Debout sur la terrasse de l'hôtel,
devant elle un parterre de rosiers tardifs en
pleine floraison, Elisabeth regardait la mer. Un
bruit de pas résonna tout à coup sur
le gravier. L'instant d'après, le chevalier
se trouvait à côté d'elle. Il
était comme transfiguré.
- Depuis longtemps, lui dit-il,
je
m'étonne de vous voir si souvent triste,
rêveuse ou préoccupée. Hier,
enfin, j'ai trouvé la clef du
mystère. La requête de votre
frère, votre serment, le vicomte m'a tout
raconté. Et je comprends votre peine. Il me
dit également que, découragé
par M. de Ribeauville, il renonce à la
démarche projetée. Eh bien !
pour vous rendre l'insouciance et la joie,
savez-vous que je suis tout disposé à
m'en charger, moi ?
- Vous, s'écria la jeune
fille qui n'en croyait pas ses oreilles. On lui
eût dit que le Rhône refluait vers sa
source qu'elle n'en eût pas été
plus étonnée.
- Moi, certainement !
Les
démarches de ce genre échouent le
plus souvent parce que ceux qui les tentent s'y
prennent maladroitement. Ils ne savent pas mettre
les atouts dans leur jeu. Je vais à Paris
dans quelques jours. C'est à Mme de
Maintenon elle-même que je m'adresserai. Un
vieil ami, fort en faveur auprès de cette
dame, se chargera de la présentation. Mme de
Maintenon, vous le savez, est toute-puissante en
cour : elle finira certainement par obtenir
la
grâce de notre protégé. Est-ce
entendu ? M'autorisez-vous à demander,
en votre nom comme au mien, la libération de
Claude Noguier ?
Elisabeth sursauta. Ce nom, dans
cette bouche !... La tête
baissée, elle se recueillit quelques
instants.
- Vous hésitez !
reprit-il avec fougue. Vous ne seriez donc pas
heureuse si je vous rapportais une lettre de cachet
avec sa libération entière et
immédiate ?
- Ce serait trop beau !
balbutia-t-elle. Je vous en serais
profondément, infiniment reconnaissante,
essayez ! Vous pourriez vous documenter
auprès de M. de Lassaulx, juge à la
Cour de justice d'Alais. Il vous fournira les
pièces du procès.
- C'est inutile !
proclama le
chevalier, se redressant de toute sa hauteur. Nous
ferons bien sans ça ! Tout ce que je
désire, c'est un talisman, reçu de
votre main et que j'emporte pour redoubler mon
courage. Car peut-être surgira-t-il des
obstacles, peut-être même de
formidables difficultés. Elles ne me
rebuteront point. Donnez-moi, - vous voyez que mes
prétentions sont modestes, - donnez-moi
simplement une de ces roses.
Cette fois, Elisabeth devint
pourpre. La rose, la fleur de l'amour ! ...
À l'ordinaire, elle se moquait bien du
chevalier. Mais à cette heure, sous son
regard ardent, elle fut prise d'un malaise
indéfinissable.
Comme elle ne se pressait point
d'obéir :
- Il s'agit de sauver un
homme ! insista-t-il, de le délivrer,
de le sauver de son enfer...
Alors résolument elle rompit
une tige qui lui meurtrit les doigts, et sans le
regarder, lui présenta la fleur
épanouie.
Puis elle s'enfuit. Elle avait
au
coeur la détresse de l'oiseau qui, voletant
encore, sent se refermer sur lui le filet de
l'oiseleur. Était-ce une
expiation ?
M. de Gartel partit à cheval
une heure plus tard. Le soir,
à la cloche du dîner, le portier de
l'hôtel remit une lettre à la
vicomtesse.
- C'est pour vous, Elisabeth,
dit
Laure en l'examinant. Quelle drôle de
missive ! L'adresse est au crayon et je vois
la marque du port. Je croyais que vous n'y
connaissiez personne !
Elisabeth l'ouvrit
précipitamment. Elle la parcourut des yeux
puis, pressée de questions, elle se
décida à la lire à haute voix.
Le billet était ainsi libellé :
« Mademoiselle,
« Veuillez excuser ma hardiesse, si je
m'adresse directement à vous. Merci d'avoir
songé à tenter une démarche en
ma faveur. Mais comme vous l'a fait entendre notre
capitaine, M. de Ribeauville, elle a peu de chance
de succès. Remerciez cependant de ma part et
très cordialement M. le vicomte d'Ormancy.
Peut-être une autre personne vous
proposera-t-elle d'intercéder à la
cour. Dans ce cas, je vous en supplie,
répondez par un refus net et formel. Ce
n'est point par cette voie que viendra ma
libération. Notre délivrance, nous
l'attendons, nous galériens huguenots, de
Dieu seul qui donnera le succès aux armes
camisardes.
« Veuillez me croire,
Mademoiselle, votre très humble et
très respectueux serviteur.
« Claude Noguier. »
- Caboche de mulets : c'est bien
ça ! fit le vicomte avec un gros rire.
Mais il n'écrit pas mal, votre
protégé. C'est curieux ! On
m'avait dit que ces montagnards étaient tous
des illettrés.
- Mais que veut-il
dire ?
Qu'est-ce que cette allusion à une autre
personne ? demanda Laure intriguée.
Quelqu'un vous aurait-il proposé de prendre
cette affaire en main ?
Elisabeth leur rapporta son
entretien du matin même avec le chevalier. Le
vicomte et la vicomtesse se regardèrent, au
comble de l'étonnement.
- Y comprenez-vous quelque
chose ? demanda enfin la jeune
femme.
- Absolument rien !
Pour moi
comme pour vous, tout cela est
inexplicable.
Oui, Elisabeth se trouvait
devant un
mystère... Et pourtant son visage rayonnait.
La lettre, d'un trait acéré comme un
coup de canif, venait de rompre les mailles du
filet. L'oiseau pouvait ouvrir ses ailes et
s'envoler vers le ciel.
- Avez-vous l'adresse du
chevalier ? demanda-t-elle.
- Il sera ce soir à
Uzès, demain à Lyon, mais où
le trouver dans ces villes ? Je sais
qu'à Paris, il loge chez le marquis de la
Vrillière, ancien ministre d'État.
C'est là que vous pouvez adresser votre
lettre.
Sitôt le dîner
achevé, Elisabeth saisit la plume. En termes
non moins formels que ceux de la missive
libératrice, elle le priait de s'abstenir.
Elle sut plus tard qu'il n'avait tenu nul compte de
sa rétractation. Il avait remué la
cour, s'était entretenu plusieurs fois avec
Mme de Maintenon. La grande dame, accueillant ses
hommages, lui avait prodigué sourires et
promesses. Mais comme aucune n'avait
été tenue, il n'eut jamais la gloire
de venir déposer, aux pieds d'Elisabeth, la
fameuse lettre de cachet. Et il en voulut tout bas
au vieux sorcier de la baraque qui, si
outrageusement, s'était joué de lui.
La cure de bains étant achevée,
Laure insista pour emmener Elisabeth dans ses
terres d'Ormancy. M. des Ponts-Marceaux,
consulté, accorda son assentiment. Pour
l'anniversaire de sa femme, le vicomte donnait une
grande soirée.
- Mais je n'ai aucune toilette
convenable ! protestait la jeune
fille.
- Nous sommes de même taille,
tu choisiras dans ma garde-robe. Ne te fais aucun
souci, je me charge de t'attifer !
Au matin du grand jour, Laure
reçut de son mari un superbe manteau de
fourrure. Au lieu de lui sauter au cou, de le
remercier chaleureusement, elle dit merci du bout
des lèvres, puis se retira vers une
croisée, l'air boudeur. Le vicomte regarda
Elisabeth, eut un sourire entendu, haussa les
épaules... Puis, d'un geste
délibéré, il prit son
couvre-chef et sortit.
- Laure, je ne te comprends
pas ! s'exclama la jeune fille.
- Tu ne me comprends
pas ! Eh
bien ! je vais t'expliquer et tu jugeras
toi-même. J'avais demandé comme cadeau
d'anniversaire une parure de diamants. Je l'ai
essayée chez le joaillier. Elle fait, dans
mes cheveux noirs, un effet merveilleux. Mais le
vicomte l'a trouvée trop chère. Et
pourtant quelques mille francs, qu'est-ce que cela
pour lui ? Une bagatelle ! Lorsqu'il
s'agit de ses plaisirs, à lui, de ses
banquets, il n'a pas peur de faire rouler l'or.
Mais quand il s'agit de sa femme, c'est autre
chose !
Ces derniers mots furent
accompagnés d'un sanglot et d'un geste
tragique. En ce moment, on frappait
discrètement à la porte.
C'était la nourrice qui, comme à
l'ordinaire, apportait à sa mère le
bébé confié à ses
soins. La vicomtesse, une demi-heure chaque jour,
daignait s'occuper de son fils. Quand cela
l'ennuyait de le tenir, elle le déposait sur
un sofa, environné de coussins. Voyant la
nourrice s'approcher, elle eut un geste
d'impatience :
- Remportez-le ! Ses
piailleries me fatiguent et m'agacent les
nerfs ! ...
Elisabeth intervint et prit dans
ses
bras le petit garçon.
Elle se souvenait que, fillette,
sa
cousine recevait toujours, avec enthousiasme une
poupée neuve, mais qu'au bout de quelques
jours, régulièrement, elle la jetait
dans un coin et n'y pensait plus. Le malheureux
bébé allait-il avoir le même
sort ? Elle le contemplait avec un
attendrissement mêlé de
tristesse.
- Comment peut-on se dire
malheureuse quand on possède un tel
trésor ? C'est déjà si
beau de cultiver des fleurs, de voir jour
après jour les tiges pousser, les boutons
s'épanouir ! Et quel
intérêt plus grand n'y a-t-il pas
à suivre le développement de cette
fleur vivante qu'est un petit
enfant !
- Tu deviens lyrique !
dit la
vicomtesse. C'est vrai qu'autrefois tu gribouillais
des vers... Moi, je vis dans la prose. Cet enfant
n'a aucun de mes traits : regarde ce front,
ces yeux, ces lèvres épaisses. Il lui
ressemble !
Elle s'épongea longuement les
yeux de son mouchoir.
- Si je te racontais tout, tu
verrais, tu comprendrais enfin à quel point
je suis malheureuse. M'a-t-il jamais
aimée ? J'en suis à me le
demander ! Il n'aime que la bonne
chère, ses amis, ses chiens, et, - j'ose
à peine achever... les femmes ! Oui, ma
chère, j'ai des preuves. Je sais qu'il
entretient des relations, qu'il fait des
présents... ah ! d'un tout autre prix
que ce vilain manteau. Qu'il le reprenne ! Je
ne le porterai pas !
- Laure, Laure, tu raisonnes
comme
une enfant ! Que ne cherches-tu à
reprendre le coeur de ton mari par ta
gaîté, tes cajoleries
affectueuses ? Que ne déploies-tu tous
tes charmes ? À ta place, j'aurais
admiré, essayé le manteau, et
j'aurais embrassé mon mari en lui disant
toute ma gratitude.
- Ma gratitude ! cria
Laure,
amère et railleuse, c'est cela !
À son retour, je me jette à ses
pieds, je lui confesse mon ingratitude et lui jure
une reconnaissance
éternelle !
Les sanglots recommencèrent.
- Écoute-moi, dit Elisabeth
doucement. Il te reste assez de choses pour remplir
ta vie. Tu as la surveillance de ta maison, ton
mignon bébé, tes travaux
d'agrément. Ta mère, ma tante
bien-aimée, trouvait sa meilleure joie
à s'occuper des pauvres et des malades. Il
n'en manque pas, que je sache, dans le grand
domaine d'Ormancy
Laure soupira
profondément.
- Ma mère avait cinquante
ans. Quand j'aurai son âge, peut-être
cela me distraira-t-il de chevaucher par monts et
vaux en visitant les chaumières. À
présent, cela ne me dit rien.
Elisabeth vit qu'il était
inutile de poursuivre l'entretien. L'air
était tiède, un gai soleil
perçait les nuages. Tenant toujours dans ses
bras l'enfant qui riait, gazouillait en agitant ses
menottes, elle alla faire le tour du jardin.
Au Manoir, Elisabeth retrouva sa vie solitaire,
remplie cependant par l'étude et le travail.
Une nouvelle l'y attendait - celle du prochain
mariage de son oncle. Mme des Coudrets voyait se
réaliser les plans élaborés
avec tant de soin. Elle allait devenir reine et
maîtresse incontestée de la belle
villa, en même temps que du coeur, quelque
peu coriace ! - de M. des
Ponts-Marceaux.
Souvent, la nuit, Elisabeth
voyait
d'immenses lueurs rouges du côté des
hautes Cévennes. Elle avait appris par son
oncle l'effroyable dévastation
ordonnée par l'intendant, M. de
Bâville.
Sous prétexte que les
Camisards venaient s'y ravitailler, on avait
décrété la destruction
complète de tous les villages et hameaux.
Mêmes les nouveaux convertis ne furent point
épargnés. « Ils ne valent
pas mieux que les autres, disait Bâville.
Tous, ils se donnent la main contre nous, ces
canailles ! » Les paysans, avec
leurs meubles et leur bétail, furent
parqués dans les villes. À
Vébron, Montrevel distribua à chacun
de ses généraux sa part de
démolition. Mais comme l'ouvrage n'allait
pas assez vite, on décida de tout
incendier.
Commencée en septembre,
l'oeuvre terrible de destruction fut
consommée aux environs de
Noël.
Un soir, Elisabeth entendit
chanter
le Javanel. Le cri lugubre,
trois fois répété, de l'oiseau
de nuit attira son attention. Elle se souvint d'une
convention, faite quelques semaines auparavant,
avec Jeanne Paysac. Descendant en hâte, elle
se dirigea vers le mur du jardin, derrière
la tourelle. Le même cri se
répétait.
Au-dessus de la haie, surgit une
tête ébouriffée de jeune
garçon. Daniel Paysac lui tendit une lettre.
Elle demanda des nouvelles de la
famille.
- Ils brûlent et
démolissent les maisons du village, lui dit
Daniel. Je pense que notre tour n'est pas
loin.
- Et que ferez-vous ?
que
deviendrez-vous ? demanda-t-elle
inquiète.
- Nous irons rejoindre les
Camisards. Mais je reviendrai de temps à
autre chercher des lettres ou vous en apporter.
Elle remercia chaleureusement.
La lettre fut dépliée
sous l'abat-jour de la petite lampe à huile.
Elle l'avait serrée un moment sur sa
poitrine avant de l'ouvrir.
« Ma petite soeur chérie,
« Comment exprimer en paroles la joie
que m'a causée votre visite, votre
délicate attention ?... J'y
renonce ! Je vous dirai seulement que le
portefeuille ne me quitte plus. Pour
prévenir toute indiscrétion, j'ai
cousu moi-même une poche à
l'intérieur de ma casaque et le cher
souvenir s'y trouve en sûreté.
Souvent, quand je puis le faire sans risque, je le
contemple un moment. Le velours bleu sombre me fait
penser à l'azur de vos yeux, et l'or de
votre chevelure, je le possède
réellement dans la broderie des lettres,
dans leur bordure scintillante. C'est quelque chose
de vous, c'est vous-même, ma soeurette
bien-aimée ! Aussi quand, les bras
croisés, je sens sur ma poitrine le
précieux portefeuille, la distance entre
nous n'existe plus...
« Tu
vaincras ! » Cette parole, je l'ai
reçue comme vous me l'avez
envoyée : de Dieu directement. Dans le
sentiment de ma faiblesse, j'ai souvent
tremblé !... Pourrai-je vaincre ?
Saurai-je tenir jusqu'au bout ? Maintenant que
le Maître lui-même, par votre main
chérie, me donne cette assurance, je ne
tremble plus. Non point avec ma force mais avec la
sienne, surmontant tous les obstacles, j'atteindrai
le but, je vaincrai ! Ou plutôt, car
cette parole vous concerne aussi : Nous
vaincrons !
« Le petit
Évangile, copié par vous, est aussi
pour moi un trésor sans prix. Le matin, le
soir, chaque fois que des regards malveillants ne
m'épient point, j'en lis quelques passages.
Et toujours j'y puise des forces nouvelles, j'en
éprouve un divin
réconfort.
« Mais pourquoi
m'envoyer
de l'or ? J'en gagne par mon travail. Ne vous
en privez point pour moi. Ces pièces, je n'y
toucherai pas maintenant, je les garde pour l'heure
de la libération. Quand la guerre aura
brisé nos fers, quand le royaume nous
ouvrira ses portes et, qu'avec tous nos amis, nous
gagnerons la Suisse hospitalière, alors
certainement, cet argent pourra nous être
très utile.
« Qu'avez-vous
pensé du bref et cérémonieux
billet adressé chez M. le vicomte
d'Ormancy ? Vous l'avez compris, n'est-ce
pas ? Cependant il a dû soulever pour
vous bien des points d'interrogation. Je vous dois
une explication et vais vous la
donner ».
Là-dessus, Claude narrait,
dans tous ses détails la scène de la
baraque. C'était un croquis pris sur le vif,
et d'une façon si drôle, si
humoristique qu'Elisabeth dut se contenir pour ne
point rire aux éclats. Ah ! combien
elle regrettait de n'avoir personne pour partager
sa gaîté, comme elle avait souvent
déploré de n'avoir aucune amie
à qui confier ses peines ! Elle songea
bientôt à Mme Paysac, si maternelle,
à Jeanne qu'elle aimait comme une soeur.
Mais les routes étaient constamment
infestées non seulement de troupes royales, mais
de
Miquelets et de Cadets de la croix, elle ne pouvait
guère se risquer jusqu'au Mas de la
Butte.
« Repoussez de la
façon la plus formelle, disait Claude en
terminant, toute proposition de M. le chevalier de
Gartel. Ne lui soyez redevable de rien !
À quoi me servirait ma liberté si je
l'obtenais au prix de la vôtre ? Vous
sentir au pouvoir de cet homme !... Ah !
mille fois plutôt périr dans mes
fers ! »
Elisabeth répondit à
cette lettre quelques jours plus tard. Avec
abandon, elle racontait les incidents de sa vie
quotidienne ; elle commentait aussi la visite
à la galère.
« Vous ne m'avez rien
dit,
ou presque rien de vos souffrances, de vos fatigues
excessives et des traitements abominables qui vous
sont infligés. Maintenant j'ai vu de mes
yeux, je sais ! Ces heures passées sur
la galère m'ont dévoilé
l'atroce cruauté de nos persécuteurs.
Mais elles m'ont révélé aussi
le courage surnaturel, l'admirable fermeté
de nos confesseurs ! Claude, je suis
fière de vous ! Et pourtant, lorsqu'au
départ l'orchestre a joué la ballade
du troubadour, je sentais mon coeur se briser dans
ma poitrine. Votre lettre est venue m'apporter,
dans ma détresse, un puissant
réconfort. N'est-ce pas une chose
étrange ? C'est moi, qui, libre,
entourée de luxe et de confort, devrais vous
encourager. Et c'est vous au contraire qui, de
votre enfer, m'apportez des paroles d'espoir et de
consolation. Oui, nos troupes auront la
victoire ! En dépit de Montrevel et du
terrible Bâville, en dépit des
généraux, évêques,
gouverneurs qui, ces jours derniers, s'assemblaient
ici même pour abattre l'insurrection et nous
exterminer tous, Dieu combattra pour nous et fera
triompher notre cause ! Noël approche.
Nous célébrerons ensemble ce jour de
joie, avec tous nos bien-aimés, ici-bas et
dans le monde invisible comme nous l'avons fait
l'an dernier. Entre les coeurs
qui s'aiment, - vous l'avez dit ! la distance
n'existe plus ».
Cette lettre, qu'elle voulait
soustraire aux indiscrétions de la
messagerie, elle réussit à la faire
passer aux Paysac par la cuisinière du
Manoir, une Bretonne qui lui était
dévouée. Mais la missive attendit
longtemps, à la Butte, avant de prendre le
chemin de Marseille. Elle trouvait à
s'exercer, la proverbiale « patience de
huguenots ! »
M. des Ponts-Marceaux revint un
jour
tenant un parchemin qu'il déposa sur la
table avec une sorte de
solennité.
- Je vous apporte, dit-il, une
copie
de la bulle pontificale du 1er mai 1703. Ce n'est
donc pas le roi seulement, c'est le souverain
père, c'est sa Sainteté
Clément XI lui-même qui
décrète la suppression de
l'hérésie.
Mme des Coudrets la parcourut,
approuvant de la tête. À son tour,
Elisabeth y jeta les yeux. Avec stupeur, elle y lut
les lignes suivantes :
« ... Pour engager les
fidèles à exterminer la race maudite
de ces hérétiques et de ces
méchants, ennemis dans tous les
siècles de Dieu et de César, en vertu
du pouvoir de lier et de délier,
accordé par le Sauveur des hommes au prince
des apôtres et à ses successeurs, nous
accordons de notre pleine autorité,
rémission absolue et générale
de tous leurs péchés à tous
ceux qui s'engageront dans la sainte milice
destinée à l'extirpation de ces
hérétiques... Rémission
entière à tous ceux qui auraient le
malheur d'être tués dans le
combat ».
- Mais, s'écria la jeune
fille consternée, ce n'est pas
l'hérésie seulement qu'il est
question de détruire, ce sont les hommes
eux-mêmes, ce sont nos pauvres
montagnards !
- Méritent-ils mieux ?
demanda sèchement Mme des
Coudrets.
- Ils méritent d'être
traités comme des hommes, dit-elle avec
indignation, et non comme des fauves qu'on extermine !
Si
leurs droits
leur étaient rendus, tous, aussitôt,
déposeraient les armes.
Le commandant prit la
parole :
- Vous parlez, ma nièce, de
choses que vous ne comprenez pas ! Les
huguenots forment un État dans
l'État, un perpétuel danger pour la
royauté. Ils forment aussi une Église
dans l'Eglise, ce qui est un outrageant défi
à l'unité catholique. Donc, au point
de vue politique comme au point de vue religieux,
il est urgent qu'ils
disparaissent !
Elisabeth ne répliqua rien.
Quand elle se retrouva seule, elle s'abîma
dans ses pensées. Elle avait lu, le matin
même, l'histoire de la brebis perdue que le
Berger, plein d'amour, va chercher au
désert, qu'il prend dans ses bras et met
avec joie sur ses épaules. Le bon Berger, le
Christ, elle l'avait contemplé dans sa
grandeur divine et son infinie tendresse. Et
maintenant une autre image se dressait, prenant sa
place. Un autre berger, rassemblant ses hordes,
leur criait : Poursuivez au Désert, la
hache à la main, mes brebis perdues.
Tuez ! sabrez ! exterminez !
À tous les massacreurs, moi, vicaire du
Christ, je garantis, dans l'autre monde,
l'impunité de tous leurs
forfaits !
Elle frissonna. Elle eut soudain
l'intuition d'une puissance formidable autant que
mystérieuse, qui, dans l'ombre, rampait,
aveuglant les esprits, faussant les consciences,
asservissant les âmes. L'auteur de la bulle
n'en serait-il point la première
victime ?... Et de ce pouvoir diabolique,
elle-même n'était point
affranchie : elle en sentait l'action dans son
propre coeur plein de trouble, de rancune et de
vagues terreurs...
Joignant les mains dans son
angoisse, elle ne put que s'écrier : 0
Dieu ! Dieu tout-puissant, viens à
notre aide ! Aie pitié de moi, aie
pitié de nous !...
Plusieurs fois déjà,
aux heures de grande détresse, elle avait
retrouvé dans la prière le calme et
le réconfort. Mais cette fois ce ne fut pas
elle qui paria, ce fut la voix d'en-haut, sous une
forme
qu'elle n'avait ; point prévue. Des
versets bibliques, auxquels elle ne s'était
pas beaucoup arrêtée, retentirent dans
son coeur avec une force jusqu'alors
inconnue : « Dieu est amour. Je vous
donne un commandement nouveau : Aimez-vous les
uns les autres comme je vous ai aimés. Vous
êtes tous frères. Aimez et ne
haïssez pas. Celui qui hait son frère
est un meurtrier. Aimez vos ennemis, priez pour
ceux qui vous maltraitent et vous
persécutent. Le diable est meurtrier
dès le commencement. Prenez courage !
Le Dieu de paix écrasera bientôt Satan
sous vos pieds ».
À mesure qu'ils
s'égrenaient dans sa pensée, ces
versets se coloraient d'une merveilleuse
lumière. Elle comprit que tous les hommes,
même les persécuteurs, étaient
ses frères et qu'il fallait les aimer. Elle
se rendit compte qu'il n'existait qu'un être
au monde qu'elle eut le droit de haïr et que
c'était le grand, le séculaire ennemi
de sa race : le serpent ancien. C'était
celui-là qu'il fallait haïr, d'une
irréductible et sainte haine, qu'il fallait
combattre et qu'il fallait vaincre. Avait-elle
obéi à la loi d'amour ?
Non ! Elle haïssait son oncle qui avait
tué Augustin. Elle haïssait Mme des
Coudrets dont la surveillance lui était
insupportable. Elle haïssait le père
Crespy qui avait envoyé Claude aux
galères. Elle haïssait tous ces
Lazaristes, ces comites et sous-comites qui
rendaient plus lourd le fardeau des
galériens... En ce moment, le sentiment de
son indignité l'écrasa :
« Pardonne-moi, mon Dieu !
s'écria-t-elle, je ne veux plus haïr,
je veux aimer ! » Alors elle se mit
à prier. Prenant à la lettre l'ordre
du Christ, elle l'invoqua pour les
persécuteurs. Puis, songeant à
l'écrasante responsabilité de celui
qui, liant et déliant, d'un mot,
lançait dans la bonne voie ou dans la voie
de perdition des millions d'âmes humaines,
elle pria pour Clément XI. Elle demanda au
Tout-Puissant de l'éclairer, de le
revêtir d'un esprit de sagesse et d'amour, de
tenir dans sa main la faible
main qui gouvernait le lourd vaisseau de l'Eglise
romaine...
Quand elle eut achevé son
invocation, la puissance mauvaise avait disparu,
comme fuient les ténèbres aux rayons
du soleil levant. Un sentiment de
délivrance, une profonde paix étaient
descendus dans son coeur.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |