Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XX

L'ARC-EN-CIEL

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 Les prévisions optimistes des jeunes Paysac ne se réalisèrent point. Après plusieurs défaites successives, ce fut la défection de Cavalier qui se laissa prendre aux promesses du maréchal de Villars, successeur de Montrevel. L'histoire a jugé sévèrement la conduite du jeune chef camisard. Il serait équitable cependant de se rappeler son attitude alors que, tenté par l'or, il répondit fièrement : « Je ne demande pas d'argent mais le rétablissement des anciens édits ; ou bien des sauf-conduits pour quitter le royaume ! »

Voici, en résumé, les concessions que lui fit Villars, en vertu des pleins pouvoirs que la cour lui avait accordés :
1. Liberté de culte et de conscience, mais sous réserve de ne point rebâtir les temples.
2. Libération de tous les captifs.
3. Retour des exilés qui prêteraient serment de fidélité au roi.
4. Exemption d'impôt pendant dix ans à tous les Cévenols qui avaient eu leurs maisons brûlées.

Quant aux villes de refuge dont les Camisards demandaient le rétablissement, elles leur étaient refusées.
Cavalier, se fiant à la parole royale, accepta ces conditions. Il reçut un brevet de colonel, des honneurs, une rente viagère (1). Roland, plus expérimenté, fit ses réserves. « Promettre et tenir sont deux ! dit-il. Si le maréchal veut que nous posions les armes, qu'il commence par relâcher nos captifs ! »

Roland avait raison de se méfier. Les promesses formulées loyalement sans doute par le maréchal de Villars, - aussi conciliant et généreux que Montrevel avait été cruel, - ne furent jamais ratifiées à Versailles (2). Il y avait eu dans le traité des complications, des sous-entendus... Le roi exigea que les insurgés se rendissent à merci avant de leur dicter ses conditions. Roland, indigné, refusa. Les négociations furent rompues et les forçats protestants qui, déjà, avaient salué l'aube de la délivrance, restèrent dans leurs fers !

Quelques mois plus tard, le 14 août, Roland périssait, les armes à la main, à Castelnau, dans une rencontre avec les milices royales. L'insurrection camisarde tombait avec lui.

Ces nouvelles furent pour nos amis de la caverne un coup terrible. Plus l'espérance avait été vive, plus la déception était profonde. Marc et Daniel avaient suivi Cavalier dans sa retraite, ils s'acheminaient vers Paris. Les reverrait-on jamais ? Un montagnard raconta aux Paysac que le cadavre de Roland, transporté à Nîmes, avait été traîné sur une claie, tandis que trois de ses compagnons étaient roués vifs. Elisabeth, à ce récit, oublia quelques instants sa propre souffrance pour songer à celle d'une autre. Elle voyait Odette de Cornelli agenouillée près du cadavre défiguré, affreusement mutilé, du jeune chef camisard. Cette douleur sans nom, elle la sentait dans sa poitrine.
« Que la vie est cruelle ! se disait tout bas la jeune fille. Pour un peu de joie qu'elle nous accorde, que de grandes et poignantes douleurs !... Et pourtant, Dieu règne ! Il nous commande de croire, d'espérer, malgré tout ! »
Ses genoux fléchirent. Et de son coeur débordant de sympathie, émue et fervente, une prière monta vers le ciel.

Les bandes camisardes s'étant dispersées, les habitants de la grotte connurent des temps bien durs de détresse et de solitude. Aussi longtemps qu'un gai soleil avait brillé, qu'elle avait pu parcourir les forêts avec les enfants, ramassant bois sec, châtaignes, baies, sauvages, Elisabeth n'avait pas trouvé le temps long. Mais avec l'automne, la température s'était refroidie, l'eau suintait aux parois de la caverne, les couches de feuilles étaient humides. Elisabeth ne regrettait point sa chambre confortable ni son lit moelleux, - lorsqu'elle en avait la tentation, il lui suffisait de se représenter les forçats sur leurs planches... Alors l'endurance lui revenait. Pourtant, elle n'eût jamais cru que la vie de bohème fût chose si rude. Le soir, à la clarté de lune, accroché à une saillie du roc, Mme Paysac lisait à haute voix dans sa Bible huguenote. Le désastre n'avait point entamé sa foi. Plus ferme que jamais, elle soutenait, exhortait, encourageait sa famille. Et pourtant l'avenir s'avançait désolé, menaçant, sans espérance. L'hiver était à la porte. Les pauvres fugitifs dont on avait brûlé la demeure, qu'allaient-ils devenir ?
- Dieu y pourvoira ! répondait Mme Paysac.

Elisabeth, à bout de courage, avait passé une nuit presque entière à pleurer au lieu de dormir. Vers le matin, elle s'assoupit un instant et fit un étrange rêve. Le voici, tel qu'elle le raconta plus tard à sa confidente, sa chère Mme Paysac :

« Je venais de gravir la cime de l'Espérou, je m'étais assise et j'admirais la vue splendide, la mer toute scintillante qui s'étendait à mes pieds. Beaucoup de gens passaient ou prenaient place autour de moi, sur le gazon. Mais toutes ces figures m'étaient inconnues. Soudain, quelqu'un s'assit près de moi, une main d'homme, une main brune se posa sur la mienne... je poussai un cri de joie et mon émotion fut si forte que je m'éveillai en sursaut. Car, bien que je n'eusse pu voir le visage, le savais bien qui était venu, qui s'était assis à mes côtés. La vision avait fui, mais l'immense joie qu'elle m'avait donnée, au réveil remplissait encore mon coeur. Cette cime, est-ce la terre ? Est-ce le ciel ? Elle m'a parlé d'un revoir, mais où ? Quand ? Comment ? Encore une fois, comme pour la guerre camisarde : C'est le secret de l'Éternel ! »

Méric fit un jour son apparition dans la grotte. Il apportait une lettre timbrée de Genève. Mme Paysac reconnut l'écriture de ses fils. « Mon Dieu, merci ! » s'écria-t-elle. Et elle l'ouvrit rapidement.

« Genève, 14 octobre 1704.


« Chers parents,

« Nous voici à Genève, après un joli tour de France. L'ouvrage ne manque pas. Ici, il y a un marchand de brebis qui estime fort notre belle race cévenole. Nous lui avons parlé d'un lot de huit moutons, du Mas de la Butte, mis en pacage, ce dernier été, à l'Espérou. Il serait disposé à l'acheter. L'herbe se fait rare là-bas à cause de la sécheresse, tandis qu'ici, nous avons de beaux pâturages. Il partira incessamment. Fixez vous-mêmes le jour et le lieu où vous lui livrerez les brebis en question. Il les payera un bon prix ; sur ce point soyez tranquilles.
 Pour nous, tout va bien. On se reverra sous peu. En attendant, mille amitiés à toute la famille.

« MARC et DANIEL. »


Mme Paysac et Jeanne se regardèrent. Leurs yeux brillaient de joie. « Loué soit Dieu ! » répétaient-elles.
Elisabeth, quoique moins familiarisée avec le langage imagé par lequel les huguenots cherchaient à dépister leurs ennemis, comprit à son tour :
- Alors, les brebis, c'est nous ! s'écria-t-elle.
- Précisément ! Et le marchand est un guide. Nous sommes sauvés ! Loué soit Dieu qui seul a pu donner à nos gars cette merveilleuse inspiration !

On discuta le lieu du rendez-vous. Méric, qui était présent, offrit sa maison. Elisabeth, le soir même, écrivit à l'adresse indiquée pour annoncer que le lot de moutons était prêt, que l'acquéreur pouvait se présenter.
Lorsque, quelques jours plus tard, les Paysac, escortés de Blaise Méric et de deux mulets, descendirent la vallée du Gardon, ils rencontrèrent Abraham Mazel.
- Je vais à Marseille voir mon frère, leur dit-il. Si vous avez des messages pour Noguier, ou Franceset ou quelque autre de mes frères, je m'en chargerai volontiers.

Elisabeth avait une lettre, écrite au Désert par un jour de soleil ; une roche lui servant de pupitre. Elle y racontait les événements qui avaient provoqué son départ, décrivait sa course avec Méric et faisait un tableau coloré et pittoresque de l'assemblée du Désert. Elle parlait aussi de Louise et de la petite Paulette, priant Claude, si la chose était possible, de faire parvenir ces nouvelles à Franceset. Elle y avait ajouté, la veille, le post-scriptum suivant :

« Comme vous le savez déjà peut-être, la guerre est finie. Dieu n'a pas trouvé bon de nous délivrer. Mais nous ne perdons pas courage. Comme le dit Mme Paysac, il veut éprouver notre foi, et la délivrance, quand elle arrivera, n'en sera que plus magnifique. Elle vous envoie ce message : Le secours vient de l'Éternel, s'il tarde, attends-le. Marc et Daniel qui ont suivi Cavalier en Suisse, nous envoient un guide, nous partons dans peu de jours pour Genève. Cela me serre le coeur de m'éloigner ainsi. Et pourtant, plus que jamais, je sens la vérité de cette parole : Entre les êtres qui s'aiment, la distance n'existe pas. Notre radieuse étoile brille toujours au firmament, de Genève comme de Marseille, nos regards continueront à l'y chercher. Tous vous saluent avec affection.
A vous dans la vie et dans la mort.

« ELISABETH. »


À la pointe du jour, un groupe de fugitifs, sous la conduite de Martin, l'un des meilleurs guides de Genève, remontait la rive gauche du Rhône. Il venait de traverser le pont du Saint-Esprit, ce pont dont les dix-neuf arches aux piliers massifs, sont l'effroi des bateliers qui descendent le fleuve. Elisabeth et Jeanne, sous les habits des frères Paysac, se donnaient comme de jeunes compagnons menuisiers faisant leur tour de France. Mme Paysac, chargée d'un panier énorme, se rendait au marché avec ses deux enfants. Louise, son bébé au bras et chargée d'un panier plus petit, figurait une paysanne, portant le dîner à son mari. Et nul agent n'aurait eu l'idée d'arrêter le vieil Isaac, honnête paysan qui, sa bêche sur l'épaule, se rendait à son travail. Le guide, d'ailleurs, assurait que la traversée de la Provence n'offrait que peu de danger. C'était aux frontières qu'il s'agirait d'ouvrir l'oeil, et le bon ! Il avait en poche des passeports d'anciens fugitifs, qui joints à quelques florins, faciliteraient les affaires en cas de mauvaises rencontres. Il n'y avait donc point à redouter trop les galères ni la tour de Constance.
Le guide ne marchait pas toujours avec eux. Il leur expliquait la route, leur fixait des étapes, et le soir, comme par hasard, on se retrouvait dans quelque hôtellerie.

Elisabeth, ce matin-là, cheminait à côté de Mme Paysac. Devant elles, vers le nord, le ciel était ténébreux, voilé de brume, revêtu de lourds nuages plombés. Tandis qu'au midi se levait une splendide aurore. De légers nuages, d'abord dorés, se teignirent peu à peu de merveilleuses lueurs roses. Elisabeth se retourna pour regarder.
-Une indicible nostalgie la ramenait vers ce Midi qu'elle allait quitter pour toujours. Ces feux de l'aube naissante inondaient Marseille ; ils devaient scintiller dans les grandes vagues qui déferlaient autour des galères...

Mme Paysac la prit par la main.
- Ne regarde pas en arrière, ma fille ! lui dit-elle avec fermeté. Tourne tes regards en avant et vois ce que deviennent nos tristesses et nos larmes quand la lumière éternelle brille au travers !...

Le soleil levant venait d'apparaître. Et ses premiers rayons, pénétrant les averses du noir septentrion, y dessinaient un magnifique arc-en-ciel.
Elisabeth eut une exclamation de surprise et de joie.
- Tu vois, reprit Mme Paysac, le Seigneur nous parle. Il se souvient de son alliance, et, à nous qui l'oublions si souvent, il nous la rappelle. Louons-le pour son immense bonté !

La jeune fille sourit et reprit courage. Elle ne pouvait s'empêcher de se dire en elle-même : « Mme Paysac, c'est un rocher ! »

On atteignit la frontière. Deux jours entiers, on demeura cachés dans une baraque, en pleine forêt. Le guide ne démarrait pas. Enfin, un soir, par une pluie torrentielle, il avisa son monde d'avoir à se préparer.
- Mais nous ne pouvons sortir par un temps pareil, dit Jeanne. Il faut attendre que la pluie ait cessé !
- Gardons-nous-en bien ! répliqua-t-il. Ce déluge est notre salut. Les gabelous se seront mis à l'abri, soyez tranquilles. En passant au-dessous du poste, à trente pas, nous ne risquons rien. Qu'importe l'averse ! En arrivant, ma femme vous chauffera du lait, vous trouverez chez nous un bon gîte et vos fils qui vous attendent. En avant, et à la garde de Dieu !

Vers minuit, les fugitifs, trempés jusqu'aux os, mais le coeur débordant de gratitude, mettaient enfin le pied sur le libre sol de la république de Genève.


(1) Cavalier s'en excuse dans ses Mémoires " Je n'étais qu'un enfant, dit-il, je n'avais personne pour me conseiller... »

(2) Peut-être en vertu de cet axiome : On n'est pas tenu de garder la parole donnée à un hérétique !
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