Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XVIII

DÉCISION

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 L'hiver s'avançait, les nuits devenaient longues et froides. En sentant les morsures du mistral, Elisabeth songeait avec angoisse aux galériens sans feu, sans lit, accroupis sur leurs planches. Elle désirait envoyer pour Noël à celui qu'elle aimait, un chaud vêtement de dessous, un tricot épais et moelleux qui le garantirait de la froidure. Mais elle ne savait pas tricoter. Au couvent, elle avait appris la peinture, la broderie, la dentelle au fuseau, car il était admis, a cette époque, qu'une fille de son rang ne devait pas travailler. Tout au plus lui permettait-on quelque ouvrage d'agrément. La cuisinière bretonne, au contraire, était fort experte en couture et tricotait avec acharnement. Elisabeth résolut d'apprendre. Elle se mit à l'école de sa domestique. Sa bonne volonté, son ardeur, son zèle que rien ne pouvait ralentir excitèrent l'admiration de la Bretonne. Le tricot fut prêt quelques jours avant Noël. Elle fit le paquet et l'expédia à l'adresse indiquée dans la dernière lettre de Claude : chez Mme Soubeyran, rue des Chapeliers. Elle y joignait une courte lettre signée : Votre soeur. Il fallait bien dérouter quelque peu les espions dont pullulait l'administration postale.

La réponse n'arriva pas tout de suite. Ce fut encore le Javanel qui, un soir, l'apporta. Elisabeth confectionnait sa dentelle, au salon, vis-à-vis de Mme des Coudrets, quand l'oiseau nocturne chanta. Il était neuf heures moins un quart. Prétextant que, la veille, elle s'était couchée tard, elle empaqueta son ouvrage, et sortit. Elle monta, fit claquer la porte de sa chambre puis redescendit sur la pointe des pieds. Sans bruit, elle s'achemina vers le mur. Elle ne s'aperçut pas qu'une ombre glissait sur ses pas, se dérobant, lorsqu'elle se retournait, derrière les massifs de micoucouliers...

Elle gravit rapidement l'escalier, sa lettre à la main, déplia son ouvrage, ouvrit le tiroir où, en cas d'alerte, la missive devait disparaître. Puis vite, elle la décacheta.

« Ma petite soeur ! Votre volumineux paquet, par les soins de Mme Soubeyran et de notre brave Turc Isakoff, vient de me parvenir. Ah ! c'est vrai qu'il ne fait pas chaud, ces jours, sur la galère ! Le mistral souffle terriblement. Mais quelle joie pour moi que de revêtir ce chaud et moelleux tricot, de me dire que vous l'avez préparé de vos propres mains et, que, la douce chaleur dont il me pénètre, c'est la chaleur même de votre affection... »

Elle en était là de sa lecture lorsque, sans qu'on eût frappé, la porte s'ouvrit doucement. Soudain, pareille à un vautour qui fond sur sa proie, une main de femme s'abattit sur la lettre et l'enleva. Elisabeth se dressa épouvantée, un cri d'effroi et d'indignation sur les lèvres. Mme des Coudrets, toute raide et droite comme l'incarnation de la justice, se tenait devant elle.
- Nous nous en doutions depuis longtemps ! articula la voix sèche, qui n'avait plus rien des inflexions mielleuses d'autrefois. Oui, nous l'avions deviné. Vous nous trompez ! Vous entretenez des correspondances illicites et c'est la raison qui vous porte à mépriser un gentilhomme de haut rang, qui, gagné par le seul prestige de la maison des Ponts-Marceaux, daigne s'abaisser à vous faire la cour !
- Cette lettre est à moi ! s'écria Elisabeth, revenue de son premier saisissement, et je vous dénie le droit de vous en emparer !

Mme des Coudrets eut un rire de condescendance.
- Vous m'en déniez le droit, fort bien ! Aussi ne la lirai-je pas sans l'avoir fait passer tout d'abord sous les yeux de M. le commandant des Ponts-Marceaux !

Elisabeth, la rage au coeur, la vit sortir emportant sa lettre. La nuit se passa dans de cruelles appréhensions. Autant qu'Augustin, jadis, elle redoutait son oncle. Quels éclats de colère, quels reproches sanglants, n'allait-elle pas essuyer ! Elle fut terrifiée mais non surprise lorsque, dans la matinée, on vint la prier de passer dans son bureau.

Elle y entra plus morte que vive. M. des Ponts-Marceaux, assis devant son secrétaire, écrivait. Il ne se retourna pas même à son arrivée et la laissa debout, dix bonnes minutes, avant de daigner s'apercevoir de sa présence. La fatale lettre était devant lui, grande ouverte et bien en vue.
Enfin il parla.
- Mademoiselle ma nièce, - il prononçait d'une voix calme, sans le moindre accent de reproche ni de colère, j'ai à vous entretenir aujourd'hui de choses fort sérieuses puisqu'il s'agit de votre avenir. L'autre jour, chez M. le maréchal de Montrevel, j'ai eu l'occasion de rencontrer M. le chevalier de Gartel qui venait prendre des ordres. Profitant d'un moment de tête-à-tête, nous avons causé de nos affaires personnelles. Je lui ai offert - ou, pour m'exprimer plus exactement, - je lui ai officiellement accordé votre main qu'il nous faisait l'honneur de briguer depuis quelque temps. Comme il devait rejoindre sans délai son régiment, je n'ai pu l'amener au Manoir, mais, à la fin du mois, nous l'aurons ici en congé et nous célébrerons tous, en famille, la fête de vos fiançailles. J'ai prévenu ma fille ainsi que son mari, M. le vicomte d'Ormancy.

Il prit la lettre de Marseille, la roula quelques instants entre ses doigts puis, comme s'il s'agissait d'un chiffon de papier sans importance, négligemment il la jeta au feu.
- Mme des Ponts-Marceaux, reprit-il, veut bien se charger des préparatifs de votre trousseau. Nous avons fixé le mariage au commencement de juin. D'ici là, comme le Manoir n'est pas un séjour très gai pour une jeune personne de votre âge, vous retournerez au couvent des Ursulines où vous avez été élevée. Vous y retrouverez vos compagnes et les bonnes soeurs qui, pendant des années, ont pris soin de vous. Tenez-vous donc prête à partir dans deux semaines. M'avez-vous bien compris ?
- Oui, mon oncle !

Elle sortit et se retrouva seule, debout, devant sa fenêtre. Qui eût observé en ce moment Elisabeth d'Arville eût été frappé de son attitude décidée et de l'éclat inaccoutumé de ses yeux. Elle ouvrit sa Bible, se mit à genoux et feuilleta quelques instants le saint volume. Un passage attira ses yeux, s'imposa soudain à son attention : L'Éternel dit à Abraham : Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai ! Elle se leva, résolue et joyeuse. Son ordre de marche venait de lui être donné. Ouvrant son armoire, elle en examina le contenu. Elle défit les piles, arrangea, classa. Ensuite, elle sortit une ample valise. Là, elle pourrait emmagasiner suffisamment de linge et de vêtements. Au fond, elle plaça la Bible de Claude, ses lettres ; à côté, un petit coffret contenant des bijoux de prix légués par sa mère. À la pensée de la lettre qu'elle n'avait point lue, de ces pages captivantes, débordantes de tendresse dont on l'avait frustrée, elle eut un mouvement de haine et de révolte. Mais tout de suite elle se souvint que l'ordre du Maître était d'aimer, non de haïr. Une image lui vint à l'esprit : Paul, secouant dans le feu la vipère qui s'était attachée à son doigt. D'un acte de volonté, elle secoua la petite vipère de sa rancune dans le brasier de l'amour éternel.


L'après-midi, Mme des Coudrets se retira pour sa méridienne. Elisabeth vit le commandant seller son cheval et se diriger vers la ville. Alors, descendant, elle attela son petit poney dont elle eut soin d'enlever la grelottière. Aucune troupe n'encombrant le chemin, elle saisit les rênes, mit au trot le docile animal et se dirigea rapidement vers le village. En côtoyant la Prairie, la magnifique promenade d'Alais, avec ses châtaigniers séculaires, ses sentiers agrestes, sa vaste campagne où les paysans font jusqu'à quatre coupes par années, elle fut douloureusement surprise. La Prairie devait avoir été le théâtre de combats sanglants car l'herbe y était piétinée ; des armes brisées, des défroques, des débris de toute espèce jonchaient le sol. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'elle atteignit le village. Elle fut littéralement terrifiée du spectacle qui s'offrit à ses yeux. Toutes les maisons avaient été démolies ou réduites en cendres. Le Mas de la Butte n'existait plus. Protégée par d'épais taillis, une seule chaumière avait échappé à l'incendie. Elisabeth en connaissait les habitants. C'étaient de nouveaux catholiques. L'homme, Blaise Méric, sciait des branches devant sa maison. Elle s'informa des Paysac.

- Ils se sont réfugiés, lui dit-il, dans les hautes Cévennes, du côté de l'Espérou où ils ont des parents. Les deux fils, Marc et Daniel, se sont joints aux Camisards.
- Daniel ! mais il est bien jeune ! s'écria-t-elle, à peine quinze ans.
- Oh ! vous connaissez. Corneille : « La valeur n'attend pas le nombre des années... ».

J'étais là justement quand ils sont partis, j'ai entendu la discussion. La mère voulait le retenir mais le gamin s'est rebiffé. Il criait, assez fort pour qu'on l'entende de la citadelle : Le petit frère de Cavalier n'a que dix ans et il chevauche à côté des chefs ! Il a sauvé les Camisards au bois de Cannes. Moi, je marche avec eux ! Là-dessus, il a pris le vieux mousquet de feu son père et a filé dans la montagne... Marc, plus sensé, s'est aidé au déménagement.
- Connaissez-vous, lui demanda Elisabeth, les sentiers des hautes Cévennes ? Pourriez-vous, à l'occasion, servir de guide à quelqu'un qui se proposerait de rejoindre les Paysac ?

Il déclara connaître par le menu tous les ravins, tous les sentiers, tous les raccourcis de la montagne. Alors la jeune fille le mit en deux mots au courant de sa situation. Il fut convenu que le soir même, à minuit, Méric se tiendrait à la grille du Manoir. Aussitôt qu'il ferait entendre le cri du Javanel, elle le rejoindrait.

Elisabeth se rendait parfaitement compte de l'extrême témérité de son entreprise et des périls qui l'attendaient. M. des Ponts-Marceaux avait fait garnir de barreaux de fer toutes les fenêtres de sa villa. En cas d'attaque nocturne, il avait plusieurs pistolets chargés. Il avait congédié son vieux cocher et l'avait remplacé par trois robustes Provençaux qu'il avait fourni d'armes et de munitions. Mais Elisabeth, consciente de l'ordre d'en haut, mettait en Dieu sa confiance. Celui qui ordonne, se disait-elle, donne en même temps aide et protection. Elle savait aussi que son père, martyr de la bonne cause, l'approuverait de vouloir rejoindre au Désert ses frères en la foi.

Elle laissa sur sa table un billet pour son oncle. Elle lui confessait la vraie cause de sa fuite, lui disant que, ne voulant trahir ni son amour, ni sa foi, elle quittait pour toujours le Manoir. Elle le priait de ne point essayer de découvrir sa retraite, disant qu'il serait inutile de venir l'y chercher. Après l'avoir remercié de tout ce qu'il avait fait pour elle, la jeune fille, comprenant l'émoi que lui causerait, malgré tout, ce départ clandestin, le priait de lui pardonner.

Aux premières blancheurs de l'aube, Elisabeth escortée de son guide, gravissait un étroit sentier, surplombant les abîmes où bouillonne le Gardon. De temps à autre elle se penchait sur le précipice comme pour en mesurer la profondeur. Croyant deviner sa pensée, Blaise Méric se mit à la rassurer.
- Au cas où nous rencontrerions des milices, dit-il, vous n'avez qu'à nommer votre oncle. Le nom du commandant des Ponts-Marceaux vous vaut un sauf-conduit du gouverneur lui-même. Et si ce sont les Camisards, ne craignez rien. Entre montagnards, on s'entend à demi-mot, nos curés le savent bien. Ils veulent nous parquer dans les villes !... Moi, dès qu'ils m'auront brûlé ma baraque, je prends la femme, les mioches, et hardi ! dans les Camisards.

Chemin faisant, Méric la renseignait sur les divers incidents de la guerre.
- Avez-vous su l'aventure du chevalier d'Aiguine, commandant d'Alais ? Il s'en était allé dans les hautes Cévennes avec les six cents hommes de sa garnison, cinquante gentilshommes à cheval et des mulets chargés de cordes pour pendre les Camisards. Mais sous la fusillade de nos troupes, cavaliers et soldats tournent le dos, se sauvent en déroute. Il aurait fallu voir cette débandade : d'Aiguine entraîné par les fuyards et tout ce monde pêle-mêle s'engouffrant, dans les portes d'Alais ! Qui n'a pas vu ça n'a rien vu !

Elisabeth, en écoutant ce récit, comprit que son oncle avait passé sous silence bien des faits de la guerre camisarde.
Il se mit à lui narrer la rencontre du Moulin d'Alison.
- Cavalier, dit-il, l'occupait, il s'était couché dans les joncs avec ses Camisards. Lajonquière à la tête de six cents hommes, les mitraillait, mais les balles leur passaient par-dessus. Les croyants morts, le brigadier franchit le ravin quand soudain les Camisards se lèvent, fondent sur eux et voilà les dragons en pleine déroute. Catinat, Ravanel, tous nos chefs entonnent un psaume d'une voix terrible et chargent l'ennemi. Ils recueillent un immense butin. Si vous voyez là-haut Cavalier, chevauchant sur un cheval magnifique, vous saurez que c'est celui de Lajonquière.
Là, reprit Méric, arrivé sur une éminence, c'est l'endroit où fut pris notre jeune chef, André Noguier, celui qui remplaça Salomon.
- André Noguier : un frère de Claude ? demanda vivement la jeune fille.
- Non, son proche parent. Il avait délivré une troupe de protestants qu'on dirigeait sur les prisons d'Anduze. Il fut fusillé l'automne dernier, au Pont de Montvert.
- Vous connaissez Claude Noguier ? reprit-elle après une pause.
- Celui des galères, oui. Un bon type, intelligent, le coeur sur la main. Il avait un frère plus jeune, Jacques, qui se sauva du couvent où on l'avait enfermé. Je pense qu'il s'est joint à quelque bande de fugitifs pour gagner la Suisse. À moins qu'il n'ait été pris. Vous savez, des milliers ont disparu sans laisser de trace. Avez-vous jamais entendu parler des noyades en mer ?

Non, Elisabeth ne savait rien. Il se chargea de la renseigner.
- Après la Révocation, les galères et les prisons regorgeaient tellement de huguenots qu'on ne savait plus qu'en faire. Alors on prit de vieux vaisseaux hors de service, on les surchargea d'hommes, de femmes et d'enfants, disant qu'on les menait en Amérique. Arrivé en plein océan, on crevait ces vaisseaux et toute la cargaison vivante s'engloutissait au fond de la mer... Attention ! reprit-il tout à coup. Entendez-vous cette conque marine ? Ce sont les Miquelets. Ils viennent par notre sentier, mais ne craignez rien. Ils ne nous ont pas vus. Disparaissons jusqu'à ce qu'ils aient passé.

Elisabeth et son guide se cachèrent dans un épais taillis de chênes verts, d'ormes et de pins parasols. Les guerriers pyrénéens en bonnets pointus, bizarrement accoutrés, défilèrent sans se douter de leur présence.

Le soleil montait à l'horizon. Sous la ramure des grands châtaigniers, le sol était couvert de genêts en pleine floraison et de bruyère rose. De capiteux parfums remplissaient l'air. La guerre, les dévastations, formaient avec cette radieuse splendeur du paysage, un étrange contraste.

Après la rude grimpée du Mialet, on atteignit vers le soir Saint-André de Valborgne. Pas trace d'habitants. Des chaumières, il ne restait qu'un monceau de ruines. Le chétif hameau de l'Espérou avait eu le même sort.
Méric prêtait l'oreille. Une rumeur sourde, un bruit ininterrompu de fusillade se faisait entendre.
- On se bat quelque part... Oh ! les cadets de la croix ! s'exclama-t-il tout à coup.

Sur la rive opposée du Gardon, une troupe de fusiliers dévalaient en désordre. Ils couraient, se bousculaient et bientôt disparurent au fond de la gorge.
- Ces cadets, expliqua Méric, c'est la fine fleur des gueux. Montrevel les avait pris à sa solde contre nous. (Méric oubliait sans cesse sa qualité de nouveau converti !) Mais à présent ils pillent, brûlent, massacrent huguenots et catholiques indifféremment. Le maréchal qui voudrait bien s'en débarrasser a envoyé des troupes contre eux pour leur donner la chasse.
- Mais, dit Elisabeth, que font-ils là ? Que viennent-ils chercher dans ce désert ?
- Peut-être les cavernes de Roland... Mais cette fois, ils ont leur affaire ! Vous savez, nos chefs ont fait d'immenses approvisionnements de vivres et de munitions dans des grottes. Quelques-unes sont transformées en ambulances. Ils ont aussi des moulins à vent qui moulent leur grain. Et quelle discipline !... C'est une organisation admirable que celle du Camp des Enfants de Dieu !
De temps à autre, on rencontrait des montagnards avec leurs mules. Méric se renseignait. On atteignit enfin, à l'immense joie d'Elisabeth, la caverne où les Paysac avaient élu domicile. Grande fut leur surprise en apercevant la jeune fille. Mais l'accueil n'en fut pas moins chaleureux. Jeanne l'embrassa. Mme Paysac aussi lui ouvrit ses bras, bien que sa voix trahit une nuance d'inquiétude :
- Si vous ne craignez pas de partager notre vie rude, notre pain assaisonné de privations, alors soyez la bienvenue ! Vous serez notre enfant !

Toute la famille était rassemblée autour de la marmite aux châtaignes. On fit place aux nouveaux venus. Après le souper, Méric, rétribué et cordialement remercié par sa compagne, prit le chemin du retour.
Dans le cercle de ses amis, Elisabeth trouvait une figure inconnue, une jeune femme pâle et triste qui allaitait un petit enfant.
- C'est ma nièce, Louise Franceset, lui dit Mme Paysac. Son mari, surpris dans une assemblée, est à Marseille, sur la galère La Royale. N'est-ce pas triste ? Il fut arrêté quinze jours avant la naissance de son enfant !

Une communauté d'infortune rapproche les coeurs. Tout de suite, Elisabeth se sentit attirée vers la malheureuse jeune femme. Elle prit les lettres de Claude, dont elle lut à ses amis quelques fragments. Avec quel intense intérêt ne furent-ils pas écoutés par Louise dont l'épreuve semblait avoir brisé le ressort vital. Depuis son arrestation, elle n'avait de son mari aucune nouvelle. Tous deux, hélas ! étaient illettrés.
C'était une vie étrange, vie de sauvages ou de bohèmes qui commençait pour Elisabeth. Mais elle ne s'en plaignait pas. Au contraire, elle y trouvait du charme. Elle jouissait profondément de sentir autour d'elle des coeurs sympathiques, vibrant à l'unisson du sien. Elle allait avec Madeleine et Maurice faire provision de bois. Trois fois par jour, un feu clair pétillait devant la grotte, la marmite fumait, les repas étaient joyeux. La nuit, on couchait, sans quitter ses vêtements, sur des lits de feuilles sèches. Elle ne regrettait en aucune façon le luxe raffiné, ni la confortable existence du Manoir.





XIX

LES CHEFS DU DÉSERT


L'aube pointait à l'horizon, tandis que, dans l'un des sentiers escarpés des Cévennes, un groupe s'avançait sans bruit. Le vieil Isaac ouvrait la marche. Madeleine et son petit frère tenaient leur mère de près : ils savaient que la journée serait périlleuse et, à leur joie, se mêlait un léger tremblement. Elisabeth, pour la première fois, allait assister à une assemblée du Désert. Elle ne pouvait se défendre d'une certaine émotion. Elle songeait à Augustin qui, plus d'une fois, y avait pris part. Elle songeait à un autre aussi qui, pour le crime d'avoir servi de guide à un prédicant, était depuis trois ans dans les fers. À demi-voix, elle s'entretenait avec Jeanne.
- Toutes nos mesures sont prises, disait la jeune paysanne, des sentinelles sont postées en divers lieux, et, si les milices apparaissent, des feux allumés sur les pentes nous en avertiront aussitôt. Nous aurons donc le temps de nous cacher dans les cavernes ou de fuir par les ravins.

Après avoir franchi d'étroits défilés, tourné des rochers à pic, nos amis atteignirent un haut plateau couvert déjà d'une foule immense. Durant la nuit, de tous les villages des hautes et des basses Cévennes, de toutes les grottes, de tous les Mas encore debout, les huguenots étaient montés. Des milliers de nouveaux catholiques, délaissant la messe, s'étaient joints à leurs frères. Il y avait des gens d'Assuech, de Solier, de la Blaquière et du Pompidou, on était venu même du Vighan et de Florac. Des hommes d'âge mûr, des vieillards, avaient fait plus de quarante lieues, le bâton de pèlerin à la main, pour assister au culte du Désert.

La ferveur religieuse était-elle bien l'unique mobile qui amenait de si loin au péril de leur vie, ces foules immenses ? Il serait téméraire de l'affirmer. Ne s'y mêlait-il pas aussi, peut-être, l'émotionnante volupté de braver le péril et, - le coeur humain a tant de plis et replis dont on soupçonne à peine l'existence, - le secret plaisir de narguer les prêtres, de se venger de la contrainte exercée par le clergé catholique. On se représentait la mine longue de M. le curé, trouvant le matin ses ouailles éclipsées et son église absolument vide !... Cette pensée ne laissait pas que d'égayer le peuple grave et pourtant facétieux des Cévennes. D'ailleurs on s'arrangeait, par des rapports fantaisistes, à dérouter les milices de Montrevel et à les attirer tout juste à l'opposé des lieux où se tenaient les assemblées. Mais si quelques-uns venaient par bravade, ou par curiosité, nombre d'autres s'exposaient au péril parce qu'ils avaient littéralement faim et soif d'entendre la parole divine.

Un psaume fut entonné. Des lèvres de cette multitude innombrable, dans ce cirque de rochers, il s'éleva vers le ciel d'aurore dont l'immense lueur rose embrasait l'horizon :

Regarde, ô Dieu, l'innocent affligé,
Sans nul relâche, en mille ennuis plongé,
Vois l'ennemi qui me tient assiégé,
Qui nuit et jour me presse ;
Ses yeux partout me poursuivent sans cesse,
Un camp nombreux joint la force à l'adresse...
Mais, plus je souffre, et plus, dans ma détresse,
En toi, mon espoir j'ai !

Il y avait quelque chose d'émouvant, d'étrangement solennel dans l'appel qui, de ces milliers de coeurs cévenols, montait vers le Tout-Puissant. C'était la plainte d'une race opprimée, persécutée, mais qui, sous le fer de l'oppresseur, se relevant et tendant les mains vers le ciel, jetait ce cri de foi triomphante :

Oui, plus je souffre, et plus, dans ma détresse,
En toi, mon espoir j'ai !

Bientôt un remous se produisit dans la foule. D'un défilé étroit descendaient de longues colonnes de guerriers en armes, quelques-uns, les chefs, à cheval et revêtus d'uniformes éclatants. C'étaient les Camisards. De loin Jeanne reconnut ses frères. Elle leur fit signe et bientôt toute la famille se trouva réunie.
Un rocher s'élevait à l'extrémité du plateau ; l'un des Camisards y monta.
- Regardez, dit Jeanne à son amie, celui-ci, c'est Roland, notre chef suprême. Quand il est là, c'est lui qui toujours préside.

Elisabeth vit un homme de taille moyenne, dont les yeux sombres, pleins de feu, d'emblée dominant la foule, la maîtrisait. Avec sa chevelure flottante, son pourpoint magnifique, une main sur la garde de son épée, il avait grand air, l'ancien pâtre cévenol... Dans une allocution énergique et brève, il enjoignit la patience au peuple des campagnes, leur promettant au nom de ses guerriers qu'on les défendrait, que, plutôt que de les abandonner, tous les Camisards, jusqu'au dernier, périraient sous les armes. Ensuite il exhorta ses frères à l'humiliation et à la repentance :
- Si vous ne gardez, leur disait-il, nul interdit dans vos coeurs, si toute iniquité en est bannie, alors l'Éternel, le Dieu de vos pères, vous délivrera et vous sauvera.

Il leva les yeux et toutes les têtes s'inclinèrent. Dans une prière fervente, il appela sur la journée la bénédiction du Tout-Puissant.
Un autre prophète parut à la tribune, il avait un justaucorps pourpre, une riche épée ; son chapeau à plume et à ganse d'or fut déposé sur le rocher.
- Abraham Mazel, murmura Jeanne.

Mazel prit son texte dans l'Apocalypse. Dans un discours d'une éloquence enflammée, il prédit la chute de l'Eglise catholique, de la grande Babylone, comme il l'appelait. Majestueux comme un voyant de l'ancienne alliance, il commenta les livres prophétiques et raconta les visions qu'il avait eues lui-même. Le visage rayonnant, il proclama les jugements de Dieu sur les persécuteurs et la victoire prochaine, décisive sur toutes les forces de l'ennemi.
Les prières alternaient avec le chant des psaumes. Une vague d'enthousiasme passa sur la foule lorsqu'un jeune homme blond, gracieux, encore imberbe, parut sur le rocher.
- C'est Cavalier, notre jeune chef, dit Marc à l'oreille d'Elisabeth.
- Cavalier ! ce n'est pas possible ! Mais il est tout jeune, on dirait un enfant...
- Il a dix-neuf ans. À midi, je vous en raconterai quelque chose, de cet enfant, comme vous l'appelez...

Cavalier parla du jeune berger de Bethléhem qui, à l'aide d'une fronde et de quelques cailloux, terrassa le géant. Ainsi, dit-il, si nous mettons notre confiance en l'Éternel, il nous communiquera sa force et nous rendra invincibles.
Le moment de l'agape arriva sans que nul ne se fût aperçu de la fuite des heures. Les provisions furent mises en commun. Tandis qu'on se restaurait, Marc raconta l'histoire promise :
- Depuis longtemps, Cavalier avait décidé la destruction du château de Servas dont la garnison nous épiait, suivait toutes nos allées et venues. Et voici comment il s'y prit :

Un jour, entre Uzès et le pont du Saint-Esprit, nous tombâmes sur un détachement royal. Tous furent passés au fil de l'épée. Cavalier déguisa plusieurs d'entre nous en miliciens du roi, avec leurs défroques, puis il s'empara des papiers que le commandant portait sur lui. Quelques Camisards à la mine farouche furent chargés de fer pour simuler des prisonniers, et, en route vers Servas ! Muni de la feuille de route militaire, Cavalier se présenta au major de la forteresse comme le neveu du duc de Broglie, lui amenant ses prisonniers. Naturellement, à ce grand nom toutes les portes s'ouvrent et l'on nous introduit dans la cour. Des tables sont dressées, le major veut offrir à dîner à son hôte illustre... Soudain, Cavalier se lève, fait un signe... A l'instant, nous nous précipitons sur le major. La garnison est massacrée en quelques minutes. Nous délivrons nos frères, nous nous emparons des armes et des munitions et nous repartons en mettant le feu au château. Vingt minutes ne s'étaient pas écoulées qu'une explosion formidable ébranlait le sol : c'était le château qui sautait, le feu ayant touché la poudrière. Nous étions débarrassés de nos espions !

Marc et Daniel, les yeux étincelants d'orgueil, racontèrent encore d'autres faits d'armes de leur jeune chef. Elisabeth, en observant le visage de Mme Paysac, fut frappée de son regard triste, de la crispation douloureuse de ses lèvres. Elle n'eut pas de peine à deviner ses réflexions : ses deux petits ! Ils avaient trempé leurs mains dans le sang ! Ils avaient enfoncé le glaive dans des poitrines humaines... C'était cette pensée qui la faisait frissonner.
Elle se pencha vers Elisabeth.
- Tout cela me trouble ! murmura-t-elle. Notre-Seigneur a commandé d'aimer ses ennemis, non de leur couper la gorge. Il a dit : « Si l'on vous persécute à cause de moi, tressaillez de joie ! et non : Vengez-vous, usez de représailles. Les chrétiens des premiers siècles se sont laissés mettre à mort sans résistance... et leur sang est devenu la semence de l'Eglise... »

Le repas terminé, des groupes commencèrent à circuler on cherchait ses amis, les mains se serraient. Elisabeth remarqua tout à coup, à côté de Roland, une jeune fille. Elle était petite, sans beauté, mais son attitude avait une incomparable dignité. Les rudes Camisards la considéraient avec le plus profond respect.
- C'est Mlle de Cornelli, dit Jeanne, la dernière descendante d'une noble famille d'origine italienne. Elle s'est éprise de Roland, qu'elle abrite avec sa troupe dans son manoir de Castelnau lorsqu'il est traqué par ses ennemis. Souvent elle le suit à cheval dans les combats et partage ses périls.

Un soupir, venant de profond, souleva la poitrine d'Elisabeth. Sa pensée s'en allait, par-delà les cimes, vers la mer où des forçats, péniblement, maniaient les rames. Ah ! s'il était ici ! Sa vraie place n'eût-elle pas été là, sur la tribune, aux côtés de Cavalier et de Roland ? Quand donc reviendrait-il ?

L'après-midi s'écoula comme le matin, sans que le zèle des rudes prédicants, pas plus que l'enthousiasme de leurs auditeurs, se fussent en rien diminués.
- Castanet, le prophète de l'Aigoal ! dit Jeanne Paysac.

Un Camisard, aux sourcils broussailleux, aux yeux étincelants, se dressait sur le rocher. Elisabeth se dit tout bas qu'il avait l'air d'un brigand bien plus que d'un prophète. Il tonna contre la corruption de l'Eglise romaine. Pour lui tous les ordres religieux, et les évêques et la prêtraille, c'étaient Gog et Magog sur lesquels il appelait, avec une éloquence véhémente, toutes les foudres de l'Éternel.
- Voyez-vous ces magnifiques chevaux, dit Daniel Paysac à Elisabeth, c'est Castanet qui les a ramenés de Camargue. Il est lui-même le premier écuyer du Languedoc. Je ne suis pas bien sûr, ajoute-t-il un peu gouailleur, qu'ils aient tous été payés...

Mme Paysac fronça les sourcils.
- Castanet s'est montré inconséquent ! dit-elle avec sévérité. Parce que nos ennemis voient, est-ce une raison de voler ? Parce qu'ils pillent et massacrent, sommes-nous autorisés à en faire autant ? Hélas ! nous ne valons pas mieux qu'eux ! Nous aussi, nous clochons des deux côtés !
- Maman, n'exagère pas ! protesta Jeanne. Qui donc nous a provoqués, forcés à la résistance ? Il nous arrive de faillir, c'est vrai, mais nous n'en sommes pas moins les Enfants de Dieu, le peuple de l'Éternel. Si Dieu n'était pas avec nous, adresserait-il, comme il le fait, la parole à nos prophètes ?

Elisabeth prêta l'oreille. Ce qui l'avait frappée, l'après-midi surtout, c'était l'exaltation des discours et leur incohérence.
- C'est vrai, dit gravement Mme Paysac, Dieu nous parle. Mais le comprenons-nous toujours bien ? La lumière est pure, mais, hélas ! les vitres de nos coeurs sont souvent enfumées comme celles de nos falots ! En passant à travers, la lumière se ternit. Pour entendre nettement la voix de Dieu, pour discerner toujours parfaitement ses directions, il faudrait des âmes pures comme le cristal. Cavalier est un admirable génie militaire. Mais quand il s'empare des forteresses, qu'il massacre les milices et passe les garnisons au fil de l'épée, vous ne me ferez jamais croire qu'il agisse sous l'impulsion directe de l'Esprit !
- Josué reçut bien l'ordre de massacrer les Cananéens s'écria Daniel.
- Josué appartenait à l'ancienne Alliance, nous sommes, nous, de la nouvelle. Notre Seigneur nous commande d'aimer nos ennemis et de leur pardonner.

Mme Paysac était seule de son avis. Quand elle parlait ainsi, Jeanne secouait la tête, Marc et Daniel bouillonnaient d'impatience. Car leurs chefs, Roland, Cavalier, Mazel et même Castane, le voleur de chevaux de Camargue, ils les plaçaient hardiment au rang des Esaïe et des Ezéchiel.

Le retour s'effectua, paisible, sous le rayonnement des étoiles. Elisabeth, qui tenait le bras de Mme Paysac, reprit l'entretien.
- Pourquoi, demanda-t-elle, Dieu ne purifie-t-il pas d'un coup nos vitres ternies avant de nous parler ? Il le pourrait puisqu'il est tout-puissant ?

Cette question, Mme Paysac se l'était posée plus d'une fois durant ses nuits d'insomnie. Et elle croyait en avoir trouvé la solution.
- Mon enfant, dans la nature, il y a des lois... On ne sépare point le métal de ses scories comme on coupe une branche avec une serpe. Il en est de même dans le monde de l'Esprit. Des coeurs souillés comme les nôtres, pleins d'égoïsme, de rancune et d'orgueil, ne se nettoient pas d'un coup de torchon comme une vitre sale... C'est bien plus long, plus compliqué. Quand l'Éternel voulut adresser sa parole à Jérémie, pour le purifier, il commença par le jeter dans la fournaise...
Dieu nous aime ! reprit-elle après un silence. Je crois qu'il permet ces inspirations pour nous soulever au-dessus des difficultés, pour nous remplir, dans nos épreuves, d'un courage invincible et d'une joie surnaturelle. Car, sans cela, nous serions tombés dès longtemps dans le plus affreux désespoir.
- Mais, dit Elisabeth presque suppliante, si nous prions, si nous nous humilions, - il donnera quand même la victoire à nos armes ? Oh ! dites ! Il ne nous abandonnera pas ?
- Dieu n'abandonne jamais ceux qui l'invoquent. Quant à l'issue de la guerre, c'est le secret de l'Éternel !

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