Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIV

LE PORTEFEUILLE

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 L'heure du coucher était venue, les falots s'étaient éteints sans que Claude eût trouvé le moment propice pour ouvrir son petit paquet. Mais l'impatience ne le dévorait pas. Il jouissait de sentir sous sa main ce petit objet tangible. Mes yeux, se disait-il, ont contemplé son enveloppe charmante, mais ici, j'ai quelque chose de mieux. Ce paquet contient une lettre. Et c'est sa pensée, c'est sa vie profonde qui me reviennent, C'est son coeur même que je sens là, tout près du mien !

Le lendemain était un dimanche. Pendant la messe du matin, Claude, enveloppé de sa capote, à demi couché sur son banc, comme les autres huguenots (1), défit son précieux paquet. Il avait établi un pan du drap bleu en rempart contre les regards indiscrets. Il découvrit d'abord le portefeuille. L'inscription brodée sur le velours sombre par la main aimée : « Tu vaincras ! » retentit en lui comme un appel de clairon. C'était une promesse et c'était un ordre. Il déplia la lettre, vit le petit Évangile et se rendit compte du long et persévérant travail que tout cela représentait. Au fond du portefeuille, il trouva quelques pièces d'or. La jeune fille ne devait avoir d'autre monnaie que l'argent de poche, mesuré par son oncle. Cet or était sans doute le prix de plus d'un sacrifice : parures ou bijoux. Il parcourut la lettre. Toute la confiance, la sympathie, la tendresse qui perçaient à chaque ligne l'émurent profondément. Du fond mystérieux de son âme, il sentait sourdre comme une source de joie, d'une infinie douceur, qui l'envahissait, le pénétrait tout entier. Il reprit le petit portefeuille, le caressa des yeux, passa ses doigts sur le velours. En l'examinant avec attention, il s'aperçut que ce qu'il avait pris pour un fil de soie était en réalité des cheveux, de ses cheveux à elle : c'était cet or lumineux qui auréolait la magnifique devise : « Tu vaincras ! ». Il relut quelques lignes de la lettre d'Elisabeth. À genoux, lui disait-elle, j'ai demandé à Dieu le message que je devais vous envoyer. Et ces deux mots, irrésistiblement, se sont imposés à ma pensée. Recevez-les donc comme une promesse directe, un « sursum corda » de la part du Tout-Puissant.

À son Évangile, Elisabeth avait ajouté les sept versets de l'Apocalypse commençant pas ces mots : « Celui qui vaincra... » Ils se terminaient ainsi : « Celui qui vaincra, je le ferai asseoir avec moi sur mon trône, comme moi-même j'ai vaincu et je suis assis avec mon Père, sur son trône. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l'Esprit dit aux Églises. »

En achevant ces lignes, Claude se sentit le coeur d'un soldat bien armé, bien cuirassé et qui tient en ses mains une épée invincible. L'avenir ne lui faisait plus peur. La veille, Pierre Mazel lui avait passé une lettre de son frère Abraham, le chef du Désert, remplie de perspectives nouvelles, de fermes et joyeuses espérances. Abraham parlait des nouveaux chefs : Roland, Cavalier, qui menaient leurs troupes à la victoire. Il affirmait qu'à la conclusion de la paix, le premier article soumis à la cour serait la libération des forçats. Et si la liberté de culte était refusée, on insisterait sur l'ouverture immédiate des frontières.

Claude voyait l'horizon de sa vie, longtemps brumeux, se colorer d'une merveilleuse lumière. Elle lui appartenait. La main qui, avec tant d'amour, avait travaillé pour lui, il la prendrait dans la sienne et ne la lâcherait plus. Ensemble, ils affronteraient la pauvreté, la souffrance, l'exil. Mais non, pour eux l'exil n'existerait pas. Et pas davantage la souffrance ou la pauvreté. Genève serait leur patrie, Dieu et leur amour mutuel leur joie profonde, leur richesse plus grande que tous les trésors d'ici-bas !

Il rêvait ainsi tandis que les prières latines, passant par-dessus la tête des forçats agenouillés, se mêlaient au roulis de la mer. Le père Lacoste venait d'achever ses litanies. C'était peut-être le meilleur, - ou le moins mauvais - des Lazaristes de Marseille. Despote comme tous ses collègues, il joignait cependant à son autoritarisme des airs affables, une certaine bienveillance. En passant près de Claude, il s'arrêta.
- Bonnes nouvelles ? demanda-t-il, clignant de l'oeil d'un air malin. J'ai vu que vous lisiez pendant la messe Et comme le Cévenol faisait un mouvement d'inquiétude Oh ! ne craignez rien, je ne vous trahirai pas ! Seulement prenez garde, mon ami, prenez garde aux trompeuses espérances ! Le plus court chemin vers la liberté, vous le connaissez !





XV

QUARTIERS D'HIVER


Toutes les galères, allégées de leur chargement de poudre, étaient entrées dans le vieux port. On avait dressé vis-à-vis des baraques de planches. Les forçats, pratiquant des métiers, occupaient ces baraques pendant la journée. Mais ces industriels avaient à Marseille une piètre réputation. Les cordonniers fraudaient le cuir, les tailleurs volaient l'étoffe. Il y avait là des escamoteurs, des notaires pour faux testaments et attestations fausses qui savaient à la perfection contrefaire les écritures. Ils possédaient des cachets de toutes sortes : sceaux de villes ou d'évêques. Habiles à fausser les actes authentiques, ces fripons opéraient à très bon marché. Tous étaient louches. Les Turcs trafiquaient aussi. Quelques-uns vendaient du café, du tabac, de l'eau-de-vie, d'autres allaient en ville où les particuliers les occupaient à couper du bois.

Les forçats restés sur la galère tricotaient. C'étaient les Turcs qui leur vendaient le coton. Ils le payaient ensuite par leur travail. Mais il arrivait couramment qu'un drôle revendit ce coton et convertit l'argent en eau-de-vie. Sur la déposition du Turc, le coupable, inévitablement, se voyait bastonné. Malgré la crainte qu'inspirait ce supplice, la passion de l'eau-de-vie, chez beaucoup, était si forte, qu'ils préféraient au travail l'ivresse et la bastonnade.

Capucin, comme l'hiver précédent, tenait boutique. Claude qui, par l'entremise d'Isacoff, le Turc du banc, s'était procuré du bois et quelques outils, confectionnait des jouets d'enfants. Ils partageaient la même baraque. C'était à prix d'argent et de pots-de-vin qu'après le séjour de Claude à l'hôpital, Capucin avait obtenu du comite qu'on lui rendit son camarade.

Un jour, deux étrangers entrèrent dans la baraque. L'un était un officier-major de la Grande-Réale que Capucin connaissait. L'autre portait l'uniforme des dragons du roi. Du premier coup d'oeil, Claude reconnut le chevalier de Gartel.
L'officier-major examina une pipe turque qu'on lui assura venir tout droit de Constantinople. Puis il fit main basse sur un paquet de cigares.
- Des havanes ! affirma de nouveau Capucin, arôme suave, goût exquis. Importés directement des colonies.

L'officier paya, mais avec cette rude apostrophe :
- Vieux fripon ! Si le diable t'avait pris à ton premier mensonge, tu ne serais plus là pour nous blaguer ta camelote !
- Évidemment ! acquiesça Capucin. Si le diable en usait ainsi, je ne serais plus là pour vendre, pas, plus que vos Seigneuries pour acheter.

Sans laisser aux deux officiers, ahuris d'une telle effronterie, le temps de se ressaisir, il reprit imperturbablement :
- Messeigneurs, je possède, par la grâce du ciel, le don de soulever, parfois, un coin du voile de l'avenir. S'il vous plaisait de le permettre, je serais honoré ! extrêmement honoré de pouvoir servir ainsi vos Seigneuries.
- Il tire l'horoscope ! s'écria gaîment l'officier-major. Le drôle va nous promettre monts et merveilles. Allons-y !

Il tendit sa main. Capucin en examina les lignes. Puis, sortant de sa poche une boîte crasseuse, il jeta les osselets. Après une série de signes cabalistiques, il prit la parole. Il fit entrevoir un héritage imprévu, une fortune immense... L'officier, un sourire railleur sur les lèvres, jeta sur la table une pièce de quarante sols.
Capucin se tourna vers le chevalier.
- Et vous, Monseigneur, ne puis-je vous être utile ? Chacun, je crois, aime à jeter, ne fût-ce qu'un coup d'oeil, dans les mystères de l'avenir.

Claude se tourna légèrement. Il ne reconnaissait plus son camarade. Capucin avait changé son accent et roulait les r en vrai Méridional.
- L'avenir ? Tu prétends le connaître, vieil imbécile ricana le chevalier.
- Votre Seigneurie peut en douter ? Eh bien ! si vous permettez, votre passé tout d'abord ! J'aurai vite fait de vous convaincre.

Capucin reprit ses osselets, roula un vieux parchemin qu'il approcha de son oreille. Avec lenteur, et comme sous l'inspiration de quelque esprit mystérieux, il laissa tomber ses sentences :
- Vous avez eu jusqu'à présent de grands succès auprès des dames. Beau, bien fait comme vous l'êtes, doué d'un esprit supérieur, la chose est fort naturelle. Oui, de très grands succès ! Des visions passent devant mes yeux. Je vois tout d'abord une brune fille du Midi, aux bandeaux noirs, aux dents éblouissantes. Puis une actrice encensée, applaudie de milliers d'admirateurs. Je la vois à vos pieds. Ensuite une petite danseuse espagnole, oh ! la mignonne créature avec ses boucles brunes et ses yeux de diamant noir... Cette fois, c'est une châtelaine, grande, svelte ; au doigt des bagues d'améthyste, les mains pleines de billets parfumés...

Une brusque exclamation du chevalier l'interrompit :
- Palsambleu ! Il y a vraiment de la sorcellerie là-dessous ! ...
- Patience ! patience ! reprenait Capucin. Il y en a d'autres encore, mais je ne veux pas fatiguer vos Seigneuries. J'arrive à la dernière. Oh ! la ravissante petite ! Une blonde aux cheveux d'or, aux grands yeux tristes. Mais, chose inconcevable ! Ces yeux ne sont point dirigés sur vous : ils regardent ailleurs...

Les deux officiers s'étaient rapprochés. Ils ne raillaient plus. Leur physionomie exprimait la plus intense curiosité.
- C'est vrai ! dit le chevalier. Et bien ! toi qui sais tout, explique m'en donc la raison et fournis m'en le remède !

Capucin approcha de nouveau le parchemin de son oreille.
- Vous savez comme moi, Monseigneur, qu'un coeur de femme est trop petit pour contenir plus d'un sentiment à la fois. Il en est ainsi de la belle enfant blonde. Son coeur, dans l'heure présente, c'est le chagrin qui le remplit. Le malheur d'un frère, ainsi le nomme-t-elle, ce malheur l'afflige et l'obsède. Quand ce tourment sera passé, alors peut-être, mais pas avant, son coeur pourra s'ouvrir à l'amour !
- Ah ! je comprends ! je comprends enfin ! murmura entre ses dents le chevalier de Gartel.
- Il s'agit, continua Capucin, le talisman toujours près de son oreille, il s'agit d'enlever l'obstacle. Votre Seigneurie y rencontrera de grandes, de formidables difficultés. D'autres l'ont essayé avant vous et ont dû reconnaître leur insuffisance. Mais rien ne vous rebutera. Vous irez en cour, vous plaiderez auprès des ministres, vous irez jusqu'à la grande favorite qui tient le coeur du roi et les destinées du royaume entre ses mains. Enfin le succès couronnera vos efforts. Alors la charmante blonde, délivrée de son angoisse et toute vibrante de gratitude, n'hésitera plus à se jeter dans vos bras.

Claude se leva brusquement.
- Capucin, laisse ces Messieurs aller à leurs affaires ! Voici l'argousin qui vient nous déchaîner.
Une seconde pièce, de cent sols celle-là, tomba dans la sébile de Capucin. Quand les deux étrangers s'éloignèrent, il les suivit de son rire silencieux. Puis, se tournant vers le Cévenol :
- Es-tu content de moi ?

Claude ne fit aucune réponse. Il avait caché quelques jours auparavant son portefeuille dans le coursier, sous un câble où nul, pensait-il, ne le découvrirait. Il lui devenait clair, qu'en son absence, Capucin s'en était emparé. La lettre avait été lue. La pensée de ses trésors ainsi profanés lui était extrêmement désagréable. D'autre part, l'oracle le divertissait. Il éprouvait une forte envie de rire, en même temps que le besoin de fracasser quelque chose.
- Camarade, tu te tais ? Cela ne te dirait rien de voir dans peu de semaines, une lettre de cachet nous arriver de la cour ?

Claude n'eut que cette brève réponse :
- Cela ne sera pas !
- Pourquoi donc ? À la cour, Mme de Maintenon est toute-puissante. D'ailleurs, la jolie dame blonde, naturellement, ne payera pas sa rançon. Une fois libre, tu l'enlèves ! C'est tout simple !

Claude jeta violemment sur son établi l'objet qu'il venait d'achever. Une veine bleuâtre se dessinait à sa tempe.
- Tais-toi ! fit-il d'un ton âpre. Je ne t'ai pas demandé conseil. Mes affaires privées ne te regardent pas !
- Noguier ! que te prend-il ? s'écria Capucin, tout surpris de ce ton auquel il n'était pas accoutumé. Tu es mon meilleur camarade, mon seul ami. Et bien, réponds :
Si on te déchaîne, l'avantage sera-t-il pour toi ou bien pour moi ?

Claude n'avait pas envisagé ce côté de la question. Sa colère tomba subitement.
- Capucin, mon vieux camarade, pardonne-moi ! dit-il, de sa voix redevenue chaude et cordiale. Je sais que tu m'aimes bien, que tes intentions sont excellentes. Mais, vois-tu, - il est des choses que tu ne peux comprendre !...

Tandis que l'argousin les déchaînait, il se tourna de nouveau vers Capucin :
- Moi aussi, j'aurais l'envie de te croire un peu sorcier... Cette nomenclature de fille du Midi, d'actrice, de danseuse espagnole, où donc l'as-tu dénichée ?

Capucin reprit sa mimique. Théâtral, il leva les deux bras vers le ciel :
- Ah ! l'officier de dragons, le noble sire de Gartel !
Est-il naïf, sous ses galons et sa perruque ! Il n'a pas même reconnu son ancien valet, Bertrand, qui lui friponnait son vin, s'attifait de ses défroques et lui lisait ses billets doux... Il est vrai que le rasoir et la casaque, ça vous métamorphose un homme !

Cette fois Claude rit de bon coeur. Mais ses pensées prirent vite un autre tour : Ne serait-elle pas capable, pour le sauver, de se sacrifier elle-même ? À tout prix, il fallait l'empêcher.

Le soir, à la lueur des lanternes, il traça quelques mots au crayon.
Il écrivit sur l'enveloppe : À Mlle d'Arville, chez M. le Vicomte d'Ormancy. Puis avisant le capitaine qui, justement, passait sur le coursier :
- Monsieur, dit-il respectueusement, oserais-je vous demander un service ? La lettre que voici est importante ; vous plairait-il de compléter l'adresse et de l'expédier ?

M. de Ribeauville fut d'abord abasourdi de cette audace, absolument inusitée chez un forçat. Mais l'honnête et franc visage de Claude ne lui déplaisait pas. Un coup d'oeil circulaire lui ayant montré que nul aumônier ne pointait à l'horizon, il prit la lettre.
- Je veux bien, dit-il, pour cette fois vous rendre ce service. Mais, vous connaissez la consigne ! N'y revenez pas !


(1) Un major des galères, M. de Bombelles, avait entrepris de faire donner la bastonnade à tous les réformés qui refuseraient de fléchir les genoux pendant la messe. Cependant, sur les représentations des puissances protestantes, la cour toléra une autre posture. 
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