Les mois s'écoulaient avec des
péripéties diverses, défaites
ou victoires pour les Osards, surnommés
bientôt Camisards. Elisabeth se
réjouissait ou tremblait à l'unisson
des rudes montagnards. Souvent, de sa
fenêtre, elle regardait la chaîne de
l'Espérou dont la crête,
dérobée par quelques contreforts,
l'attirait mystérieusement. Augustin l'avait
gravie. Elle savait que, de ce sommet, la vue
s'étend, vaste et splendide sur tout le
Midi, et que même à l'extrême
horizon on aperçoit la mer. Comme un
pôle magnétique, l'invisible cime
fascinait sa pensée.
Dans le cours de
l'été, elle eut une fois l'occasion
de voir Jeanne Paysac. Celle-ci lui dit que Claude,
grièvement blessé dans une rencontre
avec une frégate espagnole, était
depuis quelques jours en traitement à
l'hôpital de marine. La mère de l'un
de ses camarades de chambre, nouvelle convertie
mais encore huguenote de coeur, l'avait
visité. Cette femme, domiciliée
à Marseille, savait écrire. Elle
avait consenti à tracer, sous la
dictée de Claude, quelques lignes à
ses amis du Mas de la Butte.
Une vive appréhension remplit
le coeur d'Elisabeth. Il n'avait pas même pu
tenir la plume ! Donc il était bien
mal. Et peut-être mourrait-il sans qu'elle en
sût rien ! Ah ! quelle
épreuve que l'absence, l'éloignement,
le manque de nouvelles
régulières, quand, pour savoir, on
donnerait tout !
Le vicomte et la vicomtesse
d'Ormancy quittèrent, durant les chaleurs
d'août, leur château dans la banlieue
de Montpellier pour la maison de campagne,
fraîche et ombragée, qu'ils
possédaient non loin d'Alais. Elisabeth les
vit souvent et ces rencontres firent quelque peu
diversion aux pensées qui la tourmentaient.
Laure lui dit leur intention de se rendre en
automne aux bains de mer.
La jeune fille eut ce cri du
coeur :
- Oh ! que je voudrais
voir une
fois la mer !
- Je t'invite ! dit
Laure en
riant. Le Manoir est un cloître. Tu verras
comme on s'amuse là-bas ! Nous irons
sur la grève ramasser des coquillages et
nous te ferons visiter, en voiture, Marseille et
ses environs. C'est intéressant. Notre
séjour de l'été dernier fut
tout simplement délicieux.
Lorsque, descendant de la
diligence,
Elisabeth fut accueillie par Laure et son mari avec
les plus vives démonstrations
d'amitié, elle eut le sentiment de
s'être évadée d'une prison.
Elle n'avait eu garde d'oublier le petit
portefeuille. Peut-être lui serait-il plus
aisé de le faire parvenir à
l'hôpital que sur la galère. Elle
n'osait le confier au service de messagerie.
À l'hôpital de marine aussi
fonctionnaient des aumôniers et la
correspondance des huguenots devait être
surveillée.
Elle fit, avec sa cousine, de
longues promenades sur la plage, ne se lassant
point de voir les grosses vagues rouler les galets
avec un bruit assourdissant. Le vicomte sortait de
son côté.
- Il aime mieux jouer, festoyer
avec
des amis ! disait la jeune femme avec
amertume. Notre société ne
l'intéresse guère !
Un profond désaccord
régnait évidemment dans le
ménage d'Ormancy. Ce n'était pas la
première fois qu'Elisabeth
s'en apercevait. Sur ses instances amicales, il se
décida pourtant un jour à les
accompagner. Dans cette course en voiture, elle se
fit montrer l'hôpital de marine.
- Cela détournerait-il
beaucoup de passer tout près ?
demanda-t-elle au vicomte. Il s'y trouve
actuellement un ami de mon frère,
condamné pour cause de religion et
blessé dans un combat. Je voudrais prendre
de ses nouvelles.
Intéressé, le vicomte
lui fit plusieurs questions. Elle lui dit en
quelques mots l'histoire du jeune huguenot et la
promesse faite à Augustin sur son lit de
mort.
La voiture s'arrêta devant
l'hôpital.
- Ne descendez pas, ma cousine,
j'y
vais moi-même s'écria le vicomte,
mettant pied à terre avec une agilité
dont, étant donnée sa corpulence, on
ne l'eût guère cru capable. Je vous en
rapporterai des nouvelles.
Elisabeth, vivement
déçue, le laissa s'éloigner,
n'osant lui confier son paquet. Elle avait
compté sur quelque rencontre fortuite :
une soeur bien disposée, un infirmier
à physionomie, honnête, pour le faire
parvenir en toute sûreté.
C'était un échec.
Le vicomte revint au bout de
quelques minutes.
- Claude Noguier, dit-il, n'est
plus
ici. Il a été transféré
hier sur sa galère. La soeur le dit
complètement guéri.
Elisabeth respira. Le vicomte,
installé de nouveau vis-à-vis d'elle,
reprit l'entretien :
- À ce compte, il aurait fait
trois mois d'hôpital. C'est dire que sa
blessure avait une certaine gravité. Comment
se fait-il qu'il n'ait pas été
libéré ? Un édit du roi,
si j'ai bonne mémoire, accorde la
liberté à tout forçat
blessé dans une bataille navale. Je ne sache
pas que le fait d'être religionnaire exclue
de ce privilège.
Une lueur d'espoir s'alluma dans
les
yeux d'Elisabeth.
Elle avait quitté le Manoir
sous le coup d'une fâcheuse nouvelle :
deux défaites camisardes que son oncle, au
repas du soir, avait proclamées
triomphalement. L'espérance, battue en
brèche d'un côté, renaissait
sous une autre forme. Le vicomte, s'étant
informé des chefs d'accusation, la jeune
fille, avec animation, expliqua le cours inique du
procès, les affirmations du conseiller de
Lassaulx et le rôle néfaste du
père Crespy. M. d'Ormancy détestait
les Jésuites.
- Je crois, dit-il, que cet
homme
comme bien d'autres est victime des machinations de
cet ordre malfaisant. Il y aurait peut-être
lieu de réviser son procès. En tout
cas, si cela peut vous être agréable,
ma charmante cousine, je vous offre mes services.
J'ai en cour quelques relations. Une demande
auprès du roi pourrait n'être pas
inutile.
Avec un élan de gratitude
infinie, Elisabeth remercia le vicomte. Elle
regarda le visage rouge, bouffi, qui lui faisait
face et le trouva beau. Elle l'aurait bien
embrassé !
- Nous voici sur la
Cannebière. Désirez-vous voir le
port ? Les galères doivent se
préparer à l'hivernage. Nous en
verrons peut-être quelques-unes.
- Cela nous amusera
beaucoup !
s'écria la vicomtesse. Et quand la voiture,
longeant le quai, permit d'apercevoir les sinistres
vaisseaux de guerre, elle se mit à lire les
noms : la Commandante, la Victorieuse, la
Royale, la Grande-Réale, la
Favorite.
- La Favorite ?
répéta le vicomte, c'est bien, vous
m'avez dit, la galère de votre
protégé ? Le capitaine, M. de
Ribeauville, est de mes amis. Attendez-moi dix
minutes. Le temps de lui serrer la main et, par la
même occasion, de lui soumettre le point en
litige. Nul mieux que lui ne peut
l'éclaircir.
Elisabeth le suivit du regard.
Des
galères, on voyait les rames énormes,
les mâts élancés, les galeries
grouillantes d'officiers et de soldats. En dessous,
dans la pénombre, on
distinguait vaguement quelques centaines de
têtes surmontées de bonnets rouges.
Les forçats étaient au
repos.
Le vicomte revint
bientôt.
- M. de Ribeauville, dit-il,
était en conférence avec le major au
sujet de l'hivernage. Je n'ai pu le voir qu'un
instant. Mais il nous invite pour demain, deux
heures. Il veut nous faire lui-même les
honneurs de sa galère.
La vicomtesse jubilait. Visiter
une
galère armée : comme ce serait
nouveau, étrange, intéressant !
Elisabeth, toute pâle, s'était
détournée pour examiner une flottille
de bateaux de pêche qui rasaient le quai.
Elle s'exerçait à la maîtrise
d'elle-même.
- Réjouissez-vous, Elisabeth,
vous aurez une surprise au dîner ! lui
dit Laure comme on regagnait l'hôtel.
Tâchez de deviner !
La jeune fille savait que M.
d'Ormancy, enragé veneur, grand ami de la
bonne chère, donnait parfois des ordres au
cuisinier. Elle énuméra donc divers
plats de gourmets : truffes au champagne, hure
de saumon, matelotte d'anguille, tourte aux langues
de carpes... Laure riait.
Enfin, au coup du dîner, l'on
entendit soudain dans la cour le galop d'un cheval.
Elles s'approchèrent de la
fenêtre.
- Tenez ! la voilà
votre
surprise !
Un élégant cavalier
descendait de sa monture et tendait la main au
vicomte.
- M. de Gartel ! fit
Elisabeth,
entraînée par sa cousine dans un
accès de fou rire irrésistible. Mais
ce rire était fait d'énervement plus
que de plaisir. Elle se calma soudain.
- Vous nous pardonnez, n'est-ce
pas,
de lui avoir fait signe ? Le pauvret ! Il
se consumait d'ennui loin de vous !
- J'aurais
préféré qu'il ne vînt
pas ! dit Elisabeth tout
à coup assombrie. Nous étions bien
les trois. Pourquoi rompre le
charme ?
Le dîner fut très gai.
Comme on se levait de table, le vicomte,
soudainement, se tourna vers Elisabeth.
- Pour écrire en cour, il
serait bon que j'interroge moi-même votre
protégé. Nous demanderons au
capitaine, demain, de nous l'amener.
Le chevalier s'informa. Il fut
mis
au courant, le plus naturellement du monde, de la
démarche projetée. Elisabeth, ce
soir-là, se retira de bonne heure. Il lui
tardait de se retrouver seule, de se livrer
à ses réflexions. Elle était
en proie à une surexcitation violente. Se
pouvait-il que dans quelques heures, elle se
trouvât sur la galère La Favorite,
qu'elle revit le visage de Claude ?... Le
capitaine nous l'amènera ! avait dit le
vicomte. Elle essayait de se représenter la
scène. Elle voyait sous sa casaque rouge,
sous sa livrée dérisoire, le noble
forçat huguenot. Il s'avançait sous
les regards curieux de Laure et du chevalier de
Gartel. En sa présence, ils demeuraient
assis, tandis que Claude, debout comme un
condamné, respectueusement répondait
aux questions du vicomte. Mais elle, Elisabeth,
n'aurait point honte de son accoutrement
misérable. À son entrée, elle
se lèverait et lui tendrait la main. Et
pendant l'interrogatoire, elle resterait debout
à ses côtés, se solidarisant
avec lui ; et si quelque trait
méprisant lui était
décoché, elle saurait rappeler devant
tous qu'elle aussi, issue de famille huguenote, en
prenait sa part !...
Fiévreusement, elle ouvrit
son buvard et bientôt sa plume courut sur le
papier. Sur cette nouvelle feuille qu'elle
ajouterait à la lettre écrite
plusieurs mois auparavant, elle lui racontait les
derniers événements, la visite
à l'hôpital, l'offre spontanée
du vicomte. Puis, comme un autre devait être
de la partie, en passant elle en disait quelques
mots.
« Le chevalier de
Gartel,
écrivait-elle, est « l'officier du
roi » prévu dans votre journal.
Mais s'il vient jamais chercher la jeune huguenote
- soyez sans crainte ! - il ne
l'emmènera pas ! Elle attendra l'heure
de la libération et, s'il le faut, saura
suivre ses frères vers les pays d'exil et de
liberté. »
Elle ferma le portefeuille.
Ah ! comme il lui tardait de voir luire l'aube
du lendemain.
Quand, vers deux heures de l'après-midi,
le vicomte, le chevalier et leurs compagnes
franchirent l'un après l'autre la passerelle
de la Favorite, chacun d'eux fut accueilli par le
salut de la chiourme : un hau ! rauque et
prolongé
(1).
Pendant cette réception, les
tambours battaient, les soldats, debout sur les
galeries, le fusil à l'épaule,
saluaient militairement. Les rames,
dressées, formaient autour de la
galère un immense éventail. Aux
cordages, aux mâts flottaient des pavillons
et banderoles aux couleurs vives, de grandes
oriflammes fleurdelysées claquaient au vent.
La chambre de poupe qui, d'ordinaire, n'avait pour
la protéger qu'une forte toile cirée,
était revêtue pour la circonstance
d'une tenture de velours cramoisi à larges
franges d'or. Les sculptures et ornements
dorés de la poupe rutilaient sous les feux
du soleil.
Le vicomte et le chevalier
félicitèrent M. de Ribeauville sur la
splendeur des décors et la bonne tenue de sa
galère. Il avait, le matin, ordonné
la « bourrasque » et tout
reluisait de propreté. Quant à
Elisabeth, des oriflammes éblouissantes, son
regard s'était vite abaissé sur les malheureux,
maigres,
basanes, le
dos labouré de coups de corde, qu'elle
voyait enchaînés à leurs bancs.
Dans la lignée des vogue-avant, parmi toutes
ces faces ignobles, ravagées par le vice,
elle remarqua promptement le visage fier et beau,
que, si souvent, avaient évoqué ses
rêves. Lui aussi l'avait aperçue et,
de loin, protégeant ses yeux de la main, il
regardait.
Le capitaine fit entrer ses
hôtes dans la chambre de poupe ou salon de la
galère. Comme la journée était
chaude, les dames y laissèrent leurs
manteaux. Le chevalier, svelte et droit, avait
grand air dans son brillant uniforme. Sous sa cotte
de mailles, le poing sur la garde incrustée
d'or de son épée, le vicomte semblait
étaler devant tous ces misérables,
épaves de l'humanité, tout l'orgueil
de la vieille noblesse
provençale.
Elisabeth dissimulait dans les
plis
de son corsage le petit paquet. Devait-elle le
confier au capitaine ? Elle hésitait,
craignant une indiscrétion. Toute la
société, au long du coursier,
s'acheminait vers la rambade. À deux pas
d'elle, Claude dont le regard intense, attentif, ne
l'avait pas quittée, cherchait ses yeux.
Émue et rougissante, elle y plongea un
instant les siens. Une pensée subite lui
traversa l'esprit. Arrivée tout près,
elle laissa tomber son mouchoir. D'un geste vif il
se leva et le lui rendit. À l'instant
où leurs doigts s'effleuraient, quelque
chose glissa des mains de la jeune fille dans celle
du galérien qui tout aussitôt se
referma. Un merci, d'une voix basse et un peu
tremblante, lui fut adressé puis elle passa.
Cela s'était fait si vite que ni le vicomte,
ni le chevalier qui la suivaient ne
s'aperçurent de rien. Ils écoutaient
les explications que, chemin faisant, donnait le
capitaine. On atteignait la rambade. Galamment, M.
de Cartel offrit la main à la jeune fille.
Mais sans paraître le remarquer, elle se
tourna vers la mer, et, légère comme
une mouette, gravit le raide escalier.
Derrière elle, dans la
chiourme, une paire d'yeux ne perdait pas un de ses
mouvements.
Le capitaine, avec force gestes
et
grands éclats de voix, narrait sa rencontre
avec la frégate espagnole, qui avait
coûté la vie à bon nombre de
ses hommes. Elisabeth chuchota deux mots à
l'oreille du vicomte. Celui-ci se décida
à parler.
- N'existe-t-il pas,
demanda-t-il,
un édit du roi, aux termes duquel tout
forçat blessé dans une bataille
navale reçoit sa libération
immédiate ?
- Certainement, dit M. de
Ribeauville. Et c'est justement en vertu de cet
édit qu'il y a quelques mois, plusieurs de
mes hommes ont été
relâchés.
- N'avez-vous pas, continua le
vicomte, dans votre chiourme, un Cévenol du
nom de Noguier, qui fut blessé dans ce
même combat ? Après ses trois
mois à l'hôpital de marine, comment se
fait-il qu'il n'ait point été
libéré ?
- Simplement parce que, à
moins qu'ils n'abjurent, les
hérétiques ne sont point admis au
bénéfice de l'édit royal.
C'est la volonté formelle de Sa
Majesté !
- Le jeune homme en question,
poursuivit M. d'Ormancy, est victime de la haine
des Jésuites. Il y eut, dans son
procès, des irrégularités et
un certain chapelain d'Alais y joua un fort vilain
rôle. Croyez-vous qu'il y ait quelque chance
de faire réviser son procès et
d'obtenir de la cour sa
libération ?
Le capitaine eut un haussement
d'épaules.
- J'estime une telle démarche
parfaitement inutile. Écrivez en cour. On
vous répondra que sa cause sera
examinée, mais que, pour être
élargi, il doit tout d'abord
abjurer.
Cette réponse fut
donnée du ton d'un homme convaincu et qui se
sent capable de fournir, à l'appui de ses
assertions, de nombreuses preuves.
- Si les choses sont ainsi, je
regrette vivement, dit le vicomte
en regardant Elisabeth. Mais elle s'était
détournée. Il ne put voir
l'expression de son visage.
D'autres oreilles avaient
enregistré cet entretien.
Claude et Capucin,
enchaînés non loin de la rambade,
n'avaient pu saisir les questions du vicomte, mais
la voix du capitaine, nette et retentissante,
habituée qu'elle était à
dominer le bruit de la mer, leur était
parvenue. Claude était sous le coup d'un
profond saisissement. Il avait glissé sous
sa casaque le petit paquet et le tenait
serré contre son coeur. Il ne l'ouvrirait
qu'à l'heure où pas un regard
indiscret ne risquerait de l'épier. Les
paroles du capitaine ne lui avaient rien appris de
nouveau sur sa destinée de forçat,
mais il voyait qu'on avait pensé à
lui. À demi-retourné, il dirigeait
ses regards vers la rambade. Elisabeth debout,
appuyée sur le bord, lui apparaissait en
pleine lumière. Sa belle chevelure blonde
qui scintillait au soleil, son front blanc, sa robe
claire aux contours lumineux, se dessinaient avec
un beau relief sur l'azur pâle du ciel
d'automne. Il la contemplait, souhaitant tout bas
que le temps s'arrêtât et que pour
jamais s'imprimât dans ses yeux et dans son
coeur l'angélique vision.
Le capitaine reconduisit ses
visiteurs au salon par la galerie, afin qu'ils
pussent admirer mieux le prodigieux éventail
des rames.
- C'est un spectacle peu banal,
disait-il, lorsque, à un coup de sifflet,
ces cinquante rames descendent et retombent
à la fois dans la mer.
- Je voudrais voir
cela !
s'écria la vicomtesse.
- Qu'à cela ne tienne !
Vous serez obéie, noble dame dit M. de
Ribeauville. Avec les femmes du monde, le rude
capitaine savait se montrer galant et
gracieux.
Deux mots au comite, puis un
coup de
sifflet. En un clin d'oeil, toutes les casaques
tombèrent, les manilles furent
empoignées et bientôt la
galère, à la cadence majestueuse de
ses rames, vogua en pleine mer.
- Cet exercice doit être pour
les rameurs une terrible fatigue ! dit
Elisabeth, le coeur serré.
- Certes, il l'est. Mais c'est
incroyable ce qu'on peut obtenir d'une chiourme
bien dressée. Figurez-vous, ajouta-t-il, se
tournant vers le vicomte, qu'on a essayé
à Dunkerque des galères
manoeuvrées par des rameurs libres. Ils n'y
ont pas tenu. Tandis qu'avec nos esclaves, on
arrive à des vogues de quinze, vingt heures
et même davantage. Voulez-vous voir comment
on s'y prend pour lutter de vitesse avec n'importe
quelle frégate ou vaisseau
corsaire ?
Nouvel ordre, nouveau sifflet.
Cette
fois, ce fut la passe-vogue, dans sa violence de
tempête, sous le fouet et les
imprécations des sous-comites. Le dos des
forçats se teignait de sang.
- Cessez ! je ne puis
voir
cela ! s'écria Elisabeth
terrifiée. C'est horrible ! Oh !
Monsieur le capitaine, pitié !
pitié pour ces pauvres
gens !
- À vos ordres, ma belle
enfant. Sur la galère, je commande aux
comites et aux argousins, mais j'obéis
toujours aux jolies dames.
Les rames, immobilisées,
reformèrent leur éventail. Quelques
forçats descendirent les antennes et
hissèrent les voiles. Un vent favorable
ramena la galère au port.
L'examen de la Favorite s'acheva
par
une visite à la cale. On vit successivement
le gavon, ou chambre du capitaine, le garde-manger,
la taverne, dont la provision de vin appartient au
comite, qui la vend à son profit, la soute
à poudre dont le maître canonnier
tient la clef. Enfin, la chambre de
chirurgie.
- C'est là qu'on apporte les
blessés, dit M. de Ribeauville, là
qu'on remise les marauds qui se sont fait donner la
bastonnade.
Dans cette pièce, pas de
trace de lits ni de matelas. Des câbles, des
agrès, de gros paquets de cordes. Quelle couche
pour des corps
déchiquetés par la mitraille ou
labourés par les coups de
corde !
Assis dans des fauteuils, devant
la
chambre de poupe, les hôtes
assistèrent au souper de la
chiourme.
Au passage des seaux, Laure se
boucha le nez de son fin mouchoir.
- Quelle puanteur !
s'exclama-t-elle.
- J'admets que ça ne sent pas
bon ! avoua le capitaine. Mais je ne peux
nourrir de ma cuisine tous ces chiens pouilleux et
galeux !
Elisabeth se tourna vers le
capitaine, elle le regarda. Et ce regard de jeune
fille, étonné, chargé de
reproche, était tel que M. de Ribeauville
eut honte de ses paroles.
- C'est vrai que tous ne
méritent pas cette appellation.
Renoncez-vous à votre démarche ?
ajouta-t-il, s'adressant au vicomte. Après
tout, on ne sait jamais... Si vous désirez
voir cet homme, je vous le fais amener.
On venait de mettre le couvert
dans
la chambre de poupe. Sur un grand plat, une oie
dodue se prélassait, truffée,
dorée, croustillante, exhalant son
arôme exquis. Le vicomte, les narines
dilatées, la caressait du regard. Il eut un
geste vague :
- Les choses étant ainsi,
notre démarche, évidemment, serait un
coup d'épée dans l'eau. Il faut y
renoncer. Le mieux serait de l'amener à
signer une formule.
- C'est ce que nos aumôniers
se tuent à leur dire ! Mais allez les
retourner, ces têtes de mulet ! C'est
vouloir enfoncer un clou dans le granit !
Enfin, c'est leur affaire !
Attaquons !
On se mit à table. Pendant le
souper, une douzaine de musiciens en livrée
écarlate, avec des bonnets de velours,
galonnés d'or, vinrent se placer devant la
chambre de poupe. Fifres, violons, guitares et
cymbales unirent leurs accords. C'était la
symphonie de la Commandante que
M. de Ribeauville s'était
réservée ce soir-là pour sa
réception.
- N'est-ce pas qu'il marche, mon
orchestre ? demanda-t-il, la mine
épanouie. Le chef est un ancien symphoniste
du roi. Il fut condamné comme
déserteur. Tous les autres sont
également des forçats.
Elisabeth écoutait en silence
cette musique étrange, entraînante,
qui l'émouvait plus que de raison. Les
larmes qu'elle empêchait de couler
l'étouffaient. Elle avait la gorge si
serrée qu'il lui fut impossible de rien
avaler. Le capitaine, souvent invité par M.
d'Ormancy à ses parties de Chasse, suivies
de festins pantagruéliques, avait voulu
régaler ses hôtes. Les portions
étaient énormes. Elisabeth,
placée à côté du
vicomte, lui fit un signe. Il comprit. Profitant
d'une minute où le capitaine avait le dos
tourné, il glissa prestement sur son
assiette la portion de sa voisine et l'engloutit en
quelques coups de dent. Sur la table, couverte
d'argenterie, les plats se succédaient et le
vin ambré remplissait les coupes.
Jamais mets succulent n'avait
éveillé chez la jeune fille un tel
dégoût. Elle aurait voulu descendre
dans les bancs des forçats, partager leur
pain noir et tremper ses lèvres dans leur
exécrable bouillon. Quand les hôtes se
levèrent, songeant au retour, le capitaine
les retint :
- Deux minutes encore, s'il vous
plaît ! Je veux vous montrer quelque
chose.
Déjà une vaste tente
avait été tendue sur la
galère. Au coup de sifflet, grand
remue-ménage dans les bancs des
forçats. On installait des tables sur
traverses de bois ou de fer, à trois pieds
environ au-dessus des bancs. En un clin d'oeil, de
bons matelas furent amenés de la cale, des
oreillers, des draps, des couvertures. On entoura
chaque lit d'un pavillon de toile bleue et blanche,
tenue d'en haut par des cordes. À la lueur
des falots qui, maintenant, illuminaient la voûte,
tous
ces pavillons formaient un imposant coup
d'oeil.
- Ces lits sont pour les
forçats ? demanda étourdiment la
vicomtesse. Elle s'enveloppait de son manteau, car
la brise marine commençait à
fraîchir.
Le capitaine se mit à
rire:
- Allons donc ! Ces
lits sont
pour nos officiers. Les mariniers dressent les
leurs là-bas, sous la rambade.
- Et les galériens, où
couchent-ils ?
- Sur leurs bancs !
- Sur les bancs ! Mais,
l'hiver, ils doivent geler Quand il fait
très froid, quand souffle le
mistral ?
- Bah ! ils ont leurs
capotes ! C'est sûr qu'ils n'ont pas
chaud Mais il n'est jamais arrivé, à
ma connaissance, qu'on en trouve qui aient
gelé pendant la nuit.
Avec une acuité douloureuse
de l'ouïe et de la vision, Elisabeth
entendait, voyait tout. Ses doigts s'étaient
crispés nerveusement aux bras du fauteuil.
Elle fit cependant un violent effort pour reprendre
une apparence de calme. Car il fallait parler.
Tandis que ses compagnons faisaient leurs
préparatifs de départ, elle
s'approcha de M. de Ribeauville.
- Tous mes remerciements pour
votre
invitation, Monsieur le capitaine ! La visite
d'aujourd'hui m'a vivement
intéressée. Et je profite de
l'occasion pour vous recommander chaudement mon
compatriote, M., Noguier, le meilleur ami de mon
frère. J'ai confiance en vous. Je sais que
vous serez bon envers un homme dont le seul crime
est d'avoir voulu servir Dieu selon sa
conscience.
Le capitaine s'inclina
profondément :
- Tous vos désirs, noble
dame, sont pour moi des ordres ! Je
modérerai le zèle de mes comites et
veillerai sur votre protégé. Ce soir
même, je lui fais tenir un pot de vin pour
boire à votre santé.
Elisabeth remercia. Gentiment,
sans
trahir la moindre répugnance, elle lui
tendit sa main qu'il demandait à
baiser.
On partait. Une dernière
fois, Elisabeth se tourna vers le banc du
Cévenol. Elle vit Claude accoudé au
coursier, la tête sur sa main, ses grands
yeux sombres l'enveloppant encore de leur regard
tendre et triste. Elle s'inclina
légèrement. Il répondit par un
signe de la main. En ce moment, l'orchestre jouait
une vieille ballade qu'elle connaissait :
« La fiancée du
troubadour ». Le thème en
était simple. Le troubadour aimait la
châtelaine et la châtelaine aimait le
troubadour. Elle était riche, lui pauvre.
Voulant se rendre digne d'elle, il passe à
l'étranger pour y gagner des richesses. Mais
sur ce rivage lointain, au lieu de la fortune, il
trouve la mort. Cette ballade, traduite par les
instruments de l'orchestre, les passages les plus
pathétiques soulignés par les notes
brèves des cymbales, était d'une
tristesse poignante. Elisabeth s'en
répéta le refrain :
- En son castel, la châtelaine
- Rêve et module un chant d'amour...
- Il dort sur la plage lointaine,
- Il dort, le pauvre troubadour
La nuit était venue. Nul ne vit les
larmes qui lui ruisselaient sur les joues et que,
craignant d'éveiller l'attention, elle
n'essuyait même pas. La voiture attendait sur
le quai.
- Eh bien ! lui demanda
le
chevalier, avec son sourire le plus gracieux, vous
êtes-vous bien amusée ?
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