Les prévisions optimistes des
jeunes Paysac ne se réalisèrent
point. Après plusieurs défaites
successives, ce fut la défection de Cavalier
qui se laissa prendre aux promesses du
maréchal de Villars, successeur de
Montrevel. L'histoire a jugé
sévèrement la conduite du jeune chef
camisard. Il serait équitable cependant de
se rappeler son attitude alors que, tenté
par l'or, il répondit
fièrement : « Je ne demande
pas d'argent mais le rétablissement des
anciens édits ; ou bien des
sauf-conduits pour quitter le
royaume ! »
Voici, en résumé, les
concessions que lui fit Villars, en vertu des
pleins pouvoirs que la cour lui avait
accordés :
1. Liberté de culte et de
conscience, mais sous réserve de ne point
rebâtir les temples.
2. Libération de tous les
captifs.
3. Retour des exilés qui
prêteraient serment de fidélité
au roi.
4. Exemption d'impôt pendant
dix ans à tous les Cévenols qui
avaient eu leurs maisons
brûlées.
Quant aux villes de refuge dont
les
Camisards demandaient le rétablissement,
elles leur étaient
refusées.
Cavalier, se fiant à la
parole royale, accepta ces conditions. Il
reçut un brevet de colonel, des honneurs,
une rente viagère
(1). Roland,
plus
expérimenté, fit ses réserves.
« Promettre et tenir sont deux !
dit-il. Si le maréchal veut que nous posions
les armes, qu'il commence par relâcher nos
captifs ! »
Roland avait raison de se
méfier. Les promesses formulées
loyalement sans doute par le maréchal de
Villars, - aussi conciliant et
généreux que Montrevel avait
été cruel, - ne furent jamais
ratifiées à Versailles
(2). Il
y avait
eu dans le traité des complications, des
sous-entendus... Le roi exigea que les
insurgés se rendissent à merci avant
de leur dicter ses conditions. Roland,
indigné, refusa. Les négociations
furent rompues et les forçats protestants
qui, déjà, avaient salué
l'aube de la délivrance, restèrent
dans leurs fers !
Quelques mois plus tard, le 14
août, Roland périssait, les armes
à la main, à Castelnau, dans une
rencontre avec les milices royales. L'insurrection
camisarde tombait avec lui.
Ces nouvelles furent pour nos
amis
de la caverne un coup terrible. Plus
l'espérance avait été vive,
plus la déception était profonde.
Marc et Daniel avaient suivi Cavalier dans sa
retraite, ils s'acheminaient vers Paris. Les
reverrait-on jamais ? Un montagnard raconta
aux Paysac que le cadavre de Roland,
transporté à Nîmes, avait
été traîné sur une
claie, tandis que trois de ses compagnons
étaient roués vifs. Elisabeth,
à ce récit, oublia quelques instants
sa propre souffrance pour songer à celle
d'une autre. Elle voyait Odette de Cornelli
agenouillée près du cadavre
défiguré, affreusement mutilé,
du jeune chef camisard. Cette douleur sans nom,
elle la sentait dans sa poitrine.
« Que la vie est
cruelle ! se disait tout bas la jeune fille.
Pour un peu de joie qu'elle nous accorde, que de
grandes et poignantes douleurs !... Et
pourtant, Dieu règne ! Il nous commande
de croire, d'espérer, malgré
tout ! »
Ses genoux fléchirent. Et de
son coeur débordant de sympathie,
émue et fervente, une prière monta
vers le ciel.
Les bandes camisardes s'étant
dispersées, les habitants de la grotte
connurent des temps bien durs de détresse et
de solitude. Aussi longtemps qu'un gai soleil avait
brillé, qu'elle avait pu parcourir les
forêts avec les enfants, ramassant bois sec,
châtaignes, baies, sauvages, Elisabeth
n'avait pas trouvé le temps long. Mais avec
l'automne, la température s'était
refroidie, l'eau suintait aux parois de la caverne,
les couches de feuilles étaient humides.
Elisabeth ne regrettait point sa chambre
confortable ni son lit moelleux, - lorsqu'elle en
avait la tentation, il lui suffisait de se
représenter les forçats sur leurs
planches... Alors l'endurance lui revenait.
Pourtant, elle n'eût jamais cru que la vie de
bohème fût chose si rude. Le soir,
à la clarté de lune, accroché
à une saillie du roc, Mme Paysac lisait
à haute voix dans sa Bible huguenote. Le
désastre n'avait point entamé sa foi.
Plus ferme que jamais, elle soutenait, exhortait,
encourageait sa famille. Et pourtant l'avenir
s'avançait désolé,
menaçant, sans espérance. L'hiver
était à la porte. Les pauvres
fugitifs dont on avait brûlé la
demeure, qu'allaient-ils devenir ?
- Dieu y pourvoira !
répondait Mme Paysac.
Elisabeth, à bout de courage,
avait passé une nuit presque entière
à pleurer au lieu de dormir. Vers le matin,
elle s'assoupit un instant et fit un étrange
rêve. Le voici, tel qu'elle le raconta plus
tard à sa confidente, sa chère Mme
Paysac :
« Je venais de gravir
la
cime de l'Espérou, je m'étais assise
et j'admirais la vue splendide, la mer toute
scintillante qui s'étendait à mes
pieds. Beaucoup de gens passaient ou prenaient
place autour de moi, sur le gazon. Mais toutes ces
figures m'étaient inconnues. Soudain,
quelqu'un s'assit près de moi, une main
d'homme, une main brune se posa sur la mienne... je
poussai un cri de joie et mon émotion fut si
forte que je m'éveillai en sursaut. Car,
bien que je n'eusse pu voir le visage, le savais
bien qui était venu, qui s'était
assis à mes côtés. La vision
avait fui, mais l'immense joie qu'elle m'avait
donnée, au réveil remplissait encore
mon coeur. Cette cime, est-ce la terre ?
Est-ce le ciel ? Elle m'a parlé d'un
revoir, mais où ? Quand ?
Comment ? Encore une fois, comme pour la
guerre camisarde : C'est le secret de
l'Éternel ! »
Méric fit un jour son
apparition dans la grotte. Il apportait une lettre
timbrée de Genève. Mme Paysac
reconnut l'écriture de ses fils.
« Mon Dieu, merci ! »
s'écria-t-elle. Et elle l'ouvrit rapidement.
« Genève, 14 octobre 1704.
« Chers parents,
« Nous voici à
Genève, après un joli tour de France.
L'ouvrage ne manque pas. Ici, il y a un marchand de
brebis qui estime fort notre belle race
cévenole. Nous lui avons parlé d'un
lot de huit moutons, du Mas de la Butte, mis en
pacage, ce dernier été, à
l'Espérou. Il serait disposé à
l'acheter. L'herbe se fait rare là-bas
à cause de la sécheresse, tandis
qu'ici, nous avons de beaux pâturages. Il
partira incessamment. Fixez vous-mêmes le
jour et le lieu où vous lui livrerez les
brebis en question. Il les payera un bon
prix ; sur ce point soyez tranquilles.
Pour nous, tout va
bien. On se
reverra sous peu. En attendant, mille
amitiés à toute la famille.
« MARC et DANIEL. »
Mme Paysac et Jeanne se regardèrent.
Leurs yeux brillaient de joie.
« Loué soit
Dieu ! »
répétaient-elles.
Elisabeth, quoique moins
familiarisée avec le langage imagé
par lequel les huguenots cherchaient à
dépister leurs ennemis, comprit à son
tour :
- Alors, les brebis, c'est
nous ! s'écria-t-elle.
- Précisément !
Et le marchand est un guide. Nous sommes
sauvés ! Loué soit Dieu qui seul
a pu donner à nos gars cette merveilleuse
inspiration !
On discuta le lieu du
rendez-vous.
Méric, qui était présent,
offrit sa maison. Elisabeth, le soir même,
écrivit à l'adresse indiquée
pour annoncer que le lot de moutons était
prêt, que l'acquéreur pouvait se
présenter.
Lorsque, quelques jours plus
tard,
les Paysac, escortés de Blaise Méric
et de deux mulets, descendirent la vallée du
Gardon, ils rencontrèrent Abraham
Mazel.
- Je vais à Marseille voir
mon frère, leur dit-il. Si vous avez des
messages pour Noguier, ou Franceset ou quelque
autre de mes frères, je m'en chargerai
volontiers.
Elisabeth avait une lettre,
écrite au Désert par un jour de
soleil ; une roche lui servant de pupitre.
Elle y racontait les événements qui
avaient provoqué son départ,
décrivait sa course avec Méric et
faisait un tableau coloré et pittoresque de
l'assemblée du Désert. Elle parlait
aussi de Louise et de la petite Paulette, priant
Claude, si la chose était possible, de faire
parvenir ces nouvelles à Franceset. Elle y
avait ajouté, la veille, le post-scriptum
suivant :
« Comme vous le savez
déjà peut-être, la guerre est
finie. Dieu n'a pas trouvé bon de nous
délivrer. Mais nous ne
perdons pas courage. Comme le dit Mme Paysac, il
veut éprouver notre foi, et la
délivrance, quand elle arrivera, n'en sera
que plus magnifique. Elle vous envoie ce
message : Le secours vient de
l'Éternel, s'il tarde, attends-le. Marc et
Daniel qui ont suivi Cavalier en Suisse, nous
envoient un guide, nous partons dans peu de jours
pour Genève. Cela me serre le coeur de
m'éloigner ainsi. Et pourtant, plus que
jamais, je sens la vérité de cette
parole : Entre les êtres qui s'aiment,
la distance n'existe pas. Notre radieuse
étoile brille toujours au firmament, de
Genève comme de Marseille, nos regards
continueront à l'y chercher. Tous vous
saluent avec affection.
A vous dans la vie et dans la
mort.
« ELISABETH. »
À la pointe du jour, un groupe de
fugitifs, sous la conduite de Martin, l'un des
meilleurs guides de Genève, remontait la
rive gauche du Rhône. Il venait de traverser
le pont du Saint-Esprit, ce pont dont les dix-neuf
arches aux piliers massifs, sont l'effroi des
bateliers qui descendent le fleuve. Elisabeth et
Jeanne, sous les habits des frères Paysac,
se donnaient comme de jeunes compagnons menuisiers
faisant leur tour de France. Mme Paysac,
chargée d'un panier énorme, se
rendait au marché avec ses deux enfants.
Louise, son bébé au bras et
chargée d'un panier plus petit, figurait une
paysanne, portant le dîner à son mari.
Et nul agent n'aurait eu l'idée
d'arrêter le vieil Isaac, honnête
paysan qui, sa bêche sur l'épaule, se
rendait à son travail. Le guide, d'ailleurs,
assurait que la traversée de la Provence
n'offrait que peu de danger. C'était aux
frontières qu'il s'agirait d'ouvrir l'oeil,
et le bon ! Il avait en poche des passeports
d'anciens fugitifs, qui joints à quelques
florins, faciliteraient les affaires en cas de
mauvaises rencontres. Il n'y avait donc point
à redouter trop les galères ni la
tour de Constance.
Le guide ne marchait pas
toujours
avec eux. Il leur expliquait la route, leur fixait
des étapes, et le soir, comme par hasard, on
se retrouvait dans quelque
hôtellerie.
Elisabeth, ce matin-là,
cheminait à côté de Mme Paysac.
Devant elles, vers le nord, le ciel était
ténébreux, voilé de brume,
revêtu de lourds nuages plombés.
Tandis qu'au midi se levait une splendide aurore.
De légers nuages, d'abord dorés, se
teignirent peu à peu de merveilleuses lueurs
roses. Elisabeth se retourna pour
regarder.
-Une indicible nostalgie la
ramenait
vers ce Midi qu'elle allait quitter pour toujours.
Ces feux de l'aube naissante inondaient
Marseille ; ils devaient scintiller dans les
grandes vagues qui déferlaient autour des
galères...
Mme Paysac la prit par la
main.
- Ne regarde pas en arrière,
ma fille ! lui dit-elle avec fermeté.
Tourne tes regards en avant et vois ce que
deviennent nos tristesses et nos larmes quand la
lumière éternelle brille au
travers !...
Le soleil levant venait
d'apparaître. Et ses premiers rayons,
pénétrant les averses du noir
septentrion, y dessinaient un magnifique
arc-en-ciel.
Elisabeth eut une exclamation de
surprise et de joie.
- Tu vois, reprit Mme Paysac, le
Seigneur nous parle. Il se souvient de son
alliance, et, à nous qui l'oublions si
souvent, il nous la rappelle. Louons-le pour son
immense bonté !
La jeune fille sourit et reprit
courage. Elle ne pouvait s'empêcher de se
dire en elle-même : « Mme
Paysac, c'est un
rocher ! »
On atteignit la frontière.
Deux jours entiers, on demeura cachés dans
une baraque, en pleine forêt. Le guide ne
démarrait pas. Enfin, un soir, par une pluie
torrentielle, il avisa son monde d'avoir à
se préparer.
- Mais nous ne pouvons sortir
par un
temps pareil, dit Jeanne. Il faut attendre que la
pluie ait cessé !
- Gardons-nous-en
bien !
répliqua-t-il. Ce déluge est notre
salut. Les gabelous se seront mis à l'abri,
soyez tranquilles. En passant au-dessous du poste,
à trente pas, nous ne risquons rien.
Qu'importe l'averse ! En arrivant, ma femme
vous chauffera du lait, vous trouverez chez nous un
bon gîte et vos fils qui vous attendent. En
avant, et à la garde de
Dieu !
Vers minuit, les fugitifs,
trempés jusqu'aux os, mais le coeur
débordant de gratitude, mettaient enfin le
pied sur le libre sol de la république de
Genève.
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