L'hiver s'avançait, les nuits
devenaient longues et froides. En sentant les
morsures du mistral, Elisabeth songeait avec
angoisse aux galériens sans feu, sans lit,
accroupis sur leurs planches. Elle désirait
envoyer pour Noël à celui qu'elle
aimait, un chaud vêtement de dessous, un
tricot épais et moelleux qui le garantirait
de la froidure. Mais elle ne savait pas tricoter.
Au couvent, elle avait appris la peinture, la
broderie, la dentelle au fuseau, car il
était admis, a cette époque, qu'une
fille de son rang ne devait pas travailler. Tout au
plus lui permettait-on quelque ouvrage
d'agrément. La cuisinière bretonne,
au contraire, était fort experte en couture
et tricotait avec acharnement. Elisabeth
résolut d'apprendre. Elle se mit à
l'école de sa domestique. Sa bonne
volonté, son ardeur, son zèle que
rien ne pouvait ralentir excitèrent
l'admiration de la Bretonne. Le tricot fut
prêt quelques jours avant Noël. Elle fit
le paquet et l'expédia à l'adresse
indiquée dans la dernière lettre de
Claude : chez Mme Soubeyran, rue des
Chapeliers. Elle y joignait une courte lettre
signée : Votre soeur. Il fallait bien
dérouter quelque peu les espions dont
pullulait l'administration postale.
La réponse n'arriva pas tout
de suite. Ce fut encore le Javanel qui, un soir,
l'apporta. Elisabeth confectionnait sa dentelle, au
salon, vis-à-vis de Mme des Coudrets, quand
l'oiseau nocturne
chanta.
Il était neuf heures moins un quart.
Prétextant que, la veille, elle
s'était couchée tard, elle empaqueta
son ouvrage, et sortit. Elle monta, fit claquer la
porte de sa chambre puis redescendit sur la pointe
des pieds. Sans bruit, elle s'achemina vers le mur.
Elle ne s'aperçut pas qu'une ombre glissait
sur ses pas, se dérobant, lorsqu'elle se
retournait, derrière les massifs de
micoucouliers...
Elle gravit rapidement
l'escalier,
sa lettre à la main, déplia son
ouvrage, ouvrit le tiroir où, en cas
d'alerte, la missive devait disparaître. Puis
vite, elle la décacheta.
« Ma petite
soeur !
Votre volumineux paquet, par les soins de Mme
Soubeyran et de notre brave Turc Isakoff, vient de
me parvenir. Ah ! c'est vrai qu'il ne fait pas
chaud, ces jours, sur la galère ! Le
mistral souffle terriblement. Mais quelle joie pour
moi que de revêtir ce chaud et moelleux
tricot, de me dire que vous l'avez
préparé de vos propres mains et, que,
la douce chaleur dont il me pénètre,
c'est la chaleur même de votre
affection... »
Elle en était là de sa
lecture lorsque, sans qu'on eût
frappé, la porte s'ouvrit doucement.
Soudain, pareille à un vautour qui fond sur
sa proie, une main de femme s'abattit sur la lettre
et l'enleva. Elisabeth se dressa
épouvantée, un cri d'effroi et
d'indignation sur les lèvres. Mme des
Coudrets, toute raide et droite comme l'incarnation
de la justice, se tenait devant elle.
- Nous nous en doutions depuis
longtemps ! articula la voix sèche, qui
n'avait plus rien des inflexions mielleuses
d'autrefois. Oui, nous l'avions deviné. Vous
nous trompez ! Vous entretenez des
correspondances illicites et c'est la raison qui
vous porte à mépriser un gentilhomme
de haut rang, qui, gagné par le seul
prestige de la maison des Ponts-Marceaux, daigne
s'abaisser à vous faire la
cour !
- Cette lettre est à
moi ! s'écria Elisabeth, revenue de son
premier saisissement,
et je
vous dénie le droit de vous en
emparer !
Mme des Coudrets eut un rire de
condescendance.
- Vous m'en déniez le droit,
fort bien ! Aussi ne la lirai-je pas sans
l'avoir fait passer tout d'abord sous les yeux de
M. le commandant des
Ponts-Marceaux !
Elisabeth, la rage au coeur, la
vit
sortir emportant sa lettre. La nuit se passa dans
de cruelles appréhensions. Autant
qu'Augustin, jadis, elle redoutait son oncle. Quels
éclats de colère, quels reproches
sanglants, n'allait-elle pas essuyer ! Elle
fut terrifiée mais non surprise lorsque,
dans la matinée, on vint la prier de passer
dans son bureau.
Elle y entra plus morte que
vive. M.
des Ponts-Marceaux, assis devant son
secrétaire, écrivait. Il ne se
retourna pas même à son arrivée
et la laissa debout, dix bonnes minutes, avant de
daigner s'apercevoir de sa présence. La
fatale lettre était devant lui, grande
ouverte et bien en vue.
Enfin il parla.
- Mademoiselle ma nièce, - il
prononçait d'une voix calme, sans le moindre
accent de reproche ni de colère, j'ai
à vous entretenir aujourd'hui de choses fort
sérieuses puisqu'il s'agit de votre avenir.
L'autre jour, chez M. le maréchal de
Montrevel, j'ai eu l'occasion de rencontrer M. le
chevalier de Gartel qui venait prendre des ordres.
Profitant d'un moment de
tête-à-tête, nous avons
causé de nos affaires personnelles. Je lui
ai offert - ou, pour m'exprimer plus exactement, -
je lui ai officiellement accordé votre main
qu'il nous faisait l'honneur de briguer depuis
quelque temps. Comme il devait rejoindre sans
délai son régiment, je n'ai pu
l'amener au Manoir, mais, à la fin du mois,
nous l'aurons ici en congé et nous
célébrerons tous, en famille, la
fête de vos fiançailles. J'ai
prévenu ma fille ainsi que son mari, M. le
vicomte d'Ormancy.
Il prit la lettre de Marseille,
la
roula quelques instants entre
ses doigts puis, comme s'il s'agissait d'un chiffon
de papier sans importance, négligemment il
la jeta au feu.
- Mme des Ponts-Marceaux,
reprit-il,
veut bien se charger des préparatifs de
votre trousseau. Nous avons fixé le mariage
au commencement de juin. D'ici là, comme le
Manoir n'est pas un séjour très gai
pour une jeune personne de votre âge, vous
retournerez au couvent des Ursulines où vous
avez été élevée. Vous y
retrouverez vos compagnes et les bonnes soeurs qui,
pendant des années, ont pris soin de vous.
Tenez-vous donc prête à partir dans
deux semaines. M'avez-vous bien
compris ?
- Oui, mon oncle !
Elle sortit et se retrouva
seule,
debout, devant sa fenêtre. Qui eût
observé en ce moment Elisabeth d'Arville
eût été frappé de son
attitude décidée et de l'éclat
inaccoutumé de ses yeux. Elle ouvrit sa
Bible, se mit à genoux et feuilleta quelques
instants le saint volume. Un passage attira ses
yeux, s'imposa soudain à son
attention : L'Éternel dit à
Abraham : Quitte ton pays, ta famille et la
maison de ton père et va dans le pays que je
te montrerai ! Elle se leva, résolue et
joyeuse. Son ordre de marche venait de lui
être donné. Ouvrant son armoire, elle
en examina le contenu. Elle défit les piles,
arrangea, classa. Ensuite, elle sortit une ample
valise. Là, elle pourrait emmagasiner
suffisamment de linge et de vêtements. Au
fond, elle plaça la Bible de Claude, ses
lettres ; à côté, un petit
coffret contenant des bijoux de prix
légués par sa mère. À
la pensée de la lettre qu'elle n'avait point
lue, de ces pages captivantes, débordantes
de tendresse dont on l'avait frustrée, elle
eut un mouvement de haine et de révolte.
Mais tout de suite elle se souvint que l'ordre du
Maître était d'aimer, non de
haïr. Une image lui vint à
l'esprit : Paul, secouant dans le feu la
vipère qui s'était attachée
à son doigt. D'un acte de volonté,
elle secoua la petite vipère de sa rancune
dans le brasier de l'amour éternel.
L'après-midi, Mme des
Coudrets se retira pour sa méridienne.
Elisabeth vit le commandant seller son cheval et se
diriger vers la ville. Alors, descendant, elle
attela son petit poney dont elle eut soin d'enlever
la grelottière. Aucune troupe n'encombrant
le chemin, elle saisit les rênes, mit au trot
le docile animal et se dirigea rapidement vers le
village. En côtoyant la Prairie, la
magnifique promenade d'Alais, avec ses
châtaigniers séculaires, ses sentiers
agrestes, sa vaste campagne où les paysans
font jusqu'à quatre coupes par
années, elle fut douloureusement surprise.
La Prairie devait avoir été le
théâtre de combats sanglants car
l'herbe y était
piétinée ; des armes
brisées, des défroques, des
débris de toute espèce jonchaient le
sol. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'elle
atteignit le village. Elle fut littéralement
terrifiée du spectacle qui s'offrit à
ses yeux. Toutes les maisons avaient
été démolies ou
réduites en cendres. Le Mas de la Butte
n'existait plus. Protégée par
d'épais taillis, une seule chaumière
avait échappé à l'incendie.
Elisabeth en connaissait les habitants.
C'étaient de nouveaux catholiques. L'homme,
Blaise Méric, sciait des branches devant sa
maison. Elle s'informa des Paysac.
- Ils se sont
réfugiés, lui dit-il, dans les hautes
Cévennes, du côté de
l'Espérou où ils ont des parents. Les
deux fils, Marc et Daniel, se sont joints aux
Camisards.
- Daniel ! mais il est
bien
jeune ! s'écria-t-elle, à peine
quinze ans.
- Oh ! vous connaissez.
Corneille : « La valeur n'attend pas
le nombre des
années... ».
J'étais là justement
quand ils sont partis, j'ai entendu la discussion.
La mère voulait le retenir mais le gamin
s'est rebiffé. Il criait, assez fort pour
qu'on l'entende de la citadelle : Le petit
frère de Cavalier n'a que dix ans et il
chevauche à côté des
chefs ! Il a sauvé les Camisards au
bois de Cannes. Moi, je marche avec eux !
Là-dessus, il a pris le
vieux mousquet de feu son père et a
filé dans la montagne... Marc, plus
sensé, s'est aidé au
déménagement.
- Connaissez-vous, lui demanda
Elisabeth, les sentiers des hautes
Cévennes ? Pourriez-vous, à
l'occasion, servir de guide à quelqu'un qui
se proposerait de rejoindre les
Paysac ?
Il déclara connaître
par le menu tous les ravins, tous les sentiers,
tous les raccourcis de la montagne. Alors la jeune
fille le mit en deux mots au courant de sa
situation. Il fut convenu que le soir même,
à minuit, Méric se tiendrait à
la grille du Manoir. Aussitôt qu'il ferait
entendre le cri du Javanel, elle le
rejoindrait.
Elisabeth se rendait
parfaitement
compte de l'extrême
témérité de son entreprise et
des périls qui l'attendaient. M. des
Ponts-Marceaux avait fait garnir de barreaux de fer
toutes les fenêtres de sa villa. En cas
d'attaque nocturne, il avait plusieurs pistolets
chargés. Il avait congédié son
vieux cocher et l'avait remplacé par trois
robustes Provençaux qu'il avait fourni
d'armes et de munitions. Mais Elisabeth, consciente
de l'ordre d'en haut, mettait en Dieu sa confiance.
Celui qui ordonne, se disait-elle, donne en
même temps aide et protection. Elle savait
aussi que son père, martyr de la bonne
cause, l'approuverait de vouloir rejoindre au
Désert ses frères en la
foi.
Elle laissa sur sa table un
billet
pour son oncle. Elle lui confessait la vraie cause
de sa fuite, lui disant que, ne voulant trahir ni
son amour, ni sa foi, elle quittait pour toujours
le Manoir. Elle le priait de ne point essayer de
découvrir sa retraite, disant qu'il serait
inutile de venir l'y chercher. Après l'avoir
remercié de tout ce qu'il avait fait pour
elle, la jeune fille, comprenant l'émoi que
lui causerait, malgré tout, ce départ
clandestin, le priait de lui pardonner.
Aux premières blancheurs de
l'aube, Elisabeth escortée de son guide,
gravissait un
étroit sentier, surplombant les abîmes
où bouillonne le Gardon. De temps à
autre elle se penchait sur le précipice
comme pour en mesurer la profondeur. Croyant
deviner sa pensée, Blaise Méric se
mit à la rassurer.
- Au cas où nous
rencontrerions des milices, dit-il, vous n'avez
qu'à nommer votre oncle. Le nom du
commandant des Ponts-Marceaux vous vaut un
sauf-conduit du gouverneur lui-même. Et si ce
sont les Camisards, ne craignez rien. Entre
montagnards, on s'entend à demi-mot, nos
curés le savent bien. Ils veulent nous
parquer dans les villes !... Moi, dès
qu'ils m'auront brûlé ma baraque, je
prends la femme, les mioches, et hardi ! dans
les Camisards.
Chemin faisant, Méric la
renseignait sur les divers incidents de la
guerre.
- Avez-vous su l'aventure du
chevalier d'Aiguine, commandant d'Alais ? Il
s'en était allé dans les hautes
Cévennes avec les six cents hommes de sa
garnison, cinquante gentilshommes à cheval
et des mulets chargés de cordes pour pendre
les Camisards. Mais sous la fusillade de nos
troupes, cavaliers et soldats tournent le dos, se
sauvent en déroute. Il aurait fallu voir
cette débandade : d'Aiguine
entraîné par les fuyards et tout ce
monde pêle-mêle s'engouffrant, dans les
portes d'Alais ! Qui n'a pas vu ça n'a
rien vu !
Elisabeth, en écoutant ce
récit, comprit que son oncle avait
passé sous silence bien des faits de la
guerre camisarde.
Il se mit à lui narrer la
rencontre du Moulin d'Alison.
- Cavalier, dit-il, l'occupait,
il
s'était couché dans les joncs avec
ses Camisards. Lajonquière à la
tête de six cents hommes, les mitraillait,
mais les balles leur passaient par-dessus. Les
croyants morts, le brigadier franchit le ravin
quand soudain les Camisards se lèvent,
fondent sur eux et voilà
les dragons en pleine déroute. Catinat,
Ravanel, tous nos chefs entonnent un psaume d'une
voix terrible et chargent l'ennemi. Ils recueillent
un immense butin. Si vous voyez là-haut
Cavalier, chevauchant sur un cheval magnifique,
vous saurez que c'est celui de
Lajonquière.
Là, reprit Méric,
arrivé sur une éminence, c'est
l'endroit où fut pris notre jeune chef,
André Noguier, celui qui remplaça
Salomon.
- André Noguier : un
frère de Claude ? demanda vivement la
jeune fille.
- Non, son proche parent. Il
avait
délivré une troupe de protestants
qu'on dirigeait sur les prisons d'Anduze. Il fut
fusillé l'automne dernier, au Pont de
Montvert.
- Vous connaissez Claude
Noguier ? reprit-elle après une
pause.
- Celui des galères, oui. Un
bon type, intelligent, le coeur sur la main. Il
avait un frère plus jeune, Jacques, qui se
sauva du couvent où on l'avait
enfermé. Je pense qu'il s'est joint à
quelque bande de fugitifs pour gagner la Suisse.
À moins qu'il n'ait été pris.
Vous savez, des milliers ont disparu sans laisser
de trace. Avez-vous jamais entendu parler des
noyades en mer ?
Non, Elisabeth ne savait rien.
Il se
chargea de la renseigner.
- Après la Révocation,
les galères et les prisons regorgeaient
tellement de huguenots qu'on ne savait plus qu'en
faire. Alors on prit de vieux vaisseaux hors de
service, on les surchargea d'hommes, de femmes et
d'enfants, disant qu'on les menait en
Amérique. Arrivé en plein
océan, on crevait ces vaisseaux et toute la
cargaison vivante s'engloutissait au fond de la
mer... Attention ! reprit-il tout à
coup. Entendez-vous cette conque marine ? Ce
sont les Miquelets. Ils viennent par notre sentier,
mais ne craignez rien. Ils ne
nous ont pas vus. Disparaissons jusqu'à ce
qu'ils aient passé.
Elisabeth et son guide se
cachèrent dans un épais taillis de
chênes verts, d'ormes et de pins parasols.
Les guerriers pyrénéens en bonnets
pointus, bizarrement accoutrés,
défilèrent sans se douter de leur
présence.
Le soleil montait à
l'horizon. Sous la ramure des grands
châtaigniers, le sol était couvert de
genêts en pleine floraison et de
bruyère rose. De capiteux parfums
remplissaient l'air. La guerre, les
dévastations, formaient avec cette radieuse
splendeur du paysage, un étrange
contraste.
Après la rude grimpée
du Mialet, on atteignit vers le soir
Saint-André de Valborgne. Pas trace
d'habitants. Des chaumières, il ne restait
qu'un monceau de ruines. Le chétif hameau de
l'Espérou avait eu le même
sort.
Méric prêtait
l'oreille. Une rumeur sourde, un bruit ininterrompu
de fusillade se faisait entendre.
- On se bat quelque part...
Oh ! les cadets de la croix !
s'exclama-t-il tout à coup.
Sur la rive opposée du
Gardon, une troupe de fusiliers dévalaient
en désordre. Ils couraient, se bousculaient
et bientôt disparurent au fond de la
gorge.
- Ces cadets, expliqua Méric,
c'est la fine fleur des gueux. Montrevel les avait
pris à sa solde contre nous. (Méric
oubliait sans cesse sa qualité de nouveau
converti !) Mais à présent ils
pillent, brûlent, massacrent huguenots et
catholiques indifféremment. Le
maréchal qui voudrait bien s'en
débarrasser a envoyé des troupes
contre eux pour leur donner la chasse.
- Mais, dit Elisabeth, que
font-ils
là ? Que viennent-ils chercher dans ce
désert ?
- Peut-être les cavernes de
Roland... Mais cette fois, ils ont leur
affaire ! Vous savez, nos chefs ont fait
d'immenses approvisionnements de vivres et de
munitions dans des grottes. Quelques-unes sont
transformées en ambulances. Ils ont aussi
des
moulins à vent qui moulent leur grain. Et
quelle discipline !... C'est une organisation
admirable que celle du Camp des Enfants de
Dieu !
De temps à autre, on
rencontrait des montagnards avec leurs mules.
Méric se renseignait. On atteignit enfin,
à l'immense joie d'Elisabeth, la caverne
où les Paysac avaient élu domicile.
Grande fut leur surprise en apercevant la jeune
fille. Mais l'accueil n'en fut pas moins
chaleureux. Jeanne l'embrassa. Mme Paysac aussi lui
ouvrit ses bras, bien que sa voix trahit une nuance
d'inquiétude :
- Si vous ne craignez pas de
partager notre vie rude, notre pain
assaisonné de privations, alors soyez la
bienvenue ! Vous serez notre
enfant !
Toute la famille était
rassemblée autour de la marmite aux
châtaignes. On fit place aux nouveaux venus.
Après le souper, Méric,
rétribué et cordialement
remercié par sa compagne, prit le chemin du
retour.
Dans le cercle de ses amis,
Elisabeth trouvait une figure inconnue, une jeune
femme pâle et triste qui allaitait un petit
enfant.
- C'est ma nièce, Louise
Franceset, lui dit Mme Paysac. Son mari, surpris
dans une assemblée, est à Marseille,
sur la galère La Royale. N'est-ce pas
triste ? Il fut arrêté quinze
jours avant la naissance de son
enfant !
Une communauté d'infortune
rapproche les coeurs. Tout de suite, Elisabeth se
sentit attirée vers la malheureuse jeune
femme. Elle prit les lettres de Claude, dont elle
lut à ses amis quelques fragments. Avec quel
intense intérêt ne furent-ils pas
écoutés par Louise dont
l'épreuve semblait avoir brisé le
ressort vital. Depuis son arrestation, elle n'avait
de son mari aucune nouvelle. Tous deux,
hélas ! étaient
illettrés.
C'était une vie
étrange, vie de sauvages ou de
bohèmes qui commençait pour
Elisabeth. Mais elle ne s'en plaignait pas. Au
contraire, elle y trouvait du charme. Elle jouissait
profondément de
sentir autour d'elle des coeurs sympathiques,
vibrant à l'unisson du sien. Elle allait
avec Madeleine et Maurice faire provision de bois.
Trois fois par jour, un feu clair pétillait
devant la grotte, la marmite fumait, les repas
étaient joyeux. La nuit, on couchait, sans
quitter ses vêtements, sur des lits de
feuilles sèches. Elle ne regrettait en
aucune façon le luxe raffiné, ni la
confortable existence du Manoir.
L'aube pointait à l'horizon, tandis que,
dans l'un des sentiers escarpés des
Cévennes, un groupe s'avançait sans
bruit. Le vieil Isaac ouvrait la marche. Madeleine
et son petit frère tenaient leur mère
de près : ils savaient que la
journée serait périlleuse et,
à leur joie, se mêlait un léger
tremblement. Elisabeth, pour la première
fois, allait assister à une assemblée
du Désert. Elle ne pouvait se
défendre d'une certaine émotion. Elle
songeait à Augustin qui, plus d'une fois, y
avait pris part. Elle songeait à un autre
aussi qui, pour le crime d'avoir servi de guide
à un prédicant, était depuis
trois ans dans les fers. À demi-voix, elle
s'entretenait avec Jeanne.
- Toutes nos mesures sont
prises,
disait la jeune paysanne, des sentinelles sont
postées en divers lieux, et, si les milices
apparaissent, des feux allumés sur les
pentes nous en avertiront aussitôt. Nous
aurons donc le temps de nous cacher dans les
cavernes ou de fuir par les ravins.
Après avoir franchi
d'étroits défilés,
tourné des rochers à pic, nos amis
atteignirent un haut plateau couvert
déjà d'une foule immense. Durant la
nuit, de tous les villages des hautes et des basses
Cévennes, de toutes les grottes, de tous les
Mas encore debout, les huguenots étaient
montés. Des milliers de nouveaux
catholiques, délaissant la messe,
s'étaient joints à leurs
frères. Il y avait des gens d'Assuech, de Solier,
de la
Blaquière et du Pompidou, on était
venu même du Vighan et de Florac. Des hommes
d'âge mûr, des vieillards, avaient fait
plus de quarante lieues, le bâton de
pèlerin à la main, pour assister au
culte du Désert.
La ferveur religieuse
était-elle bien l'unique mobile qui amenait
de si loin au péril de leur vie, ces foules
immenses ? Il serait téméraire
de l'affirmer. Ne s'y mêlait-il pas aussi,
peut-être, l'émotionnante
volupté de braver le péril et, - le
coeur humain a tant de plis et replis dont on
soupçonne à peine l'existence, - le
secret plaisir de narguer les prêtres, de se
venger de la contrainte exercée par le
clergé catholique. On se représentait
la mine longue de M. le curé, trouvant le
matin ses ouailles éclipsées et son
église absolument vide !... Cette
pensée ne laissait pas que d'égayer
le peuple grave et pourtant facétieux des
Cévennes. D'ailleurs on s'arrangeait, par
des rapports fantaisistes, à dérouter
les milices de Montrevel et à les attirer
tout juste à l'opposé des lieux
où se tenaient les assemblées. Mais
si quelques-uns venaient par bravade, ou par
curiosité, nombre d'autres s'exposaient au
péril parce qu'ils avaient
littéralement faim et soif d'entendre la
parole divine.
Un psaume fut entonné. Des
lèvres de cette multitude innombrable, dans
ce cirque de rochers, il s'éleva vers le
ciel d'aurore dont l'immense lueur rose embrasait
l'horizon :
- Regarde, ô Dieu, l'innocent affligé,
- Sans nul relâche, en mille ennuis plongé,
- Vois l'ennemi qui me tient assiégé,
- Qui nuit et jour me presse ;
- Ses yeux partout me poursuivent sans cesse,
- Un camp nombreux joint la force à l'adresse...
- Mais, plus je souffre, et plus, dans ma détresse,
- En toi, mon espoir j'ai !
Il y avait quelque chose d'émouvant, d'étrangement solennel dans l'appel qui, de ces milliers de coeurs cévenols, montait vers le Tout-Puissant. C'était la plainte d'une race opprimée, persécutée, mais qui, sous le fer de l'oppresseur, se relevant et tendant les mains vers le ciel, jetait ce cri de foi triomphante :
- Oui, plus je souffre, et plus, dans ma détresse,
- En toi, mon espoir j'ai !
Bientôt un remous se produisit dans la
foule. D'un défilé étroit
descendaient de longues colonnes de guerriers en
armes, quelques-uns, les chefs, à cheval et
revêtus d'uniformes éclatants.
C'étaient les Camisards. De loin Jeanne
reconnut ses frères. Elle leur fit signe et
bientôt toute la famille se trouva
réunie.
Un rocher s'élevait à
l'extrémité du plateau ; l'un
des Camisards y monta.
- Regardez, dit Jeanne à son
amie, celui-ci, c'est Roland, notre chef
suprême. Quand il est là, c'est lui
qui toujours préside.
Elisabeth vit un homme de taille
moyenne, dont les yeux sombres, pleins de feu,
d'emblée dominant la foule, la
maîtrisait. Avec sa chevelure flottante, son
pourpoint magnifique, une main sur la garde de son
épée, il avait grand air, l'ancien
pâtre cévenol... Dans une allocution
énergique et brève, il enjoignit la
patience au peuple des campagnes, leur promettant
au nom de ses guerriers qu'on les
défendrait, que, plutôt que de les
abandonner, tous les Camisards, jusqu'au dernier,
périraient sous les armes. Ensuite il
exhorta ses frères à l'humiliation et
à la repentance :
- Si vous ne gardez, leur
disait-il,
nul interdit dans vos coeurs, si toute
iniquité en est bannie, alors
l'Éternel, le Dieu de vos pères, vous
délivrera et vous sauvera.
Il leva les yeux et toutes les
têtes s'inclinèrent. Dans une prière fervente, il
appela sur la journée la
bénédiction du
Tout-Puissant.
Un autre prophète parut
à la tribune, il avait un justaucorps
pourpre, une riche épée ; son
chapeau à plume et à ganse d'or fut
déposé sur le rocher.
- Abraham Mazel, murmura
Jeanne.
Mazel prit son texte dans
l'Apocalypse. Dans un discours d'une
éloquence enflammée, il prédit
la chute de l'Eglise catholique, de la grande
Babylone, comme il l'appelait. Majestueux comme un
voyant de l'ancienne alliance, il commenta les
livres prophétiques et raconta les visions
qu'il avait eues lui-même. Le visage
rayonnant, il proclama les jugements de Dieu sur
les persécuteurs et la victoire prochaine,
décisive sur toutes les forces de
l'ennemi.
Les prières alternaient avec
le chant des psaumes. Une vague d'enthousiasme
passa sur la foule lorsqu'un jeune homme blond,
gracieux, encore imberbe, parut sur le
rocher.
- C'est Cavalier, notre jeune
chef,
dit Marc à l'oreille d'Elisabeth.
- Cavalier ! ce n'est
pas
possible ! Mais il est tout jeune, on dirait
un enfant...
- Il a dix-neuf ans. À midi,
je vous en raconterai quelque chose, de cet enfant,
comme vous l'appelez...
Cavalier parla du jeune berger
de
Bethléhem qui, à l'aide d'une fronde
et de quelques cailloux, terrassa le géant.
Ainsi, dit-il, si nous mettons notre confiance en
l'Éternel, il nous communiquera sa force et
nous rendra invincibles.
Le moment de l'agape arriva sans
que
nul ne se fût aperçu de la fuite des
heures. Les provisions furent mises en commun.
Tandis qu'on se restaurait, Marc raconta l'histoire
promise :
- Depuis longtemps, Cavalier
avait
décidé la destruction du
château de Servas dont la garnison nous
épiait, suivait toutes
nos allées et venues. Et voici comment il
s'y prit :
Un jour, entre Uzès et le
pont du Saint-Esprit, nous tombâmes sur un
détachement royal. Tous furent passés
au fil de l'épée. Cavalier
déguisa plusieurs d'entre nous en miliciens
du roi, avec leurs défroques, puis il
s'empara des papiers que le commandant portait sur
lui. Quelques Camisards à la mine farouche
furent chargés de fer pour simuler des
prisonniers, et, en route vers Servas ! Muni
de la feuille de route militaire, Cavalier se
présenta au major de la forteresse comme le
neveu du duc de Broglie, lui amenant ses
prisonniers. Naturellement, à ce grand nom
toutes les portes s'ouvrent et l'on nous introduit
dans la cour. Des tables sont dressées, le
major veut offrir à dîner à son
hôte illustre... Soudain, Cavalier se
lève, fait un signe... A l'instant, nous
nous précipitons sur le major. La garnison
est massacrée en quelques minutes. Nous
délivrons nos frères, nous nous
emparons des armes et des munitions et nous
repartons en mettant le feu au château. Vingt
minutes ne s'étaient pas
écoulées qu'une explosion formidable
ébranlait le sol : c'était le
château qui sautait, le feu ayant
touché la poudrière. Nous
étions débarrassés de nos
espions !
Marc et Daniel, les yeux
étincelants d'orgueil, racontèrent
encore d'autres faits d'armes de leur jeune chef.
Elisabeth, en observant le visage de Mme Paysac,
fut frappée de son regard triste, de la
crispation douloureuse de ses lèvres. Elle
n'eut pas de peine à deviner ses
réflexions : ses deux petits ! Ils
avaient trempé leurs mains dans le
sang ! Ils avaient enfoncé le glaive
dans des poitrines humaines... C'était cette
pensée qui la faisait frissonner.
Elle se pencha vers
Elisabeth.
- Tout cela me
trouble !
murmura-t-elle. Notre-Seigneur a commandé
d'aimer ses ennemis, non de leur couper la gorge.
Il a
dit :
« Si l'on vous persécute à
cause de moi, tressaillez de joie ! et
non : Vengez-vous, usez de
représailles. Les chrétiens des
premiers siècles se sont laissés
mettre à mort sans résistance... et
leur sang est devenu la semence de
l'Eglise... »
Le repas terminé, des groupes
commencèrent à circuler on cherchait
ses amis, les mains se serraient. Elisabeth
remarqua tout à coup, à
côté de Roland, une jeune fille. Elle
était petite, sans beauté, mais son
attitude avait une incomparable dignité. Les
rudes Camisards la considéraient avec le
plus profond respect.
- C'est Mlle de Cornelli, dit
Jeanne, la dernière descendante d'une noble
famille d'origine italienne. Elle s'est
éprise de Roland, qu'elle abrite avec sa
troupe dans son manoir de Castelnau lorsqu'il est
traqué par ses ennemis. Souvent elle le suit
à cheval dans les combats et partage ses
périls.
Un soupir, venant de profond,
souleva la poitrine d'Elisabeth. Sa pensée
s'en allait, par-delà les cimes, vers la mer
où des forçats, péniblement,
maniaient les rames. Ah ! s'il était
ici ! Sa vraie place n'eût-elle pas
été là, sur la tribune, aux
côtés de Cavalier et de Roland ?
Quand donc reviendrait-il ?
L'après-midi s'écoula
comme le matin, sans que le zèle des rudes
prédicants, pas plus que l'enthousiasme de
leurs auditeurs, se fussent en rien
diminués.
- Castanet, le prophète de
l'Aigoal ! dit Jeanne Paysac.
Un Camisard, aux sourcils
broussailleux, aux yeux étincelants, se
dressait sur le rocher. Elisabeth se dit tout bas
qu'il avait l'air d'un brigand bien plus que d'un
prophète. Il tonna contre la corruption de
l'Eglise romaine. Pour lui tous les ordres
religieux, et les évêques et la
prêtraille, c'étaient Gog et Magog sur
lesquels il appelait, avec une
éloquence véhémente, toutes
les foudres de l'Éternel.
- Voyez-vous ces magnifiques
chevaux, dit Daniel Paysac à Elisabeth,
c'est Castanet qui les a ramenés de
Camargue. Il est lui-même le premier
écuyer du Languedoc. Je ne suis pas bien
sûr, ajoute-t-il un peu gouailleur, qu'ils
aient tous été
payés...
Mme Paysac fronça les
sourcils.
- Castanet s'est montré
inconséquent ! dit-elle avec
sévérité. Parce que nos
ennemis voient, est-ce une raison de voler ?
Parce qu'ils pillent et massacrent, sommes-nous
autorisés à en faire autant ?
Hélas ! nous ne valons pas mieux
qu'eux ! Nous aussi, nous clochons des deux
côtés !
- Maman, n'exagère
pas !
protesta Jeanne. Qui donc nous a provoqués,
forcés à la résistance ?
Il nous arrive de faillir, c'est vrai, mais nous
n'en sommes pas moins les Enfants de Dieu, le
peuple de l'Éternel. Si Dieu n'était
pas avec nous, adresserait-il, comme il le fait, la
parole à nos
prophètes ?
Elisabeth prêta l'oreille. Ce
qui l'avait frappée, l'après-midi
surtout, c'était l'exaltation des discours
et leur incohérence.
- C'est vrai, dit gravement Mme
Paysac, Dieu nous parle. Mais le comprenons-nous
toujours bien ? La lumière est pure,
mais, hélas ! les vitres de nos coeurs
sont souvent enfumées comme celles de nos
falots ! En passant à travers, la
lumière se ternit. Pour entendre nettement
la voix de Dieu, pour discerner toujours
parfaitement ses directions, il faudrait des
âmes pures comme le cristal. Cavalier est un
admirable génie militaire. Mais quand il
s'empare des forteresses, qu'il massacre les
milices et passe les garnisons au fil de
l'épée, vous ne me ferez jamais
croire qu'il agisse sous l'impulsion directe de
l'Esprit !
- Josué reçut bien
l'ordre de massacrer les Cananéens
s'écria Daniel.
- Josué appartenait à
l'ancienne Alliance, nous sommes, nous, de la
nouvelle. Notre Seigneur nous commande d'aimer nos
ennemis et de leur pardonner.
Mme Paysac était seule de son
avis. Quand elle parlait ainsi, Jeanne secouait la
tête, Marc et Daniel bouillonnaient
d'impatience. Car leurs chefs, Roland, Cavalier,
Mazel et même Castane, le voleur de chevaux
de Camargue, ils les plaçaient hardiment au
rang des Esaïe et des
Ezéchiel.
Le retour s'effectua, paisible,
sous
le rayonnement des étoiles. Elisabeth, qui
tenait le bras de Mme Paysac, reprit
l'entretien.
- Pourquoi, demanda-t-elle, Dieu
ne
purifie-t-il pas d'un coup nos vitres ternies avant
de nous parler ? Il le pourrait puisqu'il est
tout-puissant ?
Cette question, Mme Paysac se
l'était posée plus d'une fois durant
ses nuits d'insomnie. Et elle croyait en avoir
trouvé la solution.
- Mon enfant, dans la nature, il
y a
des lois... On ne sépare point le
métal de ses scories comme on coupe une
branche avec une serpe. Il en est de même
dans le monde de l'Esprit. Des coeurs
souillés comme les nôtres, pleins
d'égoïsme, de rancune et d'orgueil, ne
se nettoient pas d'un coup de torchon comme une
vitre sale... C'est bien plus long, plus
compliqué. Quand l'Éternel voulut
adresser sa parole à Jérémie,
pour le purifier, il commença par le jeter
dans la fournaise...
Dieu nous aime !
reprit-elle
après un silence. Je crois qu'il permet ces
inspirations pour nous soulever au-dessus des
difficultés, pour nous remplir, dans nos
épreuves, d'un courage invincible et d'une
joie surnaturelle. Car, sans cela, nous serions
tombés dès longtemps dans le plus
affreux désespoir.
- Mais, dit Elisabeth presque
suppliante, si nous prions, si nous nous humilions,
- il donnera quand même la victoire à
nos armes ? Oh ! dites ! Il ne nous
abandonnera pas ?
- Dieu n'abandonne jamais ceux
qui
l'invoquent. Quant à l'issue de la guerre,
c'est le secret de l'Éternel !
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