Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XII

AU BORD DE LA MER

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 Les mois s'écoulaient avec des péripéties diverses, défaites ou victoires pour les Osards, surnommés bientôt Camisards. Elisabeth se réjouissait ou tremblait à l'unisson des rudes montagnards. Souvent, de sa fenêtre, elle regardait la chaîne de l'Espérou dont la crête, dérobée par quelques contreforts, l'attirait mystérieusement. Augustin l'avait gravie. Elle savait que, de ce sommet, la vue s'étend, vaste et splendide sur tout le Midi, et que même à l'extrême horizon on aperçoit la mer. Comme un pôle magnétique, l'invisible cime fascinait sa pensée.

Dans le cours de l'été, elle eut une fois l'occasion de voir Jeanne Paysac. Celle-ci lui dit que Claude, grièvement blessé dans une rencontre avec une frégate espagnole, était depuis quelques jours en traitement à l'hôpital de marine. La mère de l'un de ses camarades de chambre, nouvelle convertie mais encore huguenote de coeur, l'avait visité. Cette femme, domiciliée à Marseille, savait écrire. Elle avait consenti à tracer, sous la dictée de Claude, quelques lignes à ses amis du Mas de la Butte.

Une vive appréhension remplit le coeur d'Elisabeth. Il n'avait pas même pu tenir la plume ! Donc il était bien mal. Et peut-être mourrait-il sans qu'elle en sût rien ! Ah ! quelle épreuve que l'absence, l'éloignement, le manque de nouvelles régulières, quand, pour savoir, on donnerait tout !

Le vicomte et la vicomtesse d'Ormancy quittèrent, durant les chaleurs d'août, leur château dans la banlieue de Montpellier pour la maison de campagne, fraîche et ombragée, qu'ils possédaient non loin d'Alais. Elisabeth les vit souvent et ces rencontres firent quelque peu diversion aux pensées qui la tourmentaient. Laure lui dit leur intention de se rendre en automne aux bains de mer.
La jeune fille eut ce cri du coeur :
- Oh ! que je voudrais voir une fois la mer !
- Je t'invite ! dit Laure en riant. Le Manoir est un cloître. Tu verras comme on s'amuse là-bas ! Nous irons sur la grève ramasser des coquillages et nous te ferons visiter, en voiture, Marseille et ses environs. C'est intéressant. Notre séjour de l'été dernier fut tout simplement délicieux.

Lorsque, descendant de la diligence, Elisabeth fut accueillie par Laure et son mari avec les plus vives démonstrations d'amitié, elle eut le sentiment de s'être évadée d'une prison. Elle n'avait eu garde d'oublier le petit portefeuille. Peut-être lui serait-il plus aisé de le faire parvenir à l'hôpital que sur la galère. Elle n'osait le confier au service de messagerie. À l'hôpital de marine aussi fonctionnaient des aumôniers et la correspondance des huguenots devait être surveillée.
Elle fit, avec sa cousine, de longues promenades sur la plage, ne se lassant point de voir les grosses vagues rouler les galets avec un bruit assourdissant. Le vicomte sortait de son côté.
- Il aime mieux jouer, festoyer avec des amis ! disait la jeune femme avec amertume. Notre société ne l'intéresse guère !

Un profond désaccord régnait évidemment dans le ménage d'Ormancy. Ce n'était pas la première fois qu'Elisabeth s'en apercevait. Sur ses instances amicales, il se décida pourtant un jour à les accompagner. Dans cette course en voiture, elle se fit montrer l'hôpital de marine.
- Cela détournerait-il beaucoup de passer tout près ? demanda-t-elle au vicomte. Il s'y trouve actuellement un ami de mon frère, condamné pour cause de religion et blessé dans un combat. Je voudrais prendre de ses nouvelles.

Intéressé, le vicomte lui fit plusieurs questions. Elle lui dit en quelques mots l'histoire du jeune huguenot et la promesse faite à Augustin sur son lit de mort.
La voiture s'arrêta devant l'hôpital.
- Ne descendez pas, ma cousine, j'y vais moi-même s'écria le vicomte, mettant pied à terre avec une agilité dont, étant donnée sa corpulence, on ne l'eût guère cru capable. Je vous en rapporterai des nouvelles.

Elisabeth, vivement déçue, le laissa s'éloigner, n'osant lui confier son paquet. Elle avait compté sur quelque rencontre fortuite : une soeur bien disposée, un infirmier à physionomie, honnête, pour le faire parvenir en toute sûreté. C'était un échec.
Le vicomte revint au bout de quelques minutes.
- Claude Noguier, dit-il, n'est plus ici. Il a été transféré hier sur sa galère. La soeur le dit complètement guéri.

Elisabeth respira. Le vicomte, installé de nouveau vis-à-vis d'elle, reprit l'entretien :
- À ce compte, il aurait fait trois mois d'hôpital. C'est dire que sa blessure avait une certaine gravité. Comment se fait-il qu'il n'ait pas été libéré ? Un édit du roi, si j'ai bonne mémoire, accorde la liberté à tout forçat blessé dans une bataille navale. Je ne sache pas que le fait d'être religionnaire exclue de ce privilège.

Une lueur d'espoir s'alluma dans les yeux d'Elisabeth.
Elle avait quitté le Manoir sous le coup d'une fâcheuse nouvelle : deux défaites camisardes que son oncle, au repas du soir, avait proclamées triomphalement. L'espérance, battue en brèche d'un côté, renaissait sous une autre forme. Le vicomte, s'étant informé des chefs d'accusation, la jeune fille, avec animation, expliqua le cours inique du procès, les affirmations du conseiller de Lassaulx et le rôle néfaste du père Crespy. M. d'Ormancy détestait les Jésuites.
- Je crois, dit-il, que cet homme comme bien d'autres est victime des machinations de cet ordre malfaisant. Il y aurait peut-être lieu de réviser son procès. En tout cas, si cela peut vous être agréable, ma charmante cousine, je vous offre mes services. J'ai en cour quelques relations. Une demande auprès du roi pourrait n'être pas inutile.

Avec un élan de gratitude infinie, Elisabeth remercia le vicomte. Elle regarda le visage rouge, bouffi, qui lui faisait face et le trouva beau. Elle l'aurait bien embrassé !
- Nous voici sur la Cannebière. Désirez-vous voir le port ? Les galères doivent se préparer à l'hivernage. Nous en verrons peut-être quelques-unes.
- Cela nous amusera beaucoup ! s'écria la vicomtesse. Et quand la voiture, longeant le quai, permit d'apercevoir les sinistres vaisseaux de guerre, elle se mit à lire les noms : la Commandante, la Victorieuse, la Royale, la Grande-Réale, la Favorite.
- La Favorite ? répéta le vicomte, c'est bien, vous m'avez dit, la galère de votre protégé ? Le capitaine, M. de Ribeauville, est de mes amis. Attendez-moi dix minutes. Le temps de lui serrer la main et, par la même occasion, de lui soumettre le point en litige. Nul mieux que lui ne peut l'éclaircir.

Elisabeth le suivit du regard. Des galères, on voyait les rames énormes, les mâts élancés, les galeries grouillantes d'officiers et de soldats. En dessous, dans la pénombre, on distinguait vaguement quelques centaines de têtes surmontées de bonnets rouges. Les forçats étaient au repos.
Le vicomte revint bientôt.
- M. de Ribeauville, dit-il, était en conférence avec le major au sujet de l'hivernage. Je n'ai pu le voir qu'un instant. Mais il nous invite pour demain, deux heures. Il veut nous faire lui-même les honneurs de sa galère.

La vicomtesse jubilait. Visiter une galère armée : comme ce serait nouveau, étrange, intéressant ! Elisabeth, toute pâle, s'était détournée pour examiner une flottille de bateaux de pêche qui rasaient le quai. Elle s'exerçait à la maîtrise d'elle-même.
- Réjouissez-vous, Elisabeth, vous aurez une surprise au dîner ! lui dit Laure comme on regagnait l'hôtel. Tâchez de deviner !

La jeune fille savait que M. d'Ormancy, enragé veneur, grand ami de la bonne chère, donnait parfois des ordres au cuisinier. Elle énuméra donc divers plats de gourmets : truffes au champagne, hure de saumon, matelotte d'anguille, tourte aux langues de carpes... Laure riait.
Enfin, au coup du dîner, l'on entendit soudain dans la cour le galop d'un cheval. Elles s'approchèrent de la fenêtre.
- Tenez ! la voilà votre surprise !

Un élégant cavalier descendait de sa monture et tendait la main au vicomte.
- M. de Gartel ! fit Elisabeth, entraînée par sa cousine dans un accès de fou rire irrésistible. Mais ce rire était fait d'énervement plus que de plaisir. Elle se calma soudain.
- Vous nous pardonnez, n'est-ce pas, de lui avoir fait signe ? Le pauvret ! Il se consumait d'ennui loin de vous !
- J'aurais préféré qu'il ne vînt pas ! dit Elisabeth tout à coup assombrie. Nous étions bien les trois. Pourquoi rompre le charme ?

Le dîner fut très gai. Comme on se levait de table, le vicomte, soudainement, se tourna vers Elisabeth.
- Pour écrire en cour, il serait bon que j'interroge moi-même votre protégé. Nous demanderons au capitaine, demain, de nous l'amener.

Le chevalier s'informa. Il fut mis au courant, le plus naturellement du monde, de la démarche projetée. Elisabeth, ce soir-là, se retira de bonne heure. Il lui tardait de se retrouver seule, de se livrer à ses réflexions. Elle était en proie à une surexcitation violente. Se pouvait-il que dans quelques heures, elle se trouvât sur la galère La Favorite, qu'elle revit le visage de Claude ?... Le capitaine nous l'amènera ! avait dit le vicomte. Elle essayait de se représenter la scène. Elle voyait sous sa casaque rouge, sous sa livrée dérisoire, le noble forçat huguenot. Il s'avançait sous les regards curieux de Laure et du chevalier de Gartel. En sa présence, ils demeuraient assis, tandis que Claude, debout comme un condamné, respectueusement répondait aux questions du vicomte. Mais elle, Elisabeth, n'aurait point honte de son accoutrement misérable. À son entrée, elle se lèverait et lui tendrait la main. Et pendant l'interrogatoire, elle resterait debout à ses côtés, se solidarisant avec lui ; et si quelque trait méprisant lui était décoché, elle saurait rappeler devant tous qu'elle aussi, issue de famille huguenote, en prenait sa part !...

Fiévreusement, elle ouvrit son buvard et bientôt sa plume courut sur le papier. Sur cette nouvelle feuille qu'elle ajouterait à la lettre écrite plusieurs mois auparavant, elle lui racontait les derniers événements, la visite à l'hôpital, l'offre spontanée du vicomte. Puis, comme un autre devait être de la partie, en passant elle en disait quelques mots.

« Le chevalier de Gartel, écrivait-elle, est « l'officier du roi » prévu dans votre journal. Mais s'il vient jamais chercher la jeune huguenote - soyez sans crainte ! - il ne l'emmènera pas ! Elle attendra l'heure de la libération et, s'il le faut, saura suivre ses frères vers les pays d'exil et de liberté. »

Elle ferma le portefeuille. Ah ! comme il lui tardait de voir luire l'aube du lendemain.





XIII

LA RÉCEPTION DE M. DE RIBEAUVILLE


Quand, vers deux heures de l'après-midi, le vicomte, le chevalier et leurs compagnes franchirent l'un après l'autre la passerelle de la Favorite, chacun d'eux fut accueilli par le salut de la chiourme : un hau ! rauque et prolongé (1).

Pendant cette réception, les tambours battaient, les soldats, debout sur les galeries, le fusil à l'épaule, saluaient militairement. Les rames, dressées, formaient autour de la galère un immense éventail. Aux cordages, aux mâts flottaient des pavillons et banderoles aux couleurs vives, de grandes oriflammes fleurdelysées claquaient au vent. La chambre de poupe qui, d'ordinaire, n'avait pour la protéger qu'une forte toile cirée, était revêtue pour la circonstance d'une tenture de velours cramoisi à larges franges d'or. Les sculptures et ornements dorés de la poupe rutilaient sous les feux du soleil.

Le vicomte et le chevalier félicitèrent M. de Ribeauville sur la splendeur des décors et la bonne tenue de sa galère. Il avait, le matin, ordonné la « bourrasque » et tout reluisait de propreté. Quant à Elisabeth, des oriflammes éblouissantes, son regard s'était vite abaissé sur les malheureux, maigres, basanes, le dos labouré de coups de corde, qu'elle voyait enchaînés à leurs bancs. Dans la lignée des vogue-avant, parmi toutes ces faces ignobles, ravagées par le vice, elle remarqua promptement le visage fier et beau, que, si souvent, avaient évoqué ses rêves. Lui aussi l'avait aperçue et, de loin, protégeant ses yeux de la main, il regardait.

Le capitaine fit entrer ses hôtes dans la chambre de poupe ou salon de la galère. Comme la journée était chaude, les dames y laissèrent leurs manteaux. Le chevalier, svelte et droit, avait grand air dans son brillant uniforme. Sous sa cotte de mailles, le poing sur la garde incrustée d'or de son épée, le vicomte semblait étaler devant tous ces misérables, épaves de l'humanité, tout l'orgueil de la vieille noblesse provençale.

Elisabeth dissimulait dans les plis de son corsage le petit paquet. Devait-elle le confier au capitaine ? Elle hésitait, craignant une indiscrétion. Toute la société, au long du coursier, s'acheminait vers la rambade. À deux pas d'elle, Claude dont le regard intense, attentif, ne l'avait pas quittée, cherchait ses yeux. Émue et rougissante, elle y plongea un instant les siens. Une pensée subite lui traversa l'esprit. Arrivée tout près, elle laissa tomber son mouchoir. D'un geste vif il se leva et le lui rendit. À l'instant où leurs doigts s'effleuraient, quelque chose glissa des mains de la jeune fille dans celle du galérien qui tout aussitôt se referma. Un merci, d'une voix basse et un peu tremblante, lui fut adressé puis elle passa. Cela s'était fait si vite que ni le vicomte, ni le chevalier qui la suivaient ne s'aperçurent de rien. Ils écoutaient les explications que, chemin faisant, donnait le capitaine. On atteignait la rambade. Galamment, M. de Cartel offrit la main à la jeune fille. Mais sans paraître le remarquer, elle se tourna vers la mer, et, légère comme une mouette, gravit le raide escalier. Derrière elle, dans la chiourme, une paire d'yeux ne perdait pas un de ses mouvements.

Le capitaine, avec force gestes et grands éclats de voix, narrait sa rencontre avec la frégate espagnole, qui avait coûté la vie à bon nombre de ses hommes. Elisabeth chuchota deux mots à l'oreille du vicomte. Celui-ci se décida à parler.
- N'existe-t-il pas, demanda-t-il, un édit du roi, aux termes duquel tout forçat blessé dans une bataille navale reçoit sa libération immédiate ?
- Certainement, dit M. de Ribeauville. Et c'est justement en vertu de cet édit qu'il y a quelques mois, plusieurs de mes hommes ont été relâchés.
- N'avez-vous pas, continua le vicomte, dans votre chiourme, un Cévenol du nom de Noguier, qui fut blessé dans ce même combat ? Après ses trois mois à l'hôpital de marine, comment se fait-il qu'il n'ait point été libéré ?
- Simplement parce que, à moins qu'ils n'abjurent, les hérétiques ne sont point admis au bénéfice de l'édit royal. C'est la volonté formelle de Sa Majesté !
- Le jeune homme en question, poursuivit M. d'Ormancy, est victime de la haine des Jésuites. Il y eut, dans son procès, des irrégularités et un certain chapelain d'Alais y joua un fort vilain rôle. Croyez-vous qu'il y ait quelque chance de faire réviser son procès et d'obtenir de la cour sa libération ?

Le capitaine eut un haussement d'épaules.
- J'estime une telle démarche parfaitement inutile. Écrivez en cour. On vous répondra que sa cause sera examinée, mais que, pour être élargi, il doit tout d'abord abjurer.

Cette réponse fut donnée du ton d'un homme convaincu et qui se sent capable de fournir, à l'appui de ses assertions, de nombreuses preuves.
- Si les choses sont ainsi, je regrette vivement, dit le vicomte en regardant Elisabeth. Mais elle s'était détournée. Il ne put voir l'expression de son visage.

D'autres oreilles avaient enregistré cet entretien.
Claude et Capucin, enchaînés non loin de la rambade, n'avaient pu saisir les questions du vicomte, mais la voix du capitaine, nette et retentissante, habituée qu'elle était à dominer le bruit de la mer, leur était parvenue. Claude était sous le coup d'un profond saisissement. Il avait glissé sous sa casaque le petit paquet et le tenait serré contre son coeur. Il ne l'ouvrirait qu'à l'heure où pas un regard indiscret ne risquerait de l'épier. Les paroles du capitaine ne lui avaient rien appris de nouveau sur sa destinée de forçat, mais il voyait qu'on avait pensé à lui. À demi-retourné, il dirigeait ses regards vers la rambade. Elisabeth debout, appuyée sur le bord, lui apparaissait en pleine lumière. Sa belle chevelure blonde qui scintillait au soleil, son front blanc, sa robe claire aux contours lumineux, se dessinaient avec un beau relief sur l'azur pâle du ciel d'automne. Il la contemplait, souhaitant tout bas que le temps s'arrêtât et que pour jamais s'imprimât dans ses yeux et dans son coeur l'angélique vision.
Le capitaine reconduisit ses visiteurs au salon par la galerie, afin qu'ils pussent admirer mieux le prodigieux éventail des rames.
- C'est un spectacle peu banal, disait-il, lorsque, à un coup de sifflet, ces cinquante rames descendent et retombent à la fois dans la mer.
- Je voudrais voir cela ! s'écria la vicomtesse.
- Qu'à cela ne tienne ! Vous serez obéie, noble dame dit M. de Ribeauville. Avec les femmes du monde, le rude capitaine savait se montrer galant et gracieux.

Deux mots au comite, puis un coup de sifflet. En un clin d'oeil, toutes les casaques tombèrent, les manilles furent empoignées et bientôt la galère, à la cadence majestueuse de ses rames, vogua en pleine mer.
- Cet exercice doit être pour les rameurs une terrible fatigue ! dit Elisabeth, le coeur serré.
- Certes, il l'est. Mais c'est incroyable ce qu'on peut obtenir d'une chiourme bien dressée. Figurez-vous, ajouta-t-il, se tournant vers le vicomte, qu'on a essayé à Dunkerque des galères manoeuvrées par des rameurs libres. Ils n'y ont pas tenu. Tandis qu'avec nos esclaves, on arrive à des vogues de quinze, vingt heures et même davantage. Voulez-vous voir comment on s'y prend pour lutter de vitesse avec n'importe quelle frégate ou vaisseau corsaire ?

Nouvel ordre, nouveau sifflet. Cette fois, ce fut la passe-vogue, dans sa violence de tempête, sous le fouet et les imprécations des sous-comites. Le dos des forçats se teignait de sang.
- Cessez ! je ne puis voir cela ! s'écria Elisabeth terrifiée. C'est horrible ! Oh ! Monsieur le capitaine, pitié ! pitié pour ces pauvres gens !
- À vos ordres, ma belle enfant. Sur la galère, je commande aux comites et aux argousins, mais j'obéis toujours aux jolies dames.

Les rames, immobilisées, reformèrent leur éventail. Quelques forçats descendirent les antennes et hissèrent les voiles. Un vent favorable ramena la galère au port.
L'examen de la Favorite s'acheva par une visite à la cale. On vit successivement le gavon, ou chambre du capitaine, le garde-manger, la taverne, dont la provision de vin appartient au comite, qui la vend à son profit, la soute à poudre dont le maître canonnier tient la clef. Enfin, la chambre de chirurgie.
- C'est là qu'on apporte les blessés, dit M. de Ribeauville, là qu'on remise les marauds qui se sont fait donner la bastonnade.

Dans cette pièce, pas de trace de lits ni de matelas. Des câbles, des agrès, de gros paquets de cordes. Quelle couche pour des corps déchiquetés par la mitraille ou labourés par les coups de corde !

Assis dans des fauteuils, devant la chambre de poupe, les hôtes assistèrent au souper de la chiourme.
Au passage des seaux, Laure se boucha le nez de son fin mouchoir.
- Quelle puanteur ! s'exclama-t-elle.
- J'admets que ça ne sent pas bon ! avoua le capitaine. Mais je ne peux nourrir de ma cuisine tous ces chiens pouilleux et galeux !

Elisabeth se tourna vers le capitaine, elle le regarda. Et ce regard de jeune fille, étonné, chargé de reproche, était tel que M. de Ribeauville eut honte de ses paroles.
- C'est vrai que tous ne méritent pas cette appellation. Renoncez-vous à votre démarche ? ajouta-t-il, s'adressant au vicomte. Après tout, on ne sait jamais... Si vous désirez voir cet homme, je vous le fais amener.

On venait de mettre le couvert dans la chambre de poupe. Sur un grand plat, une oie dodue se prélassait, truffée, dorée, croustillante, exhalant son arôme exquis. Le vicomte, les narines dilatées, la caressait du regard. Il eut un geste vague :
- Les choses étant ainsi, notre démarche, évidemment, serait un coup d'épée dans l'eau. Il faut y renoncer. Le mieux serait de l'amener à signer une formule.
- C'est ce que nos aumôniers se tuent à leur dire ! Mais allez les retourner, ces têtes de mulet ! C'est vouloir enfoncer un clou dans le granit ! Enfin, c'est leur affaire ! Attaquons !

On se mit à table. Pendant le souper, une douzaine de musiciens en livrée écarlate, avec des bonnets de velours, galonnés d'or, vinrent se placer devant la chambre de poupe. Fifres, violons, guitares et cymbales unirent leurs accords. C'était la symphonie de la Commandante que M. de Ribeauville s'était réservée ce soir-là pour sa réception.
- N'est-ce pas qu'il marche, mon orchestre ? demanda-t-il, la mine épanouie. Le chef est un ancien symphoniste du roi. Il fut condamné comme déserteur. Tous les autres sont également des forçats.

Elisabeth écoutait en silence cette musique étrange, entraînante, qui l'émouvait plus que de raison. Les larmes qu'elle empêchait de couler l'étouffaient. Elle avait la gorge si serrée qu'il lui fut impossible de rien avaler. Le capitaine, souvent invité par M. d'Ormancy à ses parties de Chasse, suivies de festins pantagruéliques, avait voulu régaler ses hôtes. Les portions étaient énormes. Elisabeth, placée à côté du vicomte, lui fit un signe. Il comprit. Profitant d'une minute où le capitaine avait le dos tourné, il glissa prestement sur son assiette la portion de sa voisine et l'engloutit en quelques coups de dent. Sur la table, couverte d'argenterie, les plats se succédaient et le vin ambré remplissait les coupes.

Jamais mets succulent n'avait éveillé chez la jeune fille un tel dégoût. Elle aurait voulu descendre dans les bancs des forçats, partager leur pain noir et tremper ses lèvres dans leur exécrable bouillon. Quand les hôtes se levèrent, songeant au retour, le capitaine les retint :
- Deux minutes encore, s'il vous plaît ! Je veux vous montrer quelque chose.

Déjà une vaste tente avait été tendue sur la galère. Au coup de sifflet, grand remue-ménage dans les bancs des forçats. On installait des tables sur traverses de bois ou de fer, à trois pieds environ au-dessus des bancs. En un clin d'oeil, de bons matelas furent amenés de la cale, des oreillers, des draps, des couvertures. On entoura chaque lit d'un pavillon de toile bleue et blanche, tenue d'en haut par des cordes. À la lueur des falots qui, maintenant, illuminaient la voûte, tous ces pavillons formaient un imposant coup d'oeil.
- Ces lits sont pour les forçats ? demanda étourdiment la vicomtesse. Elle s'enveloppait de son manteau, car la brise marine commençait à fraîchir.

Le capitaine se mit à rire:
- Allons donc ! Ces lits sont pour nos officiers. Les mariniers dressent les leurs là-bas, sous la rambade.
- Et les galériens, où couchent-ils ?
- Sur leurs bancs !
- Sur les bancs ! Mais, l'hiver, ils doivent geler Quand il fait très froid, quand souffle le mistral ?
- Bah ! ils ont leurs capotes ! C'est sûr qu'ils n'ont pas chaud Mais il n'est jamais arrivé, à ma connaissance, qu'on en trouve qui aient gelé pendant la nuit.

Avec une acuité douloureuse de l'ouïe et de la vision, Elisabeth entendait, voyait tout. Ses doigts s'étaient crispés nerveusement aux bras du fauteuil. Elle fit cependant un violent effort pour reprendre une apparence de calme. Car il fallait parler. Tandis que ses compagnons faisaient leurs préparatifs de départ, elle s'approcha de M. de Ribeauville.
- Tous mes remerciements pour votre invitation, Monsieur le capitaine ! La visite d'aujourd'hui m'a vivement intéressée. Et je profite de l'occasion pour vous recommander chaudement mon compatriote, M., Noguier, le meilleur ami de mon frère. J'ai confiance en vous. Je sais que vous serez bon envers un homme dont le seul crime est d'avoir voulu servir Dieu selon sa conscience.

Le capitaine s'inclina profondément :
- Tous vos désirs, noble dame, sont pour moi des ordres ! Je modérerai le zèle de mes comites et veillerai sur votre protégé. Ce soir même, je lui fais tenir un pot de vin pour boire à votre santé.

Elisabeth remercia. Gentiment, sans trahir la moindre répugnance, elle lui tendit sa main qu'il demandait à baiser.

On partait. Une dernière fois, Elisabeth se tourna vers le banc du Cévenol. Elle vit Claude accoudé au coursier, la tête sur sa main, ses grands yeux sombres l'enveloppant encore de leur regard tendre et triste. Elle s'inclina légèrement. Il répondit par un signe de la main. En ce moment, l'orchestre jouait une vieille ballade qu'elle connaissait : « La fiancée du troubadour ». Le thème en était simple. Le troubadour aimait la châtelaine et la châtelaine aimait le troubadour. Elle était riche, lui pauvre. Voulant se rendre digne d'elle, il passe à l'étranger pour y gagner des richesses. Mais sur ce rivage lointain, au lieu de la fortune, il trouve la mort. Cette ballade, traduite par les instruments de l'orchestre, les passages les plus pathétiques soulignés par les notes brèves des cymbales, était d'une tristesse poignante. Elisabeth s'en répéta le refrain :

En son castel, la châtelaine
Rêve et module un chant d'amour...
Il dort sur la plage lointaine,
Il dort, le pauvre troubadour

La nuit était venue. Nul ne vit les larmes qui lui ruisselaient sur les joues et que, craignant d'éveiller l'attention, elle n'essuyait même pas. La voiture attendait sur le quai.

- Eh bien ! lui demanda le chevalier, avec son sourire le plus gracieux, vous êtes-vous bien amusée ?


(1) Les généraux et ducs étaient salués par deux hau ! Les trois hau ! étaient le salut du toi.
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