L'heure du coucher était venue, les
falots s'étaient éteints sans que
Claude eût trouvé le moment propice
pour ouvrir son petit paquet. Mais l'impatience ne
le dévorait pas. Il jouissait de sentir sous
sa main ce petit objet tangible. Mes yeux, se
disait-il, ont contemplé son enveloppe
charmante, mais ici, j'ai quelque chose de mieux.
Ce paquet contient une lettre. Et c'est sa
pensée, c'est sa vie profonde qui me
reviennent, C'est son coeur même que je sens
là, tout près du
mien !
Le lendemain était un
dimanche. Pendant la messe du matin, Claude,
enveloppé de sa capote, à demi
couché sur son banc, comme les autres
huguenots (1), défit son précieux
paquet. Il avait établi un pan du drap bleu
en rempart contre les regards indiscrets. Il
découvrit d'abord le portefeuille.
L'inscription brodée sur le velours sombre
par la main aimée : « Tu
vaincras ! » retentit en lui comme
un appel de clairon. C'était une promesse et
c'était un ordre. Il déplia la
lettre, vit le petit Évangile et se rendit
compte du long et persévérant travail
que tout cela représentait. Au fond du
portefeuille, il trouva quelques pièces
d'or. La jeune fille ne devait avoir d'autre
monnaie que l'argent de poche, mesuré par
son oncle. Cet or était sans doute le prix
de plus d'un sacrifice : parures ou bijoux. Il
parcourut la lettre. Toute la confiance, la
sympathie, la tendresse qui perçaient
à chaque ligne l'émurent
profondément. Du fond mystérieux de
son âme, il sentait sourdre comme une source
de joie, d'une infinie douceur, qui l'envahissait,
le pénétrait tout entier. Il reprit
le petit portefeuille, le caressa des yeux, passa
ses doigts sur le velours. En l'examinant avec
attention, il s'aperçut que ce qu'il avait
pris pour un fil de soie était en
réalité des cheveux, de ses cheveux
à elle : c'était cet or lumineux
qui auréolait la magnifique devise :
« Tu vaincras ! ». Il
relut quelques lignes de la lettre d'Elisabeth.
À genoux, lui disait-elle, j'ai
demandé à Dieu le message que je
devais vous envoyer. Et ces deux mots,
irrésistiblement, se sont imposés
à ma pensée. Recevez-les donc comme
une promesse directe, un « sursum
corda » de la part du
Tout-Puissant.
À son Évangile,
Elisabeth avait ajouté les sept versets de
l'Apocalypse commençant pas ces mots :
« Celui qui vaincra... » Ils se
terminaient ainsi : « Celui qui
vaincra, je le ferai asseoir avec moi sur mon
trône, comme moi-même j'ai vaincu et je
suis assis avec mon Père, sur son
trône. Que celui qui a des oreilles
écoute ce que l'Esprit dit aux
Églises. »
En achevant ces lignes, Claude
se
sentit le coeur d'un soldat bien armé, bien
cuirassé et qui tient en ses mains une
épée invincible. L'avenir ne lui
faisait plus peur. La veille, Pierre Mazel lui
avait passé une lettre de son frère
Abraham, le chef du Désert, remplie de
perspectives nouvelles, de fermes et joyeuses
espérances. Abraham parlait des nouveaux
chefs : Roland, Cavalier, qui menaient leurs
troupes à la victoire. Il affirmait
qu'à la conclusion de la
paix, le premier article soumis à la cour
serait la libération des forçats. Et
si la liberté de culte était
refusée, on insisterait sur l'ouverture
immédiate des frontières.
Claude voyait l'horizon de sa
vie,
longtemps brumeux, se colorer d'une merveilleuse
lumière. Elle lui appartenait. La main qui,
avec tant d'amour, avait travaillé pour lui,
il la prendrait dans la sienne et ne la
lâcherait plus. Ensemble, ils affronteraient
la pauvreté, la souffrance, l'exil. Mais
non, pour eux l'exil n'existerait pas. Et pas
davantage la souffrance ou la pauvreté.
Genève serait leur patrie, Dieu et leur
amour mutuel leur joie profonde, leur richesse plus
grande que tous les trésors
d'ici-bas !
Il rêvait ainsi tandis que les
prières latines, passant par-dessus la
tête des forçats agenouillés,
se mêlaient au roulis de la mer. Le
père Lacoste venait d'achever ses litanies.
C'était peut-être le meilleur, - ou le
moins mauvais - des Lazaristes de Marseille.
Despote comme tous ses collègues, il
joignait cependant à son autoritarisme des
airs affables, une certaine bienveillance. En
passant près de Claude, il
s'arrêta.
- Bonnes nouvelles ?
demanda-t-il, clignant de l'oeil d'un air malin.
J'ai vu que vous lisiez pendant la messe Et comme
le Cévenol faisait un mouvement
d'inquiétude Oh ! ne craignez rien, je
ne vous trahirai pas ! Seulement prenez garde,
mon ami, prenez garde aux trompeuses
espérances ! Le plus court chemin vers
la liberté, vous le connaissez !
Toutes les galères,
allégées de leur chargement de
poudre, étaient entrées dans le vieux
port. On avait dressé vis-à-vis des
baraques de planches. Les forçats,
pratiquant des métiers, occupaient ces
baraques pendant la journée. Mais ces
industriels avaient à Marseille une
piètre réputation. Les cordonniers
fraudaient le cuir, les tailleurs volaient
l'étoffe. Il y avait là des
escamoteurs, des notaires pour faux testaments et
attestations fausses qui savaient à la
perfection contrefaire les écritures. Ils
possédaient des cachets de toutes
sortes : sceaux de villes ou
d'évêques. Habiles à fausser
les actes authentiques, ces fripons
opéraient à très bon
marché. Tous étaient louches. Les
Turcs trafiquaient aussi. Quelques-uns vendaient du
café, du tabac, de l'eau-de-vie, d'autres
allaient en ville où les particuliers les
occupaient à couper du bois.
Les forçats restés sur
la galère tricotaient. C'étaient les
Turcs qui leur vendaient le coton. Ils le payaient
ensuite par leur travail. Mais il arrivait
couramment qu'un drôle revendit ce coton et
convertit l'argent en eau-de-vie. Sur la
déposition du Turc, le coupable,
inévitablement, se voyait bastonné.
Malgré la crainte qu'inspirait ce supplice,
la passion de l'eau-de-vie, chez beaucoup,
était si forte, qu'ils
préféraient au travail l'ivresse et
la bastonnade.
Capucin, comme l'hiver
précédent, tenait boutique. Claude
qui, par l'entremise d'Isacoff, le Turc du banc,
s'était procuré du bois et quelques
outils, confectionnait des jouets d'enfants. Ils
partageaient la même baraque. C'était
à prix d'argent et de pots-de-vin
qu'après le séjour de Claude à
l'hôpital, Capucin avait obtenu du comite
qu'on lui rendit son camarade.
Un jour, deux étrangers
entrèrent dans la baraque. L'un était
un officier-major de la Grande-Réale que
Capucin connaissait. L'autre portait l'uniforme des
dragons du roi. Du premier coup d'oeil, Claude
reconnut le chevalier de Gartel.
L'officier-major examina une
pipe
turque qu'on lui assura venir tout droit de
Constantinople. Puis il fit main basse sur un
paquet de cigares.
- Des havanes ! affirma
de
nouveau Capucin, arôme suave, goût
exquis. Importés directement des
colonies.
L'officier paya, mais avec cette
rude apostrophe :
- Vieux fripon ! Si le
diable
t'avait pris à ton premier mensonge, tu ne
serais plus là pour nous blaguer ta
camelote !
- Évidemment !
acquiesça Capucin. Si le diable en usait
ainsi, je ne serais plus là pour vendre,
pas, plus que vos Seigneuries pour
acheter.
Sans laisser aux deux officiers,
ahuris d'une telle effronterie, le temps de se
ressaisir, il reprit
imperturbablement :
- Messeigneurs, je possède,
par la grâce du ciel, le don de soulever,
parfois, un coin du voile de l'avenir. S'il vous
plaisait de le permettre, je serais
honoré ! extrêmement
honoré de pouvoir servir ainsi vos
Seigneuries.
- Il tire l'horoscope !
s'écria gaîment l'officier-major. Le
drôle va nous promettre monts et merveilles.
Allons-y !
Il tendit sa main. Capucin en
examina les lignes. Puis, sortant de sa poche une
boîte crasseuse, il jeta les osselets.
Après une série de signes
cabalistiques, il prit la parole. Il fit entrevoir
un héritage imprévu, une fortune
immense... L'officier, un sourire railleur sur les
lèvres, jeta sur la table une pièce
de quarante sols.
Capucin se tourna vers le
chevalier.
- Et vous, Monseigneur, ne
puis-je
vous être utile ? Chacun, je crois, aime
à jeter, ne fût-ce qu'un coup d'oeil,
dans les mystères de l'avenir.
Claude se tourna
légèrement. Il ne reconnaissait plus
son camarade. Capucin avait changé son
accent et roulait les r en vrai
Méridional.
- L'avenir ? Tu
prétends
le connaître, vieil imbécile ricana le
chevalier.
- Votre Seigneurie peut en
douter ? Eh bien ! si vous permettez,
votre passé tout d'abord ! J'aurai vite
fait de vous convaincre.
Capucin reprit ses osselets,
roula
un vieux parchemin qu'il approcha de son oreille.
Avec lenteur, et comme sous l'inspiration de
quelque esprit mystérieux, il laissa tomber
ses sentences :
- Vous avez eu jusqu'à
présent de grands succès
auprès des dames. Beau, bien fait comme vous
l'êtes, doué d'un esprit
supérieur, la chose est fort naturelle. Oui,
de très grands succès ! Des
visions passent devant mes yeux. Je vois tout
d'abord une brune fille du Midi, aux bandeaux
noirs, aux dents éblouissantes. Puis une
actrice encensée, applaudie de milliers
d'admirateurs. Je la vois à vos pieds.
Ensuite une petite danseuse espagnole, oh ! la
mignonne créature avec ses boucles brunes et
ses yeux de diamant noir... Cette fois, c'est une
châtelaine, grande, svelte ; au doigt
des bagues d'améthyste, les mains pleines de
billets parfumés...
Une brusque exclamation du
chevalier
l'interrompit :
- Palsambleu ! Il y a
vraiment
de la sorcellerie là-dessous !
...
- Patience !
patience !
reprenait Capucin. Il y en a d'autres encore, mais
je ne veux pas fatiguer vos Seigneuries. J'arrive
à la dernière. Oh ! la
ravissante petite ! Une blonde aux cheveux
d'or, aux grands yeux tristes. Mais, chose
inconcevable ! Ces yeux ne sont point
dirigés sur vous : ils regardent
ailleurs...
Les deux officiers s'étaient
rapprochés. Ils ne raillaient plus. Leur
physionomie exprimait la plus intense
curiosité.
- C'est vrai ! dit le
chevalier. Et bien ! toi qui sais tout,
explique m'en donc la raison et fournis m'en le
remède !
Capucin approcha de nouveau le
parchemin de son oreille.
- Vous savez comme moi,
Monseigneur,
qu'un coeur de femme est trop petit pour contenir
plus d'un sentiment à la fois. Il en est
ainsi de la belle enfant blonde. Son coeur, dans
l'heure présente, c'est le chagrin qui le
remplit. Le malheur d'un frère, ainsi le
nomme-t-elle, ce malheur l'afflige et
l'obsède. Quand ce tourment sera
passé, alors peut-être, mais pas
avant, son coeur pourra s'ouvrir à
l'amour !
- Ah ! je
comprends ! je
comprends enfin ! murmura entre ses dents le
chevalier de Gartel.
- Il s'agit, continua Capucin,
le
talisman toujours près de son oreille, il
s'agit d'enlever l'obstacle. Votre Seigneurie y
rencontrera de grandes, de formidables
difficultés. D'autres l'ont essayé
avant vous et ont dû reconnaître leur
insuffisance. Mais rien ne vous rebutera. Vous irez
en cour, vous plaiderez auprès des
ministres, vous irez jusqu'à la grande
favorite qui tient le coeur du roi et les
destinées du royaume entre ses mains. Enfin
le succès couronnera vos efforts. Alors la
charmante blonde, délivrée de son
angoisse et toute vibrante de gratitude,
n'hésitera plus à se jeter dans vos
bras.
Claude se leva
brusquement.
- Capucin, laisse ces Messieurs
aller à leurs affaires ! Voici
l'argousin qui vient nous
déchaîner.
Une seconde pièce, de cent
sols celle-là, tomba dans la sébile
de Capucin. Quand les deux étrangers
s'éloignèrent, il les suivit de son
rire silencieux. Puis, se tournant vers le
Cévenol :
- Es-tu content de
moi ?
Claude ne fit aucune réponse.
Il avait caché quelques jours auparavant son
portefeuille dans le coursier, sous un câble
où nul, pensait-il, ne le
découvrirait. Il lui devenait clair, qu'en
son absence, Capucin s'en était
emparé. La lettre avait été
lue. La pensée de ses trésors ainsi
profanés lui était extrêmement
désagréable. D'autre part, l'oracle
le divertissait. Il éprouvait une forte
envie de rire, en même temps que le besoin de
fracasser quelque chose.
- Camarade, tu te
tais ? Cela
ne te dirait rien de voir dans peu de semaines, une
lettre de cachet nous arriver de la
cour ?
Claude n'eut que cette brève
réponse :
- Cela ne sera pas !
- Pourquoi donc ? À la
cour, Mme de Maintenon est toute-puissante.
D'ailleurs, la jolie dame blonde, naturellement, ne
payera pas sa rançon. Une fois libre, tu
l'enlèves ! C'est tout
simple !
Claude jeta violemment sur son
établi l'objet qu'il venait d'achever. Une
veine bleuâtre se dessinait à sa
tempe.
- Tais-toi ! fit-il
d'un ton
âpre. Je ne t'ai pas demandé conseil.
Mes affaires privées ne te regardent
pas !
- Noguier ! que te
prend-il ? s'écria Capucin, tout
surpris de ce ton auquel il n'était pas
accoutumé. Tu es mon meilleur camarade, mon
seul ami. Et bien, réponds :
Si on te déchaîne,
l'avantage sera-t-il pour toi ou bien pour
moi ?
Claude n'avait pas envisagé
ce côté de la question. Sa
colère tomba subitement.
- Capucin, mon vieux camarade,
pardonne-moi ! dit-il, de sa voix redevenue
chaude et cordiale. Je sais que tu m'aimes bien,
que tes intentions sont excellentes. Mais, vois-tu,
- il est des choses que tu ne peux
comprendre !...
Tandis que l'argousin les
déchaînait, il se tourna de nouveau
vers Capucin :
- Moi aussi, j'aurais l'envie de
te
croire un peu sorcier... Cette nomenclature de
fille du Midi, d'actrice, de danseuse espagnole,
où donc l'as-tu
dénichée ?
Capucin reprit sa mimique.
Théâtral, il leva les deux bras vers
le ciel :
- Ah ! l'officier de
dragons,
le noble sire de Gartel !
Est-il naïf, sous ses galons et
sa perruque ! Il n'a pas même reconnu
son ancien valet, Bertrand, qui lui friponnait son
vin, s'attifait de ses défroques et lui
lisait ses billets doux... Il est vrai que le
rasoir et la casaque, ça vous
métamorphose un homme !
Cette fois Claude rit de bon
coeur.
Mais ses pensées prirent vite un autre
tour : Ne serait-elle pas capable, pour le
sauver, de se sacrifier elle-même ?
À tout prix, il fallait
l'empêcher.
Le soir, à la lueur des
lanternes, il traça quelques mots au
crayon.
Il écrivit sur
l'enveloppe : À Mlle d'Arville, chez M.
le Vicomte d'Ormancy. Puis avisant le capitaine
qui, justement, passait sur le
coursier :
- Monsieur, dit-il
respectueusement,
oserais-je vous demander un service ? La
lettre que voici est importante ; vous
plairait-il de compléter l'adresse et de
l'expédier ?
M. de Ribeauville fut d'abord
abasourdi de cette audace, absolument
inusitée chez un forçat. Mais l'honnête et franc
visage
de Claude ne lui déplaisait pas. Un coup
d'oeil circulaire lui ayant montré que nul
aumônier ne pointait à l'horizon, il
prit la lettre.
- Je veux bien, dit-il, pour
cette
fois vous rendre ce service. Mais, vous connaissez
la consigne ! N'y revenez pas !
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