Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XVI

LA VICOMTESSE D'ORMANCY

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 Debout sur la terrasse de l'hôtel, devant elle un parterre de rosiers tardifs en pleine floraison, Elisabeth regardait la mer. Un bruit de pas résonna tout à coup sur le gravier. L'instant d'après, le chevalier se trouvait à côté d'elle. Il était comme transfiguré.
- Depuis longtemps, lui dit-il, je m'étonne de vous voir si souvent triste, rêveuse ou préoccupée. Hier, enfin, j'ai trouvé la clef du mystère. La requête de votre frère, votre serment, le vicomte m'a tout raconté. Et je comprends votre peine. Il me dit également que, découragé par M. de Ribeauville, il renonce à la démarche projetée. Eh bien ! pour vous rendre l'insouciance et la joie, savez-vous que je suis tout disposé à m'en charger, moi ?
- Vous, s'écria la jeune fille qui n'en croyait pas ses oreilles. On lui eût dit que le Rhône refluait vers sa source qu'elle n'en eût pas été plus étonnée.
- Moi, certainement ! Les démarches de ce genre échouent le plus souvent parce que ceux qui les tentent s'y prennent maladroitement. Ils ne savent pas mettre les atouts dans leur jeu. Je vais à Paris dans quelques jours. C'est à Mme de Maintenon elle-même que je m'adresserai. Un vieil ami, fort en faveur auprès de cette dame, se chargera de la présentation. Mme de Maintenon, vous le savez, est toute-puissante en cour : elle finira certainement par obtenir la grâce de notre protégé. Est-ce entendu ? M'autorisez-vous à demander, en votre nom comme au mien, la libération de Claude Noguier ?

Elisabeth sursauta. Ce nom, dans cette bouche !... La tête baissée, elle se recueillit quelques instants.
- Vous hésitez ! reprit-il avec fougue. Vous ne seriez donc pas heureuse si je vous rapportais une lettre de cachet avec sa libération entière et immédiate ?
- Ce serait trop beau ! balbutia-t-elle. Je vous en serais profondément, infiniment reconnaissante, essayez ! Vous pourriez vous documenter auprès de M. de Lassaulx, juge à la Cour de justice d'Alais. Il vous fournira les pièces du procès.
- C'est inutile ! proclama le chevalier, se redressant de toute sa hauteur. Nous ferons bien sans ça ! Tout ce que je désire, c'est un talisman, reçu de votre main et que j'emporte pour redoubler mon courage. Car peut-être surgira-t-il des obstacles, peut-être même de formidables difficultés. Elles ne me rebuteront point. Donnez-moi, - vous voyez que mes prétentions sont modestes, - donnez-moi simplement une de ces roses.

Cette fois, Elisabeth devint pourpre. La rose, la fleur de l'amour ! ... À l'ordinaire, elle se moquait bien du chevalier. Mais à cette heure, sous son regard ardent, elle fut prise d'un malaise indéfinissable.
Comme elle ne se pressait point d'obéir :
- Il s'agit de sauver un homme ! insista-t-il, de le délivrer, de le sauver de son enfer...

Alors résolument elle rompit une tige qui lui meurtrit les doigts, et sans le regarder, lui présenta la fleur épanouie.
Puis elle s'enfuit. Elle avait au coeur la détresse de l'oiseau qui, voletant encore, sent se refermer sur lui le filet de l'oiseleur. Était-ce une expiation ?

M. de Gartel partit à cheval une heure plus tard. Le soir, à la cloche du dîner, le portier de l'hôtel remit une lettre à la vicomtesse.
- C'est pour vous, Elisabeth, dit Laure en l'examinant. Quelle drôle de missive ! L'adresse est au crayon et je vois la marque du port. Je croyais que vous n'y connaissiez personne !

Elisabeth l'ouvrit précipitamment. Elle la parcourut des yeux puis, pressée de questions, elle se décida à la lire à haute voix. Le billet était ainsi libellé :

« Mademoiselle,

« Veuillez excuser ma hardiesse, si je m'adresse directement à vous. Merci d'avoir songé à tenter une démarche en ma faveur. Mais comme vous l'a fait entendre notre capitaine, M. de Ribeauville, elle a peu de chance de succès. Remerciez cependant de ma part et très cordialement M. le vicomte d'Ormancy. Peut-être une autre personne vous proposera-t-elle d'intercéder à la cour. Dans ce cas, je vous en supplie, répondez par un refus net et formel. Ce n'est point par cette voie que viendra ma libération. Notre délivrance, nous l'attendons, nous galériens huguenots, de Dieu seul qui donnera le succès aux armes camisardes.
« Veuillez me croire, Mademoiselle, votre très humble et très respectueux serviteur.

« Claude Noguier. »


- Caboche de mulets : c'est bien ça ! fit le vicomte avec un gros rire. Mais il n'écrit pas mal, votre protégé. C'est curieux ! On m'avait dit que ces montagnards étaient tous des illettrés.
- Mais que veut-il dire ? Qu'est-ce que cette allusion à une autre personne ? demanda Laure intriguée. Quelqu'un vous aurait-il proposé de prendre cette affaire en main ?

Elisabeth leur rapporta son entretien du matin même avec le chevalier. Le vicomte et la vicomtesse se regardèrent, au comble de l'étonnement.
- Y comprenez-vous quelque chose ? demanda enfin la jeune femme.
- Absolument rien ! Pour moi comme pour vous, tout cela est inexplicable.

Oui, Elisabeth se trouvait devant un mystère... Et pourtant son visage rayonnait. La lettre, d'un trait acéré comme un coup de canif, venait de rompre les mailles du filet. L'oiseau pouvait ouvrir ses ailes et s'envoler vers le ciel.
- Avez-vous l'adresse du chevalier ? demanda-t-elle.
- Il sera ce soir à Uzès, demain à Lyon, mais où le trouver dans ces villes ? Je sais qu'à Paris, il loge chez le marquis de la Vrillière, ancien ministre d'État. C'est là que vous pouvez adresser votre lettre.

Sitôt le dîner achevé, Elisabeth saisit la plume. En termes non moins formels que ceux de la missive libératrice, elle le priait de s'abstenir. Elle sut plus tard qu'il n'avait tenu nul compte de sa rétractation. Il avait remué la cour, s'était entretenu plusieurs fois avec Mme de Maintenon. La grande dame, accueillant ses hommages, lui avait prodigué sourires et promesses. Mais comme aucune n'avait été tenue, il n'eut jamais la gloire de venir déposer, aux pieds d'Elisabeth, la fameuse lettre de cachet. Et il en voulut tout bas au vieux sorcier de la baraque qui, si outrageusement, s'était joué de lui.




La cure de bains étant achevée, Laure insista pour emmener Elisabeth dans ses terres d'Ormancy. M. des Ponts-Marceaux, consulté, accorda son assentiment. Pour l'anniversaire de sa femme, le vicomte donnait une grande soirée.
- Mais je n'ai aucune toilette convenable ! protestait la jeune fille.
- Nous sommes de même taille, tu choisiras dans ma garde-robe. Ne te fais aucun souci, je me charge de t'attifer !

Au matin du grand jour, Laure reçut de son mari un superbe manteau de fourrure. Au lieu de lui sauter au cou, de le remercier chaleureusement, elle dit merci du bout des lèvres, puis se retira vers une croisée, l'air boudeur. Le vicomte regarda Elisabeth, eut un sourire entendu, haussa les épaules... Puis, d'un geste délibéré, il prit son couvre-chef et sortit.
- Laure, je ne te comprends pas ! s'exclama la jeune fille.
- Tu ne me comprends pas ! Eh bien ! je vais t'expliquer et tu jugeras toi-même. J'avais demandé comme cadeau d'anniversaire une parure de diamants. Je l'ai essayée chez le joaillier. Elle fait, dans mes cheveux noirs, un effet merveilleux. Mais le vicomte l'a trouvée trop chère. Et pourtant quelques mille francs, qu'est-ce que cela pour lui ? Une bagatelle ! Lorsqu'il s'agit de ses plaisirs, à lui, de ses banquets, il n'a pas peur de faire rouler l'or. Mais quand il s'agit de sa femme, c'est autre chose !

Ces derniers mots furent accompagnés d'un sanglot et d'un geste tragique. En ce moment, on frappait discrètement à la porte. C'était la nourrice qui, comme à l'ordinaire, apportait à sa mère le bébé confié à ses soins. La vicomtesse, une demi-heure chaque jour, daignait s'occuper de son fils. Quand cela l'ennuyait de le tenir, elle le déposait sur un sofa, environné de coussins. Voyant la nourrice s'approcher, elle eut un geste d'impatience :
- Remportez-le ! Ses piailleries me fatiguent et m'agacent les nerfs ! ...

Elisabeth intervint et prit dans ses bras le petit garçon.
Elle se souvenait que, fillette, sa cousine recevait toujours, avec enthousiasme une poupée neuve, mais qu'au bout de quelques jours, régulièrement, elle la jetait dans un coin et n'y pensait plus. Le malheureux bébé allait-il avoir le même sort ? Elle le contemplait avec un attendrissement mêlé de tristesse.
- Comment peut-on se dire malheureuse quand on possède un tel trésor ? C'est déjà si beau de cultiver des fleurs, de voir jour après jour les tiges pousser, les boutons s'épanouir ! Et quel intérêt plus grand n'y a-t-il pas à suivre le développement de cette fleur vivante qu'est un petit enfant !
- Tu deviens lyrique ! dit la vicomtesse. C'est vrai qu'autrefois tu gribouillais des vers... Moi, je vis dans la prose. Cet enfant n'a aucun de mes traits : regarde ce front, ces yeux, ces lèvres épaisses. Il lui ressemble !

Elle s'épongea longuement les yeux de son mouchoir.
- Si je te racontais tout, tu verrais, tu comprendrais enfin à quel point je suis malheureuse. M'a-t-il jamais aimée ? J'en suis à me le demander ! Il n'aime que la bonne chère, ses amis, ses chiens, et, - j'ose à peine achever... les femmes ! Oui, ma chère, j'ai des preuves. Je sais qu'il entretient des relations, qu'il fait des présents... ah ! d'un tout autre prix que ce vilain manteau. Qu'il le reprenne ! Je ne le porterai pas !
- Laure, Laure, tu raisonnes comme une enfant ! Que ne cherches-tu à reprendre le coeur de ton mari par ta gaîté, tes cajoleries affectueuses ? Que ne déploies-tu tous tes charmes ? À ta place, j'aurais admiré, essayé le manteau, et j'aurais embrassé mon mari en lui disant toute ma gratitude.
- Ma gratitude ! cria Laure, amère et railleuse, c'est cela ! À son retour, je me jette à ses pieds, je lui confesse mon ingratitude et lui jure une reconnaissance éternelle !

Les sanglots recommencèrent.
- Écoute-moi, dit Elisabeth doucement. Il te reste assez de choses pour remplir ta vie. Tu as la surveillance de ta maison, ton mignon bébé, tes travaux d'agrément. Ta mère, ma tante bien-aimée, trouvait sa meilleure joie à s'occuper des pauvres et des malades. Il n'en manque pas, que je sache, dans le grand domaine d'Ormancy

Laure soupira profondément.
- Ma mère avait cinquante ans. Quand j'aurai son âge, peut-être cela me distraira-t-il de chevaucher par monts et vaux en visitant les chaumières. À présent, cela ne me dit rien.

Elisabeth vit qu'il était inutile de poursuivre l'entretien. L'air était tiède, un gai soleil perçait les nuages. Tenant toujours dans ses bras l'enfant qui riait, gazouillait en agitant ses menottes, elle alla faire le tour du jardin.





XVII

L'ÉGLISE SOUS LA CROIX


Au Manoir, Elisabeth retrouva sa vie solitaire, remplie cependant par l'étude et le travail. Une nouvelle l'y attendait - celle du prochain mariage de son oncle. Mme des Coudrets voyait se réaliser les plans élaborés avec tant de soin. Elle allait devenir reine et maîtresse incontestée de la belle villa, en même temps que du coeur, quelque peu coriace ! - de M. des Ponts-Marceaux.
Souvent, la nuit, Elisabeth voyait d'immenses lueurs rouges du côté des hautes Cévennes. Elle avait appris par son oncle l'effroyable dévastation ordonnée par l'intendant, M. de Bâville.

Sous prétexte que les Camisards venaient s'y ravitailler, on avait décrété la destruction complète de tous les villages et hameaux. Mêmes les nouveaux convertis ne furent point épargnés. « Ils ne valent pas mieux que les autres, disait Bâville. Tous, ils se donnent la main contre nous, ces canailles ! » Les paysans, avec leurs meubles et leur bétail, furent parqués dans les villes. À Vébron, Montrevel distribua à chacun de ses généraux sa part de démolition. Mais comme l'ouvrage n'allait pas assez vite, on décida de tout incendier.
Commencée en septembre, l'oeuvre terrible de destruction fut consommée aux environs de Noël.

Un soir, Elisabeth entendit chanter le Javanel. Le cri lugubre, trois fois répété, de l'oiseau de nuit attira son attention. Elle se souvint d'une convention, faite quelques semaines auparavant, avec Jeanne Paysac. Descendant en hâte, elle se dirigea vers le mur du jardin, derrière la tourelle. Le même cri se répétait.
Au-dessus de la haie, surgit une tête ébouriffée de jeune garçon. Daniel Paysac lui tendit une lettre. Elle demanda des nouvelles de la famille.
- Ils brûlent et démolissent les maisons du village, lui dit Daniel. Je pense que notre tour n'est pas loin.
- Et que ferez-vous ? que deviendrez-vous ? demanda-t-elle inquiète.
- Nous irons rejoindre les Camisards. Mais je reviendrai de temps à autre chercher des lettres ou vous en apporter. Elle remercia chaleureusement.

La lettre fut dépliée sous l'abat-jour de la petite lampe à huile. Elle l'avait serrée un moment sur sa poitrine avant de l'ouvrir.

« Ma petite soeur chérie,

« Comment exprimer en paroles la joie que m'a causée votre visite, votre délicate attention ?... J'y renonce ! Je vous dirai seulement que le portefeuille ne me quitte plus. Pour prévenir toute indiscrétion, j'ai cousu moi-même une poche à l'intérieur de ma casaque et le cher souvenir s'y trouve en sûreté. Souvent, quand je puis le faire sans risque, je le contemple un moment. Le velours bleu sombre me fait penser à l'azur de vos yeux, et l'or de votre chevelure, je le possède réellement dans la broderie des lettres, dans leur bordure scintillante. C'est quelque chose de vous, c'est vous-même, ma soeurette bien-aimée ! Aussi quand, les bras croisés, je sens sur ma poitrine le précieux portefeuille, la distance entre nous n'existe plus...

« Tu vaincras ! » Cette parole, je l'ai reçue comme vous me l'avez envoyée : de Dieu directement. Dans le sentiment de ma faiblesse, j'ai souvent tremblé !... Pourrai-je vaincre ? Saurai-je tenir jusqu'au bout ? Maintenant que le Maître lui-même, par votre main chérie, me donne cette assurance, je ne tremble plus. Non point avec ma force mais avec la sienne, surmontant tous les obstacles, j'atteindrai le but, je vaincrai ! Ou plutôt, car cette parole vous concerne aussi : Nous vaincrons !

« Le petit Évangile, copié par vous, est aussi pour moi un trésor sans prix. Le matin, le soir, chaque fois que des regards malveillants ne m'épient point, j'en lis quelques passages. Et toujours j'y puise des forces nouvelles, j'en éprouve un divin réconfort.

« Mais pourquoi m'envoyer de l'or ? J'en gagne par mon travail. Ne vous en privez point pour moi. Ces pièces, je n'y toucherai pas maintenant, je les garde pour l'heure de la libération. Quand la guerre aura brisé nos fers, quand le royaume nous ouvrira ses portes et, qu'avec tous nos amis, nous gagnerons la Suisse hospitalière, alors certainement, cet argent pourra nous être très utile.

« Qu'avez-vous pensé du bref et cérémonieux billet adressé chez M. le vicomte d'Ormancy ? Vous l'avez compris, n'est-ce pas ? Cependant il a dû soulever pour vous bien des points d'interrogation. Je vous dois une explication et vais vous la donner ».

Là-dessus, Claude narrait, dans tous ses détails la scène de la baraque. C'était un croquis pris sur le vif, et d'une façon si drôle, si humoristique qu'Elisabeth dut se contenir pour ne point rire aux éclats. Ah ! combien elle regrettait de n'avoir personne pour partager sa gaîté, comme elle avait souvent déploré de n'avoir aucune amie à qui confier ses peines ! Elle songea bientôt à Mme Paysac, si maternelle, à Jeanne qu'elle aimait comme une soeur. Mais les routes étaient constamment infestées non seulement de troupes royales, mais de Miquelets et de Cadets de la croix, elle ne pouvait guère se risquer jusqu'au Mas de la Butte.

« Repoussez de la façon la plus formelle, disait Claude en terminant, toute proposition de M. le chevalier de Gartel. Ne lui soyez redevable de rien ! À quoi me servirait ma liberté si je l'obtenais au prix de la vôtre ? Vous sentir au pouvoir de cet homme !... Ah ! mille fois plutôt périr dans mes fers ! »

Elisabeth répondit à cette lettre quelques jours plus tard. Avec abandon, elle racontait les incidents de sa vie quotidienne ; elle commentait aussi la visite à la galère.

« Vous ne m'avez rien dit, ou presque rien de vos souffrances, de vos fatigues excessives et des traitements abominables qui vous sont infligés. Maintenant j'ai vu de mes yeux, je sais ! Ces heures passées sur la galère m'ont dévoilé l'atroce cruauté de nos persécuteurs. Mais elles m'ont révélé aussi le courage surnaturel, l'admirable fermeté de nos confesseurs ! Claude, je suis fière de vous ! Et pourtant, lorsqu'au départ l'orchestre a joué la ballade du troubadour, je sentais mon coeur se briser dans ma poitrine. Votre lettre est venue m'apporter, dans ma détresse, un puissant réconfort. N'est-ce pas une chose étrange ? C'est moi, qui, libre, entourée de luxe et de confort, devrais vous encourager. Et c'est vous au contraire qui, de votre enfer, m'apportez des paroles d'espoir et de consolation. Oui, nos troupes auront la victoire ! En dépit de Montrevel et du terrible Bâville, en dépit des généraux, évêques, gouverneurs qui, ces jours derniers, s'assemblaient ici même pour abattre l'insurrection et nous exterminer tous, Dieu combattra pour nous et fera triompher notre cause ! Noël approche. Nous célébrerons ensemble ce jour de joie, avec tous nos bien-aimés, ici-bas et dans le monde invisible comme nous l'avons fait l'an dernier. Entre les coeurs qui s'aiment, - vous l'avez dit ! la distance n'existe plus ».

Cette lettre, qu'elle voulait soustraire aux indiscrétions de la messagerie, elle réussit à la faire passer aux Paysac par la cuisinière du Manoir, une Bretonne qui lui était dévouée. Mais la missive attendit longtemps, à la Butte, avant de prendre le chemin de Marseille. Elle trouvait à s'exercer, la proverbiale « patience de huguenots ! »

M. des Ponts-Marceaux revint un jour tenant un parchemin qu'il déposa sur la table avec une sorte de solennité.
- Je vous apporte, dit-il, une copie de la bulle pontificale du 1er mai 1703. Ce n'est donc pas le roi seulement, c'est le souverain père, c'est sa Sainteté Clément XI lui-même qui décrète la suppression de l'hérésie.

Mme des Coudrets la parcourut, approuvant de la tête. À son tour, Elisabeth y jeta les yeux. Avec stupeur, elle y lut les lignes suivantes :

« ... Pour engager les fidèles à exterminer la race maudite de ces hérétiques et de ces méchants, ennemis dans tous les siècles de Dieu et de César, en vertu du pouvoir de lier et de délier, accordé par le Sauveur des hommes au prince des apôtres et à ses successeurs, nous accordons de notre pleine autorité, rémission absolue et générale de tous leurs péchés à tous ceux qui s'engageront dans la sainte milice destinée à l'extirpation de ces hérétiques... Rémission entière à tous ceux qui auraient le malheur d'être tués dans le combat ».
- Mais, s'écria la jeune fille consternée, ce n'est pas l'hérésie seulement qu'il est question de détruire, ce sont les hommes eux-mêmes, ce sont nos pauvres montagnards !
- Méritent-ils mieux ? demanda sèchement Mme des Coudrets.
- Ils méritent d'être traités comme des hommes, dit-elle avec indignation, et non comme des fauves qu'on extermine ! Si leurs droits leur étaient rendus, tous, aussitôt, déposeraient les armes.

Le commandant prit la parole :
- Vous parlez, ma nièce, de choses que vous ne comprenez pas ! Les huguenots forment un État dans l'État, un perpétuel danger pour la royauté. Ils forment aussi une Église dans l'Eglise, ce qui est un outrageant défi à l'unité catholique. Donc, au point de vue politique comme au point de vue religieux, il est urgent qu'ils disparaissent !

Elisabeth ne répliqua rien. Quand elle se retrouva seule, elle s'abîma dans ses pensées. Elle avait lu, le matin même, l'histoire de la brebis perdue que le Berger, plein d'amour, va chercher au désert, qu'il prend dans ses bras et met avec joie sur ses épaules. Le bon Berger, le Christ, elle l'avait contemplé dans sa grandeur divine et son infinie tendresse. Et maintenant une autre image se dressait, prenant sa place. Un autre berger, rassemblant ses hordes, leur criait : Poursuivez au Désert, la hache à la main, mes brebis perdues. Tuez ! sabrez ! exterminez ! À tous les massacreurs, moi, vicaire du Christ, je garantis, dans l'autre monde, l'impunité de tous leurs forfaits !

Elle frissonna. Elle eut soudain l'intuition d'une puissance formidable autant que mystérieuse, qui, dans l'ombre, rampait, aveuglant les esprits, faussant les consciences, asservissant les âmes. L'auteur de la bulle n'en serait-il point la première victime ?... Et de ce pouvoir diabolique, elle-même n'était point affranchie : elle en sentait l'action dans son propre coeur plein de trouble, de rancune et de vagues terreurs...
Joignant les mains dans son angoisse, elle ne put que s'écrier : 0 Dieu ! Dieu tout-puissant, viens à notre aide ! Aie pitié de moi, aie pitié de nous !...

Plusieurs fois déjà, aux heures de grande détresse, elle avait retrouvé dans la prière le calme et le réconfort. Mais cette fois ce ne fut pas elle qui paria, ce fut la voix d'en-haut, sous une forme qu'elle n'avait ; point prévue. Des versets bibliques, auxquels elle ne s'était pas beaucoup arrêtée, retentirent dans son coeur avec une force jusqu'alors inconnue : « Dieu est amour. Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Vous êtes tous frères. Aimez et ne haïssez pas. Celui qui hait son frère est un meurtrier. Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous maltraitent et vous persécutent. Le diable est meurtrier dès le commencement. Prenez courage ! Le Dieu de paix écrasera bientôt Satan sous vos pieds ».

À mesure qu'ils s'égrenaient dans sa pensée, ces versets se coloraient d'une merveilleuse lumière. Elle comprit que tous les hommes, même les persécuteurs, étaient ses frères et qu'il fallait les aimer. Elle se rendit compte qu'il n'existait qu'un être au monde qu'elle eut le droit de haïr et que c'était le grand, le séculaire ennemi de sa race : le serpent ancien. C'était celui-là qu'il fallait haïr, d'une irréductible et sainte haine, qu'il fallait combattre et qu'il fallait vaincre. Avait-elle obéi à la loi d'amour ? Non ! Elle haïssait son oncle qui avait tué Augustin. Elle haïssait Mme des Coudrets dont la surveillance lui était insupportable. Elle haïssait le père Crespy qui avait envoyé Claude aux galères. Elle haïssait tous ces Lazaristes, ces comites et sous-comites qui rendaient plus lourd le fardeau des galériens... En ce moment, le sentiment de son indignité l'écrasa : « Pardonne-moi, mon Dieu ! s'écria-t-elle, je ne veux plus haïr, je veux aimer ! » Alors elle se mit à prier. Prenant à la lettre l'ordre du Christ, elle l'invoqua pour les persécuteurs. Puis, songeant à l'écrasante responsabilité de celui qui, liant et déliant, d'un mot, lançait dans la bonne voie ou dans la voie de perdition des millions d'âmes humaines, elle pria pour Clément XI. Elle demanda au Tout-Puissant de l'éclairer, de le revêtir d'un esprit de sagesse et d'amour, de tenir dans sa main la faible main qui gouvernait le lourd vaisseau de l'Eglise romaine...

Quand elle eut achevé son invocation, la puissance mauvaise avait disparu, comme fuient les ténèbres aux rayons du soleil levant. Un sentiment de délivrance, une profonde paix étaient descendus dans son coeur.

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