dit simplement :
- J'ai réfléchi. Dites au père Garcin que si jamais ma chaîne doit tomber, il faut que ce soit la main de Dieu qui la délie, - non la sienne !

Pendant une minute, l'aumônier le regarda fixement. Puis comprenant que toute discussion serait inutile, il haussa les épaules et tourna les talons.

Les semaines qui suivirent furent pour Claude un temps de véritable agonie morale. Non, il ne céderait pas ! Seulement n'ayant plus au coeur ni l'espoir de la liberté, ni l'enthousiasme de souffrir pour Dieu, ni la vision du ciel, il souffrait en secret un épouvantable martyre et sa vie de galérien lui devenait intolérable. Sans la chaîne qui le retenait, il se fut jeté à la mer.

Enfin, torturé de corps et d'esprit, ayant fait le tour des choses, le tour de sa destinée et n'ayant rien trouvé, comme l'enfant perdu qui revient à son père, il revint à Dieu. Il eut le cri de Pierre à l'heure où, après la défection des foules, Jésus s'informe si ses disciples ne voulaient pas eux aussi s'en aller : Seigneur, à qui irions-nous ? Toi seul as les paroles de la vie éternelle ! Il pria comme il ne l'avait jamais fait auparavant. Oh ! Christ ! murmurait-il, si vraiment tu es le Sauveur, le Fils de Dieu, le Vivant aux siècles des siècles, réponds-moi ! explique-moi ce que j'ai tant de peine à comprendre ! Il reprit son Évangile. Il lut Gethsémané puis le drame de Golgotha. Jésus, lui aussi, avait été abandonné, trahi, vaincu, il avait dû faire le sacrifice de son corps. Et pourtant, il avait pu dire par la bouche du Voyant de l'Apocalypse : « Celui qui vaincra, je le ferai asseoir avec moi sur mon trône, comme moi-même j'ai vaincu, et je me suis assis avec mon Père sur son trône. »

Alors la pensée de Claude s'éleva des choses passagères aux choses éternelles. Il eut la vision de ces deux puissances éternellement en conflit dans le monde : la puissance du bien et celle du mal. La grande lutte séculaire lui apparut dans sa réalité tragique. Et, pour la première fois, il comprit le rôle surnaturel joué dans l'histoire de notre race par Jésus de Nazareth. Être d'essence divine, prince des légions célestes, Jésus était descendu pour vaincre Satan, le grand, le perfide, l'implacable ennemi de l'humanité. Et dans sa victoire, loin de demeurer seul, il voulait entraîner sur ses pas toute une phalange de vainqueurs. Il était venu sauver les hommes ? De qui, et de quoi ? Du péché ! De ce pouvoir redoutable et mystérieux qui courbe l'homme, le dégrade, le corrompt, le fait descendre au-dessous des brutes. C'était dans cette bataille formidable qu'il était engagé, lui, Claude Noguier c'était là qu'il devait combattre et qu'il devait vaincre ! Il fallait atteindre à cette liberté morale dont parlait Elie Neau. Puis, après avoir remporté sur lui-même la décisive victoire, s'efforcer de vaincre le mal autour de lui.

Claude commençait à respirer. La lumière revenait. Les nuages se déchiraient au-dessus de sa tête et l'azur du vrai ciel, plus lumineux et plus limpide après la terrible tempête, apparaissait une seconde fois.

Du sommet que, par la rampe abrupte d'une souffrance aiguë, il venait d'atteindre, il voyait distinctement les réalités du monde invisible. L'au-delà ne faisait plus pour lui l'ombre d'un doute, il le voyait, avec les yeux de l'âme aussi nettement qu'avec ceux du corps, il distinguait les agrès de la galère ou les maisons du quai. Il essaya de se rendre un compte exact de sa mission et de l'action qu'il devait exercer. Qu'est-ce que le Tout-Puissant attendait de lui ? Pourquoi l'avait-il placé dans un milieu où, plus que nulle part ailleurs, il réalisait la puissance terrible du péché ? N'était-ce point pour y glorifier son divin Chef ? Pour montrer à ces misérables, en les aimant, que le salut était aussi pour eux ?

Jusqu'alors Jésus-Christ avait été pour le Cévenol une noble, attachante, mais lointaine figure historique. Il comprit, en ce moment, que le Rédempteur du monde est quelque chose de plus. Ouvrant de nouveau son Évangile, il relut la parabole du cep et des sarments. Toutes les pensées fortes, consolantes, réconfortantes qui descendaient en lui, qu'était-ce autre chose que la sève du Cep divin, pénétrant son âme et lui donnant la vie ? Il vit en esprit le Cep unique, envoyant sa sève à des myriades de sarments, la source profonde déversant par des milliers de canaux son eau vivifiante.

Tant qu'il demeurerait en cette communion, il en avait conscience, une force serait en lui, une joie qui l'aiderait à dominer sa situation au lieu de se laisser dominer et écraser par elle. Mais sa rupture, il venait d'en faire l'expérience, le rejetait dans un abîme de doutes, de ténèbres et de désespérance. Il résolut de faire tout pour la conserver : prier, veiller, se nourrir des paroles du Maître. Cette joie, cette force, comme il aurait voulu les répandre autour de lui, les partager avec tous ses camarades ! Mais de quelle façon agir sur eux ? Leur prêcher l'Évangile ? Non ! Ils ne comprendraient pas. Leur mentalité était trop différente de la sienne. Pas un, du moins il le croyait, n'avait la moindre aspiration vers le bien. Au contraire, ils se glorifiaient de leurs vices, ils faisaient de la vertu le but incessant de leurs railleries. Rien ne sert de mener à l'abreuvoir l'âne qui n'a pas soif. Ce qu'il fallait éveiller avant tout, en ces âmes dégradées, c'était la soif du beau et du vrai. Il fallait leur faire toucher du doigt la laideur du mal et faire rayonner à leurs yeux la splendeur du bien. Vivre ; vivre en chrétien ! aimer, secourir ces épaves humaines, tendre la main sans mépris, ni dégoût à ces infortunés ; encourager aussi ses frères et soutenir par son exemple leur courage défaillant, voilà le rôle auquel il se sentit appelé. Pour une telle mission, en dépit des souffrances et des fatigues, Claude sentit qu'il valait la peine de vivre !

Depuis quelques jours, on était en quartiers d'hiver et les galériens travaillaient dans leurs baraques, lorsque Pierre Mazel, bien en secret, lui remit deux lettres. Un flot de sang lui monta au visage en reconnaissant l'écriture d'Elisabeth.

Les derniers temps au Manoir, la grotte, l'assemblée au Désert, il dévora tout en quelques minutes. Le message de Mme Paysac lui fit du bien. Et ses yeux se mouillèrent en lisant la phrase « À vous dans la vie et dans la mort ». La pensée de cet amour si fidèle, si profond et si tendre lui fut un immense réconfort. La seconde lettre, écrite quelques semaines plus tard, venait de Genève. Après le récit de leur voyage, la jeune fille ajoutait :

« Castanet sort d'ici. Pourvu d'un passeport du maréchal de Villars avec lequel il a parlementé, il a conduit à Genève ses enfants et sa femme. Mais le chef camisard, comme un lion en cage, frémit d'impatience de se trouver ici, dans l'inaction. Il veut retourner dans les Cévennes et reprendre la lutte. C'est lui qui se chargera de nos lettres. »

Elisabeth lui racontait ensuite l'installation des Paysac dans une ferme, aux abords de Genève, et lui résumait les récits de Marc et Daniel. Ils avaient suivi Cavalier à Paris, où le jeune chef avait eu une entrevue secrète, malheureusement sans résultat, avec Louis XIV. Ensuite leur troupe, sous la surveillance de Lalande, avait été dirigée vers la forteresse de Neuf-Brissac. Pressentant une trahison, ils avaient détalé pendant la nuit et gagné la Suisse. Un culte d'actions de grâce, fort émouvant, avait été célébré à Lausanne par ces rescapés du Désert.
Cavalier se proposait de gagner l'Angleterre. Les jeunes Paysac, se souvenant de leur famille, avaient décidé de se fixer à Genève.

« Nous voilà donc sains et saufs sur le sol étranger, disait en terminant Elisabeth. Nous jouirions profondément de notre sécurité si seulement nos captifs bien-aimés étaient des nôtres ! Leurs souffrances, voilà ce qui pèse sur nos coeurs si lourdement. Mais notre espoir toujours est en Dieu. S'il n'a pas encore jugé bon d'exaucer nos prières, c'est que son heure n'était pas venue. Elle viendra ! Serrons dans nos coeurs cette inébranlable certitude. En attendant de vous voir nous arriver tous, libres, à Genève, nous vous envoyons à vous, à Franceset et à tous nos frères, nos messages les plus affectueux.

« Votre Elisabeth. »


Claude, réjoui, réconforté, le coeur plein d'une nouvelle espérance, se pencha derechef sur son établi. Il travaillait avec ardeur lorsque soudain un homme de haute taille parut à l'entrée de la baraque. Il eut un cri de joie et de surprise : Abraham Mazel ! Les deux hommes s'embrassèrent.

- Je viens, lui dit le chef, de la part de l'Éternel, encourager et fortifier nos frères, leur dire que la fin de leurs tribulations approche. Moi et Castanet, nous ne vous abandonnerons pas. Je ne sais encore ce que je ferai, mais je travaillerai sans relâche ni trêve à votre libération. Peut-être irai-je visiter les cours protestantes d'Europe afin d'intercéder pour vous. J'irai à Londres où je verrai Cavalier. Que l'Éternel me traite dans toute sa rigueur si je pose l'épée avant que soient tombées les chaînes du dernier de mes frères ! Ou bien je vous sauve, ou bien je tombe comme Roland les armes à la main ! Peut-être cette fois le Tout-Puissant daignera-t-il nous accorder la victoire... Quelle que soit l'issue de la lutte, je m'en remets à sa sainte volonté. Moi aussi, j'ai offert à Dieu mon corps en sacrifice !
- Cet homme, demanda Capucin, lorsque Mazel les eut quittés, est-ce un génie ou est-ce un fou ?...
- L'avenir te l'apprendra ! En tout cas, c'est un chrétien puisqu'il sait se sacrifier pour ceux qu'il aime !

En voyant son camarade tomber dans une méditation profonde, Claude se dit que sa dernière phrase le dépassait sans doute. Il fut bien surpris quand soudain Capucin se tourna vers lui, une flamme dans le regard :
- Sais-tu que moi, j'en ferais autant ? Si je pouvais, en mourant sur un champ de bataille, te tirer du bagne, oui, je le ferais ! Tu n'en crois rien ! Tu me crois trop lâche, trop scélérat, trop mauvais ?... C'est que j'ai mené une sale vie ! J'ai été une canaille, une rude canaille ! Mais est-ce étonnant ? Je n'ai jamais eu de famille. La femme que j'appelais ma mère me donnait plus de gifles que de morceaux de pain. Quand je fus un mioche grand comme ça, cinq ou six ans, elle me mit à la porte, disant qu'elle ne pouvait plus me nourrir. Et j'ai gagné ma vie comme j'ai pu, j'ai mendié, volé ; plus tard, j'ai pratiqué le vol en grand jusqu'à dévaliser les diligences. Ah ! si je pouvais recommencer ! ...
- Si tu pouvais recommencer, dit tranquillement Claude, que ferais-tu ?
- Ce que je ferais ?... Eh bien ! je travaillerais... je tâcherais de devenir quelqu'un de bien, quelqu'un qu'on respecte. Sais-tu ce que Landerc, le Breton, me disait hier ? « Je donnerais bien ma casaque neuve pour lui ressembler ! Nous, on est des crapules ! » Et c'est vrai ! Moi, ce n'est pas seulement ma casaque, mais tout ce que j'ai que je donnerais pour être comme toi !
- Rien ne t'empêche de recommencer, Capucin ! Je sais un homme pire que toi il avait exercé le brigandage... Un quart d'heure avant sa mort, il recommença ! Et maintenant sa vie, il la continue ailleurs, il la fait belle, bienfaisante, glorieuse...
- Tu veux parler du bon larron ? dit Capucin, qui toujours comprenait à demi-mot.
- Justement. Pour nous tous ici, la vie est rude, triste, décevante. Heureusement qu'il en existe une autre. Le ciel, c'est le lieu du bon travail, de l'activité joyeuse, le lieu où l'on aime et où l'on est aimé !

Capucin paraissait touché. Mais soudain son expression changea, une grimace tordit sa bouche et il eut son petit rire gouailleur :
- Mais, dit-il, le ciel n'est pas pour les hérétiques !
Et c'est ce qui me console ; car, qu'irait faire là-haut un chenapan de mon espèce ? Ça gâterait le plaisir au bon Dieu !
Allons, tant pis ! J'aime encore mieux l'enfer avec toi que le paradis avec le père Garcin !

Ce fut sur cette boutade que se termina l'entretien. Claude se dit qu'un jour ou l'autre, il le reprendrait.





II

ABRAHAM MAZEL


Plusieurs années s'écoulèrent. On apprit la mort de Castanet. Saisi par les milices royales, il avait été exécuté à Nîmes. D'Abraham, aucune nouvelle. De temps en temps arrivaient de Genève, par messagerie, une lettre ou un paquet. Mais ces lettres, au cachet de cire brisé, n'avaient plus l'intimité d'autrefois. C'étaient des chroniques bien plus que des épanchements du coeur. Claude répondait sur le même ton, qu'eût-il fait d'autre ? Mais comme cette contrainte lui semblait dure et comme il soupirait après une vraie missive, semblable à celles d'autrefois. Ce fut au printemps 1710 qu'il la reçut enfin des mains de Pierre Mazel. En prenant la lourde enveloppe intacte, il eut un vrai cri de joie. L'ayant ouverte, il découvrit d'abord un petit portrait d'enfant, peint à l'aquarelle. C'était un visage charmant, des joues roses, de beaux yeux bruns, largement fendus, des cheveux blonds aux boucles flottantes. Le retournant, il lut ces mots : Paulette, apportant elle-même à son cher papa ses voeux d'anniversaire. Il aperçut alors une seconde lettre, mince, celle-là, adressée à Franceset. C'était l'enfant du galérien qui, de la terre d'exil, venait lui présenter ses bons voeux.
Il lut d'abord la lettre d'Elisabeth.

Enfin, lui disait-elle, je puis venir librement et sans témoin m'entretenir avec vous ! Que de fois, en prenant la plume, le coeur m'a manqué ! Je pensais aux espions papistes aux mains desquels tomberait ma lettre avant de vous parvenir. Je ne puis dire ce que j'en ai souffert ! D'être obligée de mesurer mes termes, de refouler mes sentiments intimes, cela tuait toute joie, réprimait toute liberté. Loué soit Dieu ! ce soir, il n'en est plus ainsi, nous pouvons causer à coeur ouvert ! Je vous vois assis, vis-à-vis de moi, vous suivez ma plume : parfois vous souriez ou me faites un signe de tête... Comme c'est délicieux de pouvoir ainsi échanger ses pensées et, tout bas, se dire toutes sortes de choses ! ...

Mais assez de préambule ! Il faut que je vous dise tout de suite la grande, la magnifique espérance qui, de nouveau, monte dans notre ciel ... Oh ! ce soir, je suis heureuse, heureuse, heureuse ! ... Je vais tout vous raconter.

Hier, j'étais chez nos amis Paysac. Et voilà que la porte s'ouvre et qu'un homme grand, majestueux d'allure, apparaît sur le seuil. Cet homme ne m'était pas inconnu ! Je l'avais déjà vu, au Désert, debout sur un rocher, haranguant avec véhémence les multitudes. C'était Abraham Mazel.
On allume un bon feu et, tandis que le foyer jette des flammes, nous nous asseyons tous, à l'entour, pour écouter le vieux chef. Il vient, nous dit-il, pour soulever non seulement les Cévennes, mais le pays tout entier, contre la tyrannie du roi et de la cour. Il nous raconte que la France est dans un effroyable dénûment. Le faste de la maison royale, ses folles prodigalités, l'or semé à pleines mains dans les fêtes somptueuses de Versailles, toutes ces choses ont jeté le peuple dans un état aigu de mécontentement. Le prestige de la royauté n'existe plus : on maudit le roi, on jette de la boue à ses statues. Et puis, l'hiver terrible a mis le comble à l'exaspération du peuple : partout la famine, la misère, la détresse. C'est le moment ou jamais de lever contre la tyrannie royale l'étendard de la révolte.

C'est à l'instigation de Cavalier et du marquis de Miremont (un réfugié d'Angleterre) qu'Abraham va soulever les Cévennes. Il allumera l'insurrection au Vivarais d'abord, puis en Languedoc. Le roi verra ce qu'il en coûte de broyer, non seulement les huguenots, mais la France, sous son abominable despotisme !

Mme Paysac a fait toutes sortes d'objections. Elle a, sur la guerre, des idées toutes particulières, notre chère maman Paysac ! des idées, est-il besoin de le dire, que nous ne partageons pas. Mais Abraham les a réfutées. D'ailleurs, il ne s'agit pas d'une guerre de religion. C'est le peuple tout entier, le peuple, écrasé d'impôts, qui s'insurge contre la royauté. Pendant que se soulèveront toutes les provinces, alors Cavalier paraîtra sur la flotte anglo-hollandaise à la tête des réfugiés. Abraham ne prévoit point de grandes effusions de sang. Quand le Midi sera en feu et la flotte en vue de Marseille, alors on sommera le roi qu'il ait à délivrer nos captifs et à rétablir intégralement l'Édit de Nantes.

Ce qui m'a le plus frappé chez Abraham Mazel, c'est son ton d'autorité tranquille. Plus trace de l'exaltation mystique du Désert. C'est un homme intelligent, pondéré, énergique, plein d'une confiance inébranlable en notre Dieu. Lorsque, en nous détaillant son plan de campagne, il a prononcé ces mots : « Libération immédiate des captifs et galériens protestants », oh ! comme mon coeur a bondi ! Je me suis levée, je suis montée dans mon ancienne chambre et j'ai pris mon petit coffret qui y était resté. Il contenait des joyaux hérités de ma mère. Quelques-uns, liquidés dans une orfèvrerie de Genève, avaient déjà facilité notre installation aux Tilleuls. J'ai versé le reste aux mains du chef camisard. La pensée que c'était la rançon de nos forçats bien-aimés faisait tressaillir mon coeur de joie. Claude, mon frère ! se peut-il que bientôt vous preniez place vous-même autour de notre feu ?... Oh ! vous servir, vous entourer de soins et de tendresse, vous faire oublier les affreuses années de galères... N'est-ce pas trop beau pour être vrai ? Je me réjouis et, en même temps, je tremble...

Il faut maintenant que je vous dise quelque chose de nous. Vous savez déjà que Jeanne est mariée et qu'elle habite la ferme avec son mari. Ils ont une mignonne petite fille qu'ils appellent Mariette. La belle-soeur de Jeanne étant malade, paralysée des jambes, Madeleine est entrée en service dans cette famille mais n'y a pu tenir. Pauline est une douce et patiente malade, mais il y a une épine dans la famille, une terrible grand'maman, acariâtre, grondeuse, presque impossible à contenter. Au bout de quinze jours Madeleine rentrait à la ferme. Alors je me suis offerte. Jeanne croyait à une plaisanterie. Mais j'avais dans le coeur un mot de Mme Paysac à sa fillette : Pauline coud, raccommode à la perfection, elle t'enseignera. Et puis la sévérité de la grand'mère sera pour ton caractère une excellente école. Si tu réussis à la contenter, on pourra te délivrer un brevet de ménagère accomplie !

J'ai donc remplacé Madeleine, et, - je vous vois ouvrir de grands yeux ! - j'y ai tenu ! Et pensez que la grand'mère, vaincue par ma docilité, m'a fait un jour ce compliment dont je suis très fière : « Vous finirez par devenir une bonne domestique ! » Oh ! les reproches et les réprimandes ne m'ont pas non plus manqué !

Un soir que, vers onze heures, j'achevais de remettre en ordre la buanderie, mes larmes ont coulé ! Mais soudain cette réflexion m'est venue : C'est pour lui que je travaille ainsi, pour me préparer à une tâche nouvelle ! Et la joie m'a été rendue, et j'ai trouvé la vie bonne, le monde merveilleusement beau ! Claude ! vous voyez que je n'ai jamais douté de votre libération. Je me disais : L'heure de la délivrance n'a pas encore sonné mais elle sonnera quelque jour. Si l'Éternel tarde, attends-le !

J'ai donc tenu dans cette place, un an entier, jusqu'au complet rétablissement de Pauline. Ce dernier hiver, je le passe comme dame de compagnie dans la famille d'un docteur de Genève. Entre temps, j'ai brodé pour les magasins. M. de Candaux a soigné Maurice pendant une rougeole. Voyant qu'il avait affaire à de pauvres réfugiés, il n'a accepté aucun émolument. Sa mère (toutes les mères-grands ne se ressemblent pas !) est une délicieuse vieille dame à la chevelure d'argent. Je lui fais la lecture, je lui chante des ballades en m'accompagnant d'une guitare dont on m'a fait présent à Noël. Claire et Laurette sont deux ravissantes petites filles de neuf et onze ans qui me traitent comme une grande soeur. Portant le deuil de leur mère, elles sont toujours vêtues de blanc avec de larges ceintures de soie noire. Je surveille leurs leçons. Dans ce milieu intellectuel et distingué les jours, les semaines passent vite...

C'est Daniel, qui demain viendra prendre ma lettre pour la porter à Abraham qui loge chez le marquis d'Arzelier, notre compatriote. Elle vous parviendra, j'espère, sans trop de retard. Ce soir, il semble que Véga, notre étoile, étincelle d'une lumière merveilleuse : elle brille comme jamais encore elle n'avait brillé ! Je vais prendre ma Bible, la vôtre ! pour ma lecture accoutumée. Dans ma prière. comme toujours, je penserai à vous. Prier fait tant de bien ! Quand parfois le coeur se brise en songeant aux souffrances de ceux qu'on aime, intercéder pour eux est un tel soulagement ! Bonne nuit, mon frère, le plus cher de tous ! Je m'agenouille à vos pieds, sur votre banquette, je prends dans les miennes votre main, la chère main brune durcie par la rame et je la couvre de baisers. De quel respect, de quelle admiration, de quelle ardente sympathie n'avons-nous pas à vous entourer, vous, les martyrs de notre Église ! Il me semble maintenant que, vous penchant sur moi, vous me baisez au front, comme jadis, vous en souvient-il ? dans la cour de la Tour d'Isaure. Avant la fin de cette année, - peut-être - nous nous reverrons ! Ce bonheur tellement grand, tellement incommensurable, je n'ose presque y croire. Oh ! que Dieu dirige toutes les choses qui nous concernent et garde nos coeurs en sa profonde paix !
Elisabeth avait ajouté en marge : Mme Paysac n'a pu retenir Marc et Daniel. Ils partent avec Abraham. Que Dieu nous les ramène, et vous avec eux !

Claude lut et relut ces pages, il ne pouvait se lasser d'y plonger sa pensée. Comme le voyageur mourant de soif dans la traversée du désert, il buvait à longs traits ces effluves de tendresse. Cet amour de jeune fille qu'il sentait si grand, si pur dans sa fraîcheur virginale était pour lui eau de roche, son coeur s'en désaltérait délicieusement. Il considéra quelques instants le portrait de la petite Paulette. Franceset pleurera ! se dit-il en lui-même. Puis il appela son messager et glissa la peinture dans la lettre restée ouverte.
- Isacoff, dit-il au brave Turc, porte cette missive à mon ami Franceset, sur la Grande Réale, avec toutes mes amitiés.

Isacoff revint au bout d'une demi-heure, la lettre a la main.
- Franceset, plus sur la Grande Réale. Un jour, lui. emmené loin. Les camarades, pas savoir ce qu'il est devenu !

Claude prit des informations, regarda avec attention, lorsqu'elles passaient, les chiourmes des autres galères (il y en avait quarante) mais ne revit plus son ami. Il en conclut que Franceset était peut-être à l'hôpital. Isacoff envoyé, muni d'une lettre, à la direction de l'hôpital de marine, revint disant qu'on ne l'avait jamais vu. Un peu déçu, Claude serra lettre et portrait dans son portefeuille. Quel message envoyer à la femme de Franceset ? Que petite Paulette était venue, jusqu'à Marseille chercher son père, et que, hélas ! elle ne l'avait pas trouvé !

Il communiqua par écrit, à ses frères, les nouvelles reçues d'Elisabeth. Pierre Mazel, de son côté, avait, par Abraham lui-même, de plus amples détails sur l'expédition. À la voix du chef du Désert, le Vivarais, la Provence, le Languedoc s'étaient soulevés, l'insurrection avait gagné les Cévennes. Des missives, reçues en secret, racontaient des victoires. Les aumôniers Lazaristes, l'oreille au guet, parcouraient les galères, proclamant par contre l'échec de la révolte. Ainsi se passa l'été. Une nuit, de leur galère, les forçats huguenots virent étinceler en pleine mer les fanaux de la flotte anglo-hollandaise qui leur amenait Cavalier. Au jour, ils aperçurent dans le lointain les voiles brillant au soleil. Tous les coeurs vibraient d'impatience, de joie et de crainte. On sut qu'une descente s'était effectuée mais que, le maréchal de Villars ayant massé sur la côte de nombreux détachements, cette tentative avait échoué. Toutes sortes de nouvelles contradictoires circulaient, jetant le trouble et l'émoi dans le coeur des huguenots. Un jour, c'était à l'arsenal, Claude vit Pierre Mazel affalé sur un tas de câbles et pleurant à gros sanglots. Il s'approcha saisi d'une vague et poignante appréhension.
- Pierre ! quelles nouvelles ? interrogea-t-il.
- Lis toi-même ! Il lui tendit une lettre.

Elle était de Jean Mazel, un autre frère, resté dans les Cévennes. Claude lut : « Abraham est mort. Le 17 octobre, dans une ferme, près d'Uzès, il est tombé en se défendant contre les Miquelets ». Suivaient quelques détails sur la famille de Pierre, réfugiée à l'étranger.
Pour Claude aussi le coup fut rude. Mais il ne lâcha pas sitôt l'espérance.
- Cavalier nous reste ! dit-il. Et puis, - un héros tombé, d'autres prendront sa place...

Pierre Mazel ! fit un signe négatif.
- Non ! Abraham était la tête, il était l'âme de l'insurrection. Lui mort, c'est la défaite ! Et puis, ces dernières nuits, les fanaux ne brillent plus, la flotte s'est éloignée. Mon Dieu, mon Dieu ! tout nous abandonne ! ...

Claude eut une inspiration subite. Il glissa la main sous sa casaque, prit le petit Évangile et le tendit à son camarade.
- Tiens, frère, dit-il, prends et lis ! Voici les pages qui m'ont sauvé du désespoir. Il y a là des paroles de vie et d'espérance éternelle.

Pierre jeta les yeux sur le manuscrit. Il remarqua facilement que l'écriture fine, élégante, trahissait une main de femme. Or il savait que Claude n'avait ni mère ni soeur.
- Non, dit-il, faisant le geste de le rendre. Tu y tiens, je ne veux pas t'en priver !
- Tu ne me prives de rien. Ce manuscrit m'est désormais inutile : tous ces chapitres je les sais par coeur. Et je les ai dans le coeur ! ajouta-t-il à voix plus basse.

Pierre Mazel n'insista plus. Il prit la main de Claude et la serra à la briser.
- Merci frère, merci ! dit-il d'une voix étranglée par l'émotion. Autrefois j'avais une Bible, ils me l'ont prise comme tout le reste, prise et brûlée. Encore une fois merci !

Claude, de retour sur sa galère, se livra tout entier à ses sombres pensées. Mais bien que son coeur fût broyé de douleur, son assurance demeurait ferme. Quelques années auparavant, sa foi d'enfant, semblable à un mur mal bâti, s'était effondrée. Avec les pierres éparses, il en avait reconstruit de ses mains un nouveau mur, solide, fondé sur des vérités expérimentales, sur des faits que ni sa raison, ni sa conscience ne pouvaient plus dénier. Et cette fois l'édifice avait victorieusement supporté le choc.

Autant que pour lui, il souffrait pour ses camarades. Il essaya de mesurer les chances de salut qui leur restaient. Son esprit fit, dans l'avenir, un tour d'investigation.

Au Désert, il restait encore quelques chefs, mais irrésolus, timides, incapables de rallumer l'insurrection. D'ailleurs, si le Tout-Puissant avait voulu délivrer par ce moyen, n'aurait-il pas épargné Roland ou détourné d'Abraham les balles des Miquelets ?
Devait-on compter davantage sur l'intervention des puissances étrangères, sur une démarche des princes protestants ? Il savait que plusieurs avaient été tentées. Mais toutes étaient venues se briser contre l'opposition tenace, irréductible du vieux monarque. Dans ce domaine, les chances équivalaient à zéro !
Troisième point : le roi était vieux. D'un jour à l'autre, il pouvait mourir. Mais l'ordre des Jésuites demeurait debout, plus puissant que jamais dans le royaume. Quel que fût le successeur de Louis XIV, les disciples de Loyola auraient vite fait de se l'asservir.

Claude se dit que, du côté des hommes, l'horizon était absolument fermé. Sans mettre en doute la puissance de Dieu, il avait cependant cessé de croire au miracle. Il ne restait donc qu'une seule issue. Son imagination lui retraça diverses scènes du passé. Il revit les terribles décharges des vaisseaux de guerre, les débris humains retirés un à un des banquettes par les Turcs... Et puis, il y avait les épidémies. Chaque année, elles décimaient les rangs des forçats...

Bientôt sa pensée se reporta sur Elisabeth. Lui mort, que deviendrait-elle ? Il la vit dans l'avenir, triste, désolée, condamnée à l'isolement et en eut un terrible serrement de coeur. Tout à coup une idée nouvelle lui traversa l'esprit. Dans la famille du docteur de Candaux, il y avait une place vide... Les petites, avait-elle écrit, portent le deuil de leur mère. Le docteur ne devait pas être vieux puisqu'il possédait encore la sienne. C'était un homme de coeur, sans doute, un chrétien puisqu'il agissait si généreusement à l'égard des réfugiés... Et cet homme chaque jour la voyait, lui parlait, subissait l'enchantement de sa grâce et de son charme.
N'était-il pas bien naturel que, ayant souffert lui-même et voyant sa tristesse, il éprouvât le désir de la consoler ?

Claude coupa court à ses réflexions. Une douleur aiguë le traversa de part en part. Tout son être se révolta tandis qu'il repoussait bien loin l'importune vision. Car Elisabeth lui appartenait : Dieu la lui avait donnée. De quel droit ce gentilhomme genevois viendrait-il la lui ravir ? Elle était son seul trésor, son unique joie terrestre et cet homme oserait la lui enlever ? Il en éprouvait une insupportable douleur. Et pourtant, que pouvait-il encore pour elle ? Sans rémission, il se sentait condamné. Tandis que le docteur de Candaux, cet homme riche, estimable, pouvait offrir à l'orpheline un foyer, une heureuse vie de famille. Avait-il le droit de l'en priver ?
Mais Elisabeth l'aimait. Aussi longtemps qu'elle le saurait vivant, même sans espoir de le revoir jamais, elle lui demeurerait fidèle. Ce qui seul pouvait la détacher de lui, c'était le silence de la mort...

De nouveau sa volonté se cabra : le sacrifice était au-dessus de ses forces. Et plus le devoir austère, impératif s'imposait à sa conscience, plus son coeur s'insurgeait, plus la révolte grondait au-dedans de lui. C'en était trop ! Il avait sacrifié sa liberté, son avenir, sa vie : au moins, il garderait son amour ! Aucune promesse ne liait encore la jeune fille, il lui écrirait. Il lui dirait qu'elle était tout pour lui, que seule la joie de se sentir aimé lui donnait le courage de vivre et de supporter ses rudes épreuves. Il saurait trouver des paroles qui, pour l'éternité, l'attacheraient à lui.

Il saisit son crayon et rapidement, fiévreusement le fit courir sur le papier. « Savez-vous, lui disait-il, ce que j'ai fait quand ma chère, mon adorable visiteuse s'est agenouillée devant moi ? Je l'ai enlevée dans mes bras comme une enfant, je l'ai serrée contre mon coeur et pour toujours je l'y garde ! Et je sens qu'aucune puissance de l'enfer, de la terre ni du ciel ne sauraient plus l'en arracher ! »

Claude noircit trois, quatre pages en quelques minutes. Il était jeune. Il avait les sentiments violents, l'âme ardente du Méridional. Semblable à ces réservoirs qu'un barrage de glace refoule au coeur des glaciers et dont le niveau monte, monte en silence jusqu'à ce que soudain le barrage cède, livrant passage aux flots déchaînés, ainsi l'aveu de sa passion éclatait, d'autant plus irrésistible qu'il avait été plus longtemps comprimé. Il la suppliait de répondre au plus tôt afin de le libérer de sa mortelle appréhension.

Cette lettre ne pouvait partir par messagerie. Il était donc forcé d'attendre le passage de quelque compatriote. Ce délai l'irritait. Une colère sourde lui montait au coeur. Ne pouvant faire autrement, il la serra dans son portefeuille. Peut-être quelque occasion ne tarderait-elle pas à se présenter.

Plusieurs semaines s'écoulèrent. Et graduellement son exaltation se calma. Toutes sortes de questions se posèrent à lui : cette noble et courageuse jeune fille qui avait tout fait pour le sauver, avait-il le droit de l'enchaîner à son infortune ? Cette jeune vie, devait-il la briser pour jamais ? Dans une sorte de vision d'avenir, il la contempla pâle, flétrie par le chagrin, sans famille, astreinte, en son lamentable isolement, à des travaux auxquels rien ne l'avait préparée. Dans la maison du docteur de Candaux, ce milieu « intellectuel et distingué » où le temps passait si vite, elle était appréciée, aimée. Elle y retrouvait toutes ses habitudes anciennes, le luxe auquel son rang l'avait accoutumée... Devait-il la sacrifier ? L'immoler à la jalousie secrète, insupportable qui lui mordait le coeur ? Car, la céder à un autre lui était plus amer que la mort !...

Certes, elle souffrirait, et profondément en ne recevant plus de nouvelles. Mais avec le temps, son chagrin finirait par s'apaiser. Et qu'était cette souffrance passagère, mise en regard d'une longue existence de deuil et de complet dépouillement ?

Ce fut une âpre et sanglante lutte que celle qui se livra aux profondeurs de l'âme du galérien huguenot. Mais enfin la décision fut prise, la victoire remportée. Il déchira la lettre et la jetant sur le tillac : « Qu'elle m'oublie, murmura-t-il, qu'elle m'oublie et soit heureuse ! ... » Une grande vague saisit la missive et en lança les débris contre le coursier, une autre les rejeta dans la mer. En les voyant s'éparpiller sur les vagues, Claude se dit qu'une page de sa vie, page sombre, tragique et cependant lumineuse, pour toujours venait de se tourner !




À l'hiver succéda le printemps. Claude avait retrouvé sa communion, quelque temps rompue. Il était sorti de l'épreuve avec des énergies nouvelles. Une force était en lui en même temps qu'une paix profonde et presque surnaturelle. La vie ne lui faisait plus peur, la mort ne le troublait plus. « Quand on a dans le coeur une telle paix, se disait-il, on trouverait moyen d'être heureux, fût-ce en enfer ! »


(1) Des escouades de galériens, de temps en temps, étaient amenées et occupées à l'arsenal. Ces travaux, très pénibles, étaient surnommés : « la fatigue ». 
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